L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

de Paul d’Ivoi

Partie 1
LA COMÈTE ROUGE

Chapitre 1 PRÉSAGE DE SANG

Le 15 janvier, dans cet hiver égyptien doux comme un printemps, ma chère Ellen et moi, mariés depuis trois mois, nous étions postés sur la toiture-terrasse de notre joli home du Caire.

Allongés sur des chaises longues de bambou,nous rêvions.

La nuit opaline de la vallée du Nil nous entourait de sa pénombre bleue, à travers laquelle se confondaient des chants, venant de la ville, ou des daha-biehs(bateaux) amarrées sur le fleuve, d’où se détache le canal Ismaïlieh, en bordure duquel se trouvait notre demeure,poétiquement dénommée Villa de l’Abeille.

Dans la rumeur nocturne, il nous semblait discerner les inflexions rauques des âniers excitant leurs bêtes,la mélopée des conteurs narrant, à l’angle des carrefours,les prouesses d’Antar, le héros arabe, ou les aventures de la Mahmoudié aux cheveux verts.

Et, toute pénétrée de la mythologie égyptiaque, que, depuis trois mois, nous avions étudiée en de longues et douces excursions à Giseh, à la Forêt pétrifiée, àZaouyieh-El-Arran, Aboussi, Sakhara, Memphis, Dahehour, Helouan,Ellen murmura :

– Ne vous semble-t-il pas, Max, que sur cette plate-forme dominant la ville nous devenons plus que des êtres humains ? Pour moi, je vois en vous le divin Osiris,père du Nil, et je suis Isis, casquée du croissant lunaire ;nous écoutons, du haut d’un olympe, le bourdonnement de l’humanité ; si haut au-dessus d’elle que, dans le murmure imprécis, nous ne distinguons plus le blasphème de la prière.

Je la regardai surpris. Elle continua :

– Cette sensation d’éloignement, c’est sans doute elle que les prêtres de l’antique Égypte ont voulu exprimer par l’impassibilité des dieux ;l’impassibilité qu’ils considéraient comme la caractéristique de la divinité, à ce point que la Loi Sacrée interdisait aux artistes de reproduire par le ciseau ou la couleur le mouvement, c’est-à-dire la vie apparente. L’Immobilité leur paraissait seule digne des divinités. Être immobile, sans geste de colère ou de pitié !

Elle s’interrompit brusquement, dressée d’un seul jet, le bras étendu vers un point du ciel, et son organe frémissant d’une angoisse inexplicable :

– Là ! Là !… Voyez, Max… unprésage de sang !

Je regardai, frissonnant sans savoir pourquoi.Et je demeurai sans voix.

Vers l’Ouest, se déplaçant sur le ciel avecrapidité, un astre singulier venait d’apparaître.

Cela avait la figure classique attribuée auxcomètes. Oui, je découvrais le noyau plus brillant, la queue dontla luminosité s’éteignait par degrés.

Une comète ne peut émouvoir un citoyenanglais, ayant fait des études suffisantes pour savoir que cesvoyageuses célestes sont inoffensives.

Et cependant, mon tremblement s’accentua.

D’un geste instinctif, j’attirai Ellen contremoi. Je l’enlaçai, avec l’impression que j’avais à la défendre.

Contre quoi ? Contre qui ? Il m’eûtété impossible de le dire. Ma raison était en déroute. J’étaislivré à la clairvoyance mystérieuse de l’instinct.

Et puis… et puis… il y avait autre chose.

L’astre, la comète, apparaissait rouge. Elleavait, avec sa chevelure de sang rutilant sur l’indigo du ciel, unje ne sais quoi de menaçant.

Tous les journaux du lendemain se trouvèrentd’accord sur ce point, alors qu’ils relatèrent en articlescompendieux, la présence inattendue de cet astre errant.

J’étreignais Ellen. Je sentais son cœur battreéperdument, et je ne trouvais pas une parole pour apaiser sonémoi.

La peur était sur nous.

Tout à coup, la comète diabolique s’éteignit,ou, plus exactement, une condensation de sa masse s’opéra.

Il sembla que les vapeurs empourprées qui lacomposaient s’arrêtaient en leur course orbitaire, qu’ellesroulaient en nuage informe. Puis sa couleur se modifia, passa durouge au jaune.

Elle se fractionna en dix nuées lumineuses.Celles-ci se contractèrent à leur tour, et soudain prirentl’apparence d’yeux ouverts au fond du firmament.

Dix yeux d’or vert regardaient laterre.

Ils nous regardaient, nous, pantelants sur laterrasse. Et leur ensemble donnait cet aspect :

Un instant, les yeux d’Ellen se fixèrent surles miens. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, prononçant d’une voixsifflante :

– Les lettres ! Leslettres !

C’était vrai. Les yeux d’or s’alignaient,figurant un T et un V.

Et, grelottant dans mes bras, me communiquantla fièvre d’épouvante qui la secouait toute, Ellenmurmura :

– Les lettres de mort… Frère, sœur, ausecours… Sauvez-le !

– Ellen, que dites-vous ?murmurai-je, bouleversé par cette terreur inexpliquée.

Ma voix parut redoubler son effroi.

Ses dents claquaient, et comme jerépétais : « Ellen, ma bien-aimée, revenez àvous ! » elle se renversa tout d’une pièce dans mes bras,évanouie.

Je l’emportai, je l’étendis sur son lit.J’appelai à grands cris Nelaïm, un jeune fellah de seize ans tour àtour valet de chambre à l’intérieur de la maison, ânier dans lespromenades d’un rayon restreint,drogman(majordome-interprète) lors de nos courses auxdéserts Arabique ou Lybique, entre lesquels coule la bandeverdoyante de l’Égypte arrosée par le Nil. J’envoyai le garçon chezle docteur Fitz, de la résidence khédiviale.

Hélas ! le docteur, avec la franchised’un vrai savant, m’avoua qu’il ne comprenait rien auxmanifestations nerveuses d’Ellen.

Et quand, au milieu de la nuit, ma chère femmerevenue à elle, je la pressai de m’expliquer ce qui avait pu laterroriser ainsi, elle se blottit dans mes bras et, m’enlaçantétroitement, avec une énergie qui démentait ses paroles, ellemurmura du ton d’une enfant prise en faute :

– Je ne sais pas… Max ; dites-vousque votre Ellen est une petite folle, et ne me parlez plus de cetteheure de faiblesse dont j’ai honte !

Comme l’homme, si fier de sa clairvoyance, estaveugle ! Je ne compris pas qu’en cet instant la pauvremignonne me donnait la plus grande preuve de tendresse que femmedonna jamais.

Je ne compris pas (cela me restera toujourscomme un remords) que, pour m’assurer un esprit paisible, elleaccaparait pour elle seule toute l’angoisse du danger planant surnous, dans l’orbe sanglant de la Comète rouge ; toutela menace formidable des dix yeux d’or vert.

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