L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

L’Espion X. 323 – Volume II – Le Canon du sommeil

de Paul d’Ivoi

Partie 1
LES JOYEUX TRÉPASSÉS

Chapitre 1 LE PASSÉ

Je vous ai appris dans ce récit que j’intitulai l’Homme Sans Visage, comment j’entrai en relations avec le « roi de l’espionnage », mon ami le plus cher et qui devait être plus encore.

Je vous ai dit mes entrevues sensationnelles avec la marquise de Almaceda, son alliée à n’en pas douter, cette jeune femme à la beauté étrange, mystérieuse ; une« Tanagra » qui serait un sphinx.

Et surtout j’ai pleuré devant vous ma douce Niète, sa couronne de cheveux blonds, ses chers yeux de bluets ; Niète ma fiancée, mon amour, rêve de bonheur que la mort m’a ravie ; Niète enfin, fille de ce comte de Holsbein-Litsberg, redoutable protagoniste de l’espionnage allemand, engagé dans une lutte sans merci contre X. 323.Lutte dont les résultantes furent le triomphe de ce dernier, le trépas violent de l’innocente Niète, le désespoir de votre serviteur Max Trelam.

Chapitre 2 PROBLÈME PALPITANT

Depuis six semaines, Niète dormait dans l’undes cimetières de Madrid, l’espagnole.

Depuis six semaines, mon directeur et amim’accablait de besogne, cherchant à noyer mon souvenir funèbre dansle souci du Times, de ce noble et puissant journal quinaguère était mon unique amour.

Hélas ! dans le travail, comme durant lesheures oisives, j’étais toujours deux !

Auprès de moi, se tenait l’ombre de la fiancéedisparue.

L’ombre, je dis bien, car la lumière d’unepersonnalité réside toute entière dans ses yeux, et par une cruautébizarre de ma mémoire, il me suffisait de clore les paupières pourreconstituer la chère, la douloureuse silhouette évanouie dansl’au-delà, seulement, elle aussi m’apparaissait les paupièresirrémédiablement closes sur ses yeux de bluets.

En vain, je tendais ma volonté… Jevoulais éperdument revoir ce rayon adoré, emprunté àl’azur des pervenches. Effort inutile, supplément à une douleurdéjà infinie en elle-même, je ne pouvais plus jamais évoquer lesyeux de bluets.

Et cependant, by Heaven ! j’aurais dûéchapper à cette obsession si mon âme de reporter n’avait été enquelque sorte plongée en léthargie par la souffrance de mon entitéhumaine.

Le « patron » me bourrait detravail, me traitant en journaliste dont les facultésprofessionnelles seraient actionnées par un moteur de quarantechevaux.

Et dans les brefs intervalles de cejournalisme à haute pression, quelqu’un le suppléait, m’aiguillantmalgré moi, sans que j’en eusse conscience, vers le mystère nouveauqui devait me verser, sinon l’oubli, du moins le désir devivre.

Six semaines après mon retour d’Espagne, unbillet, tracé par une main aristocratique, les caractères enfaisaient foi, m’arriva par la poste.

Elle portait le timbre de Trieste, le portautrichien sur l’Adriatique, et contenait ces lignes :

« Lisez, ami, tout ce qui concernel’étrange affaire de Trieste. (Journaux des 17 et 18 janvier). Vousy pressentirez peut-être comme nous(?) un crime surhumain.Songez-y. Vivre pour être utile est plus grand que vivre pourêtre heureux.

« Courage ! La douleur n’est pointun isolement, elle est un lien nouveau avec le reste del’humanité…

« Je signe de ce nom charmeur dont vousm’avez baptisée. »

« TANAGRA ».

Tanagra ! la marquise de Almaceda… Mapensée se projeta brusquement en arrière. Il me sembla que la jeunefemme se dressait devant moi, telle que je l’avais aperçue naguère,pour la première fois, sur la promenade du Prado, à Madrid.

Je la voyais vraiment avec sa beautétroublante, presque paradoxale, avec sa chevelure étrange, forméede deux teintes, masse brune où scintillaient des fils d’or, etsurtout ses yeux profonds, distillant un regard vert-bleu,angoissant comme la désespérance même, énergique comme l’héroïsmedes sacrifiés.

Je voyais ses yeux, à elle, alors que je nepouvais revoir ceux de Niète.

Et cependant la constatation ne me fut pointpénible.

J’eus l’impression confuse, informulée,qu’entre ces yeux, les uns perceptibles, les autres cachés,existait une parenté… Laquelle, j’aurais été furieusementembarrassé de l’expliquer.

Le regard de la Tanagra rappelait la tonalitédes eaux du golfe de Biscaye, alors que le ciel pur de septembremire son azur dans le flot glauque. Celui de Niète était l’azurlui-même.

C’est depuis que je me suis fait ceraisonnement alambiqué.

Les yeux de Tanagra sont ceux de Nièteréfléchis par un miroir vert.

À quoi tient la destinée humaine ! Si lamarquise de Almaceda avait eu les prunelles grises, ou fauves, ounoires, j’aurais déchiré sa lettre et l’aurais oubliée. Mais l’irisvert-bleu me commanda l’obéissance.

Je pris le paquet de journaux de la veille.L’affaire de Trieste préoccupait le Tout-Londres depuisquarante-huit heures. Le Times pour son compte avaitpublié à ce sujet une correspondance de plusieurscolonnes.

Je m’accusai de ne les avoir pas lues. Unreporter qui ne lit pas sa feuille, se rend coupable d’une sorte detrahison. Il fallait réparer sans retard.

Et voici, résumé, ce que m’enseignèrent lesquotidiens.

Le 15 janvier, le comte Achilleo Revollini,député patriote italien, l’un des chefs avérés del’irrédentisme, dont le but avoué est la reprise desprovinces du nord adriatique (Trieste-Trentin) qui, de race et delangue appartiennent à la famille latine, et sont considérées commedétenues injustement par l’Autriche, le comte Achilleo Revolliniarrivait à Trieste, où il se proposait de faire une conférencetouchant l’utilité de la création d’une Université italiennedans cette cité.

C’est, on le sait, l’une des questions quitiennent le plus à cœur aux irrédentistes.

Le comte était descendu à l’Hôtel de la Ville,Via Carciotti.

Le 16, il se leva de fort bonne humeur. Ildéjeuna avec appétit et, la conférence étant annoncée pour le soir,il se retira dans sa chambre afin de revoir les « notes »qui devaient guider son improvisation.

Or, à neuf heures, l’un des organisateurs dela réunion accourut à l’hôtel, déclarant que la salle louée pour lacirconstance regorgeait de monde, et que l’on s’inquiétait de nepas voir le conférencier.

Sans nul doute, celui-ci, tout au travail,avait oublié l’heure.

On monta à sa chambre, mais on eut beaufrapper, appeler, rien ne répondit.

De guerre lasse, le gérant se décida à faireouvrir par un serrurier.

Un spectacle terrifiant, attendait lespersonnes qui se précipitèrent dans la chambre.

Le député était mort, assis devant sa table,ses notes éparpillées sous sa main. Et, détail stupéfiant, la mortavait figé sur ses traits un rire formidable, convulsif.

Cette hilarité immobile du cadavre épouvantales assistants.

Ils s’enfuirent, prévinrent les autorités,tandis que la nouvelle se propageant par la ville avec uneinconcevable rapidité, jetait la tristesse au cœur de lapopulation.

L’enquête ne révéla aucune blessure, aucunetrace de violence.

Le comte paraît, suivant le rapport médical,avoir succombé à une congestion provoquée par une crise de fourire.

Quelle cause a déterminé cette gaietémortelle ? La conférence sérieuse de fond et de forme, ne lajustifiait pas… On se perd en conjectures.

Personne n’a pénétré chez le député. Sa porteétait fermée à l’intérieur, la clef sur la serrure ; lafenêtre était close. Quant à la cheminée, à raison de latempérature assez froide, un grand feu de coke y flambait.

On remarqua bien sur le plancher, semblantrayonner autour du foyer, une sorte d’auréole de particulesbrillantes, analogues à une fine poussière de mica ; mais cefait provenant vraisemblablement de l’éclatement d’une pierre mêléeau coke, n’a sûrement aucun rapport avec le fatal événement.

Les journaux du lendemain, 18 janvier,enregistraient une seconde correspondance que je reproduisin extenso.

« Certains faits simultanés ne sont quedes coïncidences fortuites. Mais il faut avouer qu’ils apparaissenttroublants.

« C’est le cas de l’épidémie de fièvrescarlatine qui vient d’éclater brusquement à Trieste.

« Le juge d’instruction, l’officier depolice, le médecin, le gérant de l’hôtel, les deux garçons, leserrurier et l’organisateur de la conférence Achilleo Revollini,c’est-à-dire toutes les personnes qui ont pénétré dans lachambre de l’infortuné gentleman, ont été atteintes, hier, presqueen même temps, par la scarlatine.

« Leur état n’inspire pas d’inquiétudes,la maladie se présentant sous forme bénigne.

« Toutefois, l’administration de l’Hôtelde la Ville a fait immédiatement procéder à la désinfectionmicrobicide de la pièce occupée naguère par l’homme de grand cœurdont l’Italie tout entière porte aujourd’hui le deuil.

« Et le peuple simpliste accuse un êtreinconnu heureusement d’avoir ce jeté la jettatura ou lemauvais sort.

« Nous disons, inconnuheureusement, car s’il advenait que l’on prononçât un nom,l’effervescence est telle que des scènes de violentes sauvageriesne pourraient être évitées.

« On lyncherait le coupable supposé parla crédulité ignorante du public. »

J’avais fini de lire. Je demeurais pensif,froissant entre mes doigts la brève missive de la marquise deAlmaceda.

– Un crime, murmurai-je. Où prend-elle lecrime… ? Nos journaux sont plus sages. Une coïncidenceimpressionnante, soit, mais rien de plus. En quoiM. Revollini, mourant de rire peut-il causer la scarlatine deses visiteurs ?

Et haussant les épaules :

– Non, ce n’est pas encore là ce qui mepassionnera suffisamment pour m’assurer la trêve de la douleur dontj’aurais si grand besoin.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer