Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

Les Veillées du hameau près de Dikanka – Tome II

de Nikolai Gogol

PRÉAMBULE

Voici encore un livre à votre intention, ou pour mieux dire, c’est le dernier. Je n’avais même pas envie, mais alors pas la moindre, de publier celui-ci. Vrai, un peu plus et je passerais la mesure. Je vous avoue qu’on commence déjà à se gausser de moi au hameau : « Tenez, dit-on, le bonhomme bat la campagne ; au déclin de son âge, le voilà qui trouve plaisir à des amusettes de bambin ! » C’est là parler ; il est grand temps que je prenne ma retraite. Quant à vous, chers lecteurs, vous croyez tout de bon que je feins seulement d’être un vieillard. La belle feinte ! alors qu’il ne me reste plus un chicot dans la bouche. Aujourd’hui, s’il m’échoit quelque nourriture tendre, je me débrouille encore en mâchonnant vaille que vaille ; mais pour avaler quelque chose de dur,bernique !… Me revoici donc, avec un autre petit livre à votre intention. Et maintenant, tout ce qui vous plaira, hormis vos injures. Injurier serait une piètre façon de dire adieu, d’autant plus que celui dont vous prenez congé, Dieu sait quand il vous sera donné de le revoir.

Vous entendrez dans cet opuscule des conteurs que vous ignorez presque tous, excepté peut-être bien Thomas Grigoriévitch. Quant à ce petit monsieur en surcot à pois [1] qui usait dans ses récits d’un style à ce point tarabiscoté que nombre de beaux esprits, voire des Russes,n’y entendaient goutte, il y a longtemps qu’il n’est plus desnôtres. Depuis qu’il s’est brouillé avec tout le monde, il nemontre même pas le bout du nez dans nos parages. Bon ! je nevous ai donc pas relaté l’incident ? Alors, prêtez-moil’oreille, car la comédie fut des plus bouffonnes.

L’an dernier, comme qui dirait au seuil del’été – eh ! je crois bien que c’était pour la fête même demon saint patron – des voitures m’avaient amené des gens en visite.Je dois vous confier, chers lecteurs, que mes pays, Dieu veuilleles maintenir en santé, n’ont garde d’oublier le bonhomme.Cinquante ans ont déjà passé depuis que j’ai commencé à célébrermon jour patronymique, mais vous dire au juste quel est mon âge,cela je ne le saurais, pas plus d’ailleurs que ma vieille ;dans les environs de soixante-dix ans, probablement ! Le PèreKharlampi, pope de Dikanka, lui, savait la date de ma naissance.Quel dommage qu’il soit mort, voilà déjà cinquante ans… Bref !j’avais des gens en visite : Zakhar KirillovitchTchoukhopoupienko, Stépan Ivanovitch Kourotchka, Tarass IvanovitchSmatchnienko, l’assesseur Kharlampi Kirillovitch Khlosta.Chose aussi s’était amené… voilà maintenant que j’oublieses nom et prénoms… Yossip… heu… Yossip… Ah ! bon Dieu, toutMirgorod ne connaît que lui… Tant pis, la peste soit de lui !son nom me reviendra un autre jour. Le petit monsieur de votreconnaissance avait également fait le voyage, de Poltava. Je ne citepas Thomas Grigoriévitch qui a chez nous ses grandes et petitesentrées…

À nous tous, nous avions repris nosentretiens. Il faut vous faire remarquer que jamais question futilen’est débattue sous mon toit. J’ai toujours été amateur deconversations comme il faut où l’agréable se mêle, comme on dit, àl’utile. Nous parlions de la recette pour mariner les pommes. Mavieille était déjà partie à expliquer qu’il fallait au préalablebien laver vos fruits, les tremper ensuite dans du kwass, aprèsquoi, on…

– Tout cela ne vous donnera rien de bon,interrompit le godelureau de Poltava, une main passée dans soncaftan à pois et se pavanant à travers la chambre. Vous n’entirerez rien ! Avant tout, il sied de saupoudrer les pommes dementhe poivrée, et ensuite de…

Pour le coup, chers lecteurs, j’en appelle àvotre témoignage. Main sur la conscience, dites-moi si de votre vievous avez ouï que l’on ait jamais saupoudré les pommes avec de lamenthe poivrée ?… Il est exact qu’on y ajoute des feuilles decassis, de l’épervière ou du trèfle. Mais de lamenthe ! ! !… Non, je n’ai jamais entendu parler deça. Aussi bien, il me semble que personne n’en remontrera à mavieille en cette affaire. Voyons, j’en appelle à vous…

De propos délibéré, et en brave homme,j’attirai en catimini cet individu dans un coin :

– Attention, Makar Nazarovitch, de grâce,ne le rends pas ridicule devant les gens. Tu es une assez grosselégume : à ce que tu prétends, tu aurais mangé une fois à lamême table que le gouverneur. Si tu lâchais quelque chose desemblable en société, voyons, tout le monde te rirait au nez…

Et maintenant, que pensez-vous qu’il aitrépliqué à cela ? Pas un traître mot ! Il cracha parterre, prit son chapeau et déguerpit. S’il avait au moins dit aurevoir à quelqu’un, incliné la tête vers tel ou tel ; maisnon, on entendit seulement les grelots de sa voiture roulant versla porte cochère, il s’y assit, et bon voyage !… Tant mieuxd’ailleurs, nous n’avons pas besoin d’invités de son acabit. Entrenous, chers lecteurs, il n’est rien de pire ici-bas que cesaristos. Parce que son oncle fut dans le temps commissaire, il enprofite pour faire la roue ?… À croire qu’un commissaire estsi haut placé qu’il n’y a point au monde de rang plusinsigne ; grâce au ciel, les commissaires ont aussi dessupérieurs. Non et non, ces aristos ne me vont pas. Prenez plutôt,par exemple, Thomas Grigoriévitch, pas un homme de la haute, selontoute apparence, mais que l’on jette les yeux sur lui, et uneespèce de gravité illumine ses traits. Qu’il lui arrive de humerune prise de tabac, même alors on éprouve pour lui une vénérationinvolontaire. À l’église, dès qu’il chante au chœur, il y met uneonction impossible à décrire ; on jurerait qu’il va fondre despieds à la tête !… Quant à l’autre, eh bien ! le bon Dieule patafiole !… Il se figure que l’on ne peut se passer de sescontes, voici que nous avons pourtant ramassé de quoi bâtir unpetit volume.

Je vous avais promis, si je me le rappelle,que cet opuscule comprendrait aussi une histoire de mon cru.J’aurais bien voulu en effet tenir parole, mais je me suis aperçuque pour un conte de moi, il faudrait au bas mot trois petitslivres comme celui-ci. J’ai bien eu l’idée de le publier à part,mais réflexion faite, non… Car enfin, je vous connais à fond ;vous vous mettriez à rire du bonhomme. Non, à d’autres !… Etadieu ! La séparation sera longue, et peut-être bien que nousne nous reverrons plus. La belle affaire, n’est-ce pas ? Audemeurant, peu vous importe que je disparaisse de cette terre. Unan s’écoulera, mettons deux tout au plus, et pas un de vous n’aurasouvenir ou regret du vieil apiculteur.

PANKO LE ROUQUIN.

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