Les Visiteurs

Les Visiteurs

d’ Edmond Jaloux
I

– Où est Monsieur ?

Justinien, le valet de chambre, avait pris le sac à main de Mlle de Salinis et la valise que le chauffeur du taxi s’était obstiné à ne pas lui tendre. Il les avait déposés sous la marquise, sur une marche du perron. Le bruit des gouttes de pluie faisait de chaque feuille de platane un instrument de musique d’une sonorité différente.

– M. de Salinis est dans sa chambre. Je crois qu’il est souffrant.

Inès rougit légèrement.

– Non. Je veux parler de M. Chasteuil.

– M. Chasteuil est auprès deMadame.

Inès rougit de nouveau, comme si elle avait le sentiment d’une faute.

– L’état se maintient, dit Justinien,répondant à une question que la jeune fille n’avait pas posée. Le docteur Gombert ne peut pas se prononcer encore.

– Eh bien ! Justinien, payez le chauffeur. Je n’ai pas de monnaie.

– Pourquoi Mademoiselle n’a-t-elle prévenu personne de son retour ? Gaston serait allé à la gare avec la voiture.

– Je suis partie comme une folle, dès que j’ai reçu la dépêche de M. Gilbert. Je ne savais même pas à quelle heure je trouverais un train. Et puis, je ne voulais causer aucun dérangement. Dès qu’il y a un malade dans une maison…

Elle n’acheva pas sa phrase.

Le danger qui menaçait sa sœur lui causait untel malaise que son esprit butait sur cette pensée comme sur un obstacle. Elle tira un récipissé de son sac et le donna à Justinien.

– Si Gaston n’a rien à faire, qu’il ailleretirer ma malle à la gare. Mais ce n’est pas pressé, j’ai emportél’essentiel avec moi.

Justinien s’inclina respectueusement pours’emparer de la feuille administrative. C’était un domestique parvocation, qui, à soixante-huit ans, estimait encore que l’exécutiond’un ordre donné est une faveur accordée par le destin ; ouplutôt, c’était un courtisan. Et il partageait les joies, lesanxiétés et les intrigues des courtisans. À la fois prudent etastucieux, familier et contenu, il avait leur mélange d’arrogance,d’affectation, de tact et d’impersonnalité.

Inès entra dans le château. Le hall prenaitdéjà l’air abandonné des maisons où le chagrin et l’angoissedisposent des choses. Personne ; dans un coin, un énormebouquet de chrysanthèmes vieux-rose qui achevait de se faner dansun vase de Chine à décor vert, posé à même le dallage.

On apercevait, par la porte entr’ouverte dugrand salon, les arbres du parc, immobiles dans l’averse, et quiavaient sous le ciel froid la couleur des haillons et desruines.

Inès s’arrêta au pied de l’escalier, épuiséepar les émotions qui battaient son cœur. Elle ne savait ni cequ’elle voulait, ni ce qu’elle cherchait ; tant de souffrancesla harcelaient qu’elle ne savait plus où était sa vraiesouffrance.

Comme elle arrivait sur le palier du premierétage, une porte s’ouvrit et sa sœur Henriette parut, mince,petite, le visage rond, avec des yeux clairs, qui semblaientétonnés de tout, et des cheveux châtains dont les boucles,naturellement ondulées, flattaient sa nuque.

– Et Anne-Marie ?

Henriette écarta les deux bras, comme si lafatalité même la forçait à les ouvrir ainsi.

– Mal. Très mal. Que faire ?

– Comment est Gilbert ?

Henriette leva la tête, regarda sa sœur aveccolère et dit d’une voix soudain aiguë où perçait del’irritation :

– Eh bien ! Comment veux-tu qu’ilsoit, sinon désespéré ?

– Et père ?

– Père ?

Elle ricana aigrement :

– Tu n’ignores pas sa façon de secomporter dans de pareilles circonstances. Il ne nous est d’aucunsecours. Il n’est bon à rien, il tourne en rond, il pleure, il posecent questions saugrenues, puis quand il n’en peut plus, il va secoucher sous le prétexte qu’il n’est pas fait pour les grandesémotions… Tu l’as vu, lors de la mort de maman, n’est-ce pas ?Il est encore pire. Je ne sais pas, au juste, si c’est un égoïsteou une nature trop sensible : peut-être est-ce la mêmechose.

Inès était entrée dans la chambre de sa sœur.Le premier objet qui frappa son regard fut une petite commode demiroirs, toute neuve, à tiroirs de verre gravé, et, sur cettecommode, deux grandes photographies encadrées d’argent ; ellesreprésentaient Anne-Marie et Gilbert Chasteuil. Inès ne puts’empêcher de s’approcher d’elles comme pour les examiner de plusprès. Mais ce fut le portrait de son beau-frère qu’elle considéraseulement.

– Je ne connaissais pas cette photo,dit-elle. Elle est nouvelle ?

Henriette ne répondit pas à la question.

– Tu as mauvaise mine, dit-elle.

– Depuis que j’ai reçu la dépêche deGilbert, je ne suis pas précisément joyeuse.

– Et avant ?

– Je me portais bien. Les Bérage sont sidélicieux ! Tout le monde s’occupait de moi avec une tellesollicitude… Comment n’aurais-je pas été satisfaite ?

– Nous ne te manquions pas trop ?demanda sarcastiquement Henriette.

– Pas toi, en tout cas.

– Allons, je vois que rien n’est changé ànos bons rapports.

Inès fit semblant de ne pas avoir entendu afinde ne pas être obligée de répondre.

– Enfin, dit-elle, Anne-Marie est-elle,oui ou non, en danger ?

– Qui le sait ? Gilbert a exigé uneconsultation. Jusqu’ici, le docteur Gombert a été hostile à cetteidée. Mais demain, Mazoullier doit venir.

– Peut-on voir Anne-Marie ?

– Elle est si faible ! Gombert luidéfend de parler.

– Je vais chez moi, dit Inès.

Elle y trouva sa femme de chambre qui venaitd’ouvrir la valise et qui faisait sa couverture.

C’était une fille très brune, avec de beauxyeux noirs et un visage plat ; elle était Bordelaise. Quandelle vit entrer Mlle de Salinis, des larmesparurent entre ses paupières.

– Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-elle,qui nous aurait dit quand Mlle Inès est partie, ily a trois mois, qu’elle reviendrait pour trouverMme Chasteuil dans un tel état ?

– Il faut espérer, ma bonne Delphine.

– Bien sûr Mademoiselle. Quand même, nousautres, on n’a pas confiance. On ne sait pas pourquoi, par exemple.Tout de suite, la pauvre Madame a paru si mal ! Il est vraique depuis trois mois, ça n’allait plus. On ne savait pas cequ’elle avait. Nous autres, on pensait quelquefois qu’elle avaitperdu le goût de la vie.

Inès tressaillit.

– Ne dites pas cela, Delphine, c’est tropaffreux. Qui a pu vous faire penser quelque chose desemblable ?

– Oh ! Mademoiselle, on n’est sûr derien, est-ce pas ? Mais quelquefois, quand Jeanne entrait chezMadame, elle voyait bien qu’elle venait de pleurer. EtM. Gilbert n’était pas gai non plus. Il faisait peine à voir.Ce n’était un secret pour personne à l’office que ces deux êtres-làse rongeaient…

– Ne croyez pas cela, Delphine, dit lajeune fille d’une voix étouffée. M. Gilbert et sa femmeétaient parfaitement heureux.

– Oui. Ils voulaient vous le fairecroire, et à Monsieur aussi, et à Mlle Henriette.Mais demandez à Justinien, à Jeanne, à Louisa, à Gaston ce qu’ilspensent là-dessus. Voyez-vous, Mademoiselle, c’est nous qui voyonsles choses : pas vous.

Inès s’était assise dans une petite bergèrebasse qu’elle aimait. Elle promenait lentement ses regards autourd’elle sur la cheminée, Gilbert et Anne-Marie triomphaient aussidans de grands cadres. À côté d’eux, le portrait de la mère d’Inès,un visage doux, très triste, avec des cheveux prématurémentblanchis, et celui de M. de Salinis. Henriette manquait àcette petite galerie de famille, comme Inès était absente de lachambre de sa sœur. Un vase de Venise, dont une chimère formaitl’anse, un crucifix d’ivoire, une mouette en porcelaine deCopenhague et un coffret de laque blanche se suivaient devant lescadres : vivante image du désordre d’esprit dans lequel vivaitInès.

Delphine sortit ;Mlle de Salinis resta immobile. Elle étaitdevenue une étrangère dans sa propre chambre, une étrangère pourHenriette. Elle avait tellement changé depuis trois mois !Elle se leva au bout d’un quart d’heure et ouvrit la fenêtre. Il nepleuvait plus. Le château de Laurette était situé assez haut pourque le moutonnement de la mer dominât celui des arbres. Au sommetde la colline, à droite, au-dessus d’un fourmillement de pins, sehérissait un ensemble de murs blancs, vaguement oriental, faisantpenser à une pièce de pâtisserie.

En ce moment, des nuages s’assemblaientau-dessus de la mer ; noirs, déchiquetés, ils ouvraient danstous les sens des découpures hargneuses entre lesquelles flottaitun vaste lac d’or. Ce lac semblait inviolable et d’une miraculeusebeauté. Il ne correspondait ni à ces formes de harpies et d’aiglesqui s’emparaient du ciel, ni à la couleur plombée, lourde, remuantede la Méditerranée. C’était comme une oasis rayonnante entre destourmentes diverses. Inès eut presque peur de ces becs, de cesgriffes, de ces caps qui hachaient et mordaient les bords de lasainte surface.

– Non, dit-elle à mi-voix, je n’ai rien àespérer, plus rien à espérer…

Elle revint s’asseoir devant la croiséeouverte ; elle avait joint les mains sur ses genoux. Commeelle ne faisait plus l’effort de penser, des choses tronquées, àdemi informes, s’ébauchaient dans les limbes de son esprit,pareilles à des échos de musique, très lointains, à peine entendus,entrecoupés par les quatre vents d’une forêt : souvenirsd’enfance, intonations de voix de sa mère, anciens gestes detendresse d’Anne-Marie, au temps de leur intimité, promenade sur laplage, un soir, où Inès avait eu une crise de tristesse si violentequ’elle avait dû s’asseoir en attendant que cet accès se fûtaffaibli suffisamment pour qu’elle pût reprendre sa marche,mouvements que faisait son lévrier Zénith quand il posait son longmuseau sur ses genoux en la suppliant de faire pour lui quelquechose qu’elle n’avait pas compris, qu’elle ne comprendrait plusmaintenant.

Le lac d’or s’effaçait au-dessus de la merbousculée par d’invisibles batteuses. Il ne restait de sa présencequ’un flot fluide et mince, ensablé par les dépôts épaissis desnuages. Il ne luttait pas, il acceptait de s’éteindre. Jamais cetteminute ne reviendrait, jamais cet éclat incroyable d’un tout petitbout de ciel n’étendrait de nouveau un espace vierge entre ces nuesopaques et ces vagues rebelles. Dernier espoir de quelque chose quiaurait pu avoir lieu ! Dernier rayonnement d’un paysageimpossible !

À ce moment, le visage de Gilbert lui revint àl’esprit avec une précision inhabituelle.

Pourquoi ces caprices de l’imagination, cesdésobéissances du souvenir ? Telle figure à demi oubliéereparaît soudain avec le relief d’un marbre posé devant nous, alorsque des traits que l’on contemplait en soi-même se fondent dansl’indécision d’une photographie voilée.… Suffisait-il que Gilbertfût à quelques mètres de là, dans la chambre de sa femme, pour quesa présence toute voisine poussât hors de lui son image, comme unetige de bois enroulée de papier rose projette au plus haut du cielune fusée ?

Dans cet éclair, elle avait tout vu : cevisage toujours jeune que l’on aurait voulu griffer afin d’enhumilier la fraîcheur impertinente ; cet œil mordoré qui riaitde coin, avec une malice tendre, sous des paupières presquebridées : ce teint mat, inaltérable, qu’aucune fatigue neternissait ; ce bout de moustache noire, carrée, qui avait laforme d’un timbre-poste, – d’un timbre-poste inconnu, témoignage dequelque île de pirates, – posé au-dessus de la lèvre ; ce nezmince, fin, relevé du bout ; ces cheveux souples, un peulongs, dont une mèche de soie bordait le front.

L’image s’effaça ; le lac d’or étaitéteint ; il avait sombré totalement sous le déferlement desnuages. Que ferait Gilbert en face du malheur, si celui-citriomphait ? Comment souffrirait-il, s’il savaitsouffrir ?

Un cri étouffé traversa l’esprit de la jeunefille ; un de ces cris que le larynx ébauche, que la langue nefaçonne pas et qui sont un élan musculaire résorbé en idéepure.

– Que rien n’arrive ! Que rienn’arrive !

Des bribes de prières, des désirs deneuvaines, des remords confus s’emparaient maintenant de sa penséeà demi vacante ; tout cela émergeait par bouffées d’un passéencore récent, du temps où elle avait la foi. Elle se souvint d’uneoraison fameuse qu’elle avait apprise alors et de sa phrase la plusdéchirante : « Ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ontété séparés… » Elle n’avait jamais pu prononcer ces mots sansque des larmes lui vinssent aux yeux. Elle la répéta à voix haute,la voix tremblante : « Seigneur, ayez pitié de ceux quis’aiment et qui ont été séparés ! » Les larmes coulaientmaintenant sur ses joues. À qui pensait-elle en invoquant ceux quis’aiment et qui ont été séparés ? À deux personnes enparticulier, ou à toutes ?

Dans les ombres du soir, elle entrevoyait unlent défilé de couples qui se tendaient les bras de loin, séparésles uns des autres par des démons armés de piques ; descortèges de femmes sanglotantes et d’hommes suppliants ; etces masses éplorées glissaient, glissaient sans fin dans deuxdirections différentes. Ainsi Gilbert serait-il chasséd’Anne-Marie ; ainsi serait-elle elle-même exilée de lui. Etdes vapeurs de soufre tournaient lourdement, tournaient sans finentre les grandes murailles de schiste.

Ses larmes coulaient toujours, lui glaçant lesjoues. « Ayez pitié de la solitude du cœur ! » Cettephrase se trouvait-elle dans la prière de l’abbé Perreyve ou bienl’y avait-elle ajoutée ? Mais qui échappe à la solitude ducœur ?

Elle cessa de pleurer. Elle savait combienl’émotion qui avait amené ces larmes était superficielle, physique,sans nécessité. Un tout petit effort de volonté avait tari sesglandes lacrymales ; il ne s’agissait ni de véritableangoisse, ni de douleur profonde. Elle souffrait de façon diffuse,comme d’une courbature morale qui, ne s’étant encore fixée nullepart, n’avait pas choisi son point de flamme et d’élancement.

Elle frissonna. Le soir apportait sa caressefroide, son effleurement perfide.

« Assez d’une malade dans lamaison ! pensa Inès. Ce n’est pas le moment demourir… »

À quel vœu s’appliquait cette phraseambiguë ? La jeune fille n’y arrêta pas sa pensée. Ellel’avait formulée machinalement. En fermant la fenêtre, elles’étonna de n’avoir pas rendu visite à son père depuis son retour.Elle l’aimait cependant, et d’une affection véritable qu’elleressentait dans ses fibres les plus intimes, dans ces nœuds vivantsoù l’amour se fait chair, et souffrance, et instinct. Mais rien nela rebutait en ce moment comme la conversation qu’elle devraitavoir avec lui et dont la maladie d’Anne-Marie ferait l’objet. Ellese souvint de la phrase méchante d’Henriette : « Excès desensibilité ? Égoïsme ? » Il y avait dans la naturede sa sœur quelque chose de sec et de sournois, une manière dedénigrement systématique. Père est adorable, pensa Inès, mais sifaible devant la vie… Et puis il a tant souffert ! » Ici,un doute effleura son esprit. Était-ce le chagrin, comme ses fillesle supposaient, qui avait fait de lui cet homme étrange, taciturne,comme absent de soi-même, qui semblait mener un autre destin que lesien, ce véritable étranger à la vie ? « Il nous aimetant ! » Inès savait bien qu’elle était sapréférée ; peut-être trouvait-il en elle de grandesressemblances avec lui. Lesquelles ? Il ne semblait pas à Inèsqu’en dehors de leur tendresse, il y eût rien de commun entre lafemme passionnée qu’elle se savait être et cet homme à peu prèsindifférent à tout, hors à ses filles, et qui n’exprimait sonaffection que de façon distraite, irrégulière et commedésintéressée.

Inès faisait couler son bain sans attendreDelphine lorsqu’un pas retentit dans le corridor, un pas qu’ellereconnut tout de suite à je ne sais quoi de feutré, de glissant, derapide. Elle rougit. Par la porte ouverte du cabinet de toilette,on voyait la baignoire, un peignoir posé sur la chaise, des mulesde cuir. Elle courut fermer le robinet, jeta à côté du peignoir debain la chemise rose et la paire de bas dont elle venait de sedépouiller et poussa le battant. Au même moment, elle entendit lavoix de Gilbert :

– C’est moi, Inès. Puis-jeentrer ?

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