Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome I

de Nikolai Gogol

GOGOL – ET LES VEILLÉES DU HAMEAU
I

 

« Tous, nous sommes sortis de la Capote de Gogol » disait Dostoïevski, et la remarque s’appliquait si justement à lui-même que les premières œuvres du Nouveau Gogol, ainsi que le baptisait un fameux critique russe, semblent écrites par un Gogol ressuscité, ressurgi de ses cendres.

Les écrivains de l’école gogolienne jouissent depuis longtemps déjà d’une renommée mondiale, alors que Gogol lui-même est jusqu’à présent trop peu connu hors de sa patrie. Je dis bien jusqu’à présent, parce que cet auteur est fatalement appelé à susciter un intérêt plus grand. En effet, la personnalité dramatique de Gogol, tissée de contradictions d’une finesse extrême, et son talent, si fertile également en contrastes,sont tels qu’il suffit d’aborder Gogol pour ne plus pouvoir s’en détacher, l’oublier, le bannir de ses pensées ; et l’on ne cesse plus de rire avec lui de cette allégresse lumineuse qui lui est propre, de froncer les sourcils devant ses grimaces, de verserces mêmes larmes qu’il qualifiait de jamais vues en cemonde et de partager ses tortures et sa peine.

Or, la curiosité à l’égard de Gogol, chef detoute l’école réaliste russe, devra se manifester, dès que l’oncommencera à connaître réellement la littérature de son pays. Dèsmaintenant, l’on entend citer de plus en plus fréquemment son nom,bien qu’encore vide de toute sa substance, son nom toujoursétranger, et pour l’heure incompréhensible. L’énigme de Gogol resteà poser, et le lecteur occidental ne se doute pas pour l’instantque Gogol est peut-être bien l’un des génies les plus grands de laRussie, sinon de l’univers entier.

Créateur du réalisme russe, illustrefondateur, avec Pouchkine, de la nouvelle littérature russe… Onimagine aussitôt une carrière d’écrivain longue et prospère,marchant de pair avec la stabilisation de la vie nationale, desnormes sociales, avec cette peinture sereinement objective de laRussie gogolienne – l’expression est d’usage courant.Fut-elle longue, cette carrière ? Gogol a vécu en tout et pourtout quarante-trois ans, et en tant qu’écrivain, au sens strict dumot, infiniment moins, de sept à huit ans. Les manuels delittérature mentionnent ces dates extrêmes de sa biographie :1809, date de sa naissance, dans un petit hameau de la région dePoltava, et 1852, année de sa fin douloureuse à Moscou, combustionlente au début, puis à plein feu. Mais ces bornes, 1809-1852, sesont trouvées trop écartées encore pour limiter son activitéd’écrivain. Avant 1829, Gogol se préparait surtout (uniquement enimagination, cela va de soi) à devenir un grand homme d’État, unesorte de Messie russe, et ce n’est qu’à cette date – il avait donceffectivement vingt ans – qu’il prit la plume. À partir de 1837, ilmena une lutte acharnée, exténuante et sans espoir, double lutte, àla fois contreson talent qui ne consentait pas à se plieraux fins qu’il lui assignait, et pour ce talent,impuissant à se manifester, asphyxié au milieu de toutes lescontradictions où cette âme maladive sombrait chaque jourdavantage.

Ces contradictions avaient de tout tempsexisté chez lui, dès les années de la petite enfance etconstituaient une partie intégrante de sa nature. Il mariait unecertaine étroitesse d’esprit à une pensée de flamme, prompte auxessors ; une gaîté insouciante, puérile, l’aptitude à rire età faire rire les autres alternaient avec des accès d’une« mélancolie noire » de l’espèce la plus cruelle,meurtrière de sa vie et de son âme. Le solide sens pratique, lasagacité de l’homme retors et intéressé faisaient très bon ménageavec une propension illimitée à bâtir des châteaux enEspagne ; la folie des grandeurs, la confiance en soi, commeen une sorte d’être à part, élu de Dieu, une superbe diaboliquecédaient brusquement la place à un mépris de soi-même, à unehumilité, excessifs au même degré. Sur ce dernier point du reste iln’y avait pas de contradiction particulière ; en réalité,l’humilité de Gogol était « plutôt del’orgueil », et procédait de l’orgueil. Il se faisait delui-même une si haute idée, il exigeait de lui, en tant qu’élu deDieu, des qualités tellement élevées que son être réeln’arrivait pas à s’en contenter, et qu’il s’estimait en sommeindigne de soi.

Des contradictions écartelèrent égalementGogol écrivain. Innombrables, mais d’une nature spéciale,dégénérant par la suite en manies d’ordre psychique, elles seramenaient essentiellement à ce fait, qu’aspirant au bien et à laperfection, rêvant de beauté céleste, sans tache, il ne voyait rienque groins de porcs et gueules grimaçantes. Dans de pareillesconditions, il était difficile de décrire autre chose quegroins et hures. Or Gogol aurait voulu, auraitpassionnément souhaité, et ce vain désir le mettait au supplice,être un tout autre écrivain, devenir cet homme de lettresfortuné,qui « outre les caractères ennuyeux, déplaisants,saisissants de par la tristesse de leur réalité, aborde aussi descaractères représentant tout ce qu’il y a de digne dans la personnehumaine…

» Battant des mains, tous se précipitentà sa suite et se ruent derrière son char de triomphateur. Il n’apoint d’égal au monde : il est Dieu. »

Et tout de suite, parlant de lui-même ilajoute :

« Tout autre est le lot de l’écrivain.Celui-là fait surgir et rend palpables des visions qui défilentconstamment sous ses yeux, mais échappent à l’indifférent ;s’enfonce dans le bourbier infect et bouleversant, des bagatellesstupides qui alourdissent notre existence ; sonde les arcanesdes caractères distants et froids, cousus de pièces et de lambeaux,des caractères gris et quotidiens qui encombrent notre voiecommune. Pour tout dire, l’écrivain ressemble à un sculpteurinexorable qui taillerait nos vices dans la pierre, d’une mainferme, en bas-relief, et les rendrait évidents à tous.

» Longtemps encore, docile aucommandement d’une autorité qui m’échappe, il me faudra donner lamain à ces héros étranges, scruter l’univers immense de la vieemportée dans un tourbillon, l’observer à travers un rire que jedécouvre à tous et des larmes que je cache… »

Aux approches de 1840, Gogol, s’imagine qu’ilest encore loin, ce temps, mais croit qu’il finira par éclore, cetemps où « le redoutable ouragan de l’inspiration jaillitd’une source différente, naît d’une tête environnée d’une terreurpanique et d’éclairs, le temps où l’on pressent dans unfrémissement inquiet le majestueux tonnerre des parolesnouvelles. »

D’année en année, Gogol ressent avec uneurgence croissante le besoin mystique de parolesnouvelles, et d’autres images, le besoin d’une profonde beautéintérieure. Il attend, espère, prie, adjure, le tout en pureperte : le don s’octroie, mais ne s’arrache pas de force. Etson propre don, son véritable talent, Gogol l’enfouit dans laterre.

Le premier réaliste authentique de la Russie,créateur de l’école réaliste russe… Il est facile de se présenterun peintre réaliste, assis devant son chevalet, quelque part àl’orée d’un bois et s’attachant à dessiner, à copier chaque courbed’un pétale sur un arbre. Il est tout aussi facile de se faire uneidée de l’écrivain réaliste inscrivant sur son calepin, ou dans samémoire (tel fut, plus tard, le procédé de Tourgueniev)l’expression du regard, les sourires, le visage des passants qu’ilcroise, leurs gestes, leurs paroles, leurs actes, en s’efforçant depénétrer dans les arcanes de leur mécanisme moral, puis dereproduire le tout dans son œuvre, peinture artistique de la vie.Facile enfin de se figurer l’écrivain copiant de la sorte sonmodèle… Comme il ressemble peu, cet écrivain imaginaire, à Gogol,auteur réaliste aussi, mais pas observateur calme et impartial,mais bien un rêveur imaginistequi combine divers éléments,mais ne peint pas d’après nature.

Paradoxe encore plus fort – tout en lui estparadoxal et contradictoire – ce réaliste craint comme le feu leréalisme dans l’art. Pour écrire, il fuit, aussi loin que possiblede son modèle, et sa fuite est consciente, il n’agit point àl’instar du poète décrit par Pouchkine qui, sauvage etténébreux, plein de sons et de trouble, va chercher refuge au borddes vagues désertes, dans les bois bruissants. Touteffet réaliste, par trop réaliste, lui paraît un sacrilège, un pasen dehors des frontières de l’art. Ainsi dans la nouvelle lePortrait, un peintre sans fortune achète un tableau ancienchez un marchand de bric-à-brac :

« C’était un vieillard au teint bronzé,aux pommettes saillantes, l’air souffrant de consomption. Ilsemblait que ses traits avaient été fixés au moment précis d’unréflexe convulsif et ils n’évoquaient point une force nordique. LeMidi brasillant restait empreint sur ce visage. Le personnage étaitdrapé d’un ample costume oriental… Ses yeux surtout étaientextraordinaires. »

Le peintre emporta le tableau chez lui« et soudain un frisson le saisit et il pâlit. Se détachant dela toile posée verticalement, le visage de quelqu’un, tordu par uneconvulsion le toisait ; deux regards terribles étaientdirectement braqués sur lui…

» Il se mit en devoir d’examiner lapeinture de près et de la nettoyer… Le visage entier était presquerendu à la vie et les yeux le scrutaient d’une telle façon qu’ilfinit par sursauter et, rompant de quelques pas, il murmura d’unevoix qui trahissait la stupeur :

– Il regarde, il regarde avec des yeuxhumains.

»… Ceci n’était déjà plus de l’art : ceciallait jusqu’à détruire l’harmonie du portrait lui-même ;c’étaient des yeux humains ! On pouvait les croire arrachés àun être vivant pour être placés ici. Dès lors, il n’était plusquestion de cette jouissance élevée qui vous envahit entièrementl’âme à l’examen de l’œuvre d’un artiste, quelque affreux quepuisse être l’objet choisi pour modèle. On éprouvait ici on ne saitquelle sensation morbide, angoissante.

– D’où cela vient-il ? se demandamalgré lui le peintre, car enfin, nous avons pourtant affaire ici àquelque chose pris d’après nature, une nature vivante ; d’oùvient dès lors ce sentiment étrange et désagréable à la fois ?Serait-ce que l’imitation servile, à la lettre, est déjà en soi undélit, et semble un cri, rien qu’un cri, un son sansharmonie ? Ou bien est-ce qu’en s’attaquant au sujet, sans lamoindre passion, avec une totale indifférence, en dehors de toutesympathie avec lui, il se présentera inévitablement dans son uniqueet affreuse réalité, sans l’auréole d’une certaine penséeinaccessible aux sens, mais voilée sous chaque détail, il seprésentera avec ce réalisme qui se découvre à celui qui, désireuxde concevoir le secret d’un parfait animal humain, s’arme d’unscalpel pour le disséquer jusqu’aux entrailles et n’a plus sous lesyeux qu’un homme répugnant ? »

Ses contes et nouvelles de Petite-Russie,Gogol les écrivit à Saint-Pétersbourg, loin de son Ukraine nataleet moins encore d’après ses propres souvenirs que d’après desmatériaux que lui aurait communiqués sa mère. C’est à Pétersbourgaussi que fut créée la comédie immortelle, le Revizor,satire de la province russe que Gogol ne connaissait pas du tout etne pouvait d’ailleurs connaître, pour la raison qu’il n’y a jamaisvécu. C’est dans cette même capitale qu’il commença aussi lesÂmes Mortes, épopée grandiose – du moins d’après ledessein – de la province russe. Commencée à Pétersbourg, à l’époqueoù le génie de l’auteur atteignait son plein épanouissement, lacréation de l’œuvre se poursuivit dans le « beaulointain ». Gogol passa en effet les quinze dernièresannées de sa vie à l’étranger, le plus souvent à Rome, etconsidérait qu’il lui fallait de toute nécessité vivre hors deRussie pour écrire sur son pays. Seuls, les contes et nouvellespétersbourgeois – La Capote en tête – ont été écrits surplace, avec pour thème l’existence quotidienne des petitsfonctionnaires que l’auteur eut réellement l’occasiond’observer.

Dans de telles conditions, comment se fait-ilque ce rêveur qui, selon le mot qu’il a maintes fois répété, nepouvait décrire que ce qui existait en lui, et qui éprouvait lanécessité d’imaginer (et non de voir !)lesqualités à quelque catégorie qu’elles appartinssent, ait pu donnernaissance à un écrivain réaliste ? C’est ce qu’il futpourtant et il se trouve que ces critiques qui lui donnèrent cetitre, en prenant la Russie de son imagination pour la Russieauthentique du temps de Nicolas Ier et antérieure àl’abolition du servage, ont donné par hasard dans le mille. Ils sesont trompés bien sûr, en recevant le grossissement des couleurs,l’exagération, la manie de stéréotyper, une création synthétiquepour un portrait exact, pour une épreuve photographique. Mais s’ilsse sont trompés tous, non seulement ceux qui vinrent bien aprèslui, mais aussi ses contemporains, il faut donc qu’il ait été unécrivain réaliste. Et qui donc ne trompa-t-il pas par son réalisme,lui qui souffrait tant de la façon excessive dont il calomniait laRussie ! Même un esprit réaliste aussi sobre ou aussi peuenclin à se laisser duper par des faux-semblants artistiques quel’empereur Nicolas Ier quitta, l’air sombre, lethéâtre après la première représentation du Revizor endisant :

« Chacun en a pris pour son grade,mais le plus soigné c’est encore moi ! »

Gogol a pu donner le change même à Pouchkine,et l’on n’ira tout de même pas prétendre que Pouchkine neconnaissait pas sa Russie ! Y avait-il quelque chose en cepays de caché pour Pouchkine ? Quelqu’un pouvait-il découvriren Russie quoi que ce fût ignoré de ce grand poète ? Il n’enest pas moins vrai qu’après la lecture par Gogol des premierschapitres des Âmes Mortes, Pouchkine tomba dans unesongerie amère et s’écria :

« Dieu, comme elle est triste, notreRussie ! »

L’exclamation stupéfia l’auteur qui,rapportant l’impression produite sur Pouchkine ajouta cetteobservation :

« Pouchkine, si parfaitement au courantdes choses russes, n’avait pas remarqué que tout cela n’étaitqu’une caricature, fruit de mon imagination. »

L’illusion de la réalité exacte et rendue avecprécision ne découlait pas tant du sujet même de la peinture,c’est-à-dire la vie réelle et quotidienne, que de la méthode, duprocédé de la description : une manière réaliste de reproduireminutieusement des détails connus de tous, et en tout cas d’unevérité authentique et indiscutable.

« On s’est livré à bien des commentairessur mon compte, écrivait Gogol, on a analysé certains côtés de mapersonnalité, mais on n’a point défini ce qu’il y a d’essentiel enmoi. Pouchkine est le seul à l’avoir flairé. Il m’a dit de touttemps que pas un écrivain n’a possédé ce don d’étaler si nettementla trivialité de la vie, de savoir souligner avec une telle vigueurla platitude de l’homme moyen, de telle façon que ces menus riensqui d’ordinaire échappent à la vue, sautent brusquement et avec unrelief énorme aux yeux de tous. Voilà ma faculté principale, quin’appartient qu’à moi seul, et qui de fait manque aux autresécrivains. »

Gogol dessine avec tant de netteté génialetous les détails les plus insignifiants, sculpte avec une telleperfection l’image créée par son imagination, qu’elle provoquel’illusion complète de la réalité, – si même elle ne paraît pasplus réelle que nature, parce que dans ce faux-semblant se trouventsoulignés ces menus détails de l’existence courante quid’ordinaire échappent à la vue. Voilà pourquoi, quellequ’ait été dans ses œuvres la part de charge, d’imagination pure,d’invention, de la propension à stéréotyper, Gogol, avec sonprocédé réaliste d’écriture (et c’est bien là l’uniquechose à compter comme « école » en matière d’art) estcomme la souche de cette tendance psychologico-réaliste dans lalittérature russe, dont les meilleurs représentants ont été Tolstoïet Dostoïevski.

Si courte qu’ait été l’activité créatrice deGogol, elle se divise en trois périodes :

Période lyrique et romantique, ou périodepetite-russienne, avec les Veillées du hameau près deDikanka (et partiellement Mirgorod).

Période pouchkinienne et réaliste avecMirgorod, les nouvelles, le Revizor, et lepremier tome des Âmes Mortes.

Période de mysticisme religieux, où le talentdécline, période qui vit les essais d’achèvement des ÂmesMortes, période des Extraits choisis de la Correspondanceavec mes amis, des Réflexions sur la célébration du cultedivin, etc.

À proprement parler, cette dernière phase esten marge de la littérature artistique et représente bien moinsd’intérêt en soi que d’utilité pour la compréhension de la tragédiemorale de Gogol en tant qu’écrivain et en tant qu’homme.

La période centrale, pendant laquelle s’est lemieux révélée la maîtrise de son talent littéraire et qui offre leplus d’importance est la période pouchkinienne et réaliste. Nous laqualifions de pouchkinienne parce qu’elle se trouve en étroiteliaison avec Pouchkine, si étroite même que l’on est parfois tentéde croire que ce poète ne s’est pas borné à guider Gogol en luiindiquant cette route gogolienne qu’il a suivie – et dontil commença à s’écarter tout de suite après la mort du grandlyrique, – qu’il ne s’est pas contenté de déterminer le caractèrede son talent, mais bien qu’il a en quelque sorte crééGogol.

Selon ses propres dires, Gogol faillitabandonner le métier littéraire après les Veillées, maiscomme il l’a raconté :

« … Pouchkine me contraignit à considérerla chose d’un œil sérieux. Il y avait déjà longtemps qu’il mepoussait à m’attaquer à un ouvrage de longue haleine, si bien qu’unbeau jour, après que je lui eusse donné lecture d’une brèveesquisse de courtes scènes, il me dit :

– Avec une telle aptitude à devinerl’être humain et à l’exhiber brusquement en quelques traits commes’il était vivant, avec un pareil don, comment ne pas mettre enchantier une œuvre d’importance ? C’est tout simplement unpéché !

» Et pour conclure, il me livra un sujetqu’il avait personnellement choisi, et dont il voulait lui-mêmetirer quelque chose dans le genre d’un poème, et qu’il n’auraitpoint consenti, comme il le disait, à céder à nul autre qu’à moi.C’était le sujet des Âmes Mortes. (L’idée duRevizorlui appartient également.) »

Ce n’est pas uniquement l’idée duRevizor qui revient à Pouchkine, celui-ci mit au pointavec Gogol le plan de la comédie. En se bornant à dire quePouchkine donna à Gogol le simple sujet des Âmes Mortes,on resterait également en deçà de la vérité ; il ressortnettement des phrases suivantes de Gogol que l’illustre ami indiquaen outre la façon de traiter ce thème :

« Pouchkine estime que le sujet desÂmes Mortes est excellent pour moi, du fait qu’il melaisse toute liberté de parcourir avec mon héros la Russie d’unbout à l’autre, et d’en tirer une multitude de personnages des plusvariés. »

Les deux œuvres capitales de Gogol, celles quilui assurent le droit à l’immortalité – le Revizor et lesÂmes Mortes – sont liées au nom de Pouchkine. Se rattacheégalement à l’influence pouchkinienne la troisième de ses œuvrespar rang d’importance, la Capote, nouvelle dont procède latendance humanitaire et réaliste de la littérature russe.

Jusqu’à un certain point, Akaki Akakiévitch,le pauvre fonctionnaire peu favorisé de Dieu et encore plusmaltraité par ses semblables, qui ne vit que dans l’espoir de sepayer une capote neuve, a été inspiré par la nouvellepétersbourgeoise de Pouchkine, le Cavalier de Bronze, où serencontre pareillement un homme de rien, Eugène, que seul aide àvégéter le souvenir de sa fiancée, de sa Parachka. Le destin brisele rêve de ces deux êtres, en sorte que la vie perd tout sens àleurs yeux, et leur esprit borné ne résiste pas au choc. Mais chezPouchkine, cet Eugène, bien que les cochers le cinglent à coups defouet, et que de méchants enfants lui lancent des cailloux,n’éveille pas autant de compassion qu’Akaki Akakiévitch, prototypede tous ces offensés et humiliés, revendiquant leur placeau soleil, au même titre que le reste des mortels. Ce n’est passans raison qu’un jeune homme, s’étant avisé de se joindre à sescamarades pour se moquer d’Akaki Akakiévitch :

« … longtemps par la suite, au milieumême des plus folles minutes, se remémorait un pauvre hère bas surjambes, au front dégarni de cheveux, et qui disait ces mots qui luiallèrent à l’âme :

– Laissez-moi tranquille ! Pourquoime tourmentez-vous ?

» Et sous ces mots pathétiques d’autresrésonnaient en écho : « Je suis tonfrère !… »

Enfin, cette période se relie à Pouchkine parcette manière réaliste dont il a été question plus haut et verslaquelle le grand poète russe a indubitablement aiguillé Gogol.

Cette manière réaliste, cette flagellationsatirique de la trivialité et de la mesquinerie, ce ton nouveau, lerire à travers les larmes, rire amer et larmes de fiel, rattachentl’une des tendances de Mirgorod à la période centrale del’activité créatrice de Gogol. (Comment Ivan Ivanovitch sebrouilla avec Ivan Nikiforovitch.) Un autre élément deMirgorod (Vii) apparaît comme une suite immédiate desVeillées du Hameau près de Dikanka, autrement dit, unecontinuation de la première période, la plus lumineuse, et enapparence, la moins mélancolique, la période lyrico-romantique etpetite-russienne.

Nous allons nous arrêter à celle-ci, en nousefforçant d’oublier pour un temps à quel point se révèle parfoisamère et morne la route de la vie, et « que l’on s’ennuieici-bas, ami lecteur ! »

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