Lettres portugaises

Lettres portugaises

de Gabriel de Guilleragues

Chapitre 1 PREMIERE LETTRE

Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah malheureux ! tu as été trahi, et tu m’as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs, ne te cause présentement qu’un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu’à la cruauté de l’absence, qui le cause. Quoi ? cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu’elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux, dans lesquels je voyais tant d’amour et qui me faisaient connaître des mouvements, qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage, qu’à pleurer sans cesse, depuis que j’appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement, qui m’est si insupportable, qu’il me fera mourir en peu de temps. Cependant il me semble que j’ai quelque attachement pour des malheurs, dont vous êtes la seule cause : Je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu : et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant. J’envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent pour toute récompense de tant d’inquiétudes, qu’un avertissement trop sincère, que me donne ma mauvaise fortune, qui ala cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit àtous moments : Cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumervainement, et de chercher un Amant que tu ne verras jamais ;qui a passé les Mers pour te fuir, qui est en France au milieu desplaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui tedispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucungré ? Mais non, je ne puis me résoudre à juger siinjurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier: Je ne veux point m’imaginer que vous m’avez oubliée. Ne suis-jepas assez malheureuse sans me tourmenter par de fauxsoupçons ? Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plussouvenir de tous les soins que vous avez pris de me témoigner del’amour ? J’ai été si charmée de tous ces soins, que je seraisbien ingrate, si je ne vous aimais avec les mêmes emportements, quema Passion me donnait, quand je jouissais des témoignages de lavôtre. Comment se peut-il faire que les souvenirs des moments siagréables, soient devenus si cruels ? et faut-il que contreleur nature, ils ne servent qu’à tyranniser mon coeur ?Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état :il eut des mouvements si sensibles qu’il fit, ce semble, desefforts pour se séparer de moi, et pour vous aller trouver : Je fussi accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plusde trois heures abandonnée de tous mes sens : je me défendis derevenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puisla conserver pour vous, je revis enfin, malgré moi, la lumière, jeme flattais de sentir que je mourais d’amour ; et d’ailleursj’étais bien aise de n’être plus exposée à voir mon coeur déchirépar la douleur de votre absence. Après ces accidents, j’ai eubeaucoup de différentes indispositions : mais, puis-je jamais êtresans maux, tant que je ne vous verrai pas ? Je les supportecependant sans murmurer, puisqu’ils viennent de vous. Quoi ?est-ce là la récompense, que vous me donnez, pour vous avoir sitendrement aimé ? Mais il n’importe, je suis résolue à vousadorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne ; et je vousassure que vous ferez bien aussi de n’aimer personne. Pourriez-vousêtre content d’une Passion moins ardente que la mienne ? Voustrouverez, peut-être, plus de beauté (vous m’avez pourtant ditautrefois, que j’étais assez belle) mais vous ne trouverez jamaistant d’amour, et tout le reste n’est rien. Ne remplissez plus voslettres de choses inutiles, et ne m’écrivez plus de me souvenir devous. Je ne puis vous oublier, et je n’oublie pas aussi, que vousm’avez fait espérer, que vous viendriez passer quelque temps avecmoi. Hélas ! pourquoi n’y voulez-vous pas passer toute votrevie ? S’il m’était possible de sortir de ce malheureuxCloître, je n’attendrais pas en Portugal l’effet de vos promesses :j’irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, etvous aimer par tout le monde : je n’ose me flatter que cela puisseêtre, je ne veux point nourrir une espérance, qui me donneraitassurément quelque plaisir, et je ne veux plus être sensible qu’auxdouleurs. J’avoue cependant que l’occasion, que mon frère m’adonnée de vous écrire, a surpris en moi quelques mouvements dejoie, et qu’elle a suspendu pour un moment le désespoir, où jesuis. Je vous conjure de me dire, pourquoi vous vous êtes attaché àm’enchanter, comme vous avez fait, puisque vous saviez bien quevous deviez m’abandonner ? Et pourquoi avez-vous été siacharné à me rendre malheureuse ? que ne me laissiez-vous enrepos dans mon Cloître ? vous avais-je fait quelqueinjure ? Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien: je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j’accuseseulement la rigueur de mon Destin. Il me semble qu’en nousséparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvionscraindre ; il ne saurait séparer nos coeurs ; l’amour quiest plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vousprenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je méritebien que vous preniez quelque soin de m’apprendre l’état de votrecoeur, et de votre fortune, surtout venez, me voir. Adieu, je nepuis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudraisbien avoir le même bonheur : Hélas ! insensée que je suis, jem’aperçois bien que cela n’est pas possible. Adieu, je n’en puisplus. Adieu, aimez-moi toujours ; et faites-moi souffrirencore plus de maux.

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