L’Homme au masque de fer

L’Homme au masque de fer

d’ Arthur Bernède
Partie 1
L’ENFANT DU MYSTÈRE

Chapitre 1 LA SURPRISE DU CARDINAL

À l’époque où commence cette histoire,c’est-à-dire au début du printemps de l’année 1637, le cardinal de Richelieu avait atteint l’apogée de sa puissance.

Déjà gravement atteint par la maladie qui devait quelques années plus tard le conduire au tombeau, on eût dit qu’il n’avait plus qu’à se reposer sur ses lauriers encore rouges du sang des victimes qu’il avait cru devoir immoler pour le triomphe de ses idées et de sa cause.

Il n’en était rien. Jamais encore le grand cardinal n’avait déployé, mais en secret cette fois, une activité plus fébrile ; car jamais encore, peut-être, aucun problème aussi troublant ne s’était posé à son esprit, sous la forme de cette question :

– Que va devenir la couronne de France ?

La reine Anne d’Autriche, en effet, n’avait pas encore donné d’héritier à la couronne. Or les médecins avaient déclaré qu’elle n’était point stérile et qu’elle était, au contraire, capable d’avoir de beaux et nombreux enfants.

C’était donc le roi, qu’il fallait rendre responsable de cette non-paternité qui préoccupait si vivement l’homme rouge, tant il redoutait, faute d’héritier direct de la couronne, de voir son ennemi le plus acharné, Gaston d’Orléans,succéder à son frère.

Richelieu avait beau imaginer les projets les plus divers, il ne trouvait aucune solution à un état de choses quine pouvait que se résoudre par sa propre perte, et par la ruine de toute sa politique.

Ce jour-là, Richelieu, suivant son habitude,se promenait, après son frugal repas de midi, dans les splendides jardins de sa résidence de Rueil située à deux lieues environ deParis.

Toujours escorté de ses gardes, car, depuisqu’il avait failli, un soir, sur la route de Saint-Germain, êtreenlevé de vive force par un groupe de cavaliers masqués, Richelieu,même dans son parc, ne sortait jamais sans escorte, tant ilcraignait un nouveau coup de force de la part d’adversaires quin’avaient point désarmé. Ses gardes le suivaient à une distancerespectueuse, mais suffisante pour qu’ils pussent l’entourer à lamoindre alerte.

Après s’être assis quelques instants sur unbanc, à l’ombre de grands tilleuls qui étendaient au-dessus de sonfront l’ombre de leurs larges feuilles, vêtu comme toujours de soncamail rouge, sur lequel tranchait la blancheur d’un large col endentelles fermé par deux glands d’or et le bleu moiré du largeruban de la croix du Saint-Esprit, coiffé de la barrette, d’oùs’échappaient ses longs cheveux grisonnants, le cardinal se levapour continuer sa promenade méditative.

Il s’arrêta tout à coup et dit au capitaine deses gardes, un reître au visage balafré, abrité par un largechapeau de feutre orné d’une immense plume rouge :

– Quel est ce gentilhomme qui s’avancelà-bas ?

– Éminence, c’estM. de Durbec.

– C’est juste ! fit le cardinal, jene l’avais pas reconnu. Décidément, ma vue baisse…

Et il soupira :

– Qu’il est donc pénible de vieillir,quand on aurait encore tant besoin de sa jeunesse !

M. de Durbec, gentilhomme de misefort élégante, au profil aristocratique, au regard tout brûlantd’une flamme qui n’exprimait pas la bonté, s’immobilisa à quelquespas du cardinal et, s’inclinant devant le maître, il attendit quecelui-ci lui donnât l’ordre d’approcher.

Richelieu le toisa un instant, comme s’iléprouvait envers ce personnage une méfiance doublée d’un certainmépris. Enfin, il l’invita de la main à s’avancer vers lui.

M. de Durbec obéit ; il allaitadresser au cardinal un nouveau salut, quand celui-ci, d’un tonimpérieux, lui dit :

– Sans doute, monsieur, pour vous êtrepermis d’interrompre ma promenade, m’apportez-vous d’importantesnouvelles ?

– Oui, Éminence ! Des nouvelles queje ne puis communiquer à nul autre.

Le ministre secoua la tête et dit à soninterlocuteur :

– Soit ! monsieur !suivez-moi.

Il se dirigea vers un petit pavillon, aucentre d’une pelouse fleurie. Il poussa une porte qui donnait accèsà une pièce octogonale pauvrement décorée et uniquement meubléed’une table, d’un grand fauteuil et de quelques sièges.

Le cardinal fit passer devant luiM. de Durbec. Tandis que les gardes de son escorteentouraient le pavillon, Richelieu, refermant la porte, prit placedans le fauteuil et dit :

– Maintenant, monsieur, parlez !

– Éminence, conformément à la mission quevous m’aviez donnée de surveiller discrètement Sa Majesté la reine,j’ai établi autour du couvent du Val-de-Grâce, où Sa Majesté vientde se rendre pour y faire une retraite de plusieurs semaines, toutun réseau d’informateurs par lequel je viens d’apprendre que SaMajesté ne se trouvait plus dans ce couvent.

Malgré toute sa maîtrise de lui-même,Richelieu ne put réprimer un tressaillement.

– Sa Majesté n’est plus auVal-de-Grâce ?

– Non, Éminence, elle en est partiedepuis plusieurs jours avec la complicité de la mère abbesse qui,dans toute cette affaire, a joué un rôle des plus suspects.

D’un geste nerveux, Richelieu coupa la paroleà M. de Durbec.

– Avez-vous pu connaître l’endroit oùs’était retirée la reine ?

– Oui, Éminence ! Dans unegentilhommière qui se trouve à un quart de lieue du château deChevreuse.

– Avez-vous pu découvrir le motif decette fugue ?

– Oui, Éminence ! Sa Majesté est surle point de devenir mère.

La foudre fût tombée aux pieds du cardinalqu’elle n’eût sans doute pas produit sur lui un effet aussiimpressionnant.

D’un bond, il se leva et, les mains crispéessur les bras de son fauteuil, il s’exclama :

– Que me dites-vous là ?

– La vérité, Éminence.

Richelieu, qui devait avoir de bonnes raisonspour ne point mettre en doute la parole de son interlocuteur,reprit, comme s’il se parlait à lui-même :

– Il me paraît invraisemblable que depuissi longtemps la reine ait pu dissimuler sa grossesse aux yeux detous… Je sais bien que, depuis quelque temps, elle se plaignaitd’être malade et qu’elle évitait de paraître à toutes lesréceptions de la Cour…

» Enfin, monsieur Durbec, continuez votresurveillance, tenez-moi au courant de tout ce qui se passera,tâchez de connaître les intentions de la reine au sujet de cetenfant mystérieux, et faites en sorte de savoir, dès qu’il seravenu au monde, à qui on l’aura confié et à quel endroit on l’auraconduit.

» Je n’ajouterai qu’un mot : vousêtes dépositaire, monsieur de Durbec, d’un des plus graves secretsqui aient jamais existé. Votre tête répond de votre silence.

– Votre Éminence peut compter entièrementsur moi. D’ailleurs, elle m’a mis assez souvent à l’épreuve pourqu’elle soit tranquille à ce sujet.

Richelieu regarda son émissaire s’éloigner et,lourdement, comme accablé, se laissa retomber sur son fauteuil.

De qui peut bien être cet enfant sedemandait-il. Pour que la reine s’en aille accoucher aussiclandestinement, avec la complicité certaine de son amie laduchesse de Chevreuse, il faut qu’il lui soit impossible de faireaccepter au roi la paternité de ce rejeton qui ne peut donc êtreque le fruit d’un adultère. Cherchons quel peut bien en être lepère.

Le front du cardinal se plissa. Dans ses yeuxflamba une lueur étrange ; un sourire indéfinissableentrouvrit ses lèvres minces et décolorées, puis un nom luiéchappa :

– Mazarin !

Quel était donc cet homme sur lequel venait dese fixer la conviction du grand ministre ?

C’était un jeune Italien, très souple, trèsfin, fort élégant cavalier, à la voix chaude, insinuante, àl’esprit endiablé, à l’intelligence remarquable, que Richelieuavait remarqué quelque temps auparavant parmi les seigneursétrangers qui réussissaient, grâce à leur adresse, à se faufiler ensi grand nombre à la Cour de France.

Tout d’abord, il signore Mazarinin’avait guère plu au cardinal. Il trouvait qu’il se vantait un peutrop bruyamment de prouesses qu’il avait soi-disant accomplies enItalie, ainsi que des services plus ou moins illusoires que, dansce pays, il avait rendus à la France. Richelieu avait d’abord eul’impression que ce Mazarin n’était qu’un aventurier banal, capablede beaucoup plus de bruit que de besogne.

L’Italien ne s’était point tenu pour battu,car il était d’une opiniâtreté rare. Diplomate dans le fond del’âme, il se dit qu’il ne pourrait rien s’il ne conquérait lesbonnes grâces du cardinal. Il s’y employa de son mieux, évitant lesmoyens trop directs, prenant des chemins détournés, rendant çà etlà de menus services, faisant parvenir à celui dont il faisait lesiège des renseignements qui, sous leurs apparences insignifiantes,n’en étaient pas moins d’une qualité et d’une importance rares, sibien que Richelieu l’attacha à ses services, dans lesquels il netarda pas à se distinguer avec la discrétion, l’habileté, le doigtéd’un véritable prestidigitateur de la politique.

Richelieu ne tarda point à s’apercevoir queMazarin avait produit sur la reine Anne d’Autriche une impressionconsidérable. N’ignorant point que la reine, si outrageusementdélaissée par le roi Louis XIII, était au fond une grandeamoureuse, l’homme rouge s’était vite persuadé qu’Anne d’Autricheétait amoureuse du jeune Italien et, pour des motifs demeurésobscurs, au lieu de chercher à briser cette galante intrigue,l’avait favorisée, non point en l’encourageant d’une façon directequi n’eût point manqué d’être choquante, mais en rendant chaquejour de plus en plus importante la situation qu’il avait faite àMazarin auprès de lui.

Il n’avait pourtant pas prévu que cetteliaison, qui lui permettait de se tenir au courant de tout ce quise disait chez la reine, aboutirait au résultat que l’on venait delui annoncer.

Maintenant que son premier mouvement desurprise était passé, il semblait non point s’en affliger, mais, aucontraire, on eût dit qu’il s’en réjouissait intérieurement.

En effet, depuis longtemps, ses yeux n’avaientpas exprimé de satisfaction aussi vive ; ses traits tirés sedétendaient et, chose qui ne lui était pas arrivée depuis déjàplusieurs années, il se mit à frotter l’une contre l’autre lespaumes de ses mains longues et soignées.

– Allons, murmura-t-il, je crois que cefaquin de Mazarini est décidément appelé à jouer un rôle dansl’histoire de la France !

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