Les trente neuf marches

Les trente neuf marches

de John Buchan

Chapitre 1 L’homme qui mourut

Cet après-midi de mai, je revins de la City vers les 3 heures, complètement dégoûté de vivre. Trois mois passés dans la mère patrie avaient suffi à m’en rassasier. Si quelqu’un m’eût prédit un an plus tôt que j’en arriverais là, je lui aurais ri au nez ; pourtant c’était un fait. Le climat me rendait mélancolique, la conversation de la généralité des Anglais me donnait la nausée ; je ne prenais pas assez d’exercice, et les plaisirs de Londres me paraissaient fades comme de l’eau de Seltz qui est restée au soleil.

– Richard Hannay, mon ami, me répétais-je, tu t’es trompé de filon, il s’agirait de sortir de là.

Je me mordais les lèvres au souvenir des projets que j’avais échafaudés pendant ces dernières années à Buluwayo. En y amassant mon pécule – il y en a de plus gros, mais je le trouvais suffisant –, je m’y étais promis des plaisirs de toutes sortes. Emmené loin de l’Écosse par mon père dès l’âge de six ans, je n’étais pas revenu au pays depuis lors :l’Angleterre m’apparaissait donc comme dans un rêve des Mille et Une Nuits, et je comptais m’y établir pour le restant de mesjours.

Mais je fus vite désillusionné. Au bout d’unesemaine j’étais las de voir les curiosités de la ville, et en moinsd’un mois j’en avais assez des restaurants, des théâtres et descourses de chevaux. Mon ennui provenait sans doute de ce que jen’avais pas un vrai copain pour m’y accompagner. Beaucoup de gensm’invitaient chez eux, mais ils ne s’intéressaient guère à moi. Ilsme lançaient deux ou trois questions sur l’Afrique du Sud, et puisrevenaient à leurs affaires personnelles. Des grandes damesimpérialistes me conviaient à des thés où je rencontrais desinstituteurs de la Nouvelle-Zélande et des directeurs de journauxde Vancouver, et où je m’assommais au-delà de tout. Ainsi donc, àtrente-sept ans, sain et robuste, muni d’assez d’argent pour mepayer du bon temps, je bâillais tout le long du jour à me décrocherla mâchoire. Un peu plus et je décidais de prendre le large et deretourner dans le « veld[1] », carj’étais l’homme le plus parfaitement ennuyé du Royaume-Uni.

Cet après-midi-là je venais de tarabuster monagent de change au sujet de placements, à seule fin de m’occuperl’esprit, et avant de retourner chez moi j’entrai à mon club – unestaminet pour mieux dire, qui admettait des Coloniaux commemembres. Je pris un apéritif à l’eau, en lisant les feuilles dusoir. Elles ne parlaient que du conflit dans le Proche-Orient, etil y avait entre autres un article sur Karolidès, le premierministre de Grèce. Il me plaisait, ce gars-là. C’était sous tousrapports le seul homme en vue considérable ; et, de plus, iljouait un jeu loyal, ce qu’on n’eût pu dire de beaucoup d’autres.J’appris qu’on le haïssait comme une vraie bête noire à Berlin et àVienne, mais que nous allions le soutenir ; et un journal mêmevoyait en lui la dernière barrière entre l’Europe et lacatastrophe. Je me demandai à ce propos s’il n’y aurait pas unemploi pour moi de ce côté. L’Albanie me séduisait, comme étant leseul pays où l’on fût à l’abri du bâillement.

Vers 6 heures, je rentrai chez moi,m’habillai, dînai au café Royal, et entrai dans un music-hall. Lespectacle était inepte ; rien que femmes cabriolantes ethommes à grimaces de singes ; aussi je ne restai guère. Lanuit étant douce et limpide, je regagnai à pied l’appartement quej’avais loué près de Portland Place. Autour de moi la foules’écoulait sur les trottoirs, active et bavarde, et j’enviai lesgens pour leurs occupations. Ces trottins, ces employés, cesélégants, ces policemen avaient au moins dans la vie un intérêt quiles faisait mouvoir. Je donnai une demi-couronne à un mendiant queje vis bâiller : c’était un frère de misère. À Oxford Circusje pris à témoin le ciel de printemps et fis un vœu. J’accordais undernier jour à ma vieille patrie pour me procurer quelque chose àma convenance : si rien n’arrivait je retournais au Cap par leprochain bateau.

Mon appartement formait le premier étage d’unnouvel immeuble situé derrière Langham Place. Il y avait unescalier commun, avec un portier et un garçon d’ascenseur àl’entrée, mais il n’y avait ni restaurant ni rien de ce genre, etchaque appartement était tout à fait indépendant des autres. Commeje déteste les domestiques à demeure, j’avais pris à mon service ungarçon qui venait chaque jour. Il arrivait le matin avant 8 heures,et partait d’habitude à 7, car je ne dînais jamais chez moi.

Je venais d’introduire ma clef dans la serrurequand un homme surgit à mes côtés. Je ne l’avais pas vus’approcher, et son apparition soudaine me fit tressaillir. C’étaitun individu fluet à la courte barbe brune et aux petits yeux bleuset vrilleurs. Je le reconnus pour le locataire du dernier étage,avec qui j’avais déjà échangé quelques mots dans l’escalier.

– Puis-je vous parler ? dit-il. Mepermettez-vous d’entrer une minute ?

Il contenait sa voix avec effort, et sa mainme tapotait le bras.

J’ouvris ma porte et le fis entrer. Il n’eutpas plus tôt franchi le seuil qu’il prit son élan vers la pièce dufond, où j’allais d’habitude fumer et écrire ma correspondance.Puis il s’en revint comme un trait.

– La porte est-elle bien fermée ?demanda-t-il fiévreusement.

Et il assujettit la chaîne de sa propremain.

– Je suis absolument confus, dit-il d’un tonmodeste. Je prends là une liberté excessive, mais vous me semblezdevoir comprendre. Je n’ai cessé de vous avoir en vue depuis huitjours que les choses se sont gâtées. Dites, voulez-vous me rendreun service ?

– Je veux bien vous écouter, fis-je. C’esttout ce que je puis promettre.

Ce petit bonhomme nerveux m’agaçait de plus enplus avec ses grimaces.

Il avisa sur la table à côté de lui un plateauà liqueurs, et se versa un whisky-soda puissant. Il l’avala entrois goulées, et brisa le verre en le reposant.

– Excusez-moi, dit-il. Je suis un peu agité,ce soir. Il m’arrive, voyez-vous, qu’à l’heure actuelle je suismort.

Je m’installai dans un fauteuil et allumai unepipe.

– Quel effet ça fait-il ?demandai-je.

J’étais bien convaincu d’avoir affaire à unfou.

Un sourire fugitif illumina son visagecontracté :

– Non, je ne suis pas fou… du moins pasencore. Tenez, monsieur, je vous ai observé, et je crois que vousêtes un type de sang-froid. Je crois aussi que vous êtes un honnêtehomme, et que vous n’auriez pas peur de jouer une partiedangereuse. Je vais me confier à vous. J’ai besoin d’assistanceplus que personne au monde, et je veux savoir si je puis comptersur vous.

– Allez-y de votre histoire, répondis-je, etje vous dirai ça.

Il parut se recueillir pour un grand effort,et puis entama un récit des plus abracadabrants. Au début je n’ycomprenais rien, et je dus l’arrêter et lui poser des questions.Mais voici la chose en substance :

Il était né en Amérique, au Kentucky. Sesétudes terminées, comme il avait passablement de fortune, il se miten route afin de voir le monde. Il écrivit quelque peu, joua lerôle de correspondant de guerre pour un journal de Chicago, etpassa un an ou deux dans le sud-est de l’Europe. Je m’aperçus qu’ilétait bon polyglotte, et qu’il avait beaucoup fréquenté la hautesociété de ces régions. Il citait familièrement bien des noms queje me rappelais avoir vus dans les journaux.

Il s’était mêlé à la politique, meraconta-t-il, d’abord parce qu’elle l’intéressait, et ensuite parentraînement inévitable. Je devinais en lui un garçon vif etd’esprit inquiet, désireux d’aller toujours au fond des choses. Ilalla un peu plus loin qu’il ne l’eût voulu.

Je donne ici ce qu’il me raconta, aussi bienque je pus le débrouiller. Au-delà et derrière les gouvernements etles armées, il existait d’après lui un puissant mouvement occulte,organisé par un monde des plus redoutables. Ce qu’il en avaitdécouvert par hasard le passionna : il alla plus avant, etfinit par se laisser prendre. À son dire, l’association comportaitune bonne part de ces anarchistes instruits qui font lesrévolutions, mais à côté de ceux-là il y avait des financiers quine visaient qu’à l’argent : un homme habile peut réaliser degros bénéfices sur un marché en baisse ; et les deuxcatégories s’entendaient pour mettre la discorde en Europe.

Il me révéla plusieurs faits bizarres donnantl’explication d’un tas de choses qui m’avaient intrigué – des faitsqui se produisirent au cours de la guerre des Balkans :comment un État prit tout à coup le dessus, pourquoi des alliancesfurent nouées et rompues, pourquoi certains hommes disparurent, etd’où venait le nerf de la guerre. Le but final de la machinationétait de mettre aux prises la Russie et l’Allemagne.

Je lui en demandai la raison. Il me réponditque les anarchistes croyaient triompher grâce à la guerre. Du chaosgénéral qui en résulterait, ils s’attendaient à voir sortir unmonde nouveau. Les capitalistes, eux, rafleraient la galette, etferaient fortune en rachetant les épaves. Le capital, à son dire,manquait de conscience aussi bien que de patrie. Derrière lecapital, d’ailleurs, il y avait la juiverie, et la juiveriedétestait la Russie pis que le diable.

– Quoi d’étonnant ? s’écria-t-il. Voilàtrois cents ans qu’on les persécute ! Ceci n’est que larevanche des pogroms. Les Juifs sont partout, mais il fautdescendre jusqu’au bas de l’escalier de service pour les découvrir.Prenez par exemple une grosse maison d’affaires germanique. Si vousavez à traiter avec elle, le premier personnage que vous rencontrezest le Prince von und zu Quelque chose, un élégant jeunehomme qui parle l’anglais le plus universitaire – sans morguetoutefois. Si votre affaire est d’importance, vous allez trouverderrière lui un Westphalien prognathe au front fuyant et distinguécomme un goret. C’est là l’homme d’affaires allemand qui inspireune telle frousse à vos journaux anglais. Mais s’il s’agit d’untrafic tout à fait sérieux qui vous oblige à voir le vrai patron,il y a dix contre un à parier que vous serez mis en présence d’unpetit Juif blême au regard de serpent à sonnettes et affalé dans unfauteuil d’osier. Oui, monsieur, voilà l’homme qui dirige le mondeà l’heure actuelle, et cet homme rêve de poignarder l’Empire duTzar, parce que sa tante a été violentée et son père knouté dansune masure des bords de la Volga.

Je ne pus m’empêcher de lui dire que ses juifsanarchistes me paraissaient avoir gagné bien peu de terrain.

– Oui et non, répondit-il. Ils ont progresséjusqu’à un certain point, mais ils se sont heurtés à plus fort quela finance, à ce qu’on ne peut acheter, aux vieux instinctscombatifs essentiels à l’humanité. Quand vous allez vous fairetuer, vous dénichez un drapeau et un pays quelconques à défendre,et si vous en réchappez vous les aimez pour tout de bon. Ces sotsbougres de soldats ont pris la chose à cœur, ce qui a bouleversé lejoli plan élaboré à Berlin et à Vienne. Toutefois mes bons amissont loin d’avoir joué leur dernière carte. Ils ont gardé l’as dansleur manche, et à moins que je ne parvienne à rester vivant un moisencore, ils vont le jouer et gagner.

– Mais je croyais que vous étiez mort !interrompis-je.

– Mors janua vitæ, sourit-il. (Jereconnus la citation : c’était à peu près tout ce que jesavais de latin.) J’y arrive, mais je dois vous instruire d’un tasde choses auparavant. Si vous lisez les journaux, vous connaissezsans doute le nom de Constantin Karolidès ?

Je dressai l’oreille à ces mots, car je venaisde lire des articles sur lui cet après-midi même.

– C’est l’homme qui a fait échouer toutesleurs combinaisons. C’est le seul grand cerveau de toute la bandepolitique, et il se trouve de plus que c’est un honnête homme. Enconséquence voilà douze mois qu’on a résolu sa mort. J’ai faitcette découverte sans peine, car elle était à la portée du dernierimbécile. Mais j’ai découvert en outre le moyen qu’ils se proposentd’employer, et cette connaissance était périlleuse. Voilà pourquoij’ai dû trépasser.

Il prit un nouveau whisky, et je m’en fis unégalement, car l’animal commençait à m’intéresser.

– Ils ne peuvent l’atteindre dans son paysmême, car il a une garde rapprochée composée d’Épirotes quitueraient père et mère pour lui. Mais le 15 juin il va venir danscette ville. Le Foreign Office britannique s’est avisé de donnerdes thés internationaux, dont le plus marquant est fixé à cettedate. Or on compte sur Karolidès comme principal invité, et si mesamis en font à leur guise il ne reverra jamais ses enthousiastesconcitoyens.

– Mais c’est bien simple, dis-je.Avertissez-le de rester chez lui.

– Et je jouerais leur jeu ? répliqua-t-ilvivement. S’il ne vient pas, les voilà victorieux, car il est leseul qui puisse démêler leur brouillamini. Et si l’on avertit songouvernement il ne viendra pas, car il ignore toute l’importanceque les enjeux atteindront le 15 juin.

– Et pourquoi pas le gouvernementbritannique ? fis-je. Nos dirigeants ne vont pas laissermassacrer leurs hôtes. Faites-leur signe, et ils prendront desprécautions supplémentaires.

– Mauvais moyen. On peut bourrer la ville depoliciers en bourgeois et doubler le service d’ordre, Constantinn’en sera pas moins un homme mort. Mes amis ne jouent pas ce jeupour des prunes. Ils tiennent à supprimer Karolidès dans une grandeoccasion, où toute l’Europe ait les yeux sur lui. Il sera assassinépar un Autrichien, et il y aura toutes les preuves voulues pourdémontrer la connivence des gros bonnets de Vienne et de Berlin. Letout d’une fausseté diabolique, bien entendu, mais l’affaireparaîtra noire à souhait pour le public. Je ne parle pas en l’air,mon cher monsieur. Je suis arrivé à connaître dans le dernierdétail cette infernale machination, et je puis vous dire qu’onn’aura pas vu ignominie plus raffinée depuis les Borgias. Mais celane se produira pas si un certain individu qui connaît les rouagesde l’affaire se trouve encore vivant à Londres à la date du 15juin. Et cet individu n’est autre que votre serviteur, Franklin P.Scudder.

Il commençait à me plaire, ce petit bonhomme.Ses mâchoires claquèrent comme une attrape à souris, et l’ardeur dela lutte brillait dans ses yeux vrilleurs. S’il me débitait unconte, il était certainement bon acteur.

– D’où tenez-vous cette histoire ? luidemandai-je.

– J’en eus le premier soupçon dans une aubergede l’Achensee, dans le Tyrol. Cela me mit en éveil, et jerecueillis mes autres documents dans un magasin de fourrures duquartier galicien à Bude, puis au cercle des Étrangers de Vienne,et dans une petite librairie voisine de la Racknitzstrasse, àLeipzig. Je complétai mes preuves il y a dix jours, à Paris. Je nepuis vous les exposer en détail à présent, car ce serait trop long.Lorsque ma conviction fut faite, je jugeai de mon devoir dedisparaître, et je regagnai cette cité par un détourinvraisemblable. Je quittai Paris jeune franco-américain à la mode,et je m’embarquai diamantaire juif à Hambourg. En Norvège, je fusun Anglais amateur d’Ibsen réunissant des matériaux pour sesconférences, mais au départ de Bergen j’étais un voyageur en cinémaspécialisé dans les films de ski. Et j’arrivai ici de Leith avec,dans ma poche, quantité d’offres de pâte à papier destinées auxjournaux de Londres. Jusqu’à hier je crus avoir suffisammentbrouillé ma piste, et j’en étais bien aise. Mais…

Ce souvenir parut le bouleverser, et ilengloutit une nouvelle rasade de whisky.

– Mais je vis un homme posté dans la rue enface de cet immeuble. Je restais d’ordinaire enfermé chez moi toutela journée, ne sortant qu’une heure ou deux après la tombée de lanuit. Je le surveillai un bout de temps par ma fenêtre, et je crusle reconnaître… Il entra et parla au portier… En revenant depromenade hier soir je trouvai une carte dans ma boîte aux lettres.Elle portait le nom de l’homme que je souhaite le moins rencontrersur la terre.

Le regard que je surpris dans les yeux de moninterlocuteur, le réel effroi peint sur ses traits, achevèrent deme convaincre. Je haussai la voix d’un ton pour lui demander cequ’il fit ensuite.

– Je compris que j’étais emboîté aussi netqu’un hareng mariné, et qu’il me restait un seul moyen d’en sortir.Je n’avais plus qu’à décéder. Si mes persécuteurs me croyaientmort, leur vigilance se rendormirait.

– Et comment avez-vous fait ?

– Je racontai à l’homme qui me sert de valetque je me sentais au plus mal, et je m’efforçai de prendre un aird’enterrement. J’y arrivai sans peine, car je ne suis pas mauvaiscomédien. Puis je me procurai un cadavre – il y a toujours moyen dese procurer un cadavre à Londres quand on sait où s’adresser. Je leramenai dans une malle sur un fiacre à galerie, et je fus obligé deme faire soutenir pour remonter jusqu’à mon étage. Il me fallait,voyez-vous, accumuler des témoignages en vue de l’enquête. Je memis au lit et ordonnai à mon serviteur de me confectionner uneboisson soporifique, après quoi je le renvoyai. Il voulait allerchercher un docteur, mais je sacrai un brin, disant que je nepouvais souffrir les drogues. Le mort était de ma taille, et commeje l’estimai défunt par suite d’excès alcooliques, je disposai çàet là des bouteilles bien en vue. La mâchoire était le point faiblede la ressemblance, mais je la lui fis sauter d’un coup derevolver. Il se trouvera je suppose demain quelqu’un pour jureravoir entendu la détonation, mais il n’y a pas de voisin à monétage, et je crus pouvoir risquer la chose. Je laissai donc lecorps dans mon lit, vêtu de mon pyjama, avec un revolver àl’abandon sur les couvertures et un désordre considérable àl’entour. Puis je revêtis un complet que je tenais en réserve àtoute occurrence. Je n’osai pas me raser, crainte de laisser unindice, et d’ailleurs il était complètement inutile pour moi desonger à gagner la rue. J’avais beaucoup pensé à vous depuis lematin, et je ne voyais rien d’autre à faire que de m’adresser àvous. De ma fenêtre je guettai votre retour, puis descendisl’escalier à votre rencontre… Et maintenant, monsieur, vous ensavez à peu près autant que moi sur cette affaire.

Il s’assit en clignotant comme une chouette,trépidant de nervosité et néanmoins résolu à fond. J’étais à cetteheure entièrement persuadé de sa franchise envers moi. Bien que sonrécit fût de la plus haute invraisemblance, j’avais maintes foisdéjà entendu raconter des choses baroques dont j’apprenais plustard l’authenticité, et je m’étais fait une règle de juger lenarrateur plutôt que son histoire. S’il eût prétendu élire domiciledans mon appartement à cette fin de me couper la gorge, il auraitinventé un conte moins dur à avaler.

– Passez-moi votre clef, lui dis-je, quej’aille jeter un coup d’œil sur le cadavre. Excusez ma méfiance,mais je tiens à vérifier un peu si possible.

Il secoua la tête d’un air désolé.

– Je pensais bien que vous me lademanderiez ; mais je ne l’ai pas prise. Elle est restée aprèsma chaîne, sur la table de toilette. Il me fallait l’abandonner,car je ne pouvais laisser aucun indice propre à exciter dessoupçons. Les seigneurs qui m’en veulent sont des citoyensbigrement éveillés. Vous devez me croire de confiance pour cettenuit, et demain vous aurez bien suffisamment la preuve del’histoire du cadavre.

Je réfléchis quelques instants.

– Soit. Je vous fais confiance pour la nuit.Je vais vous enfermer dans cette pièce et emporter la clef… Undernier mot, Mr Scudder. Je crois en votre loyauté, mais pour lecas contraire, je dois vous prévenir que je sais manier unpistolet.

– Bien sûr, fit-il, en se dressant avec unecertaine vivacité. Je n’ai pas l’avantage de vous connaître de nom,monsieur, mais permettez-moi de vous dire que vous êtes un hommechic… Je vous serais obligé de me prêter un rasoir.

Je l’emmenai dans ma chambre à coucher, que jemis à sa disposition. Au bout d’une demi-heure il en sortit unpersonnage que j’eus peine à reconnaître. Seuls ses yeux vrilleurset avides étaient les mêmes. Il avait rasé barbe et moustaches,fait une raie de milieu et taillé ses sourcils. De plus il setenait comme à la parade, et représentait, y inclus le teintbasané, le vrai type de l’officier britannique resté longtemps auxIndes. Il tira aussi un monocle, qu’il s’incrusta dans l’orbite, ettoute trace d’américanisme avait disparu de son langage.

– Ma parole ! Mr Scudder…,bégayai-je.

– Plus Mr Scudder, rectifia-t-il ; lecapitaine Théophilus Digby, du 40ème Gourkhas,actuellement en congé dans ses foyers. Je vous serais obligé,monsieur, de vous en souvenir.

Je lui improvisai un lit dans mon fumoir, etgagnai moi-même ma couche, plus joyeux que je ne l’avais été depuisun mois. Il arrive tout de même quelquefois des choses, dans cettemétropole de malheur !

Je fus réveillé le lendemain matin par untapage du diable que faisait mon valet Paddock en s’acharnant surla porte du fumoir. Ce Paddock était un garçon que j’avais tiréd’affaire là-bas, dans le Selawki, et emmené comme domestique lorsde mon retour en Angleterre. Il s’exprimait avec l’élégance d’unhippopotame, et n’entendait pas grand-chose à son service, mais jepouvais du moins compter sur sa fidélité.

– Assez de chahut, Paddock, lui dis-je. Il y aun ami à moi, le capitaine… le capitaine (je n’arrivais pas àretrouver son nom) en train de pioncer là-dedans. Apprête le petitdéjeuner pour deux et reviens ensuite me parler.

Je racontai à mon Paddock une belle histoirecomme quoi mon ami, « une grosse légume », avait lesnerfs très abîmés par l’excès de travail, et qu’il lui fallait unrepos et une tranquillité absolus. Personne ne devait le savoirchez moi, ou sinon il se verrait assailli de communications dusecrétariat des Indes et du premier ministre, et adieu sa cure derepos. Je dois dire que Scudder joua son rôle à merveille, lors dupetit déjeuner. Il fixa Paddock à travers son monocle, tel un vraiofficier anglais, l’interrogea sur la guerre des Boers, et mesortit un tas de boniments sur des copains de fantaisie. Paddockn’était jamais parvenu à me dire «sir», mais à Scudder il en donnacomme si sa vie en dépendait.

Je laissai mon hôte en compagnie du journal etd’une boîte de cigares et partis pour la Cité. Lorsque j’en revins,à l’heure du déjeuner, le garçon d’ascenseur m’accueillit d’un airsolennel.

– Sale affaire ici ce matin, monsieur. Legentleman du n° 15 s’est flanqué une balle dans la tête. Onvient de l’emporter à la morgue. La police est là-haut àprésent.

Je montai au n° 15, et trouvai deuxagents et un commissaire en train d’examiner les lieux. Je leurposai quelques questions stupides, et ils s’empressèrent dem’expulser. J’arrêtai alors le garçon qui avait servi Scudder, pourlui tirer les vers du nez, mais je vis tout de suite qu’il nesoupçonnait rien. C’était un type pleurnichard à face desacristain, et une demi-couronne aida fortement à le consoler.

J’assistai à l’enquête du lendemain. Le gérantd’une maison d’éditions déclara que le défunt était venu luiproposer de la pâte à papier et qu’il le croyait attaché à uneentreprise américaine. Le jury conclut à un suicide dans un accèsde fièvre chaude, et les quelques effets du mort furent transmis auconsul des États-Unis pour qu’il en disposât. Je racontai l’affaireen détail à Scudder, qui s’amusa beaucoup. Il regrettait de n’avoirpu assister à l’enquête, car il eût trouvé cela aussi savoureux quede lire son propre billet de mort.

Durant les deux premiers jours qu’il passachez moi dans cette pièce de derrière, il se tint fort tranquille.Il lisait, fumait, ou griffonnait abondamment sur un calepin, etchaque soir nous faisions une partie d’échecs, où il me battait àplates coutures. Il tâchait, je crois, d’apaiser ses nerfs, quivenaient d’être soumis à une rude épreuve. Mais le troisième jourje m’aperçus qu’il commençait à redevenir inquiet. Il dressa uneliste des jours à courir jusqu’au 15 juin, et les pointa au crayonrouge l’un après l’autre, ajoutant en regard des notessténographiques. Je le trouvais fréquemment absorbé dans une sombrerêverie, les yeux dans le vague, et ces accès méditatifs étaientsuivis d’un grand abattement.

Je ne tardai pas à voir qu’il était de nouveausur des épines. Il prêtait l’oreille au moindre bruit, et medemandait sans cesse si l’on pouvait se fier à Paddock. Une ou deuxfois il se montra fort hargneux, et s’en excusa. Je ne lui envoulus pas. J’étais plein d’indulgence, car il avait entrepris unetâche des plus ardues.

Son salut personnel le préoccupait bien moinsque la réussite du plan qu’il avait conçu. Ce petit bonhomme étaitun vrai silex, sans le moindre point faible. Un soir il prit un airtrès grave, et me dit :

– Écoutez, Hannay, il me semble que je doisvous mettre un peu plus au courant de cette histoire. Je seraisnavré de disparaître sans laisser quelqu’un d’autre pour soutenirla lutte.

Et il m’exposa en détail ce qu’il ne m’avaitappris qu’en gros.

Je ne lui accordai pas grande attention. Lefait est que ses aventures m’intéressaient plus que sa hautepolitique. À mon avis Karolidès et ses affaires ne me regardaientpas, et là-dessus je m’en remettais complètement à Scudder. Jeretins donc peu de chose de ce qu’il me dit. Il fut très net, jem’en souviens, sur ce point : le danger ne commencerait pourKarolidès qu’avec son arrivée à Londres, et ce danger viendrait desplus hautes sphères, que n’atteindrait pas une ombre de soupçon. Ilmentionna le nom d’une femme – Julia Czechenyi – comme associée àce danger. Elle devait, paraît-il, servir d’appeau, et soustraireKarolidès à la surveillance de ses gardes. Il m’entretint aussid’une Pierre-Noire et d’un homme qui zézayait en parlant, et il medécrivit très minutieusement un personnage qu’il ne pouvait évoquersans frémir – un vieillard doué d’une voix juvénile et dont lesyeux s’encapuchonnaient à sa volonté comme ceux d’un épervier.

Il parla aussi beaucoup de la mort. Ils’inquiétait excessivement de mener sa tâche à bonne fin, mais neredoutait point qu’on lui ôtât la vie.

– Mourir ? J’imagine que ce doit êtrecomme de s’endormir après une grande fatigue, et de s’éveiller parun beau jour d’été où la senteur des foins entre par la fenêtre.J’ai souvent remercié Dieu pour des matins de ce genre, jadis dansle pays de l’Herbe-Bleue[2], et jepense que je Le remercierai en m’éveillant de l’autre côté duJourdain.

Le lendemain il fut beaucoup plus gai, et lutpresque toute la journée la vie de Stonewall Jackson[3]. Je sortis pour aller dîner avec uningénieur des mines que je devais voir au sujet d’affaires, etrentrai vers 10 heures et demie, à temps pour notre partie d’échecsavant de nous mettre au lit.

J’avais le cigare aux lèvres, il m’ensouvient, lorsque je poussai la porte du fumoir. L’électricitén’était pas allumée, ce qui me parut étrange. Je me demandai siScudder était déjà couché. Je tournai le commutateur : il n’yavait personne dans la pièce. Mais j’aperçus dans le coin le pluséloigné un objet dont la vue me fit lâcher mon cigare et m’envahitd’une sueur froide…

Mon hôte gisait étendu sur le dos. Un longcoutelas qui lui traversait le cœur le clouait au plancher.

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