Lettres choisies

Lettres choisies

de Madame de Sévigné 1. – À Bussy-Rabutin Des Rochers, le dimanche 15ème mars1648. Je vous trouve un plaisant mignon de ne m’avoir pas écrit depuis deux mois. Avez-vous oublié qui je suis,et le rang que je tiens dans la famille ? Ah ! vraiment,petit cadet, je vous en ferai bien ressouvenir ; si vous me fâchez, je vous réduirai au lambel. Vous savez que je suis sur la fin d’une grossesse, et je ne trouve en vous non plus d’inquiétude de ma santé que si j’étais encore fille. Eh bien, je vous apprends,quand vous en devriez enrager, que je suis accouchée d’un garçon, à qui je vais faire sucer la haine contre vous avec le lait, et que j’en ferai encore bien d’autres, seulement pour vous faire des ennemis. Vous n’avez pas eu l’esprit d’en faire autant, le beau faiseur de filles. Mais c’est assez vous cacher ma tendresse, mon cher cousin ; le naturel l’emporte sur la politique. J’avais envie de vous gronder de votre paresse depuis le commencement de ma lettre jusqu’à la fin ; mais je me fais trop de violence, et il en faut revenir à vous dire que M. de Sévigné et moi vous aimons fort, et que nous parlons souvent du plaisir qu’il y a d’être avec vous. 2. – À Ménage À Paris, juin-juillet 1652 ? Je vous dis encore une fois que nous ne nous entendons point, et vous êtes bien heureux d’être éloquent, car sans cela tout ce que vous m’avez mandé ne vaudrait guère. Quoique cela soit merveilleusement bien arrangé, je n’en suis pourtant pas effrayée, et je sens ma conscience si nette de ce que vous me dites que je ne perds pas espérance de vous faire connaître sa pureté.C’est pourtant une chose impossible, si vous ne m’accordez une visite d’une demi-heure ; et je ne comprends pas par quel motif vous me la refusez si opiniâtrement. Je vous conjure encore une fois de venir ici, et puisque vous ne voulez pas que ce soit aujourd’hui, je vous supplie que ce soit demain. Si vous n’y venez,peut-être ne me fermerez-vous pas votre porte, et je vous poursuivrai de si près que vous serez contraint d’avouer que vous avez un peu de tort. Vous me voulez cependant faire passer pou ridicule, en me disant que vous n’êtes brouillé avec moi qu’à cause que vous êtes fâché de mon départ. Si cela était ainsi, je mériterais les Petites-Maisons et non pas votre haine. Mais il y a toute différence, et j’ai seulement peine à comprendre que, quand on aime une personne et qu’on la regrette, il faille, à cause de cela, lui faire froid au dernier point, les dernières fois que l’on la voit. Cela est une façon d’agir tout extraordinaire, et comme je n’y étais pas accoutumée, vous devez excuser ma surprise. Cependant je vous conjure de croire qu’il n’y a pas un de ces anciens et nouveaux amis dont vous me parlez, que j’estime ni que j’aime tant que vous. C’est pourquoi, devant que de vous perdre, donnez-moi la consolation de vous mettre dans votre tort, et de dire que c’est vous qui ne m’aimez plus. CHANTAL. Monsieur, Monsieur Ménage. 3. – À Pomponne À Paris, lundi 1er décembre1664. Il y a deux jours que tout le monde croyait que l’on voulait tirer l’affaire de M. Foucquet en longueur ; présentement, ce n’est plus la même chose. C’est tout le contraire : on presse extraordinairement les interrogations. Ce matin Monsieur le Chancelier a pris son papier,et a lu, comme une liste, dix chefs d’accusation, sur quoi il ne donnait pas le loisir de répondre. M. Foucquet a dit :« Monsieur, je ne prétends point tirer les choses en longueur,mais je vous supplie de me donner loisir de répondre. Vous m’interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas écouter ma réponse ; il m’est important que je parle. Il y a plusieurs articles qu’il faut que j’éclaircisse, et il est juste que je réponde sur tous ceux qui sont dans mon procès. » Il a donc fallu l’entendre, contre le gré des malintentionnés ; car il est certain qu’ils ne sauraient souffrir qu’il se défende si bien.Il a fort bien répondu sur tous les chefs. On continuera de suite,et la chose ira si vite que je crois que les interrogations finiront cette semaine. Je viens de souper à l’hôtel de Nevers ;nous avons bien causé, la maîtresse du logis et moi, sur ce chapitre. Nous sommes dans des inquiétudes qu’il n’y a que vous qui puissiez comprendre, car pour toute la famille du malheureux, la tranquillité et l’espérance y règnent. On dit que M. de Nesmond a témoigné en mourant que son plus grand déplaisir était de n’avoir pas été d’avis de la récusation de ces deux juges, que s’il eût été à la fin du procès, il aurait réparé cette faute, qu’il priait Dieu qu’il lui pardonnât celle qu’il avait faite. Je viens de recevoir votre lettre ; elle vaut mieux que tout ce que je puis jamais écrire. Vous mettez ma modestie à une trop grande épreuve en me mandant de quelle manière je suis avec vous et avec notre cher solitaire. Il me semble que je le vois et que je l’entends dire ce que vous me mandez. Je suis au désespoir que ce ne soit pas moi qui ai dit la Métamorphose de Pierrot en Tartuffe. Cela est si naturellement dit que, si j’avais autant d’esprit que vous m’en croyez, je l’aurais trouvé au bout de ma plume. Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très vraie et qui vous divertira. Le Roi se mêle depuis peu de faire des vers ;MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comme il s’y faut prendre. Il fit l’autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le maréchal, je vous prie lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si impertinent. Parce qu’on sait que depuis peu j’aime les vers, on m’en apporte de toutes les façons. » Le maréchal, après avoir lu, dit au Roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses ; il est vrai que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. » Le Roi se mit à rire, et lui dit : « N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat ? – Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom. – Oh bien ! dit le Roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ; c’est moi qui l’ai fait. –Ah ! Sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me le rende ; je l’ai lu brusquement. – Non, monsieur le maréchal ; les premiers sentiments sont toujours les plus naturels. » Le Roi a fort ri de cette folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l’on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des réflexions, je voudrais que le Roi en fît là-dessus, et qu’il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité. Nous sommes sur le point d’en voir une bien cruelle, qui est le rachat de nos rentes sur un pied qui nous envoie droit à l’hôpital. L’émotion est grande, mais la dureté l’est encore plus. Ne trouvez-vous point que c’est entreprendre bien des choses à la fois ? Celle qui me touche le plus n’est pas celle qui me fait perdre une partie de mon bien. Mardi 2 décembre. M. Foucquet a parlé aujourd’hui deux heures entières sur les six millions ; il s’est fait donner audience. Il a dit des merveilles ; tout le monde en était touché, chacun selon son sentiment. Pussort faisait des mines d’improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de bien.Quand M. Foucquet a eu cessé de parler, Pussort s’est levé impétueusement, et a dit : « Dieu merci, on ne se plaindra pas qu’on ne l’ait laissé parler tout son soûl. » Que dites-vous de ces belles paroles ? Ne sont-elles pas d’un fort bon juge ? On dit que le Chancelier est fort effrayé de l’érysipèle de M. de Nesmond, qui l’a fait mourir ;il craint que ce ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvait lui donner les sentiments d’un homme qui va paraître devant Dieu,encore serait-ce quelque chose, mais il faut craindre qu’on ne dise de lui comme d’ Argant : E mori come visse. Mercredi 3 décembre. Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement bien, que plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer. M. Renard entre autres a dit :« Il faut avouer que cet homme est incomparable. Il n’a jamais si bien parlé dans le Parlement ; il se possède mieux qu’il n’a jamais fait. » C’était encore sur les six millions et sur ses dépenses. Il n’y a rien d’admirable comme tout ce qu’il a dit là-dessus. Je vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de l’interrogation, et je continuerai encore jusqu’au bout. Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne la chose du monde que je souhaite le plus ardemment !Adieu, mon cher Monsieur ; priez notre solitaire de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur,et par modestie, j’y joins madame votre femme.

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