L’Esprit Souterrain

L’Esprit Souterrain

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1
KATIA

[Note – Ce livre regroupe une nouvelle et un court roman de l’auteur, regroupés en deux parties par l’éditeur : « Katia » correspond à « La Logeuse » (1847) et le titre original de « Lisa »est « Le Sous-sol » (1863), ce dernier roman étant également connu sous les titres suivants : « Mémoires écrits dans un souterrain », « Les Carnets du sous-sol », « Manuscrit du souterrain ». (Note du correcteur – ELG.)]

Chapitre 1

 

Ordinov se décida enfin à changer de chambre.Sa logeuse, pauvre veuve d’un fonctionnaire d’État, avait été par des circonstances imprévues contrainte de quitter Pétersbourg pour se retirer au fond de sa province, chez ses parents, avant même l’échéance des loyers en cours. Le jeune homme, qui pensait attendre la fin de son terme, regrettait de quitter si brusquement son vieux coin. Et puis !… il était pauvre, et les logements coûtent cher. Cependant, dès le lendemain du départ de sa logeuse, il prit son chapeau et alla flâner dans les rues, en examinant les écriteaux qui annoncent les locations, choisissant les maisons les plus délabrées et les plus habitées, – celles où il pouvait le plus vraisemblablement trouver un propriétaire presque aussi pauvre que lui-même.

Il cherchait depuis longtemps déjà, tout à sonprojet : mais peu à peu il se sentait envahi par dessensations inconnues. Distraitement d’abord, puis attentivement etenfin avec une extrême curiosité, il se mit à regarder autour delui. La foule, la vie extérieure, le bruit, le mouvement, lavariété des spectacles, toute cette médiocrité des choses de larue, tout ce quotidiende la vie qui fatigue tant lesaffairés de Pétersbourg toujours en quête – si vainement, mais siactivement ! – du repas à conquérir par le travail ouautrement, toute cette banale prose et tout cet ennui évoquaientdans l’esprit d’Ordinov une joie sereine. Ses joues, pâles àl’ordinaire, se coloraient d’une faible rougeur, ses yeuxs’illuminaient d’un soudain espoir ; il respirait avec aviditél’air frais et froid ; il était extraordinairement léger.

Il menait une existence monotone et solitaire.Trois ans auparavant, ayant obtenu un grade universitaire ets’étant ainsi rendu relativement indépendant, il était allé chez uncertain vieillard qu’il ne connaissait encore que de nom. Lesdomestiques en livrée l’avaient longtemps fait attendre avant deconsentir à l’annoncer pour la seconde fois ; enfin il étaitentré dans un salon vaste, obscur et presque sans meubles, telqu’on en trouve encore dans les anciennes maisons du temps deschâteaux. Là, il avait aperçu un personnage tout chamarré dedécorations et la tête couverte de cheveux gris : l’ami et lecollègue du père d’Ordinov et le tuteur de celui-ci. Le vieillardlui remit une somme insignifiante, reliquat d’un héritage vendu auxenchères. Ordinov reçut cette somme avec indifférence, fit sesderniers adieux à son tuteur et sortit. – C’était un soird’automne, morne et triste. Ordinov réfléchissait. Il se sentait lecœur plein d’une désolation sans cause, ses yeux brillaient defièvre, et il avait des frissons sans cesse alternés de chaud et defroid. Il calculait qu’il pourrait, avec cette somme, vivre deux outrois ans, quatre peut-être en faisant la part de la faim… Maisl’heure s’avançait, la pluie tombait ; il loua la premièrechambre venue et en une heure y fut installé. Ce fut pour lui unefaçon d’ermitage : il y vécut dans un isolement absolu. Deuxans après il était devenu tout à fait sauvage.

Il était devenu sauvage sans s’en douter. Ilne se rendait point compte qu’il y eût une autre existence,extérieure, bruyante, mouvementée, toujours renouvelée et qui vousappelle sans cesse et fatalement vous reprend tôt ou tard. Il nepouvait sans doute l’ignorer tout à fait, mais il ne savait riend’elle et ne s’en était jamais soucié. Dès l’enfance il s’étaitfait un vague isolement intérieur : à cette heure, l’isolements’était précisé, défini et fortifié par la plus profonde despassions, celle qui épuise toutes les forces vitales sans laisser àdes êtres comme Ordinov aucune préoccupation de la banalitépratique de l’existence, cette passion entre toutesinassouvible : la science. Elle minait sa jeunesse comme unpoison lent et comme une lente ivresse, détruisait son sommeil, ledégoûtait de la nourriture saine et même de l’air frais qui nepénétrait jamais dans son étroite retraite. Et Ordinov, dans sonexaltation, ne voulait point remarquer tout cela. Jeune, il nerêvait, pour l’instant, nul autre bonheur que celui de contentercette passion qui faisait de lui un enfant pour la conduite de lavie et le rendait incapable de se concilier la sympathie desgens et d’arriver parmi eux à quelque situation. Car lascience, chez les habiles, est un capital ; mais la passiond’Ordinov était une arme qu’il tournait contre lui-même.

C’était, d’ailleurs, plutôt une sorted’enthousiasme hasardeux qu’un dessein raisonné d’apprendre et desavoir. Dès l’enfance il s’était fait une réputation desingularité. Il n’avait pas connu ses parents, son caractèreétrange et « à part » lui attirait du fait de sescamarades de mauvais traitements et des brutalités. Ainsi délaissé,il devint morose, plus « à part » encore et peu à peutout à fait exclusif. C’est dans de telles dispositionsqu’il s’était laissé séduire par sa passion, et il s’y livraitsolitairement, sans ordre ni système arrêté. Ce n’avait étéjusqu’alors que la première fougue et la première fièvre d’unartiste. Mais en lui maintenant se dressait une idée, et il lacontemplait avec amour, toute vague encore et confuse qu’elle fût.Il la voyait peu à peu prendre corps et s’éclairer : il luisemblait que cette apparence implorait une réalisation. Ce désirdévorait l’âme d’Ordinov, mais il ne sentait encore que trop peunettement l’originalité de son idée, sa vérité et sa personnalité.La création se manifestait déjà, elle se limitait et se condensait,mais le terme était encore loin, très-loin peut-être :peut-être ne devait-il jamais venir !…

Et il allait à travers les rues comme unréfractaire, ou plutôt comme un ascète qui aurait brusquementquitté sa muette solitude pour entrer dans une ville agitée etretentissante. Tout était pour lui bizarre et nouveau, et (tant ilétait étranger à ces bruyantes foules, à ce monde en ébullition) ilne pouvait même pas s’étonner de son étonnement. Il ne remarquaitpas davantage sa propre sauvagerie, pris au contraire d’une joie etd’une ivresse comparables à celles d’un affamé qui romprait un longjeûne. – N’était-il pourtant pas bien curieux qu’un changement delogement, un accident si mince, pût émouvoir et troubler unPétersbourgeois, fût-il Ordinov ? – Il est vrai qu’il n’avaitjamais eu l’occasion de sortir pour affaires.

Il se complaisait de plus en plus en saflânerie d’observateur.

Fidèle à ses habitudes d’esprit, il lisaitdans les tableaux qui se déroulaient clairement en lui comme entreles lignes d’un livre. Tout l’intéressait, il ne perdait pas uneimpression. Avec ses yeux intérieurs il examinait les visages despassants, regardait attentivement la physionomie des choses, touten écoutant avec sympathie le langage du peuple, comme s’il eûtcontrôlé les conclusions où l’avaient amené les calmes méditationsde ses nuits solitaires. Souvent quelque futilité l’arrêtait, luisuggérant une idée, et pour la première fois il se dépitait des’être ainsi retranché du monde dans une cellule. Tout ici, en luicomme en dehors de lui, allait plus vite ; son pouls battaitlargement et vivement ; son esprit, qu’avait comprimé lasolitude, aiguisé maintenant, élevé par l’exaltation de l’activité,travaillait avec précision, calme et énergie. Maintenant il auraitvoulu s’introduire dans cette vie qu’il ne connaissait pas encoreou, pour mieux dire, qu’il ne connaissait qu’en artiste. Son cœurbattit involontairement dans une angoisse de sympathie universelle.Il se prit à considérer plus attentivement les gens qui lefrôlaient : mais c’étaient des passants absorbés etinquiets !… et peu à peu son insouciance disparaissait, laréalité l’oppressait déjà, lui donnant une sorte d’horreur et enmême temps d’estime pour la vie, et il commençait à se lasser decette extraordinaire abondance d’impressions nouvelles, comme unmalade qui fait ses premiers pas et qui tombe, ébloui par la clartédu jour, étourdi par l’effervescence de l’activité humaine,envertiginé par le bruit et la variété de la foule qui s’agiteautour de lui. Tout à coup il fut saisi d’une morne tristesse. Ilen venait à douter de la direction de sa vie et même de son avenir.Une pensée encore acheva de le troubler : il revit tout sonpassé, isolé, sans échange d’affection… Quelques passants aveclesquels il avait d’abord essayé d’engager la conversations’étaient détournés de lui avec un air brutal et étrange. On leprenait pour un fou, du moins pour quelque grand original, – enquoi l’on ne se trompait guère. Et Ordinov se rappela que saconfiance avait toujours été ainsi repoussée, et que pendant sonenfance tout le monde le fuyait à cause de son entêtement et de sonallure absorbée, que sa sympathie n’avait jamais su se révéler quepar des dehors ambigus et pénibles, sans égalité morale. Ç’avaitété la grande souffrance de son enfance de constater qu’il neressemblait pas à ses petits camarades. Et il était obsédé par lesentiment de cette incurable solitude.

Distraitement il s’échoua dans un endroittrès-excentrique. Après avoir dîné dans un restaurant médiocre, ilreprit sa promenade errante. De nouveau les rues et les places sesuccédèrent. Puis il longea de hauts murs gris et jaunes : làs’arrêtaient les maisons riches. C’était maintenant un contraste devieilles petites baraques et de grands bâtiments, fabriques énormesaux murs rongés et noircis, aux cheminées monumentales. Personnedans les chemins, tout était morne et hostile.

Le soir tombait. Par une longue ruelle,Ordinov parvint à une place où se dressait une église. Il y entrapresque sans remarquer ce qu’il faisait. L’office finissait àpeine, et l’église était presque vide. Deux femmes seulementrestaient encore agenouillées près du seuil. Le bedeau, un petitvieux, éteignait les cierges. Les rayons du soleil couchantcoulaient par larges ondes à travers les étroits vitraux de lacoupole, inondant une des nefs d’un océan de clartés. Ellesallaient faiblissant, et plus s’épaississait l’ombre, – cette ombrequi s’amasse sous les arceaux, – plus étincelaient les imagesdorées aux lueurs intermittentes des lampes et des cierges. Enproie à une angoisse profondément troublante et à une grandissanteoppression, Ordinov s’accota au mur, dans un des coins les plussombres, et s’oublia dans ses pensées. Le pas régulier et sourd dedeux paroissiens le rappela à lui. Il les regarda, et uneindéfinissable curiosité s’empara de son esprit. C’étaient unvieillard et une jeune femme. Le vieillard, de haute taille, droitencore et énergique, mais amaigri et maladivement pâle, eût pupasser pour un marchand venu d’une province reculée. Il portait unlong et noir cafetan fourré, déboutonné, et, sous ce cafetan, uneredingote russe exactement serrée du haut en bas. Son cou nu étaitnégligemment entouré d’un foulard écarlate ; à la main iltenait une toque fourrée. Une longue barbe à demi blanche tombaitsur sa poitrine, et, sous ses sourcils épais et froncés, le regardbrillait d’un éclat fiévreux, un hautain, un pénétrant regard. Lafemme pouvait avoir vingt ans. Une beauté merveilleuse ! Elleétait vêtue d’une riche fourrure bleu clair ; un fichu ensatin blanc couvrait sa tête et se nouait sous le menton. Ellemarchait les yeux baissés, et une sorte de gravité réfléchies’affirmait nettement et tristement dans les lignes douces ettendres de son visage d’enfant. Il y avait quelque chose d’étrangedans la soudaine apparition de ce couple.

Le vieillard s’arrêta au milieu de l’église etsalua des quatre côtés, bien qu’il n’y eût plus personne. Sacompagne l’imita, puis il la prit par la main et la conduisit versla grande image de la Vierge, patronne de l’église. Cette imageétincelait, près de l’autel, d’un feu aveuglant qui se reflétaitparmi l’or et les pierreries des ornements. Le bedeau salua avecdéférence l’étranger, qui lui rendit légèrement son salut. Sacompagne tomba à genoux devant l’image ; le vieillard pritl’extrémité de la nappe d’église et lui en couvrit la tête. Desourds sanglots retentirent.

Intrigué par la solennité de cette scène,Ordinov en attendait impatiemment la fin. Deux minutes après, lafemme releva la tête, et de nouveau son beau visage fut éclairé parla vive lumière de la lampe. Ordinov tressaillit et fit en avantdeux pas. Elle avait déjà repris le bras du vieillard, et tous deuxlentement se dirigeaient vers la porte. Les larmes brûlaient sessombres yeux bleus dont les longs cils baissés tranchaient sur lablancheur laiteuse de son teint. Les larmes coulaient sur ses jouespâlies. Ses lèvres souriaient, mais son visage conservait lestraces d’une terreur puérile et mystérieuse. Toute frémissanted’émotion, elle se serrait avec confiance contre le vieillard.

Agité, comme fouetté par une sensationinconnue, douce et excitante, Ordinov les suivit vivement, et, surle parvis, passa devant eux. Le vieillard lui adressa un regardhostile. Elle aussi le regarda, mais sans prendre garde à lui,comme enfouie dans ses pensées. Sans se rendre exactement comptedes mobiles de son action, Ordinov continua à les suivre, de loin,dans l’ombre maintenant très-avancée du crépuscule. Le couples’engagea dans une large et sale rue d’artisans, pleine de magasinsde farines et d’auberges, et qui aboutissait aux remparts de laville. De là, il tourna dans une ruelle étroite et longue, bordéede hautes barrières ; au bout se dressait le grand mur sombred’une maison de quatre étages dont l’allée communiquait de cetteruelle à une autre. Ils approchaient tous trois de la maison, quandle vieillard se retourna et dévisagea Ordinov avec impatience. Lejeune homme s’arrêta, comme cloué sur place ; son entraînementlui parut à lui-même inconvenant. Le vieillard se retourna une foisencore, sans doute pour se convaincre que sa menace silencieuseavait produit son effet, puis, avec la jeune femme, pénétra dans lacour de la maison. Ordinov reprit le chemin de son logement.

Il était de très-mauvaise humeur et sereprochait cette fatigante journée, gaspillée sans profit et qu’ilavait terminée par une sottise, en prêtant à une circonstance plusque banale les couleurs d’une aventure.

Malgré le mécontentement que lui avait causé,le matin de ce même jour, la constatation de sa sauvagerie, sonesprit conservait l’habitude de fuir instinctivement tout ce quipouvait le distraire ou l’émouvoir sans ébranlement utile pour lapensée. Et il se prit à songer tristement et avec une sorte derepentir à son vieux coin où il était si sûrement à l’abri desemblables accidents ; puis une angoisse s’empara de lui à lapensée des tracas d’un déménagement et de l’ennui d’être encoredans l’indécision à ce sujet. En même temps il se trouvait humiliéde tant s’occuper d’une telle vétille. Enfin fourbu, incapable delier deux idées, il remarqua avec surprise qu’il avait dépassé samaison sans s’en apercevoir. Étourdi, hochant la tête en songeant àcette anormale distraction, il l’attribua à la fatigue, et,gravissant l’escalier, entra dans sa mansarde. Là, il alluma unebougie ; mais aussitôt l’image de la jeune femme éplorées’offrit très-nettement à son imagination. Si ardente et si fortefut cette impression, son cœur suivait avec une telle prédilectionles doux et tendres traits de ce visage bouleversé par une terreuret un attendrissement mystérieux, baigné par des larmesd’exaltation ou de puéril repentir, que les yeux d’Ordinov setroublèrent et qu’il sentit un feu s’allumer dans ses veines. Maisl’apparition s’évanouit. Après le transport vint la réflexion, puisle dépit, puis une sorte de colère impuissante ; sans sedéshabiller, il s’enveloppa dans sa couverture et se jeta sur sonrude lit…

La matinée était avancée quand il s’éveilla, àla fois accablé et confus. Il fit rapidement sa toilette ens’efforçant de penser à ces soins quotidiens, et sortit, en prenantla direction opposée à celle qu’il avait prise la veille. Pour enfinir, il choisit un logement chez un pauvre Allemand nommé Schpis,qui demeurait avec sa fille Tinchen. Schpis, aussitôt les arrhesreçues, ôta l’écriteau cloué à la porte et félicita Ordinov pourson amour de la science. Il lui promit de s’occuper lui-même de sonservice. Ordinov déclara qu’il emménagerait dans la soirée, puis ilreprit le chemin de son ancienne chambre. Mais en route ilréfléchit et tourna du côté opposé. L’audace lui revenait, et ilsourit en lui-même de sa curiosité. La route, dans son impatience,lui parut très-longue. Il parvint enfin à l’église de la veille. Onofficiait. Il choisit une place d’où il pût voir tous lesfidèles : mais ceux qu’il cherchait n’y étaient pas. Après unelongue attente, il sortit, un peu honteux. Il s’entêta fortement àtâcher de fixer son esprit sur des sentiments indifférents pourchanger le cours de ses pensées. Et comme il réfléchissait auxbanalités de la vie, il vint à songer que c’était l’heure du dîner.Effectivement, il avait faim. Il entra donc dans le restaurant oùil avait déjà dîné la veille : plus tard il ne se souvint pascomment il en était sorti. Longtemps et inconsciemment il erra àtravers les rues, les ruelles pleines de gens et les places vides,et parvint à un endroit complètement désert, sans maisons et oùs’étendaient des champs jaunissants. Le calme mortel du lieu, enlui donnant une sensation nouvelle ou dès longtemps oubliée, lerappela à lui. La journée était sèche, il gelait : unvéritable octobre pétersbourgeois. À quelque distance, on voyaitune izba, tout auprès deux meules de foin ; un petit chevalcrépu, la tête basse et la lèvre pendante, se tenait, dételé, prèsd’une charrette et semblait méditer. Un chien de garde, engrondant, rongeait un os auprès d’une roue cassée. Un enfant detrois ans, vêtu seulement d’une chemise, en grattant sa tête blondeet touffue, considérait avec étonnement le citadin égaré dans cesparages. Derrière l’izba s’étendaient des champs et des potagers.Au bout des cieux bleus, des bois sombres ; du côté opposéaccouraient des nuages de neiges amoncelées : on eût ditqu’ils chassaient devant eux des bandes d’oiseaux migrateurs, sanscri, et l’un après l’autre enfilant le ciel. Tout était calme, toutétait empreint d’une tristesse solennelle, tout souffrait de lasecrète et navrante venue de la nuit… Ordinov s’en alla plus loin,plus loin encore. Mais enfin la solitude lui pesa. Il rentra dansla ville, et soudain il entendit les puissants accents de la clocheappelant à la prière du soir. Il doubla le pas, et bientôt il entrade nouveau dans l’église qui depuis un jour lui était sifamilière.

L’inconnue s’y trouvait déjà.

Elle était agenouillée près de l’entrée, dansla foule des fidèles. Ordinov se fraya un chemin à travers lesrangs serrés des mendiants, des vieilles femmes déguenillées, desmalades et des infirmes qui attendaient l’aumône à la porte, ets’agenouilla à côté de la jeune femme. Leurs vêtements setouchaient. Il entendait la respiration inégale qui s’échappaitavec une ardente prière de ses lèvres entr’ouvertes. Ses traits,comme la veille, trahissaient une émotion et une piété infinies.Comme la veille, des larmes ne cessaient de couler et de seconsumer sur les joues brûlantes, comme pour laver quelque terriblecrime. L’endroit était sombre. Par instants seulement la flammed’une lampe agitée par le vent éclairait d’une intermittente lueurle visage de l’inconnue dont chaque trait se gravait dans lamémoire d’Ordinov, dans son regard et dans son cœur. Enfin, n’ytenant plus, la poitrine convulsivement oppressée, il éclata ensanglots et heurta de sa tête en feu les dalles glacées. Iln’entendit, il ne sentit rien, sauf au cœur, comme s’il allaitcesser de battre, un spasme très-douloureux.

Était-ce la solitude qui avait développé enlui cette extrême impressionnabilité et laissé ainsi ses sens sansdéfense, comme à découvert ? S’était-elle amassée, cetteeffervescence, dans l’angoisse des insomnies sans bruit et sansair ? Avait-il fallu tous ces efforts désordonnés et toutesces impatientes émotions de l’esprit pour qu’enfin le cœur pûts’ouvrir, trouver une issue et prendre son élan ? Ou bienétait-ce simplement que l’heure eût sonné et que les choses dussents’accomplir ainsi, soudainement, comme dans un jour de chaleurétouffante le ciel s’obscurcit tout à coup, puis se décharge sur laterre altérée en pluie chaude qui suspend des perles aux branchesvermeilles, et froisse l’herbe des champs, et courbe au ras du solles corolles délicates des fleurs : mais au premier rayon dusoleil tout renaît, tout se relève, tout s’élance au-devant de lalumière et solennellement lui envoie jusqu’au ciel, pour fêtercette renaissance, d’abondants et doux effluves de joie et desanté… Ordinov ne pouvait se rendre compte de son état, il avait àpeine conscience de lui-même… Il ne s’aperçut presque pas de la finde l’office. Alors pourtant il se releva et suivit la jeune femme àtravers la foule des paroissiens qui se portaient vers l’entrée. Ilrencontra plus d’une fois son regard tranquille tout ensemble etétonné. Plus d’une fois arrêtée par les reflux de la foule, elle seretourna vers lui ; son étonnement s’accroissait visiblement,et tout à coup ses joues s’empourprèrent. Alors se montra levieillard qui la prit par la main. Ordinov subit de nouveau leregard moqueur et menaçant, et une sorte d’étrange rancune luiserra le cœur, Mais bientôt il perdit de vue les deux inconnus, et,rassemblant toute son énergie dans un effort surnaturel, ils’élança en avant et sortit de l’église.

L’air frais put à peine le rafraîchir. Sarespiration était difficile, il suffoquait. Son cœur battaitlentement et fortement à lui rompre la poitrine. Il chercha en vainà retrouver ses inconnus : ni dans la rue ni dans la ruelle,personne. Mais en sa tête naissait une pensée et se formait un deces plans décisifs et bizarres qui, bien qu’insensés, réussissenttoujours en de telles circonstances.

Le lendemain matin, à huit heures, il vint parla ruelle à la maison qu’habitaient le vieillard et la jeune femme,et entra dans une cour étroite, sale, infecte comme une fossed’ordures. Le dvornik [1], petit detaille, d’origine tartare, un homme d’environ vingt-cinq ans avecun visage vieilli et ridé, travaillait dans cette cour. Ils’arrêta, appuya son menton sur le manche de sa pelle en apercevantOrdinov, le regarda des pieds à la tête et lui demanda ce qu’ildésirait.

– Je cherche un logement, réponditOrdinov, d’un ton bref.

– Lequel ? demanda le dvornik avecun sourire.

Il regardait Ordinov comme s’il eût été aucourant de ses pensées.

– Je cherche une sous-location, réponditencore Ordinov.

– Sur cette cour-là il n’y en a pas, ditle dvornik en indiquant d’un regard malicieux une cour voisine.

– Et ici ?

– Ici non plus.

Et le dvornik se remit à son travail.

– Peut-être y en a-t-il tout de même,reprit Ordinov en lui glissant dans la main une pièce de vingtkopecks.

Le Tartare regarda Ordinov, prit la pièce, seremit de nouveau au travail et, après un silence,déclara :

– Non, il n’y a pas de logement.

Mais le jeune homme ne l’écoutait plus. Il sedirigeait, en marchant sur les planches fléchissantes et à demipourries qu’on avait jetées sur les flaques d’eau, vers l’uniqueentrée qui donnât sur cette cour noire, dégoûtante et croupie dansla boue. Au rez-de-chaussée vivait un pauvre fabricant decercueils. Dépassant l’atelier de ce « garçon d’esprit »,Ordinov s’engagea dans un escalier tournant, ruineux et glissant,et parvint à l’étage supérieur. En tâtonnant dans l’ombre, iltrouva une porte épaisse en bois non équarri et couverte de nattesd’osier en loques. Il chercha le loquet et le tourna. Il ne s’étaitpas trompé : devant lui se tenait le vieillard qui leregardait fixement, au comble de la surprise.

– Que veux-tu ? demanda-t-il d’unevoix rude et basse.

– Y a-t-il un logement ? murmuraOrdinov sans savoir exactement ce qu’il disait : derrière lesépaules du vieux il venait d’apercevoir la jeune femme.

Le vieillard, sans répondre, se mit à fermerla porte en poussant Ordinov dehors. Mais tout à coup Ordinoventendit la voix caressante de la jeune femme murmurer :

– Il y a une chambre.

– Je n’ai besoin que de très-peu deplace, dit Ordinov en se hâtant de rentrer et en s’adressant à labelle.

Mais il s’arrêta, stupéfait, en regardant sonfutur logeur. Sous ses yeux se jouait un drame muet. Le vieillardétait mortellement pâle, prêt à tomber inanimé. Il faisait pesersur la jeune femme un regard de plomb, immobile et perçant. Elleaussi pâlit d’abord, mais brusquement tout son sang lui monta auvisage, et ses yeux brillèrent d’un étrange éclat.

Elle conduisit Ordinov dans la piècevoisine.

Tout le logement se composait d’une seule etvaste chambre divisée par deux cloisons en trois parties. Duvestibule on passait dans une très-petite pièce. En face, dans lacloison, s’ouvrait une porte qui menait évidemment à la chambre àlouer. Elle était étroite, avec deux fenêtres bassestrès-rapprochées l’une de l’autre. Tout était embarrassé par lesmenus objets essentiels à un ménage. Tout était pauvre, mesquin,mais extrêmement propre. Une table en bois blanc, deux chaisesvulgaires, deux bancs le long du mur formaient tout le mobilier.Dans un coin l’on avait mis une grande image pieuse ornée d’unecouronne dorée et soutenue par une planche. Devant l’image brûlaitune lampe. La chambre à louer partageait avec la pièce voisine ungrand et incommode poêle russe. Il était clair que trois personnesne pouvaient vivre dans un tel logement.

Ils discutèrent les conditions. Mais leursvoix étaient entrecoupées, ils se comprenaient à peine. Ordinov, àdeux pas d’elle, entendait battre son cœur. Elle était tremblante,et à son émotion se mêlait une sorte de terreur. Enfin l’accord sefit. Le jeune homme déclara qu’il emménagerait aussitôt et revintau vieillard. Il se tenait encore près de la porte, debout ettoujours très-pâle, mais un sourire calme, un sourire réfléchis’était fait jour sur ses lèvres. En apercevant Ordinov, il fronçade nouveau le sourcil.

– As-tu un passe-port ? luidemanda-t-il brusquement, d’une voix haute et dure, tout en ouvrantla porte.

– Oui, répondit Ordinov un peudéconcerté.

– Qui es-tu ?

– Vassili Ordinov, noble, sans emploi. Jem’occupe de certains travaux, répliqua Ordinov, sur le même ton quele vieillard.

– Et moi aussi ; je suis IliaMourine, mechtchanine [2]. C’estassez, va-t’en.

Une heure plus tard, Ordinov était installé, àson propre étonnement, – et à celui de M. Schpis, quicommençait à soupçonner, avec sa douce Tinchen, que son locataires’était moqué de lui. Ordinov ne comprenait guère comment tout celaavait pu arriver, mais il ne tenait pas à le comprendre.

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