L’Évangéliste

L’Évangéliste

d’ Alphonse Daudet

À L’ÉLOQUENT ET SAVANT PROFESSEUR

J. M. Charcot

Médecin de la Salpêtrière.

Je dédie cette Observation.

A. D.

Chapitre 1 GRAND’MÈRE

C’est un retour de cimetière, au jour tombant,dans une petite maison de la rue du Val-de-Grâce. On vient d’enterrer grand’mère ; et, la porte poussée, les amis partis,restées seules dans l’étroit logis où le moindre objet leur rappelle l’absente, et qui depuis quelques heures semble agrandi,Mme Ebsen et sa fille sentent mieux toute l’horreur de leur chagrin. Même là-bas, à Montparnasse, quand la terre s’ouvrait et leur prenait tout, elles n’avaient pas aussi vivement qu’à ce coin de croisée, devant ce fauteuil vide, la notion de l’irréparable, l’angoisse de l’éternelle séparation. C’est comme si grand’mère venait de mourir une seconde fois.

Mme Ebsen est tombée sur une chaise et n’en bouge plus, affaissée dans son deuil de laine, sans même la force de quitter son châle, son chapeau dont le grand voile de crêpe se hérisse en pointes raides au-dessus de sa bonne large figure toute bouillie de larmes. Et se mouchant bien fort,épongeant ses yeux gonflés, elle énumère à haute voix les vertus de celle qui est partie, sa bonté, sa gaieté, son courage, elle y mêle des épisodes de sa propre vie, de celle de sa fille ; si bien qu’un étranger admis à ce vocero bourgeois connaîtrait àfond l’histoire de ces trois femmes, saurait que M. Ebsen, uningénieur de Copenhague, ruiné dans les inventions, est venu àParis, il y a vingt ans, pour un brevet d’horloge électrique, queça n’a pas marché comme on voulait, et que l’inventeur est mort,laissant sa femme seule à l’hôtel avec la vieille maman, et pauvreà ne savoir comment faire ses couches.

Ah ! sans grand’mère, alors, qu’est-cequ’on serait devenu, sans grand’mère et son vaillant petit crochet,qu’elle accélérait jour et nuit, travaillant des nappes, des jetésde guipure à la main, très peu connus à Paris en ce temps-là, etque la vieille Danoise allait offrir bravement dans les magasins depetits ouvrages. Ainsi elle a pu faire marcher la maison, donnerune bonne nourrice à la petite Éline ; mais il en a fallu deces ronds, de ces fines dentelles à perdre les yeux. Chère, chèregrand’mère… Et le vocero se déroule, coupé de sanglots, demots enfantins qui reviennent à la bonne femme avec sa douleurd’orpheline et auxquels l’accent étranger, son lourd français deCopenhague, que vingt ans de Paris n’ont pu corriger, donne quelquechose d’ingénu, d’attendrissant.

Le chagrin de sa fille est moins expansif.Très pâle, les dents serrées, Éline s’active dans la maison, avecson air paisible, ses gestes sûrs un peu lents, sa taille pleine etsouple dans la triste robe noire qu’éclairent d’épais cheveuxblonds et la fleur de ses dix-neuf ans. Sans bruit, en ménagèreadroite, elle a ranimé le feu couvert qui mourait de leur longueabsence, tiré les rideaux, allumé la lampe, délivré le petit salondu froid et du noir qu’elles ont trouvés là en rentrant ;puis, sans que la mère ait cessé de parler, de sangloter, elle ladébarrasse de son chapeau, de son châle, lui met des pantouflesbien chaudes à la place de ses bottines toutes trempées et lourdesde la terre des morts, et par la main, comme un enfant, l’emmène etl’assied devant la table où fume la soupière à fleurs entre deuxplats apportés du restaurant. Mme Ebsen résiste.Manger, ah bien ! oui. Elle n’a pas faim ; puis la vue decette petite table, ce troisième couvert qui manque…

« Non, Lina, je t’en prie.

– Si, si, il le faut. »

Éline a tenu à dîner là dès le premier soir, àne rien changer à leurs habitudes, sachant que le lendemain ellesseraient plus cruelles à reprendre. Et comme elle a sagement fait,cette douce et raisonnable Lina ! Voici déjà que la tiédeur del’appartement, qui se ranime à la double clarté de la lampe et dufeu, pénètre ce pauvre cœur tout transi. Comme il arrive toujoursaprès ces crises épuisantes, Mme Ebsen mange d’unfarouche appétit ; et peu à peu ses idées, sans changerd’objet, se modifient et s’adoucissent. C’est sûr qu’on a tout faitpour que grand’mère fût heureuse, qu’elle ne manquât de rienjusqu’à son dernier jour. Et quel soulagement en ces minuteseffroyables de se sentir entouré de tant de sympathies ! Quede monde au modeste convoi ! La rue en était toute noire. Deses anciennes élèves, Léonie d’Arlot, la baronne Gerspach, Paule etLouise de Lostande, pas une qui ait manqué. Même on a eu ce que lesriches n’obtiennent aujourd’hui ni pour or ni pour argent, undiscours du pasteur Aussandon, le doyen de la faculté de théologie,Aussandon, le grand orateur de l’Église réformée, et que, depuisquinze ans, Paris n’avait pas entendu. Que c’était beau ce qu’il adit de la famille, comme il était ému en parlant de cette vaillantegrand’mère, s’expatriant, déjà âgée, pour suivre ses enfants, nepas les quitter d’un jour.

« Oh ! pas d’unchur… » soupire Mme Ebsen, à qui lesparoles du pasteur arrachent en souvenir de nouvelles larmes ;et prenant à pleins bras sa grande fille, qui s’est approchéed’elle pour essayer de la calmer, elle l’étreint et crie :« Aimons-nous bien, ma Linette, ne nous quittonsjamais. » Tout contre elle, avec une longue caresse appuyéesur ses cheveux gris, Éline répond tendrement, mais très bas, pourne pas pleurer : « Jamais ! tu sais bien,jamais… »

La chaleur, le repas, trois nuits sans sommeilet tant de larmes ! Elle dort à présent, la pauvre mère. Élineva et vient sans bruit, lève la table, range un peu la maison quece départ affreux et brusque a bouleversée. C’est sa façond’engourdir son chagrin, dans une activité matérielle. Mais arrivéeà cette embrasure de fenêtre au rideau constamment relevé, où lavieille femme se tenait tout le jour, le cœur lui manque pourserrer ces menus objets qui gardent la trace d’une habitude etcomme l’usure des doigts tremblants qui les maniaient, les ciseaux,les lunettes sorties de leur étui marquant la page d’un volumed’Andersen, le crochet en travers d’un ouvrage commencé débordantdu tiroir de la petite table, et le bonnet de dentelle posé surl’espagnolette, ses brides mauves dénouées et pendantes.

Éline s’arrête et songe.

Toute son enfance tient dans ce coin. C’est làque grand’mère lui a appris à lire et à coudre.

Pendant que Mme Ebsen couraitdehors pour ses leçons d’allemand, la petite Lina restait assisesur ce tabouret aux pieds de la vieille Danoise qui lui parlait deson pays, lui racontait les légendes du Nord, lui chantait lachanson de mer du « roi Christian », car son mari avaitété capitaine de navire. Plus tard, quand Éline a su gagner sa vieà son tour, c’était encore là qu’elle s’installait en rentrant.Grand’mère, la trouvant à sa place de fillette, continuait à luiparler avec la même tendresse protégeante ; et dans cesdernières années, l’esprit de la vieille femme s’affaiblissant unpeu, il lui arrivait de confondre sa fille avec sa petite-fille,d’appeler Lina « Élisabeth », du nom deMme Ebsen, de lui parler de son mari défunt,brouillant ainsi leurs deux personnalités qui n’étaient dans soncœur qu’une seule et même affection, une maternité double. Un motla ramenait doucement ; alors elle se mettait à rire.Oh ! ce rire angélique, ce rire d’enfant entre les coques dupetit bonnet, c’est fini, Éline ne le verra plus. Et cette idée luiprend tout son courage. Ses larmes, qu’elle comprime depuis lematin à cause de sa mère et aussi par pudeur, par délicatesse,parce que tout cet apitoiement autour d’elle la gênait, ses larmess’échappent violemment, avec des sanglots, avec des cris, et ellese sauve en suffoquant dans la pièce à côté.

Ici, la fenêtre est grande ouverte. La nuitentre, traversée de coups de vent mouillés qui secouent la clairelune de mars, l’éparpillent toute blanche sur le lit défait, lesdeux chaises encore en face l’une de l’autre, où le cercueils’allongeait ce matin pendant l’allocution du pasteur, faite àdomicile, selon le rite luthérien. Pas de désordre dans cettechambre de mort, rien de ces apprêts qui révèlent le longalitement, les horreurs de la maladie. On sent la surprise,l’anéantissement de l’être en quelques heures ; et grand’mère,qui n’entrait guère ici que pour dormir, y a trouvé un sommeil plusprofond, une nuit plus longue, voilà tout. Elle n’aimait pas cettechambre, « trop triste », disait-elle, qu’emplissait lesilence ennemi des vieillards et d’où l’on ne voyait que desarbres, le jardin de M. Aussandon, puis celui des sourds-muetsderrière et le clocher de Saint-Jacques-du-Haut-Pas ; rien quede la verdure sur des pierres, le vrai charme de Paris, mais laDanoise préférait son petit coin avec le mouvement et la vie de larue. Est-ce pour cela, est-ce l’effet de ce ciel profond, houleuxet par place écumeux comme une mer ? Éline, ici, ne pleureplus. Par cette fenêtre ouverte, sa douleur monte, s’élargit, serassérène. Il lui semble que c’est le chemin qu’a pris la chère viedisparue ; et son regard cherche là-haut, vers les nuéesfloconnantes, vers les pâles éclaircies ouvrant le ciel.

« Mère, es-tu là ? Mevois-tu ? »

Tout bas, longtemps, elle l’appelle, lui parleavec des intonations de prière… Puis l’heure sonne à Saint-Jacques,au Val-de-Grâce, les arbres dépouillés frissonnent au vent denuit ; un sifflet de chemin de fer, la corne du tramwaypassent sur le grondement continu de Paris… Éline quitte le balconauquel elle accoudait sa prière, ferme la croisée, rentre dans lesalon où la mère dort toujours son sommeil d’enfant secoué de grossoupirs ; et devant cette honnête physionomie, aux rides debonté, aux yeux rapetissés de larmes, Lina pense à l’abnégation, audévouement de cette excellente créature, au lourd fardeau defamille qu’elle a si vaillamment, si joyeusement porté :l’enfant à élever, la maison à nourrir, des responsabilitésd’homme, et jamais de colère, jamais une plainte. Le cœur de lajeune fille déborde de tendresse, de reconnaissance ; elleaussi se dévouera toute à sa mère, et encore une fois elle lui jure« de l’aimer bien, de ne la quitter jamais. »

Mais on frappe à la porte doucement. C’est unepetite fille de sept à huit ans, en tablier noir d’écolière, lescheveux plats noués presque sur le front d’un ruban clair.« C’est toi, Fanny, » dit Éline sur le seuil, de peur deréveiller Mme Ebsen, « il n’y a pas de leçonce soir.

– Oh ! je le sais bien,mademoiselle, » – et l’enfant coule un regard curieux vers laplace de grand’mère pour voir comment c’est quand on est mort, –« je le sais bien, mais papa a voulu que je monte tout de mêmeet que je vous embrasse à cause de votre grand chagrin.

– Oh ! petite gentille… »

Elle prend à deux mains la tête de l’enfant,la serre avec une vraie tendresse : « Adieu, ma Fanny, tureviendras demain… Attends que je t’éclaire, l’escalier est toutnoir. » En se penchant, la lampe haute, pour guider jusqu’à saporte la fillette qui loge au-dessous, elle aperçoit quelqu’undebout dans l’ombre qui attend.

« C’est vous, monsieur Lorie ?

– Oui, mademoiselle, c’est moi, je suis là…Dépêche-toi, Fanny. » Et timide, les yeux levés vers cettebelle fille blonde dont la chevelure s’évapore en rayons sous lalampe, il explique dans une longue phrase, fignolée, enveloppéecomme un bouquet de deuil de première classe, qu’il n’a pas osévenir lui-même apporter à nouveau le tribut… le tribut de sescondoléances ; puis brusquement, rompant toute cette banalitésolennelle : « De tout mon cœur avec votre peine,mademoiselle Éline.

– Merci, monsieur Lorie. »

Il prend l’enfant par la main, Éline rentrechez elle ; et les deux portes au rez-de-chaussée et aupremier se referment du même mouvement comme sur une émotionpareille.

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