Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

de Gaston Leroux

Chapitre 1LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL N’Y AVAIT QUE DES AMIS DE LA KOULIGUINE

 

Viborg est un grand port sur le golfe de Finlande, et comme la population, qui y est nombreuse, s’y trouve tassée sur d’étroites langues de terre qui s’avancent entre les bassins, il est facile de s’y cacher et de passer à peu près inaperçu, pourvu, bien entendu, que l’on ait de faux passeports bien en règle. Mais ce n’est jamais ce qui manque en Russie.

La grande maison, pleine des amis de la Kouliguine, dont nous avons parlé dans la première partie de cet ouvrage[1], se trouvait dans le fond le plus ténébreux du plus vieux quartier de la ville, ce que l’on appelle,là-bas, le Faïtningen, dans une de ces petites rues qui aboutissent à la place du Vieux-Marché, non loin de la tour ronde.

La maison était la plus vieille de la rue. On eût dit une antique auberge avec ses murs de rondins noircis,calcinés par le temps. Son toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour et pareils à de prodigieux et très vieux chandeliers d’église. Toute la demeure assurément, n’en conservait pas moins un aspect des moins appétissants pour un jeune couple d’amoureux dont la lune de miel venait de se passer dans un certainluxe.

Enfin, ce qui parut à Pierre le plusdéplaisant de tout, ce fut une sorte de cabaret russe, quis’annonçait sous le perron de la maison, et au-dessus d’une portebasse, par un écriteau bleu céleste sur lequel on pouvaitlire : Pritinny Kabatchok, ce qui veut proprementdire : « Au petit cabaret de refuge ».

– Ne vous inquiétez point de cela, fit Iouri àPierre, il ne vient se réfugier dans ce petit cabaret, comme danstoute la maison, que des amis de la Kouliguine, et il n’est pointd’exemple qu’aucun de ses hôtes y ait jamais eu d’ennuis avec ceuxde la police.

– Oui ! oui ! fit Pierre, jecommence à comprendre.

– Comprenez, maître que c’est ici que lapolice fait se réfugier ceux qu’il ne faut pas qu’elle trouve.

– C’est donc la police qui nous conduitici ?

– C’est la Kouliguine, qui est plus puissante,en vérité, que toutes les polices de la terre russe et qui sait quela police n’est jamais curieuse de ce qui se passe ici… Voici toutce que je peux vous dire, barine !

– Bien, bien, Iouri. Emménageons.

Tout ceci était dit pendant que Iouri etNastia vidaient les voitures de leurs paquets. Deux dvornicks, surun mot de Iouri, étaient sortis de la cour pour les aider danscette besogne.

Contre la porte entr’ouverte du cabaret, surle seuil, se tenait, les mains dans les poches, un homme de hautetaille, tête nue, en carrick de drap grossier, à larges poils.

– Celui-ci est Paul Alexandrovitch, lebuffetier, un homme qui en sait aussi long que moi sur bien deschoses. Avec cela, il est fort comme un ours de Lithuanie et malincomme un pope de village qui fait l’homme ivre pour ne pas dire lamesse !

– C’est bon ! C’est bon ! Je netiens pas à ce que tu me le présentes…

– Pendant que vous serez ici, c’est lui quiveillera sur vous, nuit et jour, barine.

– Et où vas-tu nous caser dans cettemaison ?

– Vous verrez, vous y serez très bien !Dans l’appartement qui a été occupé pendant trois semaines par ungaspadine tout à fait distingué, fit Iouri en s’effaçant pourlaisser passer son maître, qui pénétrait dans la maison ensoutenant Prisca.

– Cette maison me fait peur, disait la jeunefemme en frissonnant. Et ce n’est point tout ce que raconte Iouriqui me rassurera.

À ce moment, le domestique, qui leur avaitfait escalader un étage par un étroit escalier de planches, les fitpénétrer dans une antichambre d’où s’enfuit aussitôt une grossecommère en robe de perse bigarrée. Elle avait poussé un cri en lesapercevant, et Prisca en conclut qu’elle avait dû reconnaître legrand-duc.

Iouri dit que, si même la grosse commère avaitreconnu Son Altesse, cela n’avait aucune importance, et qu’elleferait désormais comme si elle ne l’avait jamais vu. Il sechargeait de cela comme de tout. Du reste, il priait les jeunesgens de l’attendre dans cette antichambre, car il allait se rendrecompte par lui-même de l’état dans lequel se trouvaitl’appartement.

Prisca était de moins en moins tranquille.Elle regardait autour d’elle avec un sentiment de méfiancegrandissant.

Pierre entoura Prisca de ses brasamoureux :

– Calme-toi, ma chère petite colombe. Commentveux-tu qu’on vienne chercher, ici, deux innocents comme nous,quand tant de bandits s’y sont trouvés en pleine sécurité ? Leraisonnement de Iouri est juste, et la Kouliguine savait assurémentce qu’elle faisait en ordonnant à son domestique de nous conduireici dans le cas où nous serions menacés.

– Puisque la Kouliguine est si puissante,comment se fait-il qu’elle ne nous fasse pas proposer de passer àl’étranger ? dit Prisca.

– C’est exact ! exprima Pierre, soudainrêveur.

– Vois-tu Pierre, après tout ce que tu as dità ta mère, il n’y a qu’en France que nous pourrions nous croire ensécurité. Sois persuadé qu’elle va remuer ciel et terre pour nousretrouver, et sa vengeance sera terrible. Tu sais que je ne crainspoint de mourir avec toi, mais il fait si bon vivre, mon Pierre, sibon vivre dans tes bras…

Il l’embrassa et lui promit qu’aussitôt quecela serait possible, il enverrait Iouri auprès de la Kouliguine,pour que celle-ci organisât leur fuite à l’étranger et leurprocurât les passeports nécessaires. Iouri revint. Son visage paruttout de suite à Pierre assez énigmatique.

Iouri les invita à le suivre, ce qu’ilsfirent, et, après avoir passé devant quelques portes entr’ouvertes,qui laissaient apercevoir parfois de bien singulières silhouettes,ils arrivèrent à une porte à double battant devant laquelle setrouvait Nastia, qui, après avoir fait une grande révérence, laleur ouvrit.

Alors, ils ne furent pas plus tôt dansl’appartement qu’ils se trouvèrent en face d’une jeune demoisellequi sautait de joie, tandis que, derrière elle, un monsieur d’uncertain âge, avait la figure ravagée certainement par le plussombre souci.

– Vera ! Gilbert ! s’écria legrand-duc.

Mais les deux autres ne crièrent point :« Monseigneur ! » et comme ils ne savaient encorecomment l’appeler, ils ne le nommèrent pas du tout.

Les portes furent soigneusement refermées etl’on échangea force poignées de main, souhaits, hommages, cependantque l’étonnement général s’exprimait par des exclamations sanssignification précise et par des soupirs, qui traduisaient un fondd’anxiété, dont seule la petite Vera était parfaitementexempte.

Elle se montrait rose et fraîche et trèsamusée comme à son ordinaire. Les événements continuaient pour elleà avoir d’autant plus d’attraits, qu’ils étaient plus inattendus,si dangereux fussent-ils.

Prisca ne connaissait point Vera, mais elleconnaissait Gilbert, qui lui avait souvent parlé de Vera, commed’une petite poupée tout à fait exceptionnelle.

Ce pauvre Gilbert faisait peine à voir. Jamaison ne lui avait vu figure aussi tragique, et c’était vrai qu’ilavait, soudain, vieilli, blanchi, qu’il était devenu presqueméconnaissable, en quelques semaines.

En vérité, l’aventure était redoutable pour cebrave garçon, qui avait vécu jusqu’alors fort bourgeoisement,accomplissant ses petits devoirs de théâtre sans heurt ni secousse,mettant sagement de l’argent de côté pour ses vieux jours, segardant comme nous l’avons dit, de toute histoire un peu sérieuseavec les femmes. Et voilà que tant de prudence aboutissait à cettecatastrophe : il était mêlé à une affaire d’État, et si bienmêlé qu’il était obligé de s’enfuir, de se cacher avec cette enfantqu’il adorait, dans un trou de Finlande, avec la menace, toujoursactive, d’un cachot à la Schlussenbourg, et peut-être même du lacetfatal !

Comment une pareille chose avait pu seproduire, voilà ce qui fut à peu près expliqué autour d’une soupe àla smitane (crème) d’un tchi merveilleux confectionné parNastia, après que l’on se fût arrangé pour vivre tous sans trop degêne, dans ce maudit appartement.

– Je vais vous raconter notre histoire !annonçait Vera, car lorsque c’est Gilbert qui la raconte, c’esttrop triste ! et, mon Dieu, je ne vois pas ce qu’il y ad’absolument triste là dedans ! Ce sont des choses quiarrivent tous les jours…

– C’est la première fois de ma vie, osainterrompre Gilbert, que…

– Que quoi ? que tu vas en prison ?D’abord, tu n’y es pas encore allé en prison !…

« Mais regardez-moi la bile qu’il se faitparce qu’on me soupçonne d’avoir, fait assassinerGounsowsky !

– L’ancien chef de l’Okrana ?s’écria Pierre.

– Lui-même ! Celui que tout le mondeappelait : le doux jambon !

– C’est abominable, reprit Gilbert. Quand j’aiappris une chose pareille, j’ai été le premier à courir à la policeet à dire que, ce jour-là, je n’avais pas quitté lapetite !

– Je te défends de m’appeler la petite !…fit Vera, qui avait de l’amour-propre.

– Mais enfin, interrogea Prisca, commenta-t-on pu vous accuser, vous, d’une chose aussiabominable ?

– Non seulement on m’accuse, moi, mais onaccuse aussi ma sœur !

– Hélène ! mais c’est insensé !s’exclama Pierre, et où es Hélène ?

– Oh ! elle est restée cachée àPetrograd, d’où elle veille sur nous tous. Je ne sais pas pourquoiGilbert se fait un pareil mauvais sang ; ma sœur est la bonneamie maintenant de Grap, le successeur de Gounsowsky ! Vouspensez que Grap a trop de reconnaissance à Hélène d’un tas dechoses, peut-être même de l’avoir débarrassé du « douxjambon » ! ajouta-t-elle en clignant de l’œil ducôté de Gilbert…

Mais celui-ci avait sans doute horreur de cequ’il ne prenait encore que comme une mauvaise plaisanterie, car ilordonna péremptoirement à Vera de cesser de parler en riant d’unforfait aussi atroce et qui pouvait avoir pour elle, enparticulier, et pour lui ; par surcroît, de si terriblesconséquences.

– Oh ! moi, je suis innocente !exprima Vera avec candeur, mais je ne sais pas toujours ce que faitma sœur, moi !…

– Vera ! Vera ! supplia Gilbert, jet’en prie ! assez ! en voilà assez comme cela !… jeconnais Hélène Vladimirovna depuis très longtemps ; elle n’aici que des amis…

– Certes ! acquiesça le grand-duc, maisvous voyez bien, Gilbert, que Vera se moque de vous…

– Elle se moque toujours de moi !…

– Je me moque de toi parce que tu as toujourspeur !… Peur de quoi, je me le demande… quand Grap, le nouveaudirecteur de l’Okrana, ne fait que les quatre volontésd’Hélène !… et a pris lui-même toutes dispositions nécessairespour que nous vivions ici bien tranquilles, dans cette maison où lapolice met tous ceux qu’elle ne veut pas arrêter…

– Quelle étrange histoire ! fit Prisca,mais qui donc veut vous arrêter alors, et qui donc vousaccuse ?

– La police politique particulière du palais,qui est à la dévotion de Raspoutine !… Vous comprendrez tout,quand vous saurez que ma sœur, pour sauver une jeune personne de lahaute société des entreprises de Raspoutine, avait promis sesfaveurs à Raspoutine, mais finalement les lui a refusées. Il y ades choses qui sont au-dessus des forces humaines ! dit masœur, et je la comprends. Seulement, pour se sauver de Raspoutine,qui a, juré sa perte, elle a dû se faire un ami de Grap, qui n’estpas beaucoup plus appétissant !… du moins, c’est monavis ! Et maintenant, c’est une lutte entre Grap etRaspoutine !

– Et si Raspoutine l’emporte, nous sommesfichus ! conclut mélancoliquement Gilbert… Moi, je parie pourRaspoutine !

– Toi, tu vois toujours tout ennoir !…

– Mais, saperlotte ! puisque ce n’est pasvous qui avez commis le crime, s’écria Gilbert, qu’on nous fichedonc la paix à tous !…

– Je me tue à t’expliquer que le crime n’estqu’un prétexte dans cette affaire… Et puis, calme-toi… Raspoutinen’en a plus pour longtemps. Grap est en train de grouper contre luitous les mécontents de la cour ; sans compter les grands-ducsqui ne viennent plus à la cour et qui marchent avec Grap.

– Voilà des nouvelles, exprima Pierre, avec untriste sourire… Nous n’en avions pas depuis longtemps ! maisje vois que l’union sacrée règne en maîtresse dans notre cher pays…et quelles sont les dernières nouvelles de la guerre ?…

– Des nouvelles de la guerre ? Il n’yen a plus ! Personne ne s’occupe plus de la guerreici ! dit Gilbert.

– Ne te brûle pas les sangs, mon petit vieuxcher inquiet ami ! Tout cela va changer bientôt ! fitVera.

– Et pourquoi donc cela changerait-il ?demanda Gilbert. Ta révolution ?… Je n’y croispas !… Et puis je les connais, tes révolutionnaires… desbavards !

– Je te défends de dire ça ! fulminaVera.

– Croyez-vous ! reprit l’acteur enhaussant les épaules, cette petite qui le fait à la nihiliste,maintenant, parce qu’on lui a fait l’honneur de la mêler à unehistoire absurde de drame policier auquel elle était tout à faitétrangère !… Ça l’amuse !… C’est inouï !… Et lavoilà qui prêche la révolution !… Vous y croyez, vous, auxbienfaits de la révolution russe ? demanda Gilbert augrand-duc en se tournant brusquement vers lui.

– Moi ? répondit Pierre en baisant lamain de Prisca, moi, je crois à l’amour !…

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