L’Esclave amoureuse

L’Esclave amoureuse

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1

 

Il y avait plus de soixante ans que l’empereur Napoléon, pressé d’argent, avait vendu les provinces de la Louisiane à la République des États-Unis ; mais, en dépit de l’infiltration yankee, les traditions des créoles français se perpétuaient.

M. de Saint-Elme, dont la plantation était située à vingt milles de la Nouvelle-Orléans, occupait plus de six cents esclaves qu’il traitait avec une bonté devenue proverbiale.

On disait couramment : Heureux comme un noir de M. de Saint-Elme.

Ce matin-là, M. de Saint-Elme se leva de bonne heure. Il se trouvait debout au moment même où le commandeur de la plantation, Vulcain – un pauvre diable boiteux de naissance – soufflait dans un coquillage pour appeler les noirs au travail et diriger les divers ateliers de travailleurs vers les acréages de coton et de cannes à sucre.

Vulcain faisait siffler sa« rigoise » d’un air de nonchalance tyrannique, mais lesnoirs, confortablement vêtus de pantalons de cotonnade et dechemises de grosse toile, la face épanouie d’un large sourire, auxdents blanches, hochaient la tête avec une bonhomie malicieuse etvenaient s’aligner en ordre en face du bénévole commandeur.

Pour Vulcain, la « rigoise » étaitun insigne luxueux, un meuble de parade, quelque chose decomparable au bâton de commandement que l’on voit figurer aux mainsdes généraux mestres-de-camp dans les tableaux de Lebrun oud’Hyacinthe Rigault.

Si Vulcain avait jeté sa rigoise dans unbuisson de cannes infesté de serpents à sonnette, il est hors dedoute qu’elle lui eût été rendue beaucoup plus vite que le bâton dugrand Condé.

Les noirs se rendirent au travail avec uneallégresse qui eût fait réfléchir Fourier et Kropotkine et mêmeKrupp et Lebaudy.

Ces esclaves étaient heureux parce qu’on lestraitait paternellement.

Après le départ des noirs qui s’égaillèrentdans l’immense océan des cultures, la plantation rentra pour uninstant dans le silence.

L’habitation de M. de Saint-Elmeétait fort ancienne. Par ses chaînes de pierre blanche, ses murs debrique et son toit presque vertical et d’ardoises violettes quesurmontaient des girouettes, par ses deux ailes en avancée sur lacour d’honneur que décoraient un jet d’eau et des sirènes debronze, elle évoquait le souvenir du siècle de Louis XIV.

Le parc, dessiné d’après Le Nôtre et retouchépar la nature qui fait les forêts vierges, était riche de cyprès etde lauriers centenaires, de palmiers énormes dont les têtes finess’encapuchonnaient d’une fourrure de lianes.

La maison était située sur une hauteur oùs’étageaient trois terrasses plantées de citronniers, d’orangers etde bananiers.

Un vrai jardin des Hespérides avec, çà et là,des faunes, des satyres, des fontaines et des stèles rongésd’humidité. Tout cela, enterré sous la verdure, n’en paraissait queplus beau.

Derrière la demeure, sur l’autre versant de lacolline, c’était les écuries et la porcherie : tout le côtéfumier d’une large exploitation.

Derrière encore, s’alignaient les cases desnègres, rêve réalisé d’un Jules Guesde créole, avec leurs petitsjardins symétriques et leurs murailles de torchis ornées deverroteries et précédées de parterres de fleurs criardes.

C’est vers ces communs queM. de Saint-Elme se dirigea. C’était un homme d’unetrentaine d’années, la barbe longue, les cheveux bouclés sous unfeutre à larges bords, le nez noble, un peu prononcé : laphysionomie d’un homme d’action résigné au rêve ou peut-être d’unhomme de rêve résigné à l’action.

Vulcain, déjà revenu de la corvée matinale,tenait la bride d’un magnifique mustang croisé d’arabe, une bête àla poitrine large, au garrot fin, à la tête intelligente, et quin’avait jamais connu les horreurs du fouet ni de l’éperon.

M. de Saint-Elme monta en selle,suivi de deux noirs, Jupiter et Monsieur, qui devaient aider leurmaître à ramener à la Nouvelle-Orléans un troupeau d’unecinquantaine de mules arrivées de France sur un de ces grandsclippers à voile qui, à cette époque, devançaient, dans leurstrajets, les bateaux à vapeur.

Au moment de franchir la porte charretièredonnant sur une longue avenue de palmiers,M. de Saint-Elme se retourna et agita la main ensouriant.

La jalousie d’une des fenêtres du premierétage s’écarta et le visage d’une jeune femme dans toutl’épanouissement de sa beauté apparut joyeux. Elle accompagna degentils gestes d’adieux le départ du planteur.

Mais sitôt que le petit cortège se fut perdusous l’ombrage impénétrable des palmiers,Mme de Saint-Elme fit claquer la jalousie d’ungeste brusque et dit d’une voix haletante et comme oppresséed’amour :

– Allons ! Lina !dépêche-toi ; mon Pascalino doit attendre déjà au bout dujardin près de la Cascade de l’Homme-Rouge. Dis-lui qu’il vienne entoute hâte. Nous avons toute la journée devant nous…

Lina, une négresse de quinze ans et d’unebeauté tout animale, eut un sourire de complicité et se hâta dedisparaître, en faisant osciller ses hanches de ce mouvement dutorse particulier aux négresses et aux créoles et que les marinsexpriment familièrement par le terme « chalouper ».

La chambre deMme de Saint-Elme était décorée avecrichesse ! Les meubles étaient de mahony et d’acajou. Çà etlà, luxe suprême, s’étalaient des bibelots venus d’Europe.

Mme de Saint-Elme torditnégligemment ses lourds cheveux blonds violemment parfumés parl’eau de jasmin, revêtit un peignoir de surah bleu orné dedentelles et mit à ses pieds nus de splendides babouchesbrodées.

Sur un signe d’elle, une vieille négresse,laide comme une sorcière de Goya et dont les seins pendaient commedes gourdes, refit en un clin d’œil le lit tiède encore du sommeildes époux, secoua les moustiquaires, courut au jardin cueillir unebrassée de fleurs fraîches, cependant que sa maîtresse donnait unedernière touche à sa toilette et polissait ses ongles à l’aided’une petite lime de vermeil.

Mme de Saint-Elme étaitflamande d’origine et sa beauté était plus puissante que délicate.Avec sa peau très blanche, ses grands yeux bleus vicieux et seslèvres trop fortes et trop rouges, c’était une vraie commère deRubens.

Sous son peignoir mal attaché, ses seins,d’une rotondité majestueuse, dardaient leurs pointes vermeilles etdures comme en embuscade sous la dentelle.

Bien des Parisiennes anémiques eussent enviéses bras blancs et roses comme ceux d’une belle bouchère. Sa croupeétait puissante et nerveuse.

Mais ses mains et ses pieds étaient sansfinesse.

Aucun idéal ne se lisait dans ses regardslarges et vides. Sous sa toison de blonde, presque rousse,Mme de Saint-Elme ou – comme ses noirsl’appelaient familièrement – Mme Léonore, était unbel animal de luxure et rien de plus.

Sept ans auparavant,M. de Saint-Elme avait rencontré sur les quais de bois dela Nouvelle-Orléans, une jeune fille tout en larmes. Très bon, trèssentimental même, le créole avait consolé l’inconnue et s’étaitfait raconter sa lamentable histoire.

Léonore Prynker, l’aînée de quatre enfants,était partie pour l’Amérique avec un convoi d’émigrants. Elledevait trouver, en arrivant, une place de femme de chambre ;mais les racoleurs qui l’avaient embauchée et payée à ses parents,dans un faubourg d’Anvers, la menèrent tout droit dans un desmauvais lieux de la ville.

On la fessa, on la battit et toute unesemaine, elle fut en proie aux assauts furieux des riches mulâtresqui payaient sans compter pour posséder cette belle chair blanche,amoureuse et passive.

Dans un ressaut d’énergie et de honte, elles’était enfuie.

M. de Saint-Elme, touché jusqu’aufond de l’âme, prit la jeune fille sous sa protection.

Il l’emmena chez lui et lui donnaprovisoirement le poste de première lingère dans son magnifiquedomaine de l’Homme-Rouge.

Le créole, faible et bon, enthousiaste etcrédule, était de cette race de vieux gentilshommes français quisont amoureux de toutes les femmes et qui déploient envers toutesune galanterie délicate et raffinée.

Il fit à la belle Léonore une cour en règle.Les bouquets, les petits soins, les cadeaux occupèrent trois moisentiers. Les jours passèrent comme un rêve.

Très timide, la jeune fille eût cru abuser dela situation en brusquant les choses.

Pourtant, elle eût accordé facilement à celuiqu’elle considérait comme son bienfaiteur, ce qu’elle avait laisséprendre, de force il est vrai, à tant de répugnants inconnus, dansles nuits chaudes de la maison close.

Il y avait même des soirs d’orage et delangueur où elle se prenait à regretter le choc brutal des mâles,les étreintes sauvages des mulâtres et des matelots.

M. de Saint-Elme rôdait autourd’elle, heureux des plus menues caresses, content pour tout un jourd’un baiser furtif.

Le hasard précipita les événements. Une nuit,un commencement d’incendie, causé par l’imprudence d’une négressequi s’était endormie en fumant un de ces cigares minces et longsque l’on appelle « bouts de nègres », se déclara dans lescombles de l’habitation.

Léonore, demi-nue, affolée, se précipita horsde sa chambre.

M. de Saint-Elme l’accueillit dansla sienne.

Dans son égarement, elle serrait dans ses brasson bienfaiteur dont la timidité et les scrupules s’évanouirent,peu à peu, au contact de ce beau corps, ardent et jeune, tremblantde peur et encore moite de sommeil.

M. de Saint-Elme oublia touteretenue et plongea avidement son visage dans la flamboyantechevelure d’où s’exhalait un bestial et entêtant parfum.

Fou d’amour, il s’occupa à peine de l’incendieque les noirs éteignirent comme ils purent. Non seulement Léonorene fit aucune résistance, mais elle se révéla, dès cette premièrenuit, comme une amoureuse pleine de fougue. On eût dit qu’elleavait l’intuition, la science des lentes caresses libertines.

Les gestes, appris pendant les huit joursd’orgie forcée passés à la Nouvelle-Orléans, elle se les rappelaitet les complétait, en ayant deviné, pour la première fois, toute laportée.

Au matin, les amants furent réveillés par laconque marine de Vulcain appelant les noirs au travail.

Léonore était souriante et fraîche.M. de Saint-Elme était ravi ; mais, les reinsbrisés, il ne put se lever avant midi.

Il trouva Léonore vêtue d’une robe bleue àpois rouges, une fleur de grenadier dans les cheveux. Souriante,elle le conduisit jusqu’à la véranda où le couvert était mis sousl’ombrage des jasmins de Virginie et des rosiers grimpants.

Les pyramides d’oranges, d’ananas et debananes luisaient entre de larges feuilles sur les compotiers decristal.

Des bouteilles du célèbre madère de Barnumrafraîchissaient dans des seaux pleins de glace ; un succulentrôti de venaison faisait pendant à un gigantesque saumon du lacPontchartrain, couché sur un plat d’argent, une rose dans lagueule.

Le déjeuner s’écoula délicieusement et l’onn’était pas au dessert que M. de Saint-Elme avait déjàdemandé officiellement la main de sa protégée.

Le bon gentilhomme se croyait obligé deréparer l’outrage qu’il pensait avoir commis envers Léonore. Lesformalités ne furent pas longues. Quinze jours après Léonore étaitdevenue Mme de Saint-Elme et une fêtemagnifique réunissait tous les riches créoles des environs.

Les trois terrasses plantées d’orangersétaient illuminées. Les noirs de la plantation, habillés de neuf,comblés de cadeaux, ivres de tafia et de pulqué, dansèrent labamboula jusqu’au matin.

Les premières années de cette union furentheureuses ; mais bientôtMme de Saint-Elme devint la proie d’un profondet incurable ennui.

Sentimental et naïf, un peu poète à sa façon,M. de Saint-Elme n’était pas la brute puissante, l’étalonhumain qui eût comblé la furieuse soif d’amour dont était brûlée lajeune femme.

C’est alors qu’elle s’éprit d’une ardenteamitié pour une petite négresse nommée Lina, dont les grosseslèvres rouges et les yeux étincelants lui avaient plu.

La mère de Lina, la vieille Vénus, avaitlongtemps habité la Nouvelle-Orléans.

À cette époque, il était d’usage, chezbeaucoup de créoles, d’accorder une liberté relative aux noirs enles laissant maîtres de gagner leur vie, comme ils l’entendaient, àla condition qu’ils rapportassent à leurs propriétaires, chaquesemaine, une somme fixée. C’était ce qu’on appelait « louerson corps » à un esclave.

Beaucoup de créoles ne se faisaient pas fautede tirer de gros revenus de la prostitution de leurs bellesesclaves, noires ou mulâtresses.

La vieille Vénus, avant d’être achetée avec safille Lina par M. de Saint-Elme, avait traîné dans tousles bouges de la ville.

Elle avait conservé de cette existence dedébauche des relations avec toutes les entremetteuses de laville.

Avec l’hypocrisie caressante de sa race, elles’insinua, peu à peu, avec l’aide de Lina, dans les bonnes grâcesde sa maîtresse.

Elle lui démontra qu’une jeune femme, belle,blanche et libre, n’était point faite pour la paresse et l’ennuid’un exil dans une plantation perdue en pleine forêt.

Mme de Saint-Elme ne sefit pas longtemps prier. Elle trouvait son mari trop bon, tropdoux, trop faible. Elle s’ennuyait précisément parce que l’on nelui refusait rien.

M. de Saint-Elme, à cause del’immense étendue de son domaine, était parfois absent plusieursjours de suite ; sa femme en profita. La vieille Vénus et safille ménagèrent à leur maîtresse une entrevue nocturne dans unemaison discrète de la ville, avec un des plus beaux jeunes hommesde la société créole.

Très promptement,Mme de Saint-Elme prit goût à ces escapades.Bientôt elle figura en bonne place sur ces listes secrètes que lesgarçons des grands hôtels et les entremetteuses présentent auxétrangers nouvellement débarqués, en louant avec une prudence etune pudeur alléchantes, leur amoureuse marchandise.

– C’est une dame de la haute société,susurraient-ils aux marchands de bestiaux ou d’esclaves venus duNord, aux trafiquants de coton fraîchement débarqués d’Europe.

La naissance d’un fils dontMme de Saint-Elme, malgré sa mémoire, ne putse rappeler quel était le véritable père, vint combler de joieM. de Saint-Elme et interrompit à peine quelques semainesle cours des fugues honteuses de la mère.

D’abord, les amants de rencontre de la jeunefemme se contentaient de lui offrir un bijou ou quelque autrecadeau acceptable ; mais, par l’influence diabolique de Vénuset de sa fille, Mme Léonore accepta bientôt del’argent.

Vénus qui, tout doucement, amassait un péculepour marier sa fille Lina et payer son affranchissement, débattaitles prix avec une âpreté toute professionnelle.

Mme de Saint-Elme étaitcotée cinq cents piastres, comme les plus belles mulâtresses etquarteronnes. Elle s’accommodait fort bien de cet état de choses etavec une inconscience absolue, heureuse de se faire ainsi un budgetpersonnel, elle se vendait et gaspillait l’or en toilettes,futilités et cadeaux aux esclaves pour acheter leur silence.

Elle aimait d’ailleurs son fils, le petitJacques, à sa façon. Chaque fois qu’elle revenait de laNouvelle-Orléans, les yeux vagues et les reins endoloris de sesfatigues amoureuses, elle rapportait à l’enfant mille babioles.

Jamais prince de conte de fées n’eut uneenfance plus entourée de gâteries et de paresse. Tout enfant ilmanifesta les pires instincts.

Dès six ans, il pinçait ou mordait jusqu’ausang, par pur amusement, les petits noirs qu’on lui avait donnéspour compagnons de jeu.

Il jetait des pierres aux chevaux et auxesclaves et il n’avait pas huit ans que son père et sa mèrecommençaient à le redouter.

Les absences continuelles de ses parentsfavorisaient sa tyrannie. M. de Saint-Elme, persuadé quela raison lui viendrait avec l’âge et que l’éducation au grand airavait du bon, voyait avec une joie indicible Jacques devenir grandet fort.

– Dès qu’il aura dix ans, sepromettait-il, je l’enverrai en France dans un collège impérial etle trop-plein de cette nature turbulente se dissipera bienvite.

Pourtant, quelques incidents insignifiants seproduisirent qui attristèrent l’honnête colon et eussent dûl’éclairer.

Une fois, Jacques creva, pour s’amuser, avecun beau couteau neuf orné de nacre que sa mère lui avait rapportéde la ville, les yeux d’une vieille mule occupée à tourner la meuleà broyer le maïs.

M. de Saint-Elme, indigné, tirafortement les oreilles du mauvais garnement.

– Tu as tort de te fâcher, lui ditl’enfant en jetant à son père un regard féroce. Ne sais-tu pasqu’un animal aveugle a moins de distractions qu’un autre. Il y aune augmentation de 15 % sur son travail.

Cette réponse valut à Jacques une justecorrection. M. de Saint-Elme se repentait d’avoir troplongtemps négligé l’éducation de son fils.

Celui-ci irrité et tout en larmes, allachercher des consolations auprès de sa mère. Elle l’accabla decaresses et de friandises.

– Ton père est ridicule, s’écria-t-elle.Brutaliser un pauvre enfant pour une mule qui ne vaut pas quinzepiastres : c’est abominable.

– Oui, repartit la vieille Vénus avecindignation. Et cet homme passe pour l’ami des noirs, pour lemeilleur des maîtres ! Il défend qu’on batte ses esclaves.

– C’est un vilain homme, dit la petiteLina, en faisant signe à l’enfant de la suivre.

Jacques sourit et s’esquiva toutdoucement.

Lina, avec le dévergondage précoce des femmesde couleur, avait été la première maîtresse et l’initiatrice dupetit Jacques. Si loin qu’il semble de nos mœurs, ce fait n’a rienque de très courant dans ces contrées ardentes où les femmes sontparfois nubiles à neuf ans.

Mme de Saint-Elme poussaun profond soupir pendant que Vénus, accroupie sur une natte, aupied de la chaise-longue de rotin, découvrait dans un sourirehideux une bouche meublée comme un abîme, de chicots noirs etdécouronnés et de roches branlantes.

Mme de Saint-Elme, toutenue sous son peignoir, fit un signe à Vénus, qui, depuis uninstant, mêlait rapidement, dans une botterine de cristal, unmélange de madère, de sirop de sucre, de muscade et de glace piléeau moyen d’un long bâton armé de deux petites ailettes, le« bâton bébé ».

– Voilà, maîtresse, dit la vieille, entendant respectueusement, un plateau d’argent où lerafraîchissement était posé.

Mme Léonore but une gorgée de« sang gris » et se replongea dans son rêve.

Penchée vers la jalousie, elle vit Jacques etLina se perdre dans le parc entre les massifs de cédratiers et decitronniers couverts de fruits d’or.

– Joli tempérament, le jeuneMonsieur ! dit la vieille négresse en reposant le plateau surla table de nuit.

Sa maîtresse ne répondit rien. Elle savait quegrâce aux indiscrétions méchantes des esclaves, le petit Jacquesétait au courant de la conduite de sa mère et qu’il ne se gênaitpas pour en rire.

– Si maman a jamais le malheur de merefuser de l’argent, disait-il cyniquement, je conterai tout à monpère.

Les baisers du fils étaient déjà du chantageenvers la mère.

D’autres pensées vinrent distraire laparesseuse créole. Elle prit un petit miroir ovale, enchâsséd’ivoire – une de ces glaces à main dont le dessin ne s’est pointmodifié depuis les dames de Pompéi, tant il répond à un gestenécessaire de la coquetterie féminine – et s’étudiaattentivement.

Son beau visage, dont le menton commençait às’empâter, dont le majestueux tournait au confortable et augrassouillet, se vermillonnait et tout autour des yeux elleremarqua un lacis de fines rides.

On eût pu les comparer à ces grappes roses desvignobles du Rhin un peu craquelées par les gelées automnales etpour cela, peut-être, d’autant plus savoureuses.

Elle entrevit une vieillesse douloureuse etsans doute précaire, loin de la plantation d’où son fils l’auraitsans doute chassée.

Il valait mieux ne songer qu’au présent, qu’àl’amour. Les choses peut-être s’arrangeraient d’elles-mêmes dansl’avenir. Elle ne pensa plus qu’à son Pascalino, dont les caressessauvages la plongeaient dans un anéantissement délicieux et luifaisaient oublier tout le côté convenu de l’existence.

Pascalino, un dangereux coureur de frontières,était le premier à qui Mme Léonore eût fait descadeaux, au lieu d’en recevoir. Elle ne l’en aimait qu’avec plus depassion et de folie.

C’est avec impatience qu’elle attendait,depuis plusieurs jours, le départ de son mari. Dès que Lina eutdisparu, la jeune femme, tout en s’occupant de sa toilette, étaitcomme étranglée par l’émotion.

Ses seins s’enflaient et s’abaissaient. Soncœur battait à grands coups sourds comme s’il eût volé de lui-mêmeà la rencontre de l’amant espéré.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi dans uneangoisse délicieuse.

Enfin, des pas sonnèrent sur le petit escalierde bois qui, par une sorte de poterne cachée sous le feuillage,faisait communiquer directement avec le parc la chambre de ladame.

Derrière Lina, qui ouvrait tout doucement laporte, Pascalino apparut.

Sans un mot,Mme de Saint-Elme le débarrassa de son chapeauà larges bords et pressa contre son sein le visage olivâtre durôdeur de frontières.

Il était vêtu à la mode mexicaine. Un grandmanteau carré ou puncho descendait jusqu’à sespieds ; son pantalon orné de franges était assujetti sur desbottes en cuir de cheval, non tanné, par une série de petitsboutons.

– Ah ! pauvre Pascalino !s’écria Mme de Saint-Elme, comme il y alongtemps que je ne t’avais vu !…

– C’est que, répondit-il hypocritement,j’ai eu beaucoup d’ennuis la semaine dernière.

– Encore le jeu !… soupiral’amoureuse.

Et, serrant tendrement entre ses mainsblanches les doigts rudes, nerveux et couverts de bagues dePascalino, elle ajouta avec une sorte de timidité :

– Tu as beaucoup perdu ?

– Mille piastres !…

– C’est que… je n’ai plus d’argent. Il mefaudra au moins huit jours !

Il y eut un silence.Mme Léonore contemplait avidement le beau visage duMexicain, qu’ombrageait une forêt de cheveux noirs et frisés etqu’illuminaient de despotiques yeux noirs surmontés de longssourcils dessinés en arc.

Ces yeux tyranniques la brûlaient jusqu’aufond de l’âme. On sentait qu’ils devaient être lumineux dans lanuit comme ceux des tigres et lancer des flammes dans les élans dela colère ou de l’amour.

Le nez, aux narines très minces, était long etaquilin ; une moustache très fine se retroussait en crocsau-dessus d’une bouche à l’arc sensuel et rouge qui découvrait desdents d’une blancheur admirable.

Mme de Saint-Elme, commefascinée par cette contemplation de l’être aimé, se pencha verscette bouche attirante ; mais Pascalino repoussa la jeunefemme presque brutalement :

– Les affaires sérieuses, d’abord,dit-il ; les caresses ensuite…

– Je tâcherai de m’arranger pour lesmille piastres…

– Il ne faut pas dire : jetâcherai.

– Mais…

– J’ai besoin de cette somme aujourd’huimême. Ce n’est qu’à toi seule que je puis la demander…

– Je te la donnerai…

– Aujourd’hui ?…

– Je te le promets.

– Alors j’y compte…

Le visage de Pascalino et ses manières semodifièrent instantanément.

– Chère amie, que de reconnaissance…

Mme de Saint-Elme luiferma la bouche d’un baiser ; mais tout à coup elle se relevadans un nerveux soubresaut de contrariété ; elle venaitd’apercevoir le petit Jacques rôdant dans le parc.

– Lina, dit-elle brusquement, va voir ceque fait mon fils.

– Et, susurra la vieille Vénus, avec sonrire édenté, emmène-le le plus loin possible.

Mme de Saint-Elme rougitcomme une jeune fille à son premier rendez-vous.

– C’est cela, bégaya-t-elle, et toi,Vénus, cours au plus vite chercher des citrons, de la glace et unebouteille de champagne. Pascalino doit avoir soif.

Vénus et sa fille s’éclipsèrent comme deuxombres, et il n’y eut plus par la chambre ténébreuse et parfumée,qu’un bruit de baisers qui se mariait au roucoulement lointain desramiers, dans le parc, et au sanglot des sources fouettées par labrise, à l’ombre des orangers et des magnolias.

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