L’escalier d’or

L’escalier d’or

d’ Edmond Jaloux
Préface

 

À Camille Mauclair

Acceptez la dédicace de ce petit ouvrage,non seulement comme un gage de mon admiration pour l’artiste et le critique à qui nous devons tant de belles pages, mais aussi de mon affection pour l’ami qui m’accueillait, avec tant de cordiale sympathie, il y a plus de vingt ans, à Marseille, quand je n’étais encore qu’un tout jeune homme inconnu passionnément épris de littérature. Vous souvenez-vous de ce petit salon du boulevard des Dames, tout tendu d’étoffes rouges et par la fenêtre duquel, en se penchant, on voyait défiler vers la gare tant d’Orientaux fantastiques qui montaient du port ? Que d’ardentes conversations n’avons-nous pas tenues dans cette pièce intime et fleurie à laquelle je ne peux songer sans un plaisir ému !Vous souvenez-vous aussi de ce petit jardin de Saint-Loup, tout enterrasses, où nous allions admirer les ors et les brumes d’un incomparable automne ? Vous me parliez des grands poètes dont vous étiez l’ami, de Stéphane Mallarmé et d’Élémir Bourges, dont je rêvais d’approcher un jour. Aussi ai-je voulu, en souvenir de ces temps lointains, vous offrir ce portrait d’un de leurs frères obscurs, d’un de ceux qui n’ont pas eu le bonheur, comme eux, de donner une forme au monde qu’ils portaient dans leur cœur et dans leur esprit. Puissiez-vous accorder à mon héros un peu de la généreuse amitié que vous m’avez accordée alors et dont je vous serai toujours reconnaissant !

E. J.

 

Chapitre 1 Dans lequel le lecteur sera admis à faire la connaissance des deux personnages les plus épisodiques de ce roman.

 

« La différence de peuple à peuplen’est pas moins forte d’homme à homme. »

Rivarol.

 

J’ai toujours été curieux. La curiosité est,depuis mon plus jeune âge, la passion dominante de ma vie. Jel’avoue ici, parce qu’il me faut bien expliquer comment j’ai étémêlé aux événements dont j’ai résolu de faire le récit ; maisje l’avoue sans honte, ni complaisance. Je ne peux voir dans cetrait essentiel de mon caractère ni un travers, ni une qualité, etles moralistes perdraient leur temps avec moi, soit qu’ils eussentl’intention de me blâmer, soit de me donner en exemple àautrui.

Je dois ajouter cependant, par égard pourcertains esprits scrupuleux, que cette curiosité est absolumentdésintéressée. Mes amis goûtent mon silence, et ce que je sais necourt pas les routes. Elle n’a pas non plus ce caractère douteux ouéquivoque qu’elle prend volontiers chez eux qui la pratiquentexclusivement. Aucune malveillance, aucune bassesse d’esprit ne semêlent à elle. Je crois qu’elle provient uniquement du goût quej’ai pour la vie humaine. Une sorte de sympathie irrésistible n’atoujours entraîné vers tous ceux que le hasard des circonstances mefaisait rencontrer. Chez la plupart des êtres, cette sympathierepose sur des affinités intellectuelles ou morales, des parentésde goût ou de nature. Pour moi, rien de tout cela ne compte. Je meplais avec les gens que je rencontre parce qu’ils sont là, en facede moi, eux-mêmes et personne d’autre, et que ce qui me paraîtalors le plus passionnant, c’est justement ce qu’ils possèdentd’essentiel, d’unique, la forme spéciale de leur esprit, de leurcaractère et de leur destinée.

Au fond, c’est pour moi un véritable plaisirque de m’introduire dans la vie d’autrui. Je le fais spontanémentet sans le vouloir. Il me serait agréable d’aider de mon expérienceou de mon appui ces inconnus qui deviennent si vite mes amis, detravailler à leur bonheur. J’oublie mes soucis, mes chagrins, jepartage leurs joies, leurs peines, je les aime en un mot, et je visainsi mille vies, toutes plus belles, plus variées, plus émouvantesles unes que les autres !

Cette étrange passion m’a donné de curieusesrelations, des amitiés précieuses et bizarres, et j’aurais un fortgros volume à écrire si je voulais en faire un récit complet ;mais mon ambition ne s’élève pas si haut : il me suffira derelater ici aussi rapidement que possible ce que j’ai appris desmœurs et du caractère de M. Valère Bouldouyr, afin d’aider leschroniqueurs, si jamais il s’en trouve un qui, à l’exemple de Paulde Musset ou de Charles Monselet, veuille tracer une galerie deportraits d’après les excentriques de notre temps.

À l’époque où je fis sa connaissance, jevenais de quitter l’appartement que j’habitais dans l’îleSaint-Louis pour me fixer au Palais-Royal.

Ce quartier me plaisait parce qu’il a à lafois d’isolé et de populaire. Les maisons qui encadrent le jardinont belle apparence, avec leurs façades régulières, leurspilastres, et ce balcon qui court sur trois côtés, exhaussant, àintervalles égaux, un vase noirci par le temps ; mais toutautour, ce ne sont encore que rues étroites et tournantes, placesprovinciales, passages vitrés aux boutiques vieillottes, recoinsbizarres, boutiques inattendues. Les gens du quartier semblent yvivre, comme ils le feraient à Castres ou à Langres, sans riensavoir de l’énorme vie qui grouille à deux pas d’eux, et à laquelleils ne s’intéressent guère. Ils ont tous, plus ou moins, des chosesde ce monde la même opinion que mon coiffeur, M. Delavigne,qui, un matin où un ministre de la Guerre, alors fameux, fut tué enassistant à un départ d’aéroplanes, se pencha vers moi et me dit,tout ému, tandis qu’il me barbouillait le menton demousse :

– Quand on pense, monsieur, que cela aurait puarriver à quelqu’un du quartier !

Delavigne fut le premier d’ailleurs à me faireapprécier les charmes du mien. Il tenait boutique dans un de cespassages que j’ai cités tantôt et que beaucoup de Parisiens neconnaissent même pas. Sa devanture attirait les regards par unegrande assemblée de ces têtes de cire au visage si inexpressifqu’on peut les coiffer de n’importe quelle perruque sans modifieren rien leur physionomie.

Quand on entrait dans le magasin, il étaitgénéralement vide ; M. Delavigne se souciait peud’attendre des heures entières des chalands incertains. Lorsqu’ilsortait, il ne fermait même pas sa porte, tant il avait confiancedans l’honnêteté de ses voisins. D’ailleurs, qu’eût-on volé àM. Delavigne ?

Trois pièces, qui se suivaient et qui étaientfort exiguës, composaient tout son domaine. La première contenaitles lavabos ; la seconde, des armoires où j’appris plus tardqu’il enfermait ses postiches ; pour la troisième, je n’aijamais su à quoi elle pouvait servir.

Trouvait-on M. Delavigne ? Il vousrecevait avec un sourire suave et vous priait de l’attendre, car ilétait en général fort occupé à de copieux bavardages. De curieusespersonnes causaient avec lui dans l’arrière-boutique, quelquefois,de bonnes gens qui venaient chercher perruque, mais aussi desmarchandes à la toilette, des courtières du Mont-de-Piété, de vieuxbeaux encore solennels. J’ai souvent soupçonné M. Delavigne defaire un peu tous les métiers ; mais je dois avouer que jen’ai rien surpris de suspect dans ses actes, et je crois qu’ilavait seulement l’amour immodéré des dominos, passion à laquelle ilse livrait dans un café voisin, qui s’appelait et s’appelleencore : À la Promenade de Vénus. Je n’ais jamais pupasser devant cet endroit sans imaginer que j’allais débarquer àPaphos ou à Amathonte.

– Monsieur, me disait souventM. Delavigne avec mélancolie, il n’y a vraiment qu’un emploipour lequel je ne me sente aucune disposition : c’est celuique j’exerce ! Rien ne m’ennuie plus que de faire un« complet », ou même une barbe, et à la seule idée d’unshampoing, sauf votre respect, le cœur me lève de dégoût !

– Aviez-vous une autre vocation, monsieurDelavigne ?

– Aucune, monsieur Salerne, mais j’aimeraisassez être souffleur à la Comédie-Française, ou, sauf votrerespect, greffier du tribunal. Je crois que, dans ce métier-là, ona un costume étonnant, avec de l’hermine qui pend quelque part. Ilme plairait aussi beaucoup d’être poète comme cet écrivain dont jeporte le nom, paraît-il, et qui était peut-être un de mesancêtres…

– Poète, monsieur Delavigne ?Peste ! Vous voici bien ambitieux !

– Monsieur Salerne croit-il que je suisinsensible ? Non, non, on peut être coiffeur et avoir sesdéceptions, ses désillusions, tout comme un autre. Nous habitons unmonde, monsieur, où le cœur n’a pas sa récompense !

On le voit, je prenais plaisir aux propos deM. Delavigne. Sous cette fleur de bonne compagnie, qui leurdonnait tant de charme, je retrouvais un type en quelque sortenational, sentencieux, aimant à moraliser, vaniteux, au moment mêmequ’il méprisait le plus son caractère et son état ; avec cela,sentimental et toujours déçu par quelque chose. Deux ou troisjournaux traînaient dans sa boutique, dont j’ai su depuis qu’il nelisait que les renseignements mondains.

– Monsieur Salerne, me disait-il, voyez-vous,ce que j’aurais aimé dans la vie, moi, c’est la société des gens dumonde. Je n’étais pas né pour remplir un rôle social aussiinfime.

Et il répétait comme un morceau poétique,comme le refrain d’une romance, un écho recueilli dans leGaulois ou dans Excelsior : « Grand balhier donné chez la princesse Lannes… »

Ses distractions étaient honnêtes il seplaisait à passer la soirée au cinéma ou au café-concert. Etsouvent, en me faisant la barbe, me chantait-il quelque couplettendre ou galant, d’une voix juste, mais un peu chevrotante. Leprintemps venu, chaque dimanche, il courait la banlieue, sans douteavec d’aimables personnes, dont il n’osait pas me parler autrementque par des allusions mystérieuses ; et le lundi, je voyais saboutique toute fleurie de ces grandes branches de lilas, que lapoussière et les cahots du chemin de fer ont fripées et quipendent.

– J’ai la superstition du lilas, meconfiait-il alors, celle du muguet aussi. Quand j’en cueille, – etje sais ce que les désillusions ont de plus amer, monsieur, – ehbien ! je ne peux pas croire que l’amour ne finira pas par merendre heureux ! J’ai un ami à La Promenade deVénus,qui me raille quand je parle ainsi, mais est-ce un malque de garder sa pointe d’illusion ? Je peux vous avouer cela,n’est-ce pas ? Monsieur, car je vous connais bien, malgrévotre réserve, vous êtes un délicat comme moi !

Avouez-le, comment n’eussé-je pas été flattépar une telle appréciation ?

Le jour même où elle me fut faite, jerencontrai pour la première fois M. Valère Bouldouyr.

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