L’Homme en amour

L’Homme en amour

de Camille Lemonnier

 

Le médecin jouait avec son crayon d’or et m’a dit:« Un régime sédatif…» Non, ce n’est pas cela, ce n’est pas le mal qu’ils croient. Les nerfs sont pris, l’esprit aussi. Je ne l’ignore pas, et pourtant il y a autre chose.

Dans la rue j’ai haussé les épaules et déchiré l’ordonnance. Et puis une jolie enfant a passé. Elle m’a regardé. Je ne la connais pas, je ne l’ai jamais vue; cependant celle-là sait mieux que les médecins le mal que j’ai.

Peut-être je suis un homme très vieux. Je porte en mes os l’homme que j’étais déjà dans les lointains de la race. Oui, alors déjà j’étais possédé de ce mal ; mon sang âcrement brûlait. Et j’ai à peine trente ans.

Il y avait à la maison un beau vieillard vert, une espèce de géant qui touchait le plafond en levant les bras. Tout l’hiver il maillait des filets là-haut dans sa petite chambre sans feu.C’était un homme très doux qui aimait la pêche et la chasse. Vers le temps de l’automne, il s’en allait à notre maison des bois. Nous avions toujours du gibier en abondance. Et un jour j’entendis rire une des servantes. «&|160;Le vieux encore une fois est allé faire un enfant.&|160;» Je n’ai compris que plus tard.

Le Vieux rentrait un peu honteux quand commençaient à tomber les premières neiges. Mon père lui parlait rudement, très rouge, et tout de suite se taisait à l’approche de mon pas. Ma mère déjà était partie vers les stèles, à l’autre extrémité de la ville.

Avec le temps les voix s’apaisèrent. Je revois le beau vieillardme caressant avec les grandes mains dont il nouait ses cordes àfilets.

Mes souvenirs ne vont pas plus avant. J’étais un petitgarçon&|160;; j’avais une sœur, de huit ans mon aînée. Elle quittala maison pour se marier. Ce fut un trouble inexprimable pour moi.Je passai toute une nuit roulé dans son lit en pleurant etrespirant l’odeur de ses cheveux. Elle ne fut plus qu’une femme etje me sentis jaloux de mon beau-frère. Alors nous vécûmes à troisun peu de temps, le Vieux, mon père et moi. Quelquefois, pendantl’absence de celui-ci, un bruit étrange venait de la chambrelà-haut. Le Vieux riait d’un rire que je n’ai entendu à personne,un rire comme le hennissement d’un cheval à la saison d’amour. Ettantôt l’une tantôt l’autre des servantes descendait en criant uneinjure.

Puis on me mit en pension chez les Jésuites. Au bout d’un an, unmatin d’hiver, mon père arriva me demander au parloir. Il medit&|160;: «&|160;Ton grand-père est mort.&|160;» Je cruscomprendre que c’était un débarras pour la maison. Celui-là étaitun homme d’un autre âge, un fragment d’humanité encore voisine desfaunes avec des goûts de rapts, inoffensif au fond. Il eût dû vivreau coin d’un bois, près d’un fleuve, traquant la femelle et legibier. À soixante-dix ans, étant allé à l’automne dans la maisondes bois, il engrossa la femme d’un de nos paysans&|160;: cela,tout le monde le savait. Il y avait beaucoup de petits enfants auxalentours de la maison qui avaient son visage.

Je crois que je l’ai aimé plus que je n’aimai mon père. Il avaitl’air d’un grand buffle doux dans une étable domestique. Jem’amusais à tirer son gros nez et il m’apprit à tailler dessifflets dans les roseaux. Il ne connaissait que les petitesindustries rustiques et forestières, appeaux, collets, filets,emmanchage des bêches, affûtage des faux, etc. Il imitait leglapissement du renard, le grouinement du sanglier, le craquètementde la cigogne. Et il avait mangé, d’une goinfrerie d’ogre, une dessolides fortunes du pays. Je n’oublierai jamais la fière mine qu’ilavait sur son lit, entre les chandelles. Quand on l’eut mené aucimetière, il y eut un grand silence dans la maison.

Ce gros nez du Vieux, je l’ai aussi. Il paraît que c’était lenez de la lignée. Mon père, cependant, était mince de là et de toutle visage, une tête de robin aux yeux réfléchis et froids. Il netua qu’une fois dans sa vie&|160;; c’était à la chasse avec leVieux&|160;; une bête roula sous ses plombs&|160;; et ensuite il nerecommença plus. Mon grand-père m’avait laissé une canardière etdeux carabines. Jamais je n’y voulus toucher. Le sang écumeux etriche de la race ainsi devint un pâle ruisselet tranquille end’uniformes sites. Sans les écarts où s’altéra pour moi la nature,j’aurais eu le goût de mon père pour les besognes régulières etméticuleuses. Il parlait peu, s’habillait de noir, ne sortaitgénéralement qu’à la nuit. Il était grave et timide, sansexpansion. Il allait visiter deux fois le mois la stèle souslaquelle reposait ma mère. Je fus bien étonné d’apprendre plus tardqu’il demeura jusqu’au bout le client d’une maison aux volets clos.Et sa vie fut un modèle d’ordre et de probité.

Je tins de lui mes minuties d’esprit et mes pauvretésquotidiennes. Il pratiqua, je crois, un libertinage prudent avecl’intolérance de la licence d’autrui. Sa mère l’avait longtempscouvé avec une tendresse jalouse. Il eut une adolescence laitée ettiède comme une fille. À deux ans on l’habillait encore de tuniquessans sexe défini. Déjà le Vieux vivait d’une vie solitaire et libredans les bois. Ce ne fut qu’à la mort de ma grand’mère qu’il luifut rappelé qu’il avait un fils. Dans un petit chef-lieu deprovince, ayant à me cacher des autres et de moi-même, j’auraisfait comme mon père&|160;: je me serais glissé à la nuit, le colletde mon paletot remonté jusqu’aux yeux, dans les maisons à voletsfermés. J’ai préféré habiter les grandes villes, je n’ai pas dûrelever le collet de mon paletot. Je ne puis dire cependant quej’aie écouté les mouvements de la nature.

L’homme de ma race eût été plutôt le Vieux, celui qui àl’automne partait subodorer le gibier humain à la lisière des bois.Et sans doute il continua lui-même la lignée des robeurs de proieschaudes. Mais tandis qu’ils allaient en plaine, d’une mine haute,moi je me suis tapi derrière la haie et, avec de sournoisesconvoitises, j’ai regardé filer la bête qu’à pleins poumons ilsrelançaient. La Femme un jour entra en moi et depuis elle n’estplus partie. Je suis resté le possédé des nostalgies de son troubleamour.

Dans cette grande maison de mon père, il venait, au temps où masœur vivait encore avec nous, des petites filles de son âge,presque des jeunes filles. Elles étaient toujours curieuses deconnaître le frère, l’ami du même sang. Il y a là un attrait obscurdes sexes où pour la première fois le petit homme et la petitefemme futurs apprennent à se connaître. Il naît une contradictionde ne se croire que fraternels et de se désirer d’une ingénueardeur amoureuse.

J’aimai ainsi follement une grande fille que je ne vis jamaisque par un trou de serrure. Quelquefois ensemble, Ellen et elle semettaient en tête de me chercher dans la maison. Je me sauvais parl’escalier. Un jour elles montèrent au grenier. Je me cachai dansun panier à linge.

Et ensuite, à la pointe des pieds, je redescendais, j’allais mecoller contre la porte, l’œil à la serrure&|160;; je serais mort sitout à coup la porte s’était ouverte. La grande Dinah enfin s’enretournait et je baisais longuement la chaise sur laquelle elles’était assise. Elle aussi se maria un peu de temps aprèsEllen.

On nous avait appris la plus sévère décence. J’ignorai toujourscomment étaient faites les épaules de ma sœur. Sa chambre étaitéloignée de la mienne&|160;; une porte séparait ma chambre de cellede mon père et cette porte n’était jamais fermée. Quand ils’habillait, il tirait le paravent. Je n’ai jamais pu savoir s’ilm’aimait. Il veillait scrupuleusement à l’accomplissement de mesdevoirs religieux&|160;; il m’embrassait rarement&|160;; ilsemblait surtout préoccupé de faire de moi un jeune homme correct,à l’abri des tentations du péché.

C’était là un mot qui revenait souvent dans sesentretiens&|160;; je l’entendais aussi sur les lèvres du prêtre quitous les mois me confessait. Et je ne savais pas ce que c’était quele péché, je le redoutais dans tous les mouvements spontanés de masensibilité.

On m’apprit ainsi à me défier de la nature&|160;: elle ne s’enéveilla que plus activement. À douze ans je connus ma nudité, elleme devint la cause d’un secret plaisir. Et il arrivait que monpère, m’entendant soupirer, quelquefois entrait la nuit dans machambre et venait jusqu’à mon lit.

Je m’habituai à l’idée qu’il fallait réprimer ma joie, mesélans, le bruit de ma voix, les manifestations de l’être intérieur.Ellen une fois fut réprimandée pour m’avoir caressé troptendrement. Ce jour-là, je pleurai des larmes que j’ignoraisencore, comme pour une blessure très profonde de nos fibresviolemment séparées, une chose honteuse au fond de notre fraternitéet qui nous rendait étrangers. Je ne ressentis plus aux approchesd’Ellen qu’un sourd et inexplicable malaise. Je me cachai d’ellecomme de mon père. Mais à quelque temps de là, il me surprit uneaprès-midi derrière la porte, regardant la belle Dinah. Il me pritpar le bras, m’entraîna par l’escalier, m’enferma dans ma chambre.Et je ne revis plus la grande fille&|160;: ce fut à partir de cemoment que je l’aimai si follement.

Mon père fut ainsi l’une des causes de mon mal. Tant quej’habitai avec lui, je vécus d’une vie solitaire dans la maison etle jardin. Il n’y avait point de tableaux aux murs, nulle aimableimage qui eût pu me révéler la Beauté&|160;; et la porte de labibliothèque me restait défendue. On ne parlait jamais des organesde la vie qu’avec réticences&|160;; il sembla qu’il fût honteuxd’être un homme&|160;; et peut-être l’amour, pour mon père, demeurala faiblesse humiliante qu’il allait soulager dans la maison auxvolets clos. Je ne connus donc l’harmonie de la vie et la beauté demon corps qu’à travers la douleur de les sentir malfaisants,frappés de la réprobation divine et humaine. Mais alors déjà ilétait trop tard pour les aimer sans la pensée du péché. Et je fusl’enfant qui, pour avoir touché à sa chair, se croit voué à ladamnation.

Cela ne s’en alla jamais tout à fait. Il resta au fond de moi larougeur de la nudité de l’être et du nom par lequel on la nommechez l’homme et chez la femme. En soi, cependant, je n’y voyaisrien de répugnant&|160;: ce n’était qu’à la réflexion, en merappelant les réticences dégoûtées avec lesquelles on m’avertitd’ignorer certaines parties de ma vie, qu’elles m’apparaissaientmon infirmité vive.

Elles étaient plutôt belles pour mes yeux et cependant il étaitdéfendu à mes yeux de les regarder. La nature ne me les avaitdonnées que pour ne point les connaître&|160;; elles étaient commeune erreur et une défaillance de la création&|160;; elless’éternisaient le remords vivant de Dieu, et quand je sus plus tardque tout le secret de la vie y résidait comme en un alambicmerveilleux des races, je me révoltai. Mais la rougeur ne fut pasdissipée.

«&|160;Qu’il y ait au centre de toi, plus bas que le visage,mais plus près des battements de ton cœur, un foyer d’ardenteseffusions, le mécanisme même de ta vie et de toutes les autres viessemblables à la tienne, fais que jamais ce mystère n’approche de tapensée. Il est d’autant plus abominable qu’il résume, dans labeauté de ses formes extérieures, dans sa grâce flexueuse de fleur,la structure totale de ton corps. Tu n’y peux porter la main ni leregard sans l’orgueil de t’y éprouver viril, en possession de laforce qui perpétue la substance. Tu le sentiras vivre comme unepart de ta vie aux impulsions irrésistibles, comme un être demuscles et de sang coexistant à ton être spirituel. Et cependantc’est la chose inférieure et innommable par laquelle, si tu t’ycomplais, tu te reconnaîtras animal.&|160;»

Ainsi parlait le prêtre. C’était aussi le sens de ce qui sedisait et se pensait autour de moi. Et plus tard je compris quel’exécration du moyen âge pour l’œuvre saine de la vie et lesorganes qui en sont les agents subtils, n’avait pas cessé de régnerdans les sociétés actuelles.

Mais alors j’ignorais encore l’arcane divin. Je savais seulementqu’en connaissant ma chair, il en naissait un délice trouble,l’âcre et étrange saveur de mordre en un fruit vert. C’était lasensualité aussi de toucher, avec des papilles infiniment ductiles,un tissu électrique, une soie frémissante et chaude. Mon corpsainsi s’attestait vivre et se répercuter aux centres nerveux endehors de ma volonté. Il vivait d’une vie personnelle et profonde àtravers une durée d’ondes vibratoires comme le son et la lumière,une projection de mes résonances par delà l’être conscient.

Je ressentais confusément dans la secousse d’un vertige passerle magnétisme, la loi des attirances et des vibrations qui règle lemécanisme universel.

Un instinct apprend ainsi l’enfant à s’éprouver&|160;; il y estporté aussi naturellement qu’à boire et à manger&|160;; l’activitéde ses cellules, le jeu libre de ses énergies le met en contactavec ses organes. Et l’unique perception de l’Infini qu’il soitdonné aux hommes de connaître dans le spasme de l’amour déjà estcontenue dans le moment où pour la première fois il est projeté endehors de la vie par la brève sensation où il s’étonne de tenirl’éternité.

Pourtant la rogue incompréhension des éducateurs continue àqualifier de vice honteux le tourment ingénu de se chercher dans lepremier acte de la connaissance. Il arrivera un temps où, aucontraire, l’éveil des sens sera utilisé par les maîtres pour ledéveloppement de l’être intégral, où, en lui apprenant le respectde ses organes et les buts qui leur sont assignés et par lesquelsils se conforment à l’évolution du monde, ces missionnaires de lavraie prédication, ces ministres des secrètes intentions divines nesusciteront plus chez l’enfant la dérisoire retenue de la honte etplutôt y substitueront la notion d’un culte naturel, d’une religionde l’homme physique impliquant des rites qui ne doivent pas êtretransgressés.

Mais tout n’est-il pas à refaire dans une société qui a exclul’hommage à la Beauté et qui a fait de la peur des formes cachéesla loi des rapports entre l’homme et la femme&|160;? La démencephallique, les révoltes de l’instinct comprimé dans les formesspontanées de l’amour est le mal des races, aux racines mêmes del’être. Tous en souffrent et cependant plus d’un, qui me donnerasecrètement raison en lisant ces pages, s’étonnera devant le mondeque quelqu’un ait osé porter la main à l’arche sainte des pudeursroutinières.

&|160;

J’entrai au collège et presque aussitôt j’eus ce spectaclebarbare. Un élève, surpris dans les latrines, fut exposé devant laclasse, les mains ligotées&|160;: elles n’avaient fait pourtant quece que les professeurs eux-mêmes avaient fait étant enfants. Lesupplice dura toute une après-midi et nous-mêmes dont les mainsavaient péché cent fois, nous cédâmes à la lâcheté de huer celuiqui s’était trouvé sans défense contre la tentation et nous fut cejour-là proposé comme un coupable ignominieux. Il n’avait commisqu’une faute, ce fut de se laisser surprendre.

Eh bien, aujourd’hui encore je ne puis rencontrer cet anciencondisciple sans que la scène se retrace à ma pensée et qu’il enrésulte pour son âge mûr un sentiment invincible de déchéance. Ilsemble, d’ailleurs, que cette réprobation sauvage ait pesé surtoute la suite de sa vie&|160;: il n’a pu se frayer un chemin àtravers le hallier social. J’ai appris qu’il continuait à végéteren une condition subalterne.

L’excellent Père pourtant avait cru seulement faire un exemple,car les pratiques libertines sévissaient dans la classe. Il arrivaqu’au rebours de ce qu’il attendait, la contagion gagna lesmeilleurs&|160;: il se forma des coteries et moi-même m’y trouvaienglobé.

C’est du collège que data pour moi véritablement l’initiation.Tout ce qui, dans un mode plus parfait d’éducation, eût dû m’êtrerévélé à doses prudentes et graduées par le maître, je l’appris parla salauderie luxurieuse des camaraderies. La plupart avaient dessœurs avec lesquelles s’était ébauché le noviciat du plaisir. Jepuis affirmer, pour en avoir reçu maintes fois la confidence, quenombre de jeunes filles n’arrivent au mariage que demi essayées parleurs frères. C’est encore une des conséquences de l’ignorance dessexes l’un envers l’autre&|160;: ils se recherchent en raison mêmedes défenses qui les séparent&|160;: elles irritent bien mieux leurvierge sens génésique.

L’essai, chez ces mâles précoces, n’allait pas jusqu’à laconnaissance totale&|160;; mais ils l’avaient expérimentée en desapprentissages hasardeux. Ils s’étaient éprouvés avec leursconsanguines en des préliminaires. Le libertinage sénile n’apeut-être d’équivalent que la frénésie nuptiale des tout jeuneshommes. Ils me révélèrent la forme secrète de la femme, je sus leschéma sacré. J’en portai en moi l’obsession et l’effroi&|160;; jeversai de secrètes larmes en songeant que Dinah n’était pas faiteautrement que celles de qui ils me parlaient. La Femme vaguements’instaura le mythe pervers, le flanc maléfique et je neconnaissais encore Circé qu’à travers une fable obscure. Ma troubleangoisse s’aviva de mes jeunes ferveurs catholiques. Je ne pouvaispenser au sixième commandement sans être transporté d’horreur et dedésir. Le mystère voilé du sexe ainsi fut déchiré et me consterna.Il m’attirait et me repoussait comme la difformité d’un être sansanalogie avec ma propre structure physique.

Aucun de mes condisciples n’avait été élevé dans la pensée queles deux sexes sont les complémentaires d’une unité de vie etqu’ils n’apparaissent dissemblables qu’en vue de l’accomplissementdans la Beauté et l’Harmonie d’un même être unique. Moi-mêmej’avais vécu jusqu’alors dans l’ignorance plénière de cettedifférenciation qui se résout en une conjonction émouvante. Ils seplaisaient à profaner la fleur délicate de l’amour en l’assimilantà de repoussantes analogies, à des images restrictives de la beautémystique qui en fait le lotus de vie, le calice sacré des races.J’en arrivai ainsi à mon tour à l’envisager comme une erreur de lanature, comme le symbole de la laideur du péché. Toute la premièreéducation dans la famille est basée sur cette horreur du plusadorable des organes et je crois bien, l’impression demeure à peuprès la même pour tous les adolescents prématurément initiés. J’eusle spectacle de jeunes vierges brutalement étalées dans leur nuditéinnocente, sacrifiées dans l’immodestie ignorante de leur novicedésir. Je ne me rendis compte de ce sacrilège que par la suite. Jeconnus du même coup la persistance du vieil homme atavique chez lespostérités. Le sang des races charriait en eux un goût de rapts etde proies comme au temps barbare où la femme était la machinaleesclave des instincts du mâle.

Et alors déjà je n’ignorais plus de quelles fougueuses ardeursavait brûlé ce grand-père qui traquait par les escaliers lesservantes de la maison.

Aux vacances de la cinquième année, il arriva un événement.

Mon père, à la garde du jardinier, m’avait envoyé passer un moisdans notre maison des bois. Il n’y avait que moi dans lamaison&|160;; le jardinier et sa famille habitaient une desdépendances&|160;; quelquefois nous restions des jours entiers sansvoir personne. Or, un matin de pluie douce, j’allai vers larivière&|160;: elle était de l’autre côté de la futaie.

Je marchai un peu de temps sous les grands arbres. Il sentaitbon l’écorce verte et le serpolet mouillé&|160;; les oiseaux avecdes cris las volaient, s’ébrouaient sous la feuillée. Au bout duchemin, j’aperçus enfin les eaux grises. D’une large coulée,criblée par le grésillement de la pluie, elles descendaient vers laplaine et les hameaux entre les osiers violets, sous le grand cielplombé d’une douceur malade. Et je longeai les osiers, j’étaismalade moi-même du mal de l’été.

Il y avait si longtemps que je n’avais plus vu un visage ami.J’aurais voulu avoir quelqu’un auprès de moi. Je ne sais pas ce queje lui aurais dit&|160;; peut-être je ne lui aurais pas parlé, maisil m’eût été agréable de l’avoir auprès de moi, de marcher ainsi àdeux dans la fraîcheur de la terre. Comme tristement je regardaisvers l’autre rive, un haut vieillard se leva dans la campagne et jereconnus mon grand-père. Il fauchait les herbes de son pas degéant&|160;; il avait l’air d’un grand buffle&|160;: et puis il sebaissa, il coupa un roseau, et avec son couteau il en faisait unsifflet. Le vent légèrement remuait les osiers fleuris. Mais leVieux depuis longtemps est sous les ifs, pensai-je. Maintenant unpaysan là-bas s’en allait en faisant un geste de colère.

Alors il me vint une grande tristesse&|160;: celui-là si souventavait amusé mon enfance avec ses sifflets&|160;; ses mains mecaressaient avec une douceur chaude et affectueuse. Les femmes, unefois qu’elles s’y sentaient prises, demeuraient charmées comme desoiseaux. Les servantes m’avaient appris cette vie d’amour dubonhomme.

J’arrivai ainsi à un tournant de la rivière. Un bouquet d’arbresavait poussé là, dans la grande plaine verte. Et j’aperçus autravers deux vaches qui pâturaient, mais personne n’avait l’air deles garder. Cependant quelqu’un sous les feuillages bas pleuradoucement&|160;; je croyais entendre le bruit d’une source quis’égoutte. Ayant fait un pas, je vis une longue fille mince quiétait couchée sur le ventre et tenait la tête dans ses poings. Elleavait de pâles cheveux d’argent et ses jambes nues sortaient de sajupe trop courte. Je ne vis d’abord que ses cheveux et sesjambes&|160;; mais quand je passai près d’elle, elle se dressa surses mains et me regarda avec des yeux de bête méchante.

–&|160;Ah&|160;! cria-t-elle, voilà encore une fois que cethomme m’a battue&|160;!

J’ignorais si elle parlait du vieux paysan qui marchait dans laplaine. Elle était retombée dans l’herbe mouillée&|160;; ellefrappait maintenant le sol avec des mains irritées. Et puis, commeje tâchais de trouver en moi une parole, elle cessa de pleurer etse mit à m’observer durement, à travers les touffes claires de sescheveux.

–&|160;Je te reconnais, tu es le fils du maître, medit-elle&|160;; toi aussi, je te déteste.

–&|160;Cependant je ne t’ai pas fait de mal.

La parole m’était revenue, j’appuyais sur elle des yeux décidés.Il me semblait que je la détestais aussi. Et nous demeurâmes commecela quelques instants. Non, elle n’était pas jolie, cettepetite&|160;; ses yeux aigus et froids me jetaient le défi. Jen’avais jamais vu une expression plus sauvage de ruse et de haine.Elle finit par ramasser des pierres qu’elle jetait devant elle.

–&|160;C’est à cause de ton grand-père, fit-elle tout à coup. Onm’appelle Alise.

Et déjà elle me regardait avec moins de colère. Moi aussi, jen’étais plus fâché. Elle s’était recouchée sur le ventre, commequand je l’avais aperçue d’abord, sa maigre poitrine enfoncée dansla mouillure des herbes, et à mesure elle levait une jambe, puisl’autre. Elles étaient sèches et brunes, couleur de vieux buis.Cette fille ne connaissait pas la pudeur. Maintenant, je scrutaisavec des yeux inquiets ses intentions.

–&|160;Veux-tu dire que le Vieux…

–&|160;Cela, tout le monde le sait dans les villages.Quelquefois il venait, il donnait un peu d’argent, il me prenaitsur ses genoux en riant et m’appelant sa chère fille. Il avait desmains très douces. Et puis, un jour, il est mort. Alors, enpleurant, ma mère m’a dit&|160;: «&|160;Vois-tu, c’était un hommeplaisant, malgré son âge&|160;; je l’aimais bien. Maintenant qu’iln’est plus là, toi aussi, tu ferais bien de t’en aller.&|160;»Depuis ce temps mon autre père toujours me bat.

Je n’aimais plus autant le Vieux&|160;; néanmoins, il ne meplaisait pas que quelqu’un médît de l’homme qui avait amusé mes ansd’enfance en me taillant des sifflets. Il y eut un silence gêné. Etpuis elle se mit à hucher après ses vaches. Elle jurait comme ungarçon. Ensuite, elle se retourna, se carra sur ses reins et,tranquillement, en torsant ses cheveux pâles&|160;:

–&|160;Toi et moi, nous avons au fond le même sang, fit-elle.Cependant tu es bien plus beau que moi.

Je lui aurais crié une injure. J’étais le fils d’un homme richeet je portais des habits neufs. Je ne pouvais accepter qu’il y eûtquelque chose de commun entre cette pastoure et moi. Elle me vitfâché et avec humilité elle me dit&|160;:

–&|160;Je t’assure, je n’ai pas voulu te causer de la peine.

Et comme la brouée toujours finement grésillait, elle me montrasous les arbres un bourrelet de mousse verte à peine perlé.

–&|160;Vois, tu serais mieux là.

Nous nous trouvâmes ainsi l’un près de l’autre. Je n’avais plusde rancune, et à petites fois elle tirait son jupon le long de sesjambes, comme si à présent la pudeur lui était revenue.

–&|160;C’est à toi ces vaches&|160;? lui demandai-je.

–&|160;Oui, et il y a la noire qui nous donne trois seilles delait. Mais il ne faudrait pas trop se fier à la rouge.

Elle avait posé sa main sur mon genou et une étrange chaleurmollement m’énervait. Je me disais&|160;: «&|160;Il faudrait fairecomme elle et mettre aussi la main sur ses genoux.&|160;» Ensuite,elle prit mes cheveux entre ses doigts et elle jouait avec leursboucles comme une enfant.

–&|160;Trol comme toi avait des cheveux de plumes d’oiseau,dit-elle singulièrement.

Je ne savais pas qui était Trol. Et elle me regardait d’un aircharmé, avec des yeux purs. C’était la première fois, je neconnaissais pas encore la chair des filles. Sa peau brûlait commel’été près de la mienne. Mes lèvres étaient froides, je ne trouvaisplus un mot à lui dire. Quelquefois, elle recommençait à tirer sonjupon le long de ses jambes. Et puis tout à coup sa voix changea,elle se frotta à mon épaule et me coula d’une haleineardente&|160;:

–&|160;Moi, ça me serait égal d’être battue par mon amant.

Alors je pensai nettement que déjà elle s’était assise près desgarçons. Je me sentis très malheureux, je souffrais d’un mal quej’ignorais et qui était délicieux. Je regardais fixement la nuditéhâlée de ses jambes. Elle se prit à rire sans bruit dans monoreille et à présent elle ne disait plus rien. Les seins levaientde leurs pointes droites la toile grossière de sa chemise. Celle-lànaïvement écoutait la nature&|160;; le grand courant, le puissantefflux animal moussait à ses narines. Les simples sont bien plusprès de la vie que les autres. Sa bouche s’avança, son rire mechatouilla la tempe. Soudain, il me vint une telle peur que je mejetai sur elle en criant. Cependant j’étais sans colère, j’auraisplutôt pleuré. Le petit mâle, féroce et gauche, s’éveillait àtravers ces mouvements troubles, un homme nouveau, aux mainsd’amour et de haine. Elle, sous mes poings, riait d’un rire aigu,les yeux fermés, le souffle court, toute tendue de plaisir. À lafin, il me coula aussi aux doigts un âcre délice&|160;; mes mainsmollirent, je ne voyais pas que je caressais sa petite gorge. Alorselle poussa un cri, et mes lèvres entre les siennes, à petits coupsfurieux elle mordait ma bouche. Je cessai de vivre, mon sang s’enalla. Maintenant, avec un rire sauvage et blessé, elle se roulaitdans les herbes, et j’ignorais quel mal je lui avais fait.

–&|160;Petite Alise…

J’avais la voix rusée du tentateur. Mais elle courut derrièreles arbres et, de loin, me cria&|160;:

–&|160;Va-t’en. Je te hais, comme les autres.

Je ressentis une grande honte et en sifflant entre mes dents, jem’en allai sous la pluie, le long des osiers en fleurs. Jepensais&|160;: «&|160;Voilà, tu as été lâche, elle teméprise.&|160;» Je quittai la rivière et puis, quand je fus rentré,je pleurai des larmes de rage.

Je ne retournai pas à l’eau ce jour-là. Mon sang brûlait, je metordis la nuit sur mon lit en appelant Alise. Mais, le lendemainmatin, je traversai le bois. J’étais résolu à faire ce qu’auraitfait le grand Romain. C’était pour moi un cas de conscience&|160;;je voulais à mon tour, à la rentrée, lui raconter une histoire. Unclair soleil ruisselait des branches, un égouttis de lumière quisur le chemin formait de mobiles mares d’or. Je chantais avec lesoiseaux pour me donner de l’assurance. J’avais toujours aux mainsles pointes de la petite gorge comme si je tenais encore cettefille sous moi.

Ce n’était pas de l’amour&|160;; il me semblait seulement queson corps m’était dû&|160;; il y avait là un sentiment confus devassalité que le Vieux aussi peut-être avait connu, lui qui avaitpossédé toutes les femmes de la contrée. Celles-ci vaguementfaisaient partie des faunes sur lesquelles s’étendait son droit deseigneur.

Et après le bois, je vis bleuir dans le brouillard matinal larivière&|160;; comme la veille, je longeai les osiers. Mais presqueaussitôt la volonté me quitta&|160;; j’aurais désiré qu’Alise nefût pas dans la prairie. J’allai vers les arbres, je ne vis pas lesvaches et Alise non plus n’était pas là.

Alors je l’appelai à travers la plaine, d’une voix claire&|160;;mon assurance m’était revenue&|160;; et elle ne parut pas. Jamaisencore je n’avais souffert une telle peine. On serait venum’annoncer la mort de ma sœur que je n’aurais pas autrementressenti le mal de l’absence. J’allai jusqu’aux maisons&|160;; jem’informai d’Alise&|160;; on se mit à rire avec politesse. Ces gensprobablement réfléchissaient que nous étions du même sang. Et jepensais toujours à sa petite gorge avec des soifs amères.

Le lendemain encore, il faisait clair soleil. J’avais, entraversant le bois, les yeux brillants d’un jeune héros. Un émoitumultueux de vie me soulevait le cœur. Je descendis vers les eaux.Je n’ignorais plus maintenant comment on prend les filles. J’étaisdécidé à lui mordre à mon tour la bouche entre mes dents. Les deuxvaches paissaient près des arbres. Mais je cherchai vainement cellequi les gardait. Cette fille rusée se cache pour être mieuxdésirée, me dis-je. Quand elle viendra, je lui sourirai d’abordinsidieusement, et ensuite je la traînerai par les cheveux jusqu’aubanc de mousse. Et je l’appelai par son nom, en tournant mes yeuxvers la plaine.

Comme elle n’apparaissait pas, j’allai m’asseoir avec colèreparmi les osiers, au bord de la rivière. Et, tout à coup, je vis sabouche ouverte sous l’eau, près de la rive. Oui, la bouche quiavait sucé mes lèvres était là comme une fleur pâle, comme unnénuphar fané. L’eau, en ondulant dessus, lui donnait une viesurnaturelle et mobile. Je n’éprouvai ni peine ni effroi, la chaudesève sensuelle était encore trop haute en moi. Je la tirailégèrement par ses cheveux d’argent et la ramenai jusqu’à la berge.Je ne craignais plus son rire méchant. D’une main hardie je touchaison jupon. Je ne faisais là qu’une chose que d’autres auraientfaite comme moi. Mais tout de suite une grande pitié me prit,j’abaissai jusqu’au-dessous des genoux la charité de ce lamentablepenaillon. Ainsi elle fut tout habillée de pudeur, elle qui devantmoi à peine s’était vue nue. Et je la regardais en tremblant detout mon corps. Je ne savais plus que quelque chose s’était passéentre nous. Un peu d’eau commençait à lui sortir des lèvres commela salive qu’elle m’avait coulée aux dents. J’enlevai cette eauavec mon mouchoir et puis je pris Alise dans mes bras, je baisaifollement ses joues et ses cheveux sans cesser de l’appeler commesi elle n’était pas morte. Mais une horrible grimace bientôtdéforma sa bouche. Maintenant elle ressemblait au Vieux, telqu’après les sacrements je le vis sur son lit blanc, entre lecrépitement des cierges. Je la laissai retomber parmil’herbe&|160;; jamais plus je ne caresserais sa petite gorge.C’était plutôt de la stupeur et du dépit que je ressentais.

Les vaches, entendant venir des pas dans la prairie, se mirent àmeugler. J’allai me cacher dans le bois, et en effet, il passa desgens qui, très simplement, l’emportèrent dans leurs bras enpoussant devant eux les vaches.

Je rentrai à la maison vers le soir. Je n’avais pas faim, jesentais en moi un mal très doux. Je pensais&|160;: «&|160;Commecela, du moins, un autre ne touchera pas ses genoux.&|160;» Trolpeut-être l’avait fait&|160;; mais celui-là, je ne le connaissaispas, il était venu avant moi. Et je ne croyais pas l’avoir aimée etcependant j’étais consolé comme si elle m’eût gardé fidèlement sonamour.

Je montai à ma chambre&|160;; je restai longtemps à la fenêtre,regardant la nuit, tournant mes yeux vers la rivière derrière lebois. Je ne voyais pas la rivière, je ne voyais que la masseprofonde des arbres dans la plaine. L’ombre était tiède,vaporeuse&|160;; les sauterelles bruissaient dans l’herbe&|160;; etensuite il monta un vent léger qui me caressa comme m’avaientcaressé ses mains brunes.

Alors mes larmes éclatèrent, je tendis les bras vers la nuit dela rivière, là-bas. Je lui disais tendrement avec un sanglot&|160;:«&|160;Petite Alise, pourquoi es-tu partie sans me donner tonamour&|160;?&|160;» L’affreuse grimace s’était effacée, ellem’apparaissait bien plus belle dans la mort. Et je ressentis ainsivraiment pour la première fois l’amour.

Le lendemain, les cloches sonnèrent. La femme du jardinier medit qu’on avait trouvé sur la berge une fille du village. Elle neme regardait pas, elle parut gênée et le jardinier aussi regardaitpar la fenêtre. Je compris qu’ils étaient troublés à cause du péchédu Vieux. Après tout, cette enfant était de mon sang&|160;; elle etmoi nous avions eu dans les veines la même vie.

Je n’aurais pu supporter d’entendre plus longtemps leurs voix.Je me sauvai dans le bois. Et les cloches ne sonnaient plus, maisje savais qu’elle était là dans une des maisons du village, étenduesous le drap devant les chandelles. Je me roulai sur les mousses,je frappai la terre de mes poings. J’aurais voulu être dans le litauprès d’elle, les yeux à jamais fermés.

Cette folie me mina&|160;; je ne mangeais plus, je ne trouvaisplus le sommeil. J’errais tout le jour comme une ombre pâle le longde la rivière. Mon père vint me chercher et seulement à la ville jecommençai d’oublier Alise. Maintenant je ne pensais plus à lagrande Dinah. Âme violente et amoureuse, quelles soifs inapaiséesde repos te menèrent vers les eaux&|160;? Y cherchas-tu l’oubli dela vie, le rafraîchissement de ton pauvre corps battu et qui nedemandait que l’amour&|160;? L’image du frêle enfant ignorant quirépondit si mal à ton jeune désir animal se mêla-t-elle à tespensées quand tu te laissas glisser de la berge&|160;? Jamaispersonne ne m’a dit pourquoi Alise s’était noyée.

Peut-être la grande sève de l’été tourmentait son sang sauvage,et Trol n’était pas revenu.

Au collège il me resta une sensation blessée, le tourment del’éveil de mes sens auprès de cette chair chaude qui avait remuémes sources de vie.

Romain une fois de plus révéla tout son cynisme. Il railla meslâchetés, car je lui avais dit cette étrange histoire, il mit endoute ma virilité. Maintenant il ne parlait plus de sa sœur&|160;;il défendit qu’on en parlât devant lui. Il connaissait une maisonoù des filles se mettaient nues pour de l’argent. Il y étaitretourné trois fois&|160;; ils avaient bu ensemble&|160;; ils’était amusé à rosser l’une d’elles, après l’avoir eue tout unsoir. Moi aussi, j’avais battu Alise, mais ce n’était pas pour lamême raison.

Chez ce jeune étalon pétulant, un goût de carnage stimulait lajoie de brasser de la chair. Il était taillé en force, l’amour nefut pour lui qu’une dépense d’énergies physiques. Je cessai de levoir après les ans de collège. Cependant je serais bien étonné sicette grande ardeur calmée n’eût fait de lui à la longue un mariaussi bon que les autres. Son immoralité était franche, emportée,selon la nature qui donne aux mâles, chez l’homme et chez la bête,un appareil violent et prompt. Au contraire, ma triste moralité àmoi se compliqua d’irritations acides et maladives. Dans mes élanset mes gauches pudeurs, je parus manifester les deux sexes&|160;:je ne fus qu’une femme qui eut la véhémence passionnelle d’unhomme, je fus un homme qui n’eut que les timides et ardentessensibilités de la femme.

Romain pour la classe monta aux assomptions&|160;: l’initiationaccomplie l’instituait notre maître à tous. Il gangrenalittéralement la classe&|160;: elle ne cessa plus d’être hantée parl’obsession de la maison et la conjecture du rite intégral.Quelquefois il en venait un qui nous parlait avec des yeux clairsde ce qu’à son tour il avait vu là.

Au rebours des autres, j’étais poigné d’une rare et intimesouffrance chaque fois qu’ils déshabillaient ainsi l’amour. C’étaitle mal d’être moi-même transi et nu devant une foule, avec mespapilles raides. Pourtant mes lèvres avaient été mordues par unbaiser de fille&|160;; j’avais senti se mouler dans mes mains laforme du ventre d’Alise. C’était un mal que je ne puism’expliquer.

Rien qu’à la pensée du sexe de la femme, les affres meglaçaient. J’avais l’angoisse ridicule d’une bête cachée et quivivait d’une vie à part, secrète et maligne, sous la vie des robes.Je pensais que je mourrais le jour où comme les autres j’irais versles maisons. Et cette souffrance était en raison même del’inexprimable tressaillement de mon désir aux profondeurs de monêtre&|160;: il ne me fut plus possible de songer à Alise ni àaucune autre femme sans me représenter aussitôt le schémaredoutable qui la rendait différente de moi. Mes jouess’enflammaient douloureusement sitôt que le nom d’une femme étaitprononcé devant moi.

Il arriva que mon père me permît, au temps des vacancespascales, d’aller passer deux jours dans la famille d’un de mescamarades.

Il y eut un dîner, je me trouvai assis près d’une jeune fillehardie et jolie. Ce fut un supplice. Je ne pouvais détacher mesyeux de ses mains&|160;: elles étaient grasses, sensibles, auxongles roses et courts&|160;; elles possédaient une si étonnantevie animée, dans la grâce vive de cette jeune créature&|160;!Peut-être aussi elles avaient failli comme toutes les autres, commeles miennes. Je crois bien que si mes genoux avaient rencontré lessiens sous la table, je me serais évanoui. Et je ne trouvai pas unmot à lui dire&|160;: elle eut ainsi l’occasion de se moquer de moifort à son aise. Aussitôt le repas fini, je m’échappai, j’erraidans le jardin et éclatai en sanglots.

Celle-là aussi, je l’aimais éperdument à présent.

Je ne crains pas de paraître ridicule. Ce sont des confessionsque j’écris&|160;; elles ne seront pas inutiles s’il s’en doitdégager l’évidence que notre éducation faussée, avec l’ignorance denous-mêmes et la déviation de nos plus irrésistibles penchants,propage les pires perversions.

Je passai le reste des vacances chez mon père. Les deuxservantes qu’il avait gardées étaient vieilles et laides&|160;: jesavais que l’une d’elles tous les samedis se lavait sous la pompe.Je m’arrangeai pour la surprendre pendant qu’elle faisait sesablutions&|160;; je ne sais pas ce qui serait arrivé. Mais elleentendit mon pas, elle donna le tour de clef. Et en même temps,avec sa familiarité rude de paysanne, elle me criait&|160;:«&|160;N’entrez pas, mon petit monsieur, j’ai ôté machemise.&|160;»

Eh bien, je rôdai dans le soir des corridors, du côté desmansardes. Les portes n’en étaient jamais fermées, et avec cesfilles je me sentais presque résolu comme devant une chairinférieure, une humanité qui appartenait au maître. J’avais oubliéma passion pour les autres&|160;: dans ma folie, je n’aimais plusque ces corps épais et déformés. Je surpris ainsi leur grandsommeil chaste, leur triste et touchant éreintement de bêtescourageuses. Toutes deux dormaient comme des enfants, les drapstirés jusqu’au cou, dans une paix d’innocence etd’accablement&|160;; et la bonne honte tardivement me futrendue.

L’un après l’autre, ceux de notre coterie s’en allèrent visiterla maison. C’était Romain lui-même qui à tour de rôle les yconduisait et présidait aux dédicaces. Il manifestait unesatisfaction d’amour-propre à les viriliser, et de leur côté,aussitôt intégrés, ils paraissaient avoir grandi dans leur propreestime. Ils avaient à présent des gestes plus résolus, leur voixaussi avait changé. Je remarquai que presque tous, comme avant euxRomain, cessèrent de se parler de leurs sœurs. La connaissance del’amour sembla leur avoir appris le respect fraternel.

Si mal que leur eût été révélé le mystère, ils en subissaientvaguement le sens sacré, comme un acte religieux, un sacrifice surles autels de la vie. Ils étaient, ces jeunes hommes affolés depuberté, fermentés de sang nouveau, comme ces barbares qui s’envenaient dans les temples bafouer les dieux antiques et cependantdemeuraient saisis devant leurs hautes images rigides. Maintenantils avaient honte de leurs essais d’amour avec les vierges novices.Une nuance de dédain pour leur candeur de génisses ignorantesmitigeait leur réserve. Leur préférence instinctive de néophytesalla aux mûres courtisanes, aux chairs savantes et faisandées.

La chose, vers le temps de la dernière année de collège, arrivadonc comme ceci. En butte aux pasquinades de ma coterie, je finispar accuser la nature. Puisque Romain a fait cela, et les autresaprès Romain, si tu ne le fais à ton tour, c’est qu’une infirmitéen toi t’interdit de ressembler aux autres hommes. Cependant, dansles circonstances ordinaires de la vie, je ne manquais pas decourage ni de décision. Un jour, pour un différend léger, je mebattis au compas avec un grand&|160;; il y eut trois passes&|160;;par des estafilades notre sang coula&|160;: ce fut le grand qui lepremier renonça.

Mais voilà, j’étais faible comme un enfant à l’idée du corps nude la femme. Ils m’avaient bien assuré que l’acte était bref etsimple. Mais son mystère, les défenses de l’Église, et aussi lapeur du stigmate m’outraient. Eux, du moins, avant de se glisserdans la maison, avaient essayé l’apprentissage clandestin. Ilss’étaient acquis ainsi un rudiment d’éducation expérimentale quileur rendit le passage moins anxieux.

Après des débats pénibles, mes résistances enfin tombèrent. Ilfut entendu que Romain m’aiderait de ses offices comme il avaitfait pour les autres. Généralement, après le rite, les camarades seréunissaient et bruyamment fêtaient, à la mode d’un sacrificeantique, l’offrande des prémices. Mais je m’étais opposé à toutedémonstration&|160;; Romain m’avait promis la discrétion.

Il y avait là cinq filles et l’une, très grasse, d’une blancheurde peau soufflée et fraîche sous l’enduit du maquillage, s’appelaitÉva. Presque toujours choisie par Romain, elle assumait leministère d’une prêtresse dans ce culte orgiaque et puéril.

Elle vint donc avec moi dans la chambre&|160;; elle riait, maisson rire plutôt m’encourageait. J’étais très pâle, mes nerfsaffreusement se pinçaient et à la fois je sentais un espoir infinide bonheur, de délivrance. Cependant je n’étais plus aussi sûr demes forces comme devant une manifestation terrifiante de la nature.Elle se mit en chemise et presque tendrement elle prit ma bouchedans la sienne. Alise aussi avait sucé mes lèvres comme un fruit.Aussitôt je me glaçai&|160;; il me parut que mon cœur cessait debattre et je ne la repoussais pas, j’étais sur sa gorge comme unechose morte.

–&|160;Voyons, chéri… Ce n’est qu’un petit moment à passer…

Maintenant cette fille me parlait presque maternellement comme àun enfant chez le dentiste. Et elle ne baisait plus mes lèvres,elle me frappait de légers coups de la bouche les joues et le cou,elle me soufflait câlinement dans les yeux un souffle de vie enriant. Elle avait les charités d’une Sœur de plaisir. Une criseéclata&|160;: mon corps fut secoué d’un affreux tremblement&|160;;et je sanglotais, mes hoquets s’étouffaient dans des cris sourds.Je n’avais plus la conscience de moi-même.

Elle, dans ce grand accablement, eut alors une minute d’amourtrès belle. Elle me baisa les paupières, elle me prit entre sesbras et enfantinement me roula dans sa grosse poitrine. Elle medit&|160;: «&|160;Va, je t’aime bien tout de même, mon mimi. Tousn’ont pas le goût tout de suite…&|160;» Ce n’était là pourtantqu’une prostituée, une servante des joies banales, mais je ne saisquelle grâce affectueuse lui restait au fond du cœur, un coind’ingénuité et de fraîcheur.

Les caresses chaudes dont elle me mignotait, la mansuétude deson amour me ranimèrent. Je l’étreignis, je lui pris sa bouche àmon tour&|160;; je lui mordais les lèvres furieusement. Toutel’humanité à travers les âges, le grand torrent de la vie passa encette minute surhumaine. Hercule n’aima pas plus glorieusementIole. Et elle criait sous moi à présent de plaisir.

Du temps s’était passé, un long temps sans doute, j’avais perdula sensation de la durée. Et voilà qu’un bruit sourd monte del’escalier, la porte est enfoncée, je vois apparaître Romain ettoute la coterie hurlant, grimaçant, faisant des momons par lachambre. Tous criaient&|160;: «&|160;Ça y est&|160;! Hip&|160;!Hip&|160;!&|160;» Ils avaient mis les mains aux draps. Mais cettefille, dans un étrange mouvement de pudeur, les tirait de toute saforce jusqu’à nos mentons. Très vite je lui dis&|160;: «&|160;Tuvois, ce n’est pas ma faute… Je reviendrai.&|160;» J’aurais voulume dresser en chemise, les chasser de la chambre. Grisés de grogs,ils saccageaient le lit, ils nous bombardaient avec les oreillers.Je ne fus plus qu’une épave dans une mêlée. Maintenant cette poupéed’amour, revenue aux grosses joies amusées de sa vie de folie,riait avec eux. Moi seul souffrais mortellement comme d’uneprofanation de mon être traîné nu à la voirie, surpris dans un acteignominieux.

Cependant à la longue, moi aussi stupidement je me mis à rire,j’avais l’air de prendre joyeusement ma part de cette farcegrossière. Il sembla qu’à ce moment eux et moi eussions le mêmesentiment à l’égard de ce qui fut supposé s’être accompli là, uneoblation obscène, l’abdication hilare de la pureté de mes sensvierges, la joie d’une basse souillure.

Tous avaient passé par ce cérémonial ridicule et ensuite onavait bu à l’héroïsme mâle. Je n’osai leur confesser la vérité, jedus subir la honte d’être fêté comme pour une victoire, un acte decourage ou un baccalauréat.

Maintenant que j’y puis songer avec calme, je crois bien quec’est encore le signe de la grande erreur, cet outrage à la nature,cette dérision du plus touchant et du plus tendre des mystères. Unjeune homme rarement se décide à entrer seul dans les clandestineschapelles du culte priapique. Toujours il y est mené par d’autresque les initiés à leur tour initièrent. Vous-même qui me lisez, yfûtes conduit, dans le trouble de votre jeune virilité, comme à unstade, un apprentissage des énergies de l’homme.

L’orgueil génésique se décèle si incompressiblement la loiprimordiale et éternelle qu’il signale le vrai début del’adolescent dans la vie. Et voilà ce qu’en ont fait l’éducation,la société, la morale jésuitique et morte, l’odieuse religion depudeur qui renia Dieu dans la nudité divine de l’Instinct. Un jeunehomme secrètement se coule au fond d’une ruelle équivoque&|160;; ils’irrue parmi le bétail vénal, les viandes d’un charnage luxurieuxet public. Il n’a fait là pourtant qu’obéir au commandement de lavie&|160;; il a accompli une chose grande et belle avec honte.

Et, en effet, elle est honteuse par les détours sournois qui l’yacheminent, par la nécessité de se cacher comme un coupable, commeun violateur d’autels. Tous le font, et cependant ils en gardent larougeur secrète. Il arrive ensuite un âge où ils s’accordent àblâmer sévèrement que d’autres fassent comme ils ont fait&|160;; etla morale et la religion enseignent&|160;: «&|160;Vas-y si tu ledois, mais emmêle tes pas en sorte que personne ne te voie.&|160;»Celui qui est assez fort pour ne pas suivre l’exemple des autrespresque toujours cède à la peur du mal des races. Et ce mal futnommé infâme à cause de l’infamie même de l’organe, à cause del’opprobre qui s’attache aux sexes, en sorte que la vie elle-mêmeet toutes les choses de la vie participent de cette infamie.Cependant il n’est infâme que parce qu’on apprit à le cacher aumême titre que l’amour et les choses de l’amour. Ensemble ilsmanifestent le péché selon la morale et la religion. Et il se voitalors qu’après le sacrifice un jeune homme est bruyamment fêtéselon un rite grotesque de lupercales moins pour avoir révélé lavirilité que pour s’être souillé dans un stupre.

L’homme surhumainement cède à la joie de transgresser lesdéfenses. Il fait ce qu’il lui est interdit de faire et ainsi ils’atteste libre. Ainsi il s’affirme un dieu. C’est pourquoi lejeune homme qui ne sait pas et à qui il est défendu de savoir, lenovice athlète des luttes prochaines obéit à une loi juste enpénétrant dans la maison où il se connaîtra, car ainsi il fait acted’homme libre, et le mal n’est pas qu’il y soit entré, mais que leséducateurs aient rendu inévitable qu’il en sorte avec le mépris etla honte de son corps. Et à présent il sait, l’amour en reste àjamais profané dans son esprit.

Les grands païens, adorateurs des purs symboles de vie, serespectaient nus comme des aspects très parfaits de l’Univers. Etils avaient mis le lupanar près du gymnase&|160;: ils n’ignoraientpas cependant les dieux chastes. Mais il est entendu que lepaganisme est la grande école d’immoralité. Quand les rites d’Asiecorrompirent les hauts cultes de la primitive Hellade, les âmesétaient mûres pour la démence et Iacchos, Atis Adonaï déjà avaientpréparé Jésus. Virginité&|160;! Idolâtrie subtile et malfaisante duflanc vierge&|160;! Là fut le mal, là fut à jamais le crime devantle Dieu éternel.

J’avais donc vingt ans et je ne connaissais pas l’amour. Jem’étais avancé jusqu’au seuil des communions, lévite effaré ettremblant. J’avais vu l’Idole dans la beauté terrible de sesmamelles&|160;; et la messe, le sacrifice de ma sève ardentem’avait été interdit. Pour mon humiliation, on me loua d’une chosequi ne s’était pas accomplie et qui me conférait la dignité virile,bien qu’au fond obscur de la conscience chacun de ces mauvaiscompagnons la tînt plutôt pour perdue. Ainsi s’expliqua leuracharnement à me pousser dans cette maison. À présent j’étaispareil à eux, dans une communauté de déchéance, dans un même étatde péché. Et seul je savais que je n’avais pas péché, je m’enméprisais bien plus.

Les vacances nous dispersèrent&|160;: il sembla qu’ils sefussent acquittés vis-à-vis de moi d’un devoir et que désormais jepouvais sans leur aide marcher dans la vie. Je ne revis plus legrand Romain&|160;: il était riche, il s’en alla dresser deschevaux dans un domaine éloigné que possédait son père. De moncôté, je rentrai sous le toit de mes premières années. J’apprisavec un étonnement attristé que la maison des bois avait étévendue&|160;: il se peut que mon père, averti de la mort d’Alise etsuspectant, au bout des rancunes matoises du paysan, de péniblessoutirages d’argent, se fût ainsi débarrassé d’une cause de tracas.Jamais je ne pensai autant à cette fille sauvage. Il m’eût étédoucement triste d’aller vers les arbres, le long de la rivière. Sapetite ombre pâle s’irritait d’être délaissée. Elle me faisaitsigne de la suivre, avec un geste de ses doigts à ses lèvres. Et jene savais plus même son visage. Elle restait lointainement évanouiedans un paysage silencieux. Elle m’apparaissait plus vivante dansce mystère qu’entre mes bras. Elle vivait d’une vie d’éternitécomme l’eau et les feuillages. J’ignorais si je l’avais aimée. Ellene me remuait pas autrement que le vent léger de l’été. Elle avaitpassé comme un air frêle de flûte dans la campagne. Et après desjours, on ne sait pas pourquoi on pleure de l’avoir entendu. Meslarmes aussi montaient, je l’appelais par son nom amèrement&|160;;elle m’était bien plus charmante de n’être plus que la petite chosesi folle.

Cependant je portais avec ennui ma plaie vive de virginité. Lefrôlement d’une hanche de femme dans la rue me persécutait dedouloureuses délices. Aucune ne semblait prendre attention à cefluet et timide passant. J’avais pourtant toujours les cheveuxsoyeux et annelés qui avaient plu à Alise, des cheveux de plumesd’oiseau, comme Trol. Mais je n’effluais pas magnétiquement&|160;;toutes les femmes au contraire, avec d’encourageants sourires, seretournaient sur Romain. C’est que même les plus chastes peut-êtreperçoivent les royales natures, les beaux tempéraments violents etprompts. Un sens merveilleux, un charme soumis les avertit de laprésence du conquérant. Et je n’avais que mes rougeurs de tardifjeune homme effarouché&|160;; ma molle contenance déjouait mesémois véhéments. Je me rongeais de la douleur de me sentir un hommeet de n’en pas connaître les plaisirs.

Pendant une absence de mon père, j’entrai un jour dans labibliothèque. L’accès toujours m’en était resté interdit comme si,dans sa prévoyance bornée, il eût redouté pour ma sensibilité tropirritable l’effet de certaines lectures. Il n’eût pas faitautrement pour une officine aux dangereux toxiques, pour une caveaux ardents élixirs&|160;: et habituellement il en gardait la clefsur lui.

Je n’avais guère lu de romans dans ma vie de collège&|160;; lesPères, douaniers scrupuleux, exerçaient une surveillance ponctuelleà l’égard de cette littérature suspecte. Il se trouva que mon pèrepossédait un tome dépareillé de&|160;Faublas.&|160;Enfuretant, je découvris aussi, derrière un rayon, un paquetd’images. Je fus épouvanté de la beauté de péché qu’elles merévélèrent.

Aucune expérimentation depuis ne me restitua l’âcre et orageuxtumulte qu’à travers un méprisable artifice me communiquèrent lesgrappes de torses diaboliquement noués comme le sarment d’unevigne. Je goûtai là un frénétique et puissant délire&|160;; mespapilles vives s’éréthisèrent jusqu’à l’orgasme&|160;; j’eus l’âmeraidie comme un métal sous des marteaux. Il me parut que des mainsmeurtrières et délicieuses m’ouvraient l’aine. D’ardentes etsomptueuses viandes, des amas lourds de mamelles gorgeaient mesfaims et bouchaient mes cris. Ma vie se tendit comme en un passaged’agonie&|160;; mes fibres grincèrent comme des câbles autour d’uncabestan. Je ne sais comment je ne mourus pas de l’impossibilité devivre encore après ce prodige. Un jus acide et rêche écumait à meslèvres. Je subis un instant la sensation de stagner infiniment endes lacs glaciaires, de rôtir longtemps aux pointes d’unbrasier&|160;; et ensuite les ombres me saisirent.

Au bout d’un laps incertain, je me découvris étendu sur leplancher, les estampes froissées entre mes poings. J’ignoretoujours quel suprême suspens passagèrement me tint hors deslimites de la vie. Je mourus un peu d’instants de la mort d’unepart de mon être et cette mort sans nul doute fut manifestée parl’abolition du sens où s’abîma l’excès de mon tourment physique.Ainsi la révélation ne se proposa pas pour moi l’usuel badinagefolâtre. Elle me fut la cause d’un cruel et consternant vertige. Jepâtis dans les transes d’une sorte de crise sacrée.

Je rejetai les images&|160;; j’aurais voulu ne les avoir jamaisconnues. Je ne puis douter que je ne fus visité en ce tardif retourà la bonne conscience par les Saints anges de la compassion et dusalut. Mes larmes coulèrent comme si, en jaillissant, elles avaientespéré pouvoir effacer les funestes empreintes. Du moins elleslavèrent un moment mon âme blessée et la rafraîchirent. Je joignisalors les mains et essayai de prier. J’aurais voulu dire lesparoles propitiatoires qu’avait bégayées mon enfance. Mais lasouillure déjà était sur mes lèvres comme en mon cœur. Les mots durecours divin expirèrent en même temps que tarissait à mes yeux lalustrale rosée.

Les secourables interventions se retirèrent. Mes doigts,serviteurs friands des intérieures lâchetés, de nouveau sentirents’électriser leurs papilles au frôlement des images&|160;; leurcomplicité ne put être conjurée par le souvenir de l’épreuve àlaquelle miséricordieusement j’avais échappé&|160;; et ainsi encoreune fois mes yeux, comme des condamnés, furent ramenés vers lasuppliciante vision. Alors j’éprouvai dans toute leur force lessûrs ravages de la fièvre maligne qui s’était emparée de moi etdéjà me privait de ma volonté. Les moelles crépitantes, jem’assouvis de cette inouïe cuisine de luxure, je me regoulai de sesâcres et sulfureuses mixtures. Un mortel vitriol ne m’eût pas brûléle sang de flammes plus corrosives.

La priapée maintenant m’enlisait comme un torpide et bouillantmarécage. Sans révolte, l’âme passive et croupie, j’entraînai mesinutiles anges de délivrance dans les bourbes où se vautrait laruée porcellaire. Et je n’avais plus l’effroi de laperdition&|160;; déjà la joie impure du ravalement, le frénétiqueet barbare plaisir de violer irréparablement l’intime beautédécourageait toute résistance et affermissait mes complicités.

Cependant une stupeur grandit, froidit ces moûts véhéments.Quoi&|160;! mon père, le grave juriste, le notoire honnête hommeaux mœurs réputées, s’était repu de ces détestablesaphrodisiaques&|160;! Ses faims et ses soifs, comme les miennes,s’étaient comblées en cette cantine vésanique&|160;! Des choses sedéchirèrent, profondes et sacrées. Je vis la fausseté des masques,la grande turpitude sociale qui avilissait les plus sages. Il mesembla que j’étais innocenté par de tacites et universellesconnivences. Le mal n’en demeurerait pas moins, la rougeur pour decommunes et lamentables faiblesses. Une honte surtout ne s’en iraitplus à la pensée de la nudité paternelle abjectement dépouillée.Noé encore une fois avait roulé sur le chemin, ivre du vin de lavigne charnelle. Je me sentis ainsi puni dans mes respects, dansmes confiances jusque-là protégées et soudain outragées en celuimême qui par son exemple aurait dû me prémunir contre les bassesdéfaillances.

La chambre aussitôt me devint insupportable. Comme un violateurde reliques, je m’enfuis de ce lieu où m’avait conduit ma destinée.J’emportais la mauvaise lecture, j’avais aussi dérobé deux desestampes parmi les plus phalliques. Dans le petit réduit quim’avait été abandonné pour l’étude, aux ombres vertes et délaisséesdu jardin, je pus consommer librement ainsi le péché des yeux et del’esprit. Il m’arrivait aussi de quitter la ville et de m’enfoncerdans la campagne. J’y goûtais avec moins de danger les enviablesaventures de mon cher chevalier. Oh&|160;! comme jel’enviais&|160;! Je pleurais de l’admirer à l’égal d’un héros.Comme un excitant breuvage, un miel mixturé de phosphores, jesavourais l’aimable polissonnerie, bien tempérée si on la compareaux curies dont fut depuis fourgonnée la salacité publique. Maissurtout les Images m’étaient une source de virulentes et detoujours neuves délices. Elles me versèrent à la longue destoxiques de pure démence sexuelle. Avec des ardeurs glacées, avecune active et lucide ingéniosité, outrant la conjecture, jesurchargeais de morbides modulations, fruits de la hantise et ducauchemar, la licencieuse mosaïque&|160;; celle-ci finit ainsi parvivre pour moi d’un multitudinaire et réel fourmillement à l’égald’une hydre. L’identification m’obséda au point que je croyaisrenifler le fumet fade et poivré, les sueurs fermentées d’un bétailhumain couché dans sa bauge. C’était, en effet, le luxurieux bétaildes âges pâturant parmi les cendres de Sodome et de Gomorrhe. Cesbasiliques de l’impureté avaient été consumées par les poixardentes pour s’être plongées dans de semblablesabominations&|160;; et ensuite l’herbe aride avait repoussé dudésert de leurs poussières.

Maintenant j’aurais accepté d’être moi-même damné pour prendrema part de ces bestialités surhumaines. Je n’étais plus le mêmejeune homme tremblant devant les interdictions sacrées. Les voiless’étaient déchirés, j’avais sondé les redoutables arcanes. Laferveur du mal dans un novice esprit perverti recommence alors lapalingénésie des races tourmentées de la soif de s’accomplir. Ellel’égale à l’obscure passion, aux sombres frénésies des antérieureshumanités échappées à l’innocence et sombrées dans les mornessymboles. L’antique douleur ainsi récupère ses droits, car qui peutdouter que ce ne soit là encore une des formes de la fatalité quienferme l’homme dans les cycles de la souffrance et le contraint àse délivrer à travers la mort&|160;?

J’eus de splendides et tristes fêtes. Je fus le lévite quiviolemment se dépouille des lins et se prosterne devant les autelssacrilèges&|160;; moi aussi j’avais saccagé la vieille foienfantine. J’avais tendu les bras vers le mauvais amour&|160;; jen’avais étreint que des fantômes&|160;: l’ironie du vide meressaisissait après le mensonge des tentations inassouvies.L’initiation ainsi fut bien chez moi l’inévitable stade douloureuxqui me révéla l’homme que j’allais devenir. J’en conçus unsentiment trouble de honte et de fierté où à la fois j’avais laconscience d’une déchéance morale et d’une libération de mespouvoirs. Je percevais confusément que je m’étais affranchi par lesmêmes charmes diaboliques qui m’avaient perdu.

Je restai le possédé halluciné des Images. Rien qu’à lestoucher, mes mains se raidissaient, des frissons algides etbrûlants me sillaient les vertèbres comme au frôlement même desamoureuses papilles féminines, comme à l’adhérence de deux peauxsoudainement vibrantes. Depuis, je n’ai pu approcher de la femmesans éprouver l’excès d’une sensation analogue, sans tressaillirjusqu’en mes racines au passage de l’efflux électrique&|160;:cependant j’ignorais en ce temps l’amour&|160;; je ne savais que lesimulacre injurieux qui en parodie la beauté. Ce furent làd’effarantes, de cruelles voluptés&|160;; je n’aurais pu les fairesentir qu’en exprimant leur intensité, en insistant sur la maladiveet naïve dépravation qui les alimenta. Si spéciale que fut l’ardeurde ma sensibilité, je m’atteste que je ne suis pas le seul à lesavoir subies. La fausse pruderie de l’éducation, l’éloignement dessexes pendant les années d’enfance, la honte douloureuse de nosorganes, tout nous y prépare constamment. La découverte d’un livreou d’une estampe alors suffit à brasser les lies, à fermenter leslevains. Et dans la souffrance de connaître et d’ignorer à demi, unpâle jeune homme se crée de spécieuses évidences et tourmenté dephantasmes, connaît l’allégement du triste leurre saturnien.

Oui, les perversions du sentiment délicat de la volupté, l’excèsde nos soifs licencieuses, les rites clandestins et désespérés parlesquels est profané l’amour, s’invétérèrent à la faveur d’unelamentable et séculaire erreur. La primitive âme chrétienne,ondoyée aux claires et froides piscines, fut moins un état del’humanité ramenée au sens de la beauté divine qu’une trêveexpiatoire, une crise aiguë de rafraîchissement après la grandecrise virulente de la bacchanale mythologique. L’Église, enréprouvant l’être physique et exaltant l’unique vertu spirituelle,frappa surtout les dieux vieillis, symboles autrefois augustestombés aux adulies grossières, aux méprisables rituels del’assouvissement orgiaque. La Nature, en ses élans spontanés, enses effusions touchantes, devint alors le péché des races quetâchait à refréner l’interdit jeté sur la nudité de l’hymenadamique.

Les temps ont changé, une conscience morale plus subtile estvenue au genre humain et cependant il semble que nous expionsencore les latries purgées. Le premier homme tremblant traînetoujours en ses postérités le remords et l’effroi de ses membresnus. L’antique réprobation ecclésiastique n’a pas cessé decontemner l’être dans ses plus intimes abandons, dans sa beauté decandeur et d’ingénuité.

«&|160;Voile l’infamie de ta chair, couvre de tes rougeursl’abomination des organes où tu pris le jour. Tu es maudit d’êtrené et les portes qui s’ouvrirent à ta naissance se refermèrent surton ignominie. Ignore-toi donc. Abjure ton flanc si mollementpalpitant. Que tes mains et tes yeux se détournent de l’incoercibleattrait que par une consternante ironie Dieu situa au centre mêmede la forme humaine, comme un axe qu’il t’ordonna ensuite demépriser&|160;! À bouillons plus ardents la sève y afflue, latendre chaleur et le délicieux émoi vierges, à seule fin que tuapprennes le misérable orgueil d’en renier la prédestinationpourtant évidente. Et si tu procrées, ne verse la vie qu’à traversla douleur de sentir à jamais souillé le fruit misérable de tonamour.&|160;» Ainsi parlaient les défenses et la même voix continueà réprouver la connaissance de soi qui est l’élémentaire devoir del’homme. La chair commença de se cacher et ce fut bien plusdésirable. Les lys glacés de la virginité ne se connurent si blancsqu’à la pourpre de la honte pour s’être aperçus. Mais la natureoutragée se vengea par de secrètes explosions, d’infinies etténébreuses délices d’autant plus savoureuses qu’elles étaientcoupables. Des feux inconnus incendièrent les races, des volcansd’obscures luxures qui firent paraître tièdes les braises païennes.Celles-ci plutôt se consumèrent de librement brûler.

Le péché naquit, à l’ombre de l’autel, de la sombre frénésie descultes de la mort, symbole ultime de la virginité, pâle etinféconde comme elle, antinomie monstrueuse dans le torrentjaillissant de la substance amoureuse. Qui peut douter que le mythemystique de la Vierge immaculée et mère, pierre angulaire del’abside catholique, obnulisant sous les voiles et magnifiant d’unirritant mystère le lotus nu de l’Inde, la nuptiale fleur de vie etd’éternité, ne nous l’ait rendue diaboliquement convoitable etn’ait fait de nous le troupeau lubrique qui le long des siècles vasubodorant les fumets poivrés, les torpides et mortelles tubéreusesde l’Idole celée en ses tabernacles.

Ô doux&|160;! ô innocent et délicieux animal humain&|160;!Enfant-homme qui dans les âges t’extasias de ta nudité claire ett’émerveillas de la sentir mêlée aux forces, harmonie parmi lesharmonies de l’Univers&|160;! Tu allais candide et neuf dans lafraîcheur du monde, avec ton corps dont la forme imitait la courbedes monts, la fissure des ravines, les forêts chevelues. Elles nonplus que toi n’étaient voilées&|160;; elles étaient nues sous lerire de l’aurore, sous le baiser du midi, sous la caresse des mainsde la nuit. Tu n’eus pas à te tourmenter de l’inquiétude detoi-même, fraîche et radieuse substance qui grandissait avec lalumière de tes yeux et t’était à mesure révélée. Lucide et ingénu,tu apercevais naître librement de ta vie un dieu que nul autren’opprimait. Comment te serais-tu profané, te connaissant etsachant quelle ombre eût fait sur le chemin un gesteinsolite&|160;? Ton amour fut auguste et simple comme celui desespèces, sous la palpitation des étoiles. Et la bête n’était pasencore entrée dans Éden.

La conjecture de l’être féminin, à travers les apparences quem’en fournirent un méchant livre et l’industrie d’un véreuximagier, loin de me familiariser avec son mystère, surexcita moneffarouchement.

Je le redoutai bien plus terrible, je me figurai de noirs etdissimulés maléfices où déjà la Femme m’apparaissait la magiciennesubtile, l’ouvrière perfide de l’universelle désagrégation. Ce futà ma chair spirituelle un cautère de poix vive qui ne cessa plus deconsumer ma sève d’adolescent mal initié, corrodé d’âcres etobscures stimulations. L’amour récusa l’élémentaire plaisir avecune créature quiètement animale et grasse tel qu’il suffisait à lanature bornée du grand Romain. Il se compliqua d’un rituel spécialet clandestin qui le vouait aux damnations. Ma sombre ardeurinvestit l’artificieuse femelle d’un ignominieux et royalsacerdoce, d’autant plus abominable qu’il avait pour appareil lesparties abjectes de la créature. C’est ainsi qu’on m’avait appris,chez mon père et au collège, à les considérer. Et toute femmerecéla en elle le péché&|160;; son flanc, délégué pour le malheurdes races, se proposa l’urne aux sortilèges, la marmite attisée defeux infernaux. D’effroi, de désir, je me sentis repoussé autantque déjà j’étais réticulé aux mailles de la passion de son corps,enchevêtré aux sarments de sa beauté de grande vigne humainefermentée de moûts lubriques. Et je la haïssais non moins que jel’aimais.

Réfléchissez que je n’étais alors qu’un jeune homme dépravé parl’excès de ses chastetés mêmes, et jugez par avance des cruelleserreurs qui furent la cause de cette morbide perversion.

Mon père rêvait pour moi les onctueuses sécurités, les sédativeset régulières occupations d’une judicature en province. Il avaitassez de fortune et une dose suffisamment modérée d’ambition pourne pas désirer que son fils fît plus haute figure. On a pu voirqu’il se souciait avant tout de s’octroyer les dehors d’un hommemoral&|160;; il l’était sans nul doute selon la notion dumonde&|160;; il ne souhaitait pour moi que la dignité d’une vielaborieuse et tranquille. Malheureusement j’étais sans goût pour ledroit&|160;; une imagination ardente et sensible, le libertinagesentimental de mon esprit m’auraient porté plutôt vers une carrièreoù le rêve eût tenu plus de place.

Je n’en obtempérai pas moins à son commandement, car il n’yavait guère entre nous d’effusion&|160;; sa paternité m’enjoignaitl’obéissance et ne me permettait pas la contradiction. Il me confiadonc à une parente qui habitait la ville universitaire où j’allaim’interner. J’avais caché au fond de ma mallele&|160;Faublas&|160;et les deux estampes qui avaient étépour moi le stage du plus exacerbé dévergondage mental.

Je trouvai en arrivant des jeunes gens désireux d’expérimenterle plaisir à la faveur des libertés que leur procuraitl’éloignement de la famille. C’était bien différent de nos tristespenchants de collégiens. Ceux-là étaient à l’entrée de lavie&|160;; ils avaient passé l’âge des troubles émois où la chairse cherche. La plupart ne demandaient qu’à se faire rapidement unesituation pour jouir de l’existence. Ils mêlaient à doses égales labamboche et l’étude.

Naturellement je fus éprouvé tout de suite sur mes inclinations,sur le degré de ma connaissance de la femme. Je me gardai de leurconfesser qu’elle ne m’était connue que par de fortuites etincomplètes aventures. Je les étourdis plutôt par l’abondance et lasérénité de mon endurcissement. J’assumai les apparences d’uneapostasie déjà consommée.

Cependant, à part de nocturnes randonnées, d’incertainesdéambulations de chasseur chimérique, courant au cœur de la vieillecité, dans les rues monotones et graves, des pistes qu’une péniblepusillanimité me faisait négliger ensuite, je menais une viedissimulée et solitaire. J’évitais craintivement le départ pour lestonnelles ou presque tous s’en allaient, le long du fleuve, encompagnie de luronnes donzelles, arroser de piquette leurs bâfresd’amour. C’étaient des maîtresses qu’ils gardaient un peu de tempset qui consentaient, après un court acoquinement, à se prêter àd’autres amours. Ensemble ils dispersaient en ribotes économiques,en rigodons aux bals-musettes, en chevauchées aux manèges deschevaux de bois, l’argent laborieusement soutiré aux crédulesparents.

Ces joyeux drilles, bouffis de santé provinciale ou rurale,prédestinés les uns à jaboter dans des prétoires, les autres àvivisecter leur prochain avec un flegme de boucher, ignoraient lespostulations inquiètes de mon morbide érotisme. J’enviais ladésinvolture bourrue de leurs manœuvres auprès des filles, leurentregent pour les capter, la sensualité bornée qui leur faisaitprendre, comme ils disaient, l’amour en rigolade. La femme pour euxcomme pour Romain n’était qu’une chair à plaisir, une grossenourriture sur le coin de nappe maculée d’une cantine, le coup devin hâtivement ingurgité au seuil d’un tournebride. Au contraire,pour moi elle continuait à garder un caractère sacerdotal etterrible, comme une Isis noire.

Je me défendis de les suivre sous les tonnelles. Je n’aurais sud’ailleurs quelle posture garder devant le pétulant assaut de leursgourgandes, moi le vierge altéré de soifs salées, consumé comme unridicule Hercule par la robe ardente de ma chasteté. Maintenant jeportais celle-ci comme une honte&|160;; j’avais conscience qu’ilétait répugnant pour un jeune homme de mon âge, libre et aduste, derancir dans le célibat. Je me faisais à moi-même l’effet d’un petitvicaire des campagnes au sang recuit d’abstinence, crevant dans sonjus de saint homme à l’abri de ses signes de croix.

Oui, je pensais là-dessus comme tout le monde, car l’hommechaste est la moquerie de tous ceux qui ont résigné la virginité,et cependant personne ne consent à être appelé libertin. Je medisais&|160;: Cela ne peut durer plus longtemps, il faut en finir.Mais l’inouïe vibratilité de ma nature et la peur de la Femme,mêlée d’une intolérable répulsion pour la forme même de son sexe,cette centralité qui misérablement à mon gré le situa dans lesrégions animales, toujours me faisaient différer l’épreuve.

Je dois tout dire&|160;: je n’avais pas encore abdiqué laferveur religieuse. Les rigueurs de l’Église concernant le péchécharnel entrèrent pour une part dans ma défiance de l’éternelle etcaptieuse tentatrice, mesurant ses embûches au degré de la facilitéde ses proies. Elle était la guerrière en soie par-dessus lacuirasse de ses seins. Ses souples membres, flexibles comme laliane et résistants comme le métal, étaient faits pour mailler lesdébiles énergies du plus redoutable héros. L’ellipse de ses hanchesimitait un dessin cauteleux et fuyant, l’ondulement sournois d’unebête ennemie. Les flammes noires ou rutilantes de ses cheveux lacimaient d’un casque qui, en se rompant, épandait un fleuve où,comme en un Léthé, naufrageait l’inutile vertu virile. Ève, lapetite élémentaire, multipliée à travers les âges, ne cessait pasd’avérer l’éternité du mythe en proposant au trop crédule Adam lefruit mortel de sa beauté.

J’habitais un logis sur la principale place de la ville, devantla cathédrale&|160;; de mes fenêtres j’avais la vue du porche et deses voussures profondes guirlandées d’anges, sous l’effilement despinacles. Une floraison merveilleuse, comme un jardin de symboles,filigranait la pierre et spiritualisait à l’égal d’une prièrevivante, aux effusions jaillissantes, aux ardeurs dardées vers lesparadis, le gothique appareil des dais légers, des sveltescolonnettes fuselées, des assises géantes.

Ma foi s’élançait avec les faisceaux déliés, montait à la pointedes ogives, cette foi d’enfance qui m’avait enseigné la présencedivine incluse aux paraboles, au signe mystérieux des architecturessacrées. Presque chaque jour je pénétrais sous le porche, j’entraisun instant accomplir le devoir de l’oraison à l’ombre des piliers.Mais la beauté seule de l’arche immense et délicate, le sensmystique des lignes apparues à travers mes vitres déjà se proposaitla forme sensible d’un acte d’adoration auquel se conformaient mesélans.

Les ondes matinales baignaient les tours, ruisselaient autour dela légende des béatifiés mémorée dans les niches, prismatisaientd’un mobile arc–en–ciel l’essor des pinacles et après avoir raniméla roue des rosaces, expiraient aux pénombres lilacées du porche.Du jet d’une orfèvrerie surhumaine, comme des litanies d’émaux etde gemmes, comme un cantique fait de dentelles et de nuées,plongeait aux fluides altitudes la céleste châsse diaphane. Midiensuite épanchait ses coulées ardentes, trempait d’or et de plombfondus les moellons vertigineux, gratinait de chaleurs roussesl’évidement des seuils&|160;; et les saints, les licornes, lesguivres semblaient rôtir sur des grils léchés par les flammes d’unefournaise. Puis s’étendaient les soirs pourprés&|160;; descataractes de roses croulaient des flancs percés du jour à l’imagedes blessures du Crucifié. Une chape rutilante en plis démesuréss’abattait, lentement enveloppait la maison des âmes. Lesverrières, comme des lacs de feux liquides, comme des creusets demétaux en ignition, braséaient d’ultimes splendeurs, urness’égouttant où se recueillait le sang du soleil, cuves baptismalesdesquelles s’approchait le front pâle de la nuit. Et dans uneflambée suprême, les dais, les gables, la lance des ogives, lesbossages, la mêlée des clefs et des crochets, lys et palmes dujardin des miracles, fructifications du verger des symboles,girandes et flambeaux d’un crépuscule plein d’eaux mystiques et decryptes, jaillissaient, corusquaient, rutilaient sous untourbillonnement des langues écarlates. Aurore ou couchant, àtravers les givres d’argent rose, les lucides cristaux tintants dumatin, ou les vespérales débâcles de pourpre et de sang, le magiqueédifice se surnaturalisait d’une vie liturgique et bestiale, d’unfourmillement apocalyptique et sacré, apôtres auréolés, martyrsfleuris de palmes, démons bifides et fourchus, larves, lémures,helminthes, toute l’hagiologie et la démonialité confondues. Mêmela nuit, aux intermittentes lueurs stellaires, un prestige inouïpropageait l’illusion d’une ténèbre habitée et pullulante. Unhallier prodigieux s’érigeait où des faunes et des flores seconjuguaient pour des œuvres divines ou réprouvées, par analogie dupéché, des miséricordes et de la prière.

À force de contempler ces solennelles images, j’avais fini parrapporter à cette vie miraculeuse de la pierre, comme à une leçonspirituelle, comme au simulacre extériorisé des mouvements de monâme, mes défaillances et mes redressements, mes espoirs et messtagnations. De loin mes yeux lucidement s’avéraient, aux places oùpour la première fois ils s’étaient révélés à mon culte et à moneffroi, les célestes parabolains, les miséricordieux délégués desmilices de Dieu et leurs ennemis éternels, les suppôts infernaux.Ceux-ci, aux postures grimaçantes et bistournées, assumaient lesendosmoses infinies d’un grotesque et horrifique bestiaire. Lavigne maudite ressuscita, maillant d’obscènes enlacements, grappantles fornications animales. Le grand cep luxurieux, engraissé par lepéché des races, montait, s’accrochait aux culs-de-lampe, vrillaitles pendentifs, dardait jusqu’aux gargouilles. À laudes et àcomplies, dans le matin ingénu, dans les ors livides des soirs, ildistillait les sucs luxurieux et figurait les moûts diaboliques,ardent, lascif, frénétique, réticulé à l’égal de mes perversités.Aux eucharisties divines, à la transsubstantiation du pain et duvin, présidée, sous l’encens des voûtes intérieures, par les angesagenouillés, s’opposait la parodie sacrilège de l’incorporationbestiale, la messe impie arrosée d’un sang fumant qui coulait commepar des bondes et vouait l’homme aux stupeurs et aux démences.Moines relaps à groin de porc, nonnes lubriques à tétines de laieset de truies, par dérision de l’hostie communiaient charnellementavec les hordes velues, boucs, renards et singes. D’agiles démonssous leur stupre insinuaient des grils ou affûtaient des lardoirsen signe des inévitables châtiments.

Je ne sus que plus tard quel sens satirique correspondait à cescaricatures, chronique lapidaire où de malicieux tailleursd’images, ligués avec l’Église contre les ordres mendiants,allusionnaient leur secrète ordure. Un des culs-de-lampe, à ladroite du porche, surtout me devint une étrange obsession. Unecourtisane nue, défigurée par un équivoque museau animal aux lignesencrassées sous l’usure des siècles, était assise sur les genouxd’un moine et lui proposait la copulation. L’extrémité du froc déjàardait au brasier qu’un diable sous leur siège attisait avec unsoufflet et cependant aucun des deux ne semblait se douter del’incendie qui bientôt les consumerait. Une fureur lascive torsaitles membres de cette gouge savoureuse et me l’imprima comme unepétulante chair vive dans les yeux. Elle flamba dans la grandevigne rose d’aurore ou vermeille de nuit prochaine. Et à moi aussi,elle me dédiait les dévotions de son flanc comme cette Alise venueavant les autres, comme la grasse Éva de la maison aux volets clos.Quelquefois elle m’apparaissait l’une et puis l’autre et suscitaitle péché que toutes deux me proposèrent et qui ne fut pas assouvi.Comme au froc du moine, le feu s’était communiqué à ma robeprétexte, ma chair, pour avoir séjourné proche des grils, avait étéhavie et à jamais garderait le stigmate de la cuisson. L’image, enrenouvelant la tentation et en rafraîchissant ma crédulité auxsuprêmes damnations, à la fois tempéra et fomenta mes sauvagesardeurs.

Ce fut vers ce temps que j’acquis à l’échoppe d’un desbouquinistes qui pullulaient aux abords de l’Université, diversmanuels traitant de la génération et des blessures secrètes del’amour. D’indigentes et sèches vignettes élucidaient lestextes&|160;: elles semblaient avoir été burinées à la pointe d’unscalpel, taillées dans le cuivre comme dans des filandres vives pardes mains précises et bourrues&|160;; et ensemble elles m’offraientle spectacle rebutant de tronçons de vie pantelants, de morceauxd’humanité saignants à l’étal des boucheries. Pourtant c’était bienlà le mystère et l’attrait sacré des sexes, c’était, en sessources, le miracle douloureux de l’éternité des races&|160;!

Je fus bouleversé ainsi que par une vision funèbre, lesapproches macabres d’une morgue. Les images, la grande vigne desfornications, ramifiant toute la tentation obéie, distillant à sesvrilles une sève de luxure hilare et folle, devinrent de ladamnation heureuse à côté de cette prédestination de n’aimer quedans les affres, sur des lits trempés de pus fétides, combugésd’humidités visqueuses. Je crus pénétrer aux détours d’un jardinvénéneux fleuri de calices égouttant un sang fétide, ingénieusementconcerté pour tempérer d’horreur et de dégoût la salacité morbidedes hommes, à moins qu’outrepassant les répulsions, un barbaresatyriasis ici cruellement ne s’aiguillonnât du pire sadisme. Despolypes et des actinies aux formes charnues et spongieuses, auxcaroncules crêtés et turgides derrière la glace des aquariums,autrefois avaient eu ces aspects viscides et vénériens. Une tabled’amputation, chargée de fibromes et de kystes, ne m’eût pas levéle cœur autant que cette clinique de l’amour.

Les répugnantes confidences de mes camarades de collège setrouvèrent dépassées. Eux, du moins, en leurs profanationsimbéciles, ne s’étaient pas doutés que l’amour pût se profanerlui-même au point de n’être plus que la grande honte du monde.Comme des singes avec leurs petites guenons, ils avaient simulédérisoirement le rite sacré en bafouant l’autel, mais la suprêmedouleur leur avait été épargnée&|160;: ils avaient ri de leurnudité et n’avaient pas senti s’enfoncer en leur chair novice lesclous de la mauvaise science. Moi qui ne savais rien de ce qu’ilss’étaient appris l’un à l’autre, j’en savais à présent plus qu’euxtous&|160;: j’avais plongé aux souffrances de la Passion amoureuse.Sur leurs bases fangeuses vacillèrent les colonnes d’or et dejaspe. Un fleuve excrémentiel, le sang et la lie d’une animalitémorbide bouillonnèrent jusqu’aux marches du temple. Et deboutpar-dessus la lamentable ordure, seul le Purificateur, le prêtred’une religion de charité et de pardon, son visage tourné vers lesciels de la rédemption, faisait le geste miséricordieux, ondoyaitd’eau lustrale les fœtus germés de l’infectieuse sentine.

La pitié, une pitié crispée et amère, pour la première fois mefut alors connue. Elle se confondit avec l’horreur, avec le méprispour ce corps qui jusque sur les seuils de la mort, n’avait pascessé de tressaillir en moi, comme un bois dont la sève continue àfermenter sous la foudre qui l’a frappé. Ah&|160;! les misérableshommes qui ne pouvaient résigner la Beauté et l’Amour&|160;! Toutela terre était pleine de leur sang. Comme aux images japonaises ilss’ouvraient vivants leurs entrailles et les répandaient aux piedsde l’Idole en grappes de bagues, en torsades d’émeraudes et derubis pour ses jeux, s’immolant avec une frénésie barbare, avec lajoie surhumaine de s’enivrer de la mort à travers l’amour. Undestin tragique ne séparait pas ces sœurs funestes&|160;: l’amourrepliait sur les races les bras immuables de la mort&|160;;celle-ci, de ses doigts violets, fermait les lamentables bouchesqui avaient crié et étaient demeurées ouvertes dans la brèveéternité d’un spasme. Moi aussi j’avais étreint l’Impure de mesbras tremblants de fièvre et de désir, j’avais répandu devant ellema vie sur le chemin.

Jamais je n’aimai plus follement cette petite Alise du bord deseaux. Celle-là, comme tant d’autres, était morte d’aimer&|160;; larivière avait coulé à sa main l’anneau qui la fiança aux ombres.Oh&|160;! comme elle me faisait horreur et combien je l’appelai del’autre côté de la rive qu’elle avait à jamais franchie&|160;!Cette Éva aussi, avec son nom divinement terrestre et perfide, medevint bien plus méprisable et chère&|160;! Comme l’Ève d’Éden,elle m’avait pris par la main, elle m’avait mené vers l’amour, ô laprostituée secourable&|160;! Et voici qu’en elles comme en toutesles femmes, l’amour m’apparaissait masqué du rictus camard de lamort&|160;!

Ce fut pour moi la grande épreuve. J’eus des crises desensibilité convulsée où je stagnai aux eaux mortes de l’être, oùensuite le désir de souffrir l’immortelle souffrance me ramenait àla vie. J’éprouvai l’évidence que Dieu n’avait donné au mystère ducorps féminin un dessin malade et blessé que pour le mieux scellerde sa fulgurante réprobation. L’être sexuel, avec ses abois et sesfaims, se suggéra la bête tentaculaire tapie aux replis descavernes. Et je crus comprendre enfin la Femme, dans sa beauté demisère et d’infamie.

Cependant si, au lieu du hasard malfaisant qui me fit à la foisdécouvrir l’amour et ses plaies, de prudents éducateurs m’avaientenseigné que mes organes secrets, symboles d’éternité, possédaientune beauté égale à celle des mains qui sèment et labourent, dufront qui pense et des yeux qui reflètent la clarté du ciel, jen’aurais pas été le jeune homme égaré et malheureux qui, dans ladouleur, ne cessait pas d’être harcelé des plus troublesdésirs.

Ma parente, déjà âgée, lasse d’être dupée par ses servantes,avait pris une gouvernante pour surveiller sa maison. C’était unegrande fille brune, au corps noueux et mûr, à la démarchemasculine, aux gestes brusques qui semblaient casser l’air autourd’elle. Elle avait dépassé la quarantaine et s’appelait bizarrementd’un nom d’homme, Ambroise.

Cette Ambroise, avec son nez charnu et effilé, avec l’extrêmemobilité de ses yeux petits et gris sous une taroupe, eût récusétout soupçon de beauté si son front volontaire n’eût été casqué dela plus somptueuse chevelure brune aux chaudes roussissuresd’automne. Cependant je n’aurais pris attention à elle si l’excèsde ses prévenances, à la longue, n’avait forcé mon indifférence.Elle me souriait avec une humilité affligée et tendre. Ses mains,toujours espéraient me frôler. En rentrant, quelquefoisj’apercevais ma table fleurie de petits bouquets qu’elle descendaitacheter à la rue. Jamais elle ne pénétrait dans ma chambre sansbruyamment soupirer. Et j’avais vaguement cette conscience d’êtreun peu ridicule qu’éprouvent les hommes recherchés trop ouvertementpar des filles laides ou avariées.

Or, un matin qu’un malaise m’avait retenu au lit, elle entrachez moi, déposa sur la console un bol de tisane, sortit, rentra,manifestant là tout à coup les mouvements les plus contradictoires.Et à présent elle était très pâle, ses yeux lumerolaient comme deslampyres, et, en s’appuyant à mon chevet, elle me contemplait avecun étrange rire silencieux qui déchaussait les larges palettes deses dents. J’avais retourné la tête du côté du mur, avec la peur etl’ennui de ses entreprises. Mais presque aussitôt elle se baissavers moi, elle me caressa les cheveux de ses longues mains, cescheveux qui plaisaient à toutes, qu’avait eus aussi Trol.

–&|160;Dieu qu’il est mignon&|160;! Ah&|160;! mon petitJésus&|160;! Non, vrai…

Elle me parlait comme en un léger délire et me poussait auvisage un souffle chaud, l’haleine d’une gorge ardente. Il y eut uncourt suspens et enfin elle se jeta en travers des draps, me pritdans ses bras, pinçant follement ma bouche entre ses lèvres avecdes cris rauques, étouffés, une ardeur à la proie qui la fitl’égale des grandes amazones lascives. Sa rage cependant melaissait calme, je la laissais faire, sans goût pour cet amourancillaire. Son corsage soudain vola, les cordons de sa jupesifflèrent&|160;; elle déroula la nuit fastueuse de ses cheveux. Jecompris que toute femme atteint à la beauté dans les mouvementsspontanés du désir.

D’une ruée impétueuse cette grande fille brûlée de feuxvolcaniques me prit. Je roulai sous ses seins, ma viedélicieusement s’en alla. Et elle ne me disait que ce motextasié&|160;: «&|160;Mon petit Jésus… mon petit bonDieu&|160;!&|160;» elle s’assouvissait avec un entrain sauvage.L’âcre fumet de ses aisselles, un évent aigre de sureau montaitcomme d’un combat. Ce fut ainsi que je connus l’amour. Il me futrévélé dans le moment où mes fibres saignaient encore, meurtriesd’horreur et de dégoût. Une femme au cœur viril et passionné,outrepassant les réserves de ma pusillanimité, m’enseigna le baiserfurieux que m’eût appris si tendrement Alise, que n’avait pum’apprendre cette grasse gouge maternelle d’Éva.

Une sensation triste suivit. L’amour, quoi&|160;! ce spasmesouffrant et blessé entre deux agonies&|160;! Je me rappelle que jeme lavai soigneusement la bouche. Et j’avais oublié les Images. Mesrêves de grande luxure démentielle prirent fin en ce regoulementmonotone, en ce rata de gros plaisir après tout assez terne. Monlit ne fut plus que la litière où un animal ensuite dormit sonsommeil repu et douillet.

Tout fut changé&|160;: la femme m’apparut la servante d’un gestemalpropre et mécanique. Je ne redoutai plus son mystère, j’étaisl’enfant qui s’épeura d’un fantôme nocturne et devant qui on allumeles chandelles. Je savais à présent, je savais&|160;! L’affreusevision s’altéra, la nature apaisée pacifia la maladive turbulencede mon chimérique esprit. Et c’est bien là le jeune homme&|160;: sidevant mes amis je n’osai me vanter de ce coup d’amour d’Ambroisepour moi, j’en eus intimement la fierté.

Cette fille aduste avec ses coups de passion me devint une calmehabitude, un bonheur quotidien et réglé. Elle brûlait d’étrangesardeurs, m’appelait toujours son petit Jésus et son petit bon Dieu.Elle avait un feu de bonne nature, de virginité longtemps mystique.Elle tournait après le plaisir les grains d’un chapelet entre sesdoigts. Un jour elle me confessa qu’elle avait été religieuse unpeu de temps. Un des jardiniers du couvent l’avait débauchée. Etelle avait les mains prudentes et douces qui savent égaliser lesdraps autour des malades. Il arriva que les servantes, par dépit deson autorité hargneuse, la dénoncèrent et la firent congédier. Etje ne l’ai plus revue.

Alors, retombé à mes carêmes, l’obsession bientôt me reprit,mais elle n’était plus la même&|160;; elle revêtait à présent desaspects d’évidence bien plus redoutable. Je ne pouvais plus voirune femme à la promenade sans penser à son flanc, sans la mettredans l’attitude de l’amour. En toutes se restitua celle qui m’avaitpossédé plus encore que je ne la possédai moi-même. J’outrageaiainsi la beauté timide de la vierge, je forçai toute chair fémininepassante. Je fus le violateur clandestin qui mentalement arracheles voiles. Et maintenant que je n’ignorais plus l’inconnu de sapersonne, la Femme s’offrait à moi, animale et nue dans safonction, la fatalité de son appareil indestructible et frêle.

Le sens de sa royauté varia&|160;; elle perdit le mystère&|160;;elle cessa d’apparaître la magicienne d’un rite d’ensorcellement,la Circé des morphoses bestiales. Elle même était LA BÊTE avec lesigne de la bête à sa ceinture, la gueule qui mord et broie. Sonflanc restait déchiré comme de la colère des dieux, comme deséclats de la foudre. Une blessure éternelle rugissait, devenue sarancune et sa victoire contre l’homme.

J’achetai des livres, je lus d’un tourment amer Flaubert,Goncourt, Zola. Baudelaire me fit goûter des délectationscorrosives. Je m’empoisonnai chez Barbey d’ardentes perversités.C’étaient les chrysostomes, les ulcérés, les voyants d’humanité.Tous proposaient la femme comme la mouche d’or des fumiers dumonde, l’abeille en folie ruée au carnage des mâles, le poulpeallouvi pompant la pléthore des races, consommant l’œuvred’extermination. Elle se dénonçait tragique et barbare, investied’une grandeur farouche.

À peine j’avais connu ma sœur, on ne m’avait pas appris l’êtrefraternel, souffrant des mêmes maux que moi. On m’avait enseignésimplement le mépris de mon corps, l’effroi et la honte des organesqui sont la vie. Et voici qu’à leur tour des artistes merveilleuxme disaient&|160;: «&|160;Prends garde&|160;: elle est la dévoreusede cervelles, le monstre aux tentacules ramifiés. Elle est lacolère du genre humain. Si elle donne la vie, c’est afin que la vieensuite se résorbe en ses creusets maudits, c’est afin que sesenfants, devenus les amants de son lit, s’immolent à ses piedsmagnifiques et inexorables.&|160;» Les livres ainsi confirmaient laleçon de mes premiers éducateurs. Sa chair glorieuse semait lespétales de son péché vivant partout où elle passait. L’Universétait empoisonné de son venin.

Je ne me rendais pas compte encore de mon mal&|160;: il habitaitaux racines de ma vie. Il parcourait mes moelles comme la bactériedes ferments aigris, comme les mortels virus mêmes de l’amour.Pourtant le germe n’en fut pas en moi natif&|160;; il me vint de mavirilité déviée, de l’excès de ma sensibilité morbide. Si, toutenfant, je n’avais pas ignoré les jeux avec les filles de mon âge,l’innocente sympathie qui prépare aux mûres inclinations, si plustard on ne m’avait inoculé les fausses pudeurs et la honte dessexes, j’aurais choisi une femme selon mon cœur, ma nature ardentese fût canalisée sous l’arche du mariage.

Mon mal indubitablement se proposa la perversion d’un morbideentraînement vers l’inconnu de l’être féminin. Et je le subissais,je ne trouvais point de recours dans ma volonté. Privé de sesprophylaxies aussi bien que de moyens curatifs, il me futimpossible de conjurer ce qui à la longue me supplicia à l’égald’une cruelle hallucination. Avec l’âge aussi s’exaspéraitl’étrange tourment physique, la vibration électrique qui, auxapproches de la femme, me vrillait les fibres.

Cependant je croyais la connaître à présent&|160;; je neconnaissais que la douleur de la sentir séparée de moi par lesinfinies barrières du péché et des casuistiques sociales. J’étaisbien plus seul depuis qu’elle m’avait été révélée. Elle et moiallions par des chemins opposés.

Il y avait dans une rue voisine une jeune fille&|160;; jepassais chaque jour sous ses fenêtres et toujours, derrière lavitre, elle travaillait à un ouvrage qui ne semblait pas devoirfinir. Je savais qu’elle avait des mains effilées et pâles&|160;:ces mains tiraient l’aiguillée, d’une grâce triste et délicieusecomme si elle eût été condamnée à consumer ses jours en une tâchemystérieuse. Elle ne cessait pas de faire aller ses jolies mainscomme des fleurs par-dessus la trame&|160;; peut-être elleassortissait des laines au dessin d’une broderie.

Cela, je ne le sus jamais&|160;; je ne voyais à la fenêtre queses épaules et ses mains&|160;; la fenêtre étant haute, le reste desa personne me demeurait voilé. Une impression de destinée recluse,au fond d’une chambre assombrie par des rideaux, comme un visage derêve surgi aux lointaines profondeurs d’un miroir, me la renditchère. Je ne savais rien de sa vie, je savais seulement le charmesouffrant de ses mains et la pâleur anémiée de ses cheveux. Elledevint pour moi le songe aimable d’une existence tranquille etsolitaire, comme la vie qu’elle menait là dans la maison de sesparents. Je rentrais chez moi, accablé du sentiment de monisolement.

Une soif très douce des charités et des tendresses de la femmeavec les jours me consuma&|160;: je n’éprouvais plus la passionmaladive de son corps. Comme au temps d’Alise, je me roulai sur monlit, j’embrassai en pleurant un cher fantôme fraternel. L’ingénuesouffrance de mon âme d’adolescent me fut rendue ainsi à traversune trouble et brûlante sensibilité. La Bête sembla n’avoir encorepénétré que les lobes superficiels de mon cerveau&|160;: au dedansde moi les vierges fraîcheurs, les bonnes odeurs de la viesubsistaient comme la part épargnée de mon être.

Je venais le matin&|160;; je revenais aux heures del’après-midi&|160;; puis le soir tombait et toujours je la voyaisinfiniment résignée, ayant peut-être, elle aussi, son rêve comme lemien. Elle continuait son triste et symbolique travail, car pourmoi cette trame à laquelle sans trêve elle ajoutait des points etqui ne s’achevait jamais, était bien le symbole de ses jours.

Elle me remarqua&|160;; elle semblait parfois regarder du côtéde la rue par lequel j’arrivais&|160;; et alors un instant sesmains s’arrêtaient de tirer la laine. Je vis ainsi qu’elle avaitdes yeux couleur de la pluie, des yeux très doux et quis’accordaient avec le geste las de ses mains, avec la pâleur sanssève de ses cheveux.

Je l’aimais aussi à présent celle-là, comme j’avais aimé lagrande Dinah, comme j’avais aimé Alise et toutes les amoureuses demes âges d’enfant. Mais je ne puis dire que je l’aimai de la mêmemanière. Je l’aimai de toutes mes nostalgies d’amour très pur, avecl’âge du jeune homme que j’étais devenu. Et je ne savais plus quej’avais connu la Femme.

Ce fut chez moi une crise de pureté comme pendant un état degrande ferveur religieuse, comme à la veille des approches de laSainte Table alors que je goûtais l’illusion de porter mon âme trèsblanche entre mes mains avec la peur mystique d’un sacrement etd’une relique. Je l’appelais en moi d’un nom vague et charmantcomme elle&|160;: «&|160;ma Vierge.&|160;» Et en effet elle m’avaitapparu à peine matérielle et visible, éthérée plutôt, entourée devoiles légers comme une petite sainte Vierge de tabernacle parmiles nuages de l’encens.

J’ignorais si j’irais un jour trouver sa mère et même si elleavait une mère&|160;; il ne venait quelquefois auprès d’elle qu’unsénile visage qui tout aussi bien aurait pu être celui d’une aïeuleou d’une antique nourrice. Je vivais ainsi dans une sorted’inconscience de moi-même et de tout l’avenir de moi, où seulementje m’apparaissais aussi comme en un miroir lointain, à travers unetransparence au fond de laquelle il y avait quelque chosed’infiniment doux et blanc. Cela dura un temps assez long, jen’aurais pu dire combien de temps, car dans ma folie j’avais perdula notion de la durée.

Or, un jour, comme je passais devant la maison, je ne l’aperçuspas à la fenêtre, mais presque aussitôt la porte s’ouvrit. Et jevis que je ne la connaissais pas encore, que ce que je connaissaisde son mystère était loin de la beauté qu’elle me révéla tout àcoup.

C’était vers le commencement de l’été&|160;; une robe de deuilretombait à la pointe de ses bottines. Elle portait sur son chapeauun crêpe léger où s’estompait l’or pâle de ses cheveux. Jesoupçonnai alors pourquoi, à la fenêtre, dans l’ombre des rideaux,elle m’avait paru ressembler à une petite religieuse fleurissantavec des laines un invisible suaire&|160;: c’était à cause de cevêtement de deuil qu’assombrissait encore la pénombre de la chambretoujours close.

Maintenant, dans le frisson lumineux du matin, une clarté debelle vie vermeille émanait de sa chair, comme une gerbe de roses.Et je ne savais plus qu’elle avait été si longtemps triste derrièrela vitre ni la mélancolie de ce travail auquel depuis tant dematins elle s’appliquait. Une fièvre me parcourut le sang&|160;; jebus, comme une liqueur d’or, comme un brûlant vin des îles, lerythme de ses hanches, la fine et onduleuse élégance de sa beauténouvelle. Elle ne fut plus le lilial mensonge qui, parmi des voilesdiscrets et blancs, venait à mon rêve communiant, parmi les blancschemins où la menait ma nostalgie d’une existence très pure. Jel’avais vue dans sa chaude réalité de vie, dans le contour devinéde son mystère, et elle redevenait pour moi l’obsession.

Toute la femme aussitôt se déchaîna&|160;; les imagesabominables ressuscitèrent, le jardin des fleursmonstrueuses&|160;; mes yeux encore une fois déchirèrent les robeset firent jaillir la nudité. Je l’eus à moi, cette enfant, dans lapalpitation moite de son être, comme une courtisane. Et les joursqui suivirent, je ne repassai plus devant la fenêtre.

Je me retrouvai désabusé, horriblement malheureux au seuilfermé, à jamais scellé de mon paradis, avec mon illusion morte,avec les débris de ma pauvre relique ingénue en poudre à mespieds.

Maintenant j’étais bien obligé de le reconnaître, je ne pourraisplus voir aucune femme, même ignorante de l’amour, sans penseraussitôt à sa forme nuptiale. J’étais le banni des jardins del’innocence, du vierge éden où, la main dans la main, s’avancentles beaux couples heureux. Mon sang charriait un sortilège, je mesentis voué à une destinée. Et, en effet, elle apparut à quelquetemps de là.

Oui, cela, j’en eus nettement la conscience&|160;: comme uneterre brûlée, comme un champ maudit, je ne verrais jamais germer lafleur du bon amour. Le sel et le feu avaient desséché les sourcesvives, tari les artérioles par où l’être intime se rafraîchit auxrosées du matin de la vie.

Alors seulement je commençai de m’attester la présence du mal enmoi, inconjurable. Et c’était dans ma virginité même, longtempsrétive et tantalisée, que j’étais frappé comme si, en la gardantfarouche et brandie, j’avais violé la nature. Elle m’était montéeen fumées au cerveau, elle avait corrodé ma substance spirituellemieux que ne l’eût fait le sale libertinage de ce Romain quipoussait sa sœur sur les lits. Celui-là pourtant choisirait un jourparmi les vierges une jeune fille accomplie qu’il respecterait etensuite il la mènerait dans sa maison, parée de sa beauté graved’épouse.

Mes chastetés s’endurcirent&|160;; je vécus tout un temps dansune continence sauvage, comme un moine. Il me parut que j’étaisdevenu un très vieux homme lourd de péchés et racorni dans ledélabrement des macérations, usant péniblement ses dernièresrévoltes charnelles sur la pierre du repentir. Je m’étais confessé,j’espérai que Dieu me préserverait du retour des tentations tropdurables. Et comme si j’avais été exaucé, les fermentsmiraculeusement s’apaisèrent. Je ne lisais plus de romans, jemoisissais des jours entiers sur des textes juridiques, avecpatience et ennui.

Ma constance me rendit espérable une guérison définitive. Elleme réconcilia avec moi-même. Je me sentis capable des plus fermesrésolutions. Et un soir je jetai au feu les funestes estampes,délice coupable de mes yeux. Le papier s’effrita en finescendres&|160;; mais les sarments de la vigne luxurieuse ne furentpoint consumés avec les fibres végétales. Ils demeurèrent ramiculésà mes graisses et mes os. Vrille à vrille par la suite ils serenouèrent en mes rétines, torsèrent à mes filandres leurs rêtstenaces sous lesquels se gonflait la grappe empoisonnée. Et ainsije restai le prisonnier halluciné de la vision ithyphallique qui,comme un rais sur des métaux, une fois pour toutes s’était gravéedans la démence de mes prunelles.

Je dispersai donc au feu les lubriques stimulations qui avaientperverti mon sens vierge. Je pensais&|160;: le tout dans la vie estd’avoir un ferme propos&|160;; ensuite les choses s’arrangentd’elles-mêmes. J’ignorais de quelles choses il pourrait êtrequestion pour moi dans l’avenir&|160;; je savais seulement quejamais je ne connaîtrais plus l’amour comme peut-être à cette heuredéjà le connaissait Romain. Cependant l’ancienne douleur s’étaitcalmée&|160;: j’acceptais à présent ma destinée luxurieuse commeune infirmité de ma nature, comme un mal dont les accès avec l’âges’espaceraient.

Quand passagèrement les lancinements de la continencem’aiguillonnaient trop au vif, j’allais sournoisement auxmaisons.

Vers la fin de la seconde année, le courrier un matin m’apportaun mot d’une de nos servantes. Cette fille fidèle m’apprenait quemon père avait été frappé d’une congestion sur la voie publique. Onavait dû lui tirer une entière palette de sang, ce qui l’avait mishors de danger. Cependant il demandait à me voir sans délais. Bienque nos relations fussent demeurées toujours assez froides commeentre un père et un fils de l’ancien régime, j’éprouvai unecommotion violente. Je fis aussitôt ma valise.

Le train sifflait quand tout à coup la portière du compartimentque nous occupions seuls, un ménage de bonnes gens et moi, futvivement ouverte et un garde poussa en travers des banquettes unejeune femme essoufflée d’avoir couru. Dans la pénombre des toituresen tôle, sous le hall assombri d’un brouillard de fumée, jen’aperçus d’abord que le mouvement vif et souple avec lequel ellevolta sur ses hanches et ensuite s’abattit aux capitons devant moi,toute frémissante encore, le souffle court sous le soulèvementrapide du corsage.

Puis le cahotement des voitures rebondit sur les plaques de fer,à la sortie de la gare&|160;; l’espacement des maisons, dans laverdure des banlieues, coula un brouillard pluvieux et morne parles vitres. Je vis que la dame avait levé à demi sa voilette, unevoilette noire comme sa robe, et l’ourlet de ses cheveux retombaiten bandeau sur le lobe pâle de l’oreille. Le fin maillage du tissulignait ses yeux qui me restaient ainsi cachés&|160;; et jen’apercevais que le bas d’un visage plutôt enlaidi par l’épatementd’un nez camus de petit carlin.

Le hasard d’un vis-à-vis féminin pendant un trajet de chemin defer dont on ne peut savoir la durée, ce rapprochement fortuit etpresque familier de deux existences inconnues l’une à l’autre entreles parois resserrées d’un compartiment, avaient toujours été pourmoi un étrange sujet d’énervement. Le magnétisme qui, au simplefrôlement d’une robe, se répercutait en vibrations d’ondesnerveuses à travers mon être, me réticulait bien autrement encoreles fibres dans ces moments et à la longue se changeait en unmalaise intolérable. Mais cette fois, mon désintérêt pour ce visagesans beauté fut cause que mes yeux ne cessèrent tout un tempsd’errer, au passage vertigineux de l’express, sur les mélancoliquespaysages au fond desquels m’apparaissait l’image de mon père frappépeut-être aux sources de la vie.

De sombres appréhensions, malgré les rassurantes restrictions dela lettre, me donnaient froid au cœur. Je sentis anxieusement serenouer les fibres d’enfance, l’attachement du vieux compagnonnagedans la grande maison solitaire où à peine avait lui pour moi lecharme maternel, où un homme silencieux et grave, toujours vêtu denoir, avait soutenu mes jeunes trébuchements. Et les gares, dans unbrusque tonnerre de bâtiments et de plaques métalliques, dans unedécoupure d’éclair de petites villes aux barrières encombrées d’unstationnement de piétons et d’attelages, défilaient, elles aussiattristées d’ondée, sous le ciel nébuleux s’effritant en grisescharpies.

Je ne sais à quel sursaut en moi j’éprouvai soudain que la dameau voile me regardait. Ce fut une commotion rapide, électrique quime tira les yeux de son côté&|160;; et nos regards une seconde secroisèrent, car à présent elle avait relevé tout à fait son voilepar-dessus le caloquet de velours qui si simplement, sans l’apparatde nulle plume, la coiffait.

J’eus le saisissement de l’avoir mal jugée&|160;: elle n’étaitpas belle, d’une pâleur de peau éteinte, le nez libertin et camus,brusqué aux narines d’une croqure. Mais les prunelles, sous labarre raide des sourcils, avaient une vie profonde et fixe, uneclarté noire et figée d’eau sans remous sous les ponts.

Je me suggérai aussitôt un aspect de beauté à rebours,irritante, contradictoire, énigmatique et qui, avec la coupuremince et longue de sa bouche très rouge comme un piment, leretroussis équivoque d’une apparence de mufle animal, éveillait lasensation trouble de la nudité et de l’odeur secrète de cettefemme. Elle tenait fort décemment entre ses mains gantées de noirla pomme d’un de ses genoux croisé par-dessus l’autre, le bustemi-renversé et appuyé aux capitons, les hanches fines et nerveuses,mises en relief par le collant de la robe. Et ensuite elle détournales yeux, elle regarda indifféremment se dérouler les champs ternesà travers la vitre, comme moi-même je l’avais fait tout à l’heure.Mais moi, à présent, par des regards à la dérobée, par une bizarreet passive soumission de ma volonté à une force impérieuse, jecontinuais à l’envelopper furtivement d’une attention à mesure plusinquiète. Je n’aurais pu dire où je l’avais déjà vue, pourtant jecroyais l’avoir vue véritablement. Ce masque ambigu et morneantérieurement avait dû séjourner dans ma pensée.

La campagne, pour mes yeux négligents, ne fut plus que la nuanced’une tapisserie fanée sous la brouée et je ne pensais plus à monpère, aux ombres qui tout à l’heure m’avaient attristé. Je metourmentai de las efforts pour me rappeler sans certitude en quellepart de la durée, en quelle contrée j’avais pu rencontrer cettefemme.

Au bout d’un peu de temps, elle recommença à me dévisager, etalors à mon tour je détournai mes regards. Une peine sourde, un malphysique m’envahissait, je sentis l’approche de ces cruelsfourmillements trop connus qui me criblaient les paumes et toujoursprécédaient les affres morbides de la présence féminine. Ses yeux àprésent revenaient vers moi avec insistance. Elle aussi paruts’inquiéter d’analogies et confusément me reconnaître. Cependantelle était calme, toute reculée, dans son mystère noir. Et enfinelle et moi nous nous regardâmes franchement, nos prunelles unmoment s’emboîtèrent comme des mains. Il sembla que nous étions surle point l’un et l’autre de pouvoir préciser lucidement lescirconstances de notre première rencontre. Ce ne fut là qu’uneseconde, la durée d’un temps inappréciablement court. Il passa uneombre, nous redevînmes des étrangers venus de pôles opposés etpartant pour d’incertaines patries.

Non, me dis-je, je n’ai point encore vu cette femme, je n’auraispas ressenti cette secousse d’inconnu sitôt que se sont joints nosregards. Alors je restai troublé d’une autre sensationinsolite&|160;: peut-être je l’avais d’un subtil pressentimentprévue dans l’au delà de l’heure actuelle. Aux miroirs de l’avenir,par un merveilleux effet réflexe, le vague linéament d’une images’antidatait et devenait la forme lente et augurale de la chose quiallait être. Un mystérieux dessein, dans ce cas, eût suppléé à defortuites conjonctions si toutefois, dans la grande mathématique del’univers, le hasard peut exister. Une minute encore aurait pus’écouler, une autre portière s’ouvrir, elle eût à jamais étéabsente de ma vie, tout au moins de la portion de ma vie où soudainelle parut se manifester avec un sens précis. Il sembla qu’une mainl’eût menée vers la vitre derrière laquelle j’étais assis.

Maintenant de nouveau ses yeux glissaient sur les miens comme lapluie sur les vitres et ne semblaient plus rien avoir à me dire.Négligemment elle baissa sa voilette et elle me resta ainsi voiléecomme ma propre âme. Elle ne faisait plus un mouvement, toutedroite dans le soubresautement des soupentes, et seulementquelquefois elle considérait une éclaircie lointaine des paysagesavec la vie cachée de ses yeux fixes, plus noirs dans l’ombre duvoile. Je vis bien que je n’occupais aucune place dans sesidées.

Une gare dansa dans les tourbillons des suies. Et encore unefois, du bout de ses doigts gantés, elle remonta la dentelle,essaya de reconnaître la ville que nous dépassions. Je savais lenom de cette ville, j’aurais pu le lui dire&|160;; cependant je nedesserrai pas les dents. Mes nerfs s’étaient regrignés, setordaient comme un nœud de vermicelles, car de nouveau, à dessignes intérieurs, à de lasses percussions aux circonvolutions dela mémoire, j’étais sûr que je l’avais rencontrée déjà et toutefoisil m’était impossible de me mémorer en quel temps, en quellieu.

La souffrance fut si forte que je me dressaiprécipitamment&|160;; je fis jouer le volet mobile qui servait à laprise d’air&|160;; ensuite j’abaissai le rideau&|160;; et ces actesétaient rapides et désordonnés&|160;; je n’avais plus exactementconscience de mes mouvements. Le vieux monsieur à côté de moidoucement se plaignit d’un commencement de fluxion&|160;; je dusfermer le volet. Et seulement alors la dame se mit à me regarderautrement qu’elle ne m’avait regardé jusqu’à ce moment. Il n’y eutlà de sa part nulle intention d’ironie, bien que mon agitationbizarre lui en eût fourni un motif bien naturel. Elle posasimplement des yeux tranquilles sur les miens sans l’apparence d’unsentiment défini pour ce maladif jeune homme qui, en se rasseyant,les mains molles et tremblantes, lui avait jeté un regardsuppliant.

Cependant son visage n’était plus le même que tout à l’heure oubien ce fut moi qui à présent la considérai avec un regard changé.Il me sembla que ses yeux s’étaient tout à coup démesurémentagrandis comme une étendue d’eau quand on l’aperçoit d’un pointélevé. Je ne vis plus son étrange laideur animale, le mufle courtet camus qui la faisait ressembler à un carlin. Mais comme unnageur dans un lac immense, j’étais roulé aux vagues lourdes etlentes, aux cercles illimités du regard que tranquillement ellefixait sur moi. Une vibratilité anormale en étendait les ondescomme là où, dans une profondeur liquide, est tombée une pierre, etj’avais perdu toute volonté, je m’abandonnais avec une torpeurmagnétique à ce bercement des eaux soyeuses et sombres. Maintenantaussi un beau corps de femme, la nudité d’une sirène au torse commeune liane flexible ondulait dans les noires limpidités&|160;; etainsi tout d’une fois ses robes étaient tombées et je la vis nuedans la lumineuse intimité de sa chair.

J’avais le sentiment que mes globes oculaires étaient projetéshors de ma face, eux-mêmes effroyablement dilatés, pareils à descaïeux germés. Cependant son visage demeurait froid comme si elleeût été habituée à la passion des hommes, et elle continuait àépancher sur moi la ténèbre sans remous et sans pensées de ses yeuxcomme un Styx. Je ne souffrais pas, je ne sentais plus levrillement qui, près des autres femmes, m’infligeait le suppliced’un rouet aux pointes de feu pénétrant en mes os&|160;; j’étaisune chose morte emportée dans un courant.

Le train, dans un grincement prolongé de ses freins, untamponnement brusque des butoirs, stoppa&|160;: les gardes deportière en portière, crièrent un nom&|160;; et j’avais oubliéqu’il y avait là une ville où un homme déjà touché par la mortm’attendait.

Il me fallut un effort pour me reprendre au sens des réalités etensuite je retirai ma valise du filet et je descendisprécipitamment sur le quai. Aussitôt une main se posa près de lamienne sur la courroie qui bouclait mon plaid. Je reconnus une desservantes de la maison. Les yeux rouges, elle m’annonça que monpère avait été frappé d’une seconde attaque dans la matinée et quele prêtre était venu avec les sacrements. «&|160;Dites-moi tout,m’écriai-je, mon père est mort.&|160;» Elle laissa tristementretomber la tête et j’étais très pâle, sans pouvoir pleurer.

Ce fut ma sœur qui me reçut au bas de l’escalier&|160;; ellem’ouvrit les bras, mes larmes nerveusement éclatèrent, et nous noustînmes longtemps embrassés. Mais mon beau-frère sur la pointe despieds descendit de la chambre&|160;: je ne l’avais jamaisaimé&|160;; en m’enlevant à Ellen, il m’avait fait souffrir lapremière souffrance de la vie et la blessure ne s’était plusfermée. Aussitôt ma peine tomba&|160;; je ne sus plus quedire&|160;; il me sembla que je venais dans cette maison comme unétranger, que seulement une attitude contrite m’était commandéepour me conformer à la douleur générale.

Je montai donc silencieusement les marches que les pas paternelsne descendraient plus, je pénétrai dans la chambre auprès delaquelle j’avais dormi mes sommeils d’enfant.

Les rideaux étaient tirés et comme pour mon grand-père, deuxcierges brûlaient dans les grands chandeliers de cuivre de lacuisine. Au vacillement fumeux de ces luminaires étoilant lapénombre, j’aperçus, parmi la blancheur rosée des draps remontésjusqu’aux mains croisées dans un geste d’éternité, la pâleur decire d’un visage infiniment solennel et calme. Je n’entendis plusqu’une parole. «&|160;Comme il est beau&|160;!&|160;» disait masœur. Je m’étais agenouillé, l’odeur funèbre des graisses chaudesqui se consumaient me levait le cœur&|160;; et la bouche collée auxdraps, je sanglotais, avec le déchirement en moi d’une part de mavie.

Ce fut peut-être en cette minute que pour la première fois jesentis tressaillir le mystère sacré de la transmission de l’être.Ma race blessée par l’amputation brutale de la mort saigna une sèverouge comme si la hache eût tronçonné le chêne de qui à travers letemps j’étais un rameau.

Je voulus veiller cette première nuit avec la religieuse et lesservantes. Ellen, brisée, affaissée encore par des couchesrécentes, avait été entraînée chez une amie. Elle aussi à présent,dans la grande douleur de la séparation, je me sentais l’aimercomme une chair spirituelle et toutefois périssable où par avanceje pressentis se décomposer la vive essence de la famille. Jel’avais pressée contre moi, toute chaude de sang fouetté, humide etbrûlante de ses larmes, et elle n’était plus la femme, elle sedélivrait des troubles apparences charnelles, dans la beauté pieused’un symbole. C’était une soif malade de mourir moi-même auxsensualités, aux âcres poussées de la vie, et à la fois j’étaistourmenté de nostalgies d’amour infini, d’un sombre délice desouffrir la mort pour ceux que j’aimais.

Près du lit blanc, dans la nuit lourde de senteurs de cire et oùdéjà se volatilisait l’empyreume des ferments, des images selevèrent, la haute figure souriante du bon satyre, du Vieux quiallait semer la graine de vie dans la maison des bois, cette petitesauvage d’Alise aussi dans la passion brûlée de son corps, légerfantôme voilé par la nuit des eaux. Celle-là, comme je l’entouraisde mes pitiés, redevenu l’enfant qui pleura sur le regret de sapetite gorge aiguë des larmes voluptueuses et funèbres&|160;!

Et ensuite je pensai très doucement à la grosse fille, à cetteÉva maternelle qui voulut m’initier comme un vierge Adam. Peut-êtremorte dans son péché quotidien, dans sa belle graisse fleurie degouge ingénue qui berçait les petits comme moi au lit de sesmamelles&|160;!

Ma vie remonta, je n’avais plus de mépris pour la nonneimpudique, pour cette Ambroise enragée dont l’aisselle fleuraitaigrement le sureau. Puis je roulais dans les campagnes avec unétrange visage animal devant moi. Et ses yeux me regardaient, puitsde ténèbres, lacs aux lourdes ondes de naufrage, alcôves froides oùun corps se déroulait comme une liane.

Alors l’effort péniblement recommença. Je ne savais plus que monpère était là, entre les cierges, dans les draps de la mort. Lesyeux fixés aux trèfles des luminaires, je ne voyais plus quel’extraordinaire regard impur. Où, en quels temps était-elle venueà moi la première fois, cette femme au mufle de chien&|160;?

Des analogies se nouèrent, des correspondances subtiles. Il meparut petit à petit qu’à travers un tourbillonnement d’images enfinje la reconnaissais avec certitude&|160;; et elle avait le méchantfront busqué d’Alise, l’animalité passive du péché d’Éva, la grandebouche mystique et sensuelle d’Ambroise. Elle était à la foistoutes les femmes que j’avais aimées et ensemble elles totalisaientla Bête&|160;! La Bête&|160;! la Bête&|160;! m’écriai-je dans uninsurmontable mouvement d’effroi et de dégoût. Aussitôt laCathédrale se dressa, la grande vigne de pierre avec sonfourmillement diabolique que filigranait le givre matinal,qu’ensanglantaient les débâcles du soir. Et comme si par son nom jel’avais évoquée, l’ensorceleuse amante du moine, la courtisane auflanc lubrique et au museau de chien lucidement darda magique,funeste, faisant le geste qui promettait la damnation. Je ne doutaiplus qu’elle n’eût été l’annonciatrice de celle qui un jour devaitm’apparaître.

La religieuse qui veillait avec nous me toucha le bras. Elletenait dans la main un brin de buis qu’elle venait de tremper dansl’eau bénite. Elle en avait aspergé les draps entre deux prières etmaintenant elle me passait le buis pour qu’à mon tour avec le gestede la Croix j’épandisse aux quatre coins du lit la bonne pluiepropitiatoire. C’est ainsi qu’il me fut rappelé que mon père étaitmort.

J’étais libre&|160;; je pouvais suivre ma vie selon qu’elle mepoussât à droite ou à gauche. Malheureusement mes maîtres nem’avaient pas enseigné la vie non plus que la beauté sacrée de moncorps et le bonheur sage que je pouvais en attendre. On m’avaitdit&|160;: le mal, c’est d’être un homme. Fuis donc toute tentationqui pourrait te venir de la nature, interdis-toi tout mouvementspontané de ta vie intérieure. Il ne te sera permis de l’accomplirharmonieusement qu’à la condition de tenir pour inférieurs et vilsles organes par lesquels tu participes à l’éternité del’Univers.

Plus tard, mon père à son tour m’avait dit&|160;: Je ferai detoi un juge, car à cause du caractère sacré de la magistrature,celui-là, fût-il prévaricateur et débauché, est assuré de laconsidération des hommes. Ainsi des poussées extérieures s’étaientsubstituées à ma volontaire orientation. Je n’avais pas même imitéle sauvage, l’homme primitif des bois qui mouille son doigt etl’expose à l’air pour savoir d’où souffle le vent. Maintenant labête, née en moi de la honte de la chose infâme, circulait dans monsang comme le feu et le phosphore.

Maître de ma destinée, je continuai à subir les effets del’éducation faussée qui m’avait refoulé dans la catégorie des êtressans personnalité. J’aurais pu, en l’utilisant selon mes penchants,dédommager ma vie des contentions d’une enfance sevrée&|160;; monpère m’avait laissé assez de bien pour qu’il me fût permisd’écouter enfin mes dilections intimes, mes seules et personnellessuggestions. Il arriva ceci&|160;: sans goût pour les pratiquescollusoires et vénales du robin, j’acceptai passivement deréintégrer les cours de droit.

La maison paternelle m’étant échue en partage, je la laissai àla garde d’une des deux servantes, celle qui avait connu mongrand-père et semblait, à force d’offices et d’ans, faire partie dela maison même. J’aurais souhaité y amener un jour une jeune femmesage et aimante qui eût été ma femme. Ce rêve d’une tranquilleexistence à deux dans l’isolement d’une petite ville se réveillaparmi les vieilles pierres familiales au frôlement des grandesailes noires. Cependant je n’ignorais plus que mon père avait étéfrappé sur le seuil même de la maison aux volets clos. Quelleironie&|160;! Lui qui mettait son unique orgueil à se décorerd’apparences graves et chastes, reçut publiquement le coup de lamort dans une rue méprisée des honnêtes gens. Ainsi une fois deplus au fond de notre race s’attesta la misère de ne pouvoirabdiquer le charme funeste de la femme.

Là-bas, ma quiétude fut de courte durée&|160;; je vis bien quele passage de la mort ne m’avait pas rendu plus raisonnable. Ilm’arriva presque coup sur coup de rencontrer mon étrangevoyageuse&|160;: elle était toujours habillée de noir et son visagerestait caché sous la voilette. Je ne doutai plus qu’elle n’habitâtla même ville que moi.

Chaque fois, à travers le nuage léger de la dentelle, nouséchangions un regard sans que toutefois, de la part de cette femme,il se manifestât une nuance d’intérêt pour ma personne. Elleparaissait supporter le hasard de nos rencontres comme un faitprévu et négligeable. Moi, au contraire, je subissais un influxmagnétique qui plus âcrement me restituait l’ancienne sensationdouloureuse. Un mal lourd d’oppression et d’angoisse aliénait mavie consciente comme l’idée d’une prédestination liant à mes fondstroubles de nature cette passante. Alors déjà je commençais àéprouver que chez les êtres d’une intense sensibilité les ondesnerveuses sont à l’avance remuées du pressentiment des chosesinévitables.

Je la rencontrai donc à de courts intervalles et toujours unmouvement inexplicable me dissuadait de la suivre ou, au derniermoment, un passage de voitures, une petite affluence de peuplecessait de me la rendre visible. J’essayai de me certifier unmystère pour justifier devant moi-même ces défaillances de mavolonté. Et je ne savais pas en quelle maison de la ville ellerésidait&|160;; elle restait pour moi la même apparitionénigmatique qui l’avait fait surgir de l’inconnu et qui ensuiteretourna s’y dissoudre.

Des combinaisons secrètes, sans que nous y prenions garde,mûrissent les événements de la vie en sorte que nous sommes l’unpour l’autre les pièces d’un échiquier qu’un ordre infrangiblepousse dans le sens des conjonctions finales. Nous ignorons où nousallons, mais les lois éternelles le savent pour nous et nous nefaisons pas un pas qui n’ait été marqué de toute éternité et nousrapproche d’un autre qui vient vers nous. Et tout arrive trèssimplement sans que les choses desquelles dépendent les moments lesplus hauts de notre vie cessent d’être d’infimes et à peinesaisissables préparations en vue d’une finalité obscure. Pourtantelles sont, ces préparations, dans leurs infinies ramifications quiles prolongent à travers le temps, l’unique intérêt véritablepuisque rien ne peut arriver sans elles et qu’ensuite ce qui arrivese conforme à des aspects à peu près identiques de joie et dedouleur.

Il avait fallu le tourment de ma race en moi, aggravé par unrégime puritain et hypocrite, mes morbides idiosyncrasies, lesupplice et la tantalisation des approches féminines et non passeulement ces infirmités charriées avec les parcelles de mon sang,mais diverses autres causes adventices, le mal foudroyant de monpère et un départ précipité pour que cette femme et moi, sans nousêtre jamais conjecturés qu’aux fortuits miroirs de laprédestination, arrivâmes, à l’heure préétablie et par des cheminsopposés, au rendez-vous qui sembla nous avoir été de tout tempsassigné. Et ensuite la plus banale à la fois et la plusextraordinaire des rencontres nous affronta et nous ne nous étionspoint encore parlé. Cependant une main était dans chaque geste queje croyais faire librement et liait les mailles de ma destinée.

De même que les conjonctions antérieures s’étaient conformées àun dessein ignoré, je me brouillai avec ma parente à cause de sonhumeur tatillonne que l’âge avait encore exagérée. Ce ne fut làqu’un fait en apparence insignifiant, mais je me trouvai ainsicontraint de chercher un autre logis et par cela même il prit uneimportance décisive dans ma vie.

Il arriva qu’en emménageant mes livres et les caisses quirenfermaient ma garde-robe, je me trouvai face à face avec moninconnue sur le palier. Je ressentis un coup violent au cœur et cefut elle qui la première, d’une inclinaison légère de la tête, mesalua. Je n’aurais jamais remis le pied dans cette maison si déjàje n’y avais été précédé par ma bibliothèque et mes habits. Maisceci encore est une présomption&|160;: j’y serais revenu puisquec’est là que le sens de ma vie devait m’être révélé.

Comme elle se frayait difficilement un passage parmi lescaisses, je m’excusai en lui exprimant mon étonnement de la revoirdans une si invraisemblable circonstance.

Elle ne témoigna nulle surprise&|160;; elle me dittranquillement, de son singulier masque impassible&|160;:«&|160;Mais il n’y a là rien que de très naturel&|160;; j’habitel’appartement au-dessus du vôtre&|160;». Aucune femme ne se mitmoins en frais pour me capter. Et déjà je lui appartenais de toutela sauvage folie de mon sang.

Rien ne fut donc moins romanesque que cette péripétie&|160;:elle n’eut de mystérieux que les préparations qui la rendirentinévitable. Je pénétrai dans l’orbe de cette femme comme elle-mêmeapparut à l’heure où j’allais vers mon père couché entre lescierges. Nous étions l’un et l’autre régis par des événements quinous rapprochèrent et ainsi furent les ministres de notre vie.

Aude un soir, (c’était le troisième soir depuis mon arrivée danscette maison), passa devant ma porte. Je ne sortais plus qu’aprèsl’avoir entendue descendre et ensuite je descendais moi-même à larue. Elle n’était pas offensée que mon pas très loin marchâtderrière le sien. Elle allait droite et correcte, sans tourner latête, d’une démarche de bourgeoise honnête, séjournait çà et là uninstant dans les magasins et puis entrait dans une église.

Mais ce soir-là, très doucement le petit coup léger de sestalons s’étouffa devant ma porte et je ne sais pourquoi celle-cin’était pas fermée, il sembla avoir été décidé que cette fois ellefranchirait mon seuil. Cependant elle et moi n’avions encoreéchangé que des propos sans rapport avec l’amour. Je lui avaisparlé une seule fois&|160;; depuis nos voix étaient restées muettesl’une pour l’autre.

Je n’eus donc qu’à pousser imperceptiblement la porte et puistrès vite je la refermai, car déjà elle était entrée. Elle futalors chez moi comme si antérieurement elle y fût venue&|160;; etpas plus que dans la rue nous ne parlâmes d’abord. Elle riait de sagrande bouche rouge en regardant autour d’elle et son rire nefaisait pas plus de bruit que l’aile du vespertilion sousd’antiques lambris. Moi, je tremblais de tous mes membres, dans lasoudaineté immense de mon désir. J’avais tremblé comme cela le jouroù ce stupide Romain était allé me livrer à la grosse Éva. Et je nesavais plus comment on prend une femme&|160;: j’étais devant ellecomme un jeune homme vierge.

Il n’y eut pas d’autres préliminaires. Aude me jeta ses bras aucou et tout de suite elle se mit à sucer ma bouche comme avait faitAlise, comme aussi avait fait Ambroise. Mais à peine ses papilleseurent-elles joint les miennes, elle me révéla une ferveursensuelle, un art expérimenté que ni Ambroise ni la petite fillesauvage n’avaient acquis. Elle me prit les lèvres entre lessiennes, elle les tint longtemps insérées comme un fruit pour enexprimer le jus, et à petites coulées, comme un givre fondu, commela glace ardente d’un sorbet, elle m’infiltrait dans la gorge unesalive âcre. Sa vie ainsi passa dans la mienne, une éternité devie, toute la sève profonde de son corps.

Maintenant elle avait cessé de rire&|160;; j’avais fermé lesyeux pour mieux boire cet élixir prodigieux, comme un petit enfantgoulûment lappe le lait sur un sein blanc. Et je ne la voyais plus,envahi d’inouïes délices, mais je savais qu’elle meregardait&|160;; j’avais, à travers la cloison retombée de mespaupières, la sensation d’être submergé dans les ondes immenses,dans les torpides lumières de son regard. Sa bouche froide, avec ungrésillement léger de neige qui se fond au soleil, pinçait lamienne et à présent elle aussi buvait l’eau glacée montée de mavie.

Cependant ni Aude ni moi ne nous étions encore rien dit, danscette folie. Nous étions serrés l’un contre l’autre de toute notreforce&|160;; les pointes de son corset m’entraient dans la poitrineet derrière je sentais lourdement s’écraser la chair raide de sesseins.

Et puis il y eut des souffles brefs, un cri enragé de douleur.Des serpents de feu sillaient son échine, des peignes de ferraclaient la mienne et me faisaient râler. Il arriva tout à coupque la forme de sa jambe se prit entre mes genoux. Alors noustombâmes tous les deux comme si nous avions été précipités d’unetour. Et je ne savais pas encore son nom&|160;; déjà je l’avaispossédée toute morte dans son plaisir.

Ensuite, couché dans sa ceinture, avec une adoration tremblante,je lui demandai qui elle était. Elle me répondit&|160;: «&|160;Jesuis Mahaude, mais on m’appelle Aude&|160;». Et elle avait gardé lavoix rauque qu’elle eut pendant l’amour. Elle me caressait lescheveux avec des mains extraordinairement brûlantes et douces, lesmains ointes que sans doute possèdent les ensevelisseuses.

De nouveau elle se mit à rire&|160;: «&|160;J’ai été mariéeautrefois&|160;; je suis veuve&|160;». Elle me dit celaétrangement, sans orgueil ni ironie, et je n’avais jamais ouï untel rire. Il me transperça les fibres comme un stylet, ilm’enveloppa comme un baume de sommeil. J’ignorais quel senss’attachait au dessein clandestin et muet de sa bouche. Elle riaitdu rire sans bruit d’un masque ou comme une figure dans un miroir.Et aussitôt après elle cessa de parler.

Mais moi, dans la chaleur de sa vie, j’eus soif de la connaître.Mes paroles avec mes mains coururent le long de son corps. Et jevoulus savoir pourquoi elle était venue ainsi chez un jeune homme.Elle ne riait plus, elle me regardait fixement de ses yeux lourdset immobiles, comme l’eau d’un puits. «&|160;Oh&|160;! me dit-elleenfin, vous ne seriez pas venu le premier&|160;». Ce charme intimedu tutoiement monta de moi dès le premier instant, comme si de touttemps je l’avais connue. Mais elle, malgré l’amour, n’était pasautrement devant moi que devant un étranger.

Je lui criai de tout mon être&|160;: «&|160;Je t’attendais,Aude&|160;! Je savais que tu serais venue&|160;!&|160;» Ses mainsquittèrent mes cheveux et de nouveau je connus le goût de sabouche. Il y eut vertigineusement sur nos baisers une nuit et lamoitié du jour suivant. Je fus ainsi secrètement averti de madestinée et cependant je ne comprenais pas encore pourquoi cettefemme avait un museau de chien.

Quelle chose au fond simple et identique, la Vie&|160;! Àtravers la brousse, à travers la savane infinie, un petit sentierva tout droit bien qu’il paraisse méandrer&|160;: le pied del’homme mûr y marque la même empreinte qu’y laissa le pas del’enfant. On croit que la vie change&|160;: pourtant on esttoujours le même homme, minuscule image de l’univers, gravitantdans l’orbe des autres existences selon des lois statiquesimmuables. Aude n’avait pas fait autrement que celles qui laprécédèrent. Toutes avaient apparu à une certaine heure, chacuneétait née sous une constellation différente et néanmoins elless’étaient manifestées avec le même geste de volonté qui avait liéla mienne. Les premières seulement avaient été l’annonciationd’une, plus absolue et qui ne devait pas s’en aller. Ensemble ellesfurent comme les signes de mon zodiaque.

Cependant si Aude n’était pas venue après les autres, peut-êtrej’aurais continué à vivre comme un ermite, recru de chasteté. Elleparut sortir d’un mystère obscur, elle arriva des confins de lavie, des fonds troubles de la prédestination et moi aussi, aveccette sœur damnable, j’eus ma tentation de saint Antoine.

Aude fut dès le premier moment avec moi ce qu’elle resta par lasuite. Elle demeura la même comme un air de violon sur lequel unartiste merveilleux exécute des variations inépuisables. Elle necessa pas d’être la femme au museau de chien, le très parfaitsymbole de la Bête, une et infinie, et je croyais l’avoir connue enune seule fois, je ne voyais pas qu’ensuite je ne la reconnaissaisplus.

Aude ne fut pas plus nue après un mois d’amour qu’elle nel’avait été le jour où elle entra chez moi et laissa tomber sarobe. Elle ignorait naturellement la pudeur, comme la jeune Ève auxpremiers matins du monde. Et pourtant c’était bien la même femmequi dans la rue marchait les yeux baissés, son livre d’heures auxdoigts. Elle était au dehors une femme comme toutes lesautres&|160;; elle avait même plus de religion et d’honnêteté quela plupart des femmes. Mais elle semblait ignorer qu’ellepéchait&|160;; sitôt que sa robe était tombée, elle devenaitl’autre femme qu’elle-même ne connaissait pas et celle-là avait unebeauté terrible. Oh&|160;! celle-la était les guivres et leslicornes et toutes les bêtes grimaçantes de la diabolique forêt depierre de la vieille cathédrale&|160;!

Aude arriva tout un temps dans ma chambre. Elle entrait commeelle était venue d’abord, d’une lente démarche hiératique, avec unvisage las et morne. Elle ressemblait à une prêtresse apparue dansun rite&|160;: elle était bien plus belle dans cet air hors de lavie qui lui prêtait l’apparence d’une Destinée. Et elle me jetaitles bras autour du cou, elle prenait ma bouche dans lasienne&|160;; et ensuite elle me donnait son corps. Moi alors, jelui disais les litanies brûlantes de la passion. J’effeuillais sursa chair les roses rouges de la plus fougueuse dévotion. Mes messesavaient les prosternations d’un jeune lévite devant une Vierge desténèbres.

Mes ardeurs d’homme longtemps chaste se décelèrent ainsi presquemystiques. Elles couronnèrent mes attentes anxieuses. Elles furentla consécration du sentiment que la femme, bien plutôt qu’un simplemécanisme de muscles et de nerfs donnant le plaisir, était l’impurefleur même des limons de la vie, le symbole vivant des antiquespromesses scellées au ventre d’Ève. Aude eut mes prémicesvéritables&|160;; mes anciennes piétés s’apostasièrent pour luivouer mes exclusives obédiences.

De ma chair en folie monta le Cantique du seul amour. J’étaiscelui qui, par le matin des vignes, s’en vient tremblant vers lanoire Sulamite. Aude cependant riait de sa grande bouche muette,écarlate comme une blessure&|160;; et je commençai à croire que sonâme était vide comme ses yeux.

Une fois je lui dis&|160;: «&|160;Chère Aude, si, comme jel’espère, tu m’aimes, dis-le moi autrement qu’avec des baisers. Àpeine jusqu’ici j’ai connu le son de ta voix.&|160;» Elle se torditcomme un ver blessé par un silex aigu. Ses mains montèrent à sonvisage et le voilèrent. Elle me dit avec une réelle douleur&|160;:«&|160;Oh&|160;! Oh&|160;! ne me demandez pas cela. Je ne puis vousdonner que ce que j’ai.&|160;»

Je ne pus douter qu’elle ne souffrît une peine véritable etmoi-même je restai consterné comme si j’avais dit là une chose quidût nous rester interdite. Cependant Aude était nue dans le litauprès de moi. Il sembla qu’en lui parlant d’amour, je l’eusse miseplus nue encore. Elle qui ne connaissait pas la honte de la chair,se voila tout entière de douleur sitôt que par ce vœu j’eus attentéaux intimités sacrées d’une pudeur insoupçonnée d’elle et demoi.

Avec une insistance cruelle, je dis à ma maîtresse&|160;:

–&|160;Aude, ma chère Aude, vois comme je t’aime&|160;: tu m’asensorcelé et cependant, même au prix de mon salut éternel, je neferai rien pour arracher le charme de moi. Mais, je t’en conjure,desserre les dents. Rien qu’une parole, un souffle, dans unbaiser.

Alors elle tourna violemment son visage vers l’ombre des rideauxet elle demeura un certain temps enfouie dans l’obscurité oùcommençaient de filtrer les clartés matinales, comme si la pâleurmalade du jour eût encore été une blessure trop cuisante à ce malétrange. Et enfin, j’entendis ce mot cruel&|160;: «&|160;Ne croispas que je t’aime parce que cette chose est arrivée entre nous. Jen’aimerai jamais aucun homme.&|160;»

Ma passion pour elle fut déchirée horriblement&|160;; j’eus dessanglots comme un enfant et, ses seins dans mes mains, je lescouvrais de mes baisers et de mes larmes. «&|160;Je t’en prie,m’écriai-je, ne dis pas cela. Te serais-tu donnée à moi si tu nem’avais aimé&|160;?&|160;» Avec son rire sans bruit, son rire commel’aile d’un oiseau nocturne, simplement elle me répondit&|160;:«&|160;Non, c’est autre chose que je ne sais pas.&|160;» Et puiselle parut réfléchir&|160;; elle me considérait avec ses yeux sansnuance, ses yeux de schistes noirs. Et d’une voix triste et douceoù il n’y avait pas d’amour, elle continua&|160;: «&|160;Tu avaisune odeur vierge sur toi qui m’a prise. Et alors je suisvenue.&|160;»

Puis sa bouche coula dans la mienne les salives et encore unefois le grand frisson de la mort disloqua mes vertèbres. Et Audeétait une courtisane d’amour admirable. Vers l’heure de midiensuite elle s’en alla de ma chambre avec un visage tranquille.Personne n’aurait pu dire qu’elle laissait là, dans le lit, unjeune homme mourant.

J’acceptai lâchement cette vie, je ne songeai pas un instant àm’y soustraire. Elle était la servante des œuvres réprouvées&|160;;elle connaissait toutes les ruses diaboliques du plaisir&|160;; àmesure elle en inventa de nouvelles pour rafraîchir mes lassesaffres délicieuses. Cependant elle ne cessait pas de mériter lerenom d’une bourgeoise vertueuse. Elle voyait honnêtement unepetite société de dames&|160;; les hommes respectaient le mensongede sa robe de veuve. Ce ragoût d’honnêteté condimentait mesmorbides voluptés et me la rendait plus précieuse comme un objetdérobé, un trésor d’église profané. Jamais elle ne consentit à semontrer publiquement avec moi dans les rues ou bien, pour nousrencontrer, elle s’entourait de précautions secrètes etméticuleuses.

Un soir elle me demanda en riant de la rejoindre par delà lesremparts. J’ignorais pourquoi elle riait. Elle marcha devant moi unpeu de temps dans la campagne déserte&|160;; les dernières clochess’étaient une à une silenciées aux églises de la ville. Et ensuiteelle me prit le bras, elle me mena vers un bois épais. Je sentaistressaillir ses hanches dans la nuit. Moi aussi, j’éprouvais letrouble qui m’annonçait l’amour, ce recroquevillement froid desfeuilles aux arbres quand, sous la nue basse, électrique, dans legrand silence, passe un souffle d’orage.

Ainsi tout à coup je me sentis malade de son corps.«&|160;Demeure un instant derrière cet arbre&|160;», me dit-elleétrangement. Et elle avait disparu&|160;; je n’entendis plus que lebruissement de sa robe dans les mousses. Puis elle revint vers moiet elle était nue, avec l’orgueil de sa beauté sous les étoiles,comme une fille des âges de la terre, comme une napée près des eauxfabuleuses.

Ce fut pour moi un rite inconnu à cause de l’heure et du mystèrede cette nature solennelle. J’étais moi-même un jeune homme auxorigines du monde dans l’innocence charmée d’un soir d’Éden. Il mesemblait que je ne l’avais pas encore connue&|160;: je marchaisdans la silve, les veines gonflées du désir de la femme, subodorantle fumet des faunes qui exalte l’amour. J’arrivais des tentes de matribu avec mon cœur orageux, comme un chasseur de proies. Et dansla clarté molle des étoiles, soudain l’être aux seins blancs et àla longue chevelure soyeuse m’était révélé.

Oui, un angoissant et inouï prestige, la vue de la premièrefemme, arrivant elle aussi des tribus par le chemin d’amour sous lefrisson lent des feuillages. Ainsi Aude m’initia à une beauténouvelle où je fus tout à coup un homme inconnu de moi, où je mesentis mêlé à la vie universelle, à la splendeur des météores commeau temps où les humains s’en allaient nus et ignoraient lesvilles.

Maintenant aussi je savais qu’elle était de la descendance desfemmes animales, des faunes chaudes et velues, sœurs des bêtes dela forêt vers qui, aux heures d’hymen, vinrent les premiers de marace. Elle était la chienne et la louve près des mares, appelant lemâle en amour avec un hurlement triste, la force terrible du rut,de la substance nuptiale indestructible et éternelle comme lessèves et les essences. Et il me venait de cela, dans cette nuit dubois, un effroi sacré, une poésie rude d’humanité qui changeait mesidées de vieil homme civilisé, comme si à présent je ne dusse plusjamais rougir de la nudité de la créature, conforme à la nature, àla vie des espèces, comme si j’avais pénétré aux origines, ausecret des races.

Aude, très belle et éternelle comme l’amour physique, père despostérités, devant moi marchait dans la palpitation bleue de lanuit. Alors je baisai à ses seins, à ses cheveux l’odeur de la vie,et elle sentait la terre, la rosée des bois, l’arome des écorces,l’évent musqué des bêtes comme un limon chaud. Et ensuite je l’eusen mes bras comme la terre elle-même.

Je compris plus tard qu’elle avait été vouée à n’aimerqu’elle-même. Elle s’aima à travers mon amour comme elle s’étaitaimée à travers les autres amours, indolente à leurs mortellesferveurs, religieuse uniquement d’elle-même. Nous ne fûmes que lesmiroirs où elle s’adonisa. Elle posséda ses amants et n’en fut paspossédée. Son corps était un faste inexprimable pour elle-même.Elle en gardait l’orgueil solitaire dans les apparents abandonsqu’elle en faisait aux hommes.

Sans doute la nature, en déparant son visage, voulut ramener àla mesure son insolente et miraculeuse beauté. Celle-ci eût violéla norme d’un temps qui a supprimé la joie et l’orgueil d’être nueavec splendeur. Cependant la plante ne se mûrit qu’ondoyée de cielet de vent. Les faunes, pour acquérir le muscle et l’os, le poilabondant et lustré, se trempent de sève, de soleil et d’espace. Levierge animal humain, lui, languit, prisonnier de la détestableéducation première qui le prive d’atmosphère substantielle. Unjeune cheval, un chien, un loup des bois, la génisse au préréalisent une image de beauté plus parfaite qu’au gynécée, auxpiscines, dans les lieux où elles se déshabillent, une assembléeentière de femmes. C’était là une chose que je me disais souvent encontemplant le corps magnifique d’Aude et en me représentant laconsternante clinique d’infirmités et de laideurs, les tares et lesdéchets d’amphithéâtre que manifesterait un maelstrom sévissantdans la rue et mettant soudain nus, chez toutes les passantesparées comme des châsses, les gorges talées et spongieuses, lespeaux lâches et effritées malgré les onguents, les jambes grêles etcagneuses sous l’ampleur mafflue des lombes, les tristes ventresbouffis et couturés, la saillie des apophyses, la déformation despieds et des bras. Aude, au contraire, eût pu laisser tomber sesrobes à n’importe quel moment de la vie, elle eût apparu bellevertigineusement des pieds au cou comme un symbole, comme les ritesd’un culte. La gymnique, la noble orchestique semblaient avoirassoupli le rythme merveilleux de ses attitudes. Elle avait luttédans le stade avec de beaux éphèbes, elle avait été une descanéphores aux processions de Cérès, la guerrière mimallone qui,aux dionysies, agitait le thyrse et la lance.

Elle vint un jour et détacha sa ceinture, et je vis qu’elleavait peint de vermillon les pointes de sa gorge. C’était ledeuxième mois de notre amour. Depuis un peu de temps j’avais perduma force. Et ainsi, sous cette peinture comparable au métal et auxrubis d’une armure, avec ses aréoles brandies comme des flambeaux,elle m’apparut dans mon accablement la tentation d’une Omphale, laroyauté fardée d’une ardente Dalila vermeille d’un sangd’homme.

Aude, sous l’angle étroit de son front, avait le charme entêtéet rusé de la Bête&|160;; elle savait tous les artifices parlesquels est stimulé le désir refroidi. Elle était la magiciennecombinant les sorcelleries infinies. Et je n’ignorais pas sonpouvoir redoutable&|160;; pourtant je l’aimais avec une démenceesclave, j’étais moi-même auprès d’elle comme les laps millénairesde l’humanité encore animale, comme l’élémentaire velu en quifermentait la sève trouble des faunes. Une fois ainsi s’étaitdressé devant l’homme initial un être spécieux et peint du jus desfruits. Il ne l’avait pas reconnu d’abord, et puis elle avait ri,ouvrant sa bouche comme une mangue, il l’avait trouvée bien plusbelle que de sa seule nudité. Tous deux goûtèrent une ivresse quene procurait pas la sève des arbres. Aude me vint donc avec sesseins peints comme une reine d’Assur, et aussitôt mon sangbrûla.

Alors elle fut sûre de moi, elle me dit insidieusement&|160;:«&|160;À présent je t’ai tout entier sous ta peau, comme une petitechose qui est encore moi.&|160;»

J’ignorais quel sens exact recélait cette parole&|160;; elle mefit frissonner comme le signe et l’évidence de ma possession. Oui,il me parut soudainement me voir en ce mot barbare avec mes fibresune à une arrachées, avec toute ma vie coupée en morceaux sur ungril que cette goule en dessous attisait de braises rouges. Et jene suis pas parti, je n’ai pas couru par la ville et la campagnecomme un homme en feu, échappé d’un incendie.

Aude prit plaisir à ces jeux. Elle en imagina d’autres, commedes parures à sa beauté, des rafraîchissements à ses joiesd’orgueil. Ainsi, une autre fois, elle laissa tomber une mante quila voilait et aussitôt elle apparut nue, dans une splendeurocellée, le feu et le sang d’une tunique de joyaux. Elle se couchasur le lit parmi les draps et elle resplendissait d’or et deperles. Antérieurement déjà elle m’avait assuré tenir d’un parentce legs merveilleux. Cependant, elle ne s’en parait jamais, nuléclat de bijoux ne rompait la symétrie uniforme de ses simplesvêtements. Et voici que, comme une idole, elle s’était ceint lesjambes et les bras de bracelets. Elle avait des bagues aux doigtsde ses mains et à l’orteil de ses pieds. Un collier de grossespierres barbarement saignait par-dessus ses seins des larmesécarlates. Et, à l’endroit de son amour, sur la fleur de la vie,retombait, nouée à une bandelette, la sombre lueur d’un saphir,comme un œil regardant du fond d’une caverne. Elle avait dénoué sescheveux, elle avait caché sous leurs ondes noires son visage. Ainsielle s’offrit dans le faste de sa beauté comme une suppliciée,comme un corps sans tête, par un symbole inouï de la royautétriomphante de la chair. Maintenant, avec le sang figé de toutesces pierreries, avec l’éclat dur de ces métaux comme des feuxsouterrains, elle était le vivant tabernacle d’Astarté.

Elle porta les mains à la pointe de ses seins et se raidit. Ellene parlait pas&|160;; je ne voyais plus sa bouche ni ses yeux. Elledemeura ainsi dans une immobilité sacrée, toute morte sous lecrépitement des émeraudes et des rubis, enfouie dans la ténèbre desa chevelure avec le frisson lumineux et gras de son corps, avec lapâleur ardente de la vie de sa peau, comme une avalanche de lysentre des candélabres. Et encore une fois, je restai atterré devantle prestigieux maléfice qui déchaînait en moi les chiens furieux.Je mourus cette nuit-là de toutes les morts du plaisir et del’amour. Chacune de mes papilles fut comme une ampoule que perçal’épée ardente. Toutes saignèrent la volupté et la vie.

Quelles prêtresses de Syrie, quelles filles de Baal, transmuéesau sang des races, ou quelles devinations incomparables luienseignèrent les antiques liturgies et le miracle complexe dessacrifices luxurieux&|160;? Elle possédait le secret des danseusessacrées, l’art morne des bayadères de l’Inde expertes aux stupeursopiacées voisines de la mort, les sombres et vénéfiques expédientsdes chairs de joie mûries dans le péché des harems. Et dans le boisnocturne, elle avait été aussi la femme sauvage des silves, offrantl’innocence terrible de sa force nue. Moi, je crus avoir longtempsdormi et tout à coup m’éveiller après les communions interditesprès d’une sœur émanée de la nuit des temples. Et au matin Aude secouvrit de sa mante et s’en alla. Et elle n’avait pas dit uneparole.

Alors petit à petit il me vint une étrange idée&|160;: il meparut que la Bête est mystique non moins que l’Ange et toutes lesdeux sont les faces de l’éternité de l’homme. Cette Aude, en sesardeurs glacées, ses spasmes rigides d’extatique, se dénonça lanonne des cloîtres du pire amour outragé. Elle était née au tempsde Byblos, dans le sang d’Adonaï, de Zagreus, d’Attis-Sabos, etensuite elle avait été l’officiante de la Messe noire avec soncorps écartelé sur la pierre fourchue.

Je pensais&|160;: Aux origines, l’homme et la femme sontensemble le bel animal vierge et sacré, dans la beauté nue del’amour. Mais la Bête porte à son front le signe de la souffranceet du désespoir. Elle est ondoyée de larmes&|160;; elle reçoit lebaptême impur des graisses ardentes de Moloch. Toi, ô Grèce, quandtu abdiquas tes nobles symboles des forces de l’Être, déjà lesreligions tristes étaient venues d’Orient. Voici que d’un immenserepentir pleurent sur les clous du Nazaréen les yeux ruisselants dela prostituée de Magdalena. Alors la Bête se réveille, monstreredouté des siècles noirs et qu’ignora la joie magnifique del’Attique. La Bête encore une fois sort des cavernes de la douleur.Elle hurle et se flagelle et s’adonise à travers la grande ténèbremystique. Et ensuite il n’y a plus de salut que dans l’adoration dela Virginité, dans le symbole chaste de Marie immaculée. La naturedès ce moment demeure violée en celle-là qui s’attesta la Mère etla Vierge, l’unique reine éternelle des races, plus forte quel’amour et le dieu vivant des âges. Va donc à présent, corpscouvert de honte, corps divin qui par tes sens te ramifies en lavie de l’Univers&|160;! Connais la souffrance de t’aimersecrètement dans le péché. Blêmis aux affres délicieuses de tevautrer dans le lit fangeux de la Bête. Et moi aussi, j’étaisl’homme vierge qui adora Marie et renia la beauté de la vieféconde. Un jour le corps se vengea. Je fus livré aux magies de laBête et elle ne m’a plus quitté.

Aude m’initia donc aux choses qui rivent comme les clous d’unecomplicité. Elle me précipita au barathre de sa chair, elle megorgea des splendeurs mornes, des délices glacées de son corpspareil à un Érèbe, pareil au sulfureux Stymphalite habité par lesfunèbres oiseaux mangeurs de charognes. Aude fut le succube quipaissait mes moelles dans un délire gelé d’amour.

Rien ne profana plus l’amour que cette parodie de l’amour etcependant nous restions liés l’un à l’autre par une chaîne forgéedes plus irréductibles métaux. Jamais elle ne me parlait des autreshommes&|160;; notre constance était celle des plus tendres amants,bien que l’amour fût pour nous une contrée aride et brûlée, unmortel jardin aux fruits vénéneux d’où les touchantes ombresélyséennes se seraient écartées avec horreur. Or, une fois, Audedisparut pour un temps assez long&|160;; personne dans la maison nesut la cause de son absence&|160;; nous avions eu une nuit plusterrible que les autres. Cet état de privation me rongea comme untoxique. Je crus qu’elle me trompait, je fus consumé des poixbouillantes d’une jalousie qui tout à coup ressuscita les Images.Sans doute elle était quelque part la vigne luxurieuse aux sarmentsde laquelle se ruait la priapée. Mes nuits furent harcelées destupres abominables, comme un paysage de Gomorrhe. Je ne pouvaisplus rien penser qui ne fût la chose honteuse de notre vie devenuela faim et la soif apaisées en d’autres lits obscurs. Mon espritrestait souillé jusque dans les pleurs qui seulement m’égalaient àla commune douleur des êtres exilés l’un de l’autre.

Et un jour, de nouveau tranquillement elle poussa la porte, elleprit ma bouche entre ses lèvres, et ni elle ni moi jamais neparlâmes de ce laps mystérieux de sa vie. Je versai des larmeslâches&|160;; toute ma chair lui revint soumise comme un lion auxdents limées. Et puis ses caresses coulèrent en moi des ciresbrûlantes. Je sombrai dans la mort rouge de ses baisers. Cependantje ne lui avais pas dit une parole de reproche et de colère.

Ainsi encore une fois je fus averti qu’un destin nous enchaînaitl’un à l’autre dans cette geôle de la chair. Tête sournoise etfutile de la femme&|160;! tant que l’épée de diamant de l’Archangene t’aura pas fait tomber, celle qui te porte aux épaules demeurerale petit être de plaisir et de tentation qui se couronne de fleurs,se ceint de bracelets et en dansant volatilise l’odeur de sestuniques&|160;! Sexuelle et élémentale, elle assume le trésor de lavierge animalité. Au rebours de l’homme, spéculatif etmétaphysique, elle, par d’infinies fibres sensitives, par lestactilités et les vibratilités de son subtil magnétisme, affine àl’univers, aux forces éternelles, aux origines.

Depuis d’inconjecturables millénaires à peine son évolution,comparée à l’ardente trajectoire de son héroïque époux, la tira del’orbe circonscrit par la créature nuptiale et génitrice et sa sœurlibérée, la courtisane. Elle subsiste le frêle cerveau puéril de lagenèse, amusée d’amour, de bijoux, de chaînes, de ruses,inconsciente, cauteleuse et cruelle. À travers les races elle gardel’âge du symbole d’éden et de la pomme&|160;; elle est toujours lajeune Ève au ventre indestructible et périodique comme la lune.Elle est la guenon glapissante qui arrive du pays de Nod, manteléede la toison&|160;; et elle mord avec des dents claires de rire.Quand, abdiquant les inflexions soumises de la sensualité, ellecesse d’être la petite femme sauvage des bois comme cette Alise quim’apparut au bord des eaux, c’est pour investir le harem ou lecloître, vestale d’un feu que variablement attisa son vœu amoureuxcomme encore cette docile servante d’amour qui portait le nom d’Évaet cette fervide Ambroise qui m’appelait son petit bon Dieu.

Ou bien elle court au Sabbat, ivre de sa perdition et de celledes hommes, vengeant sur l’amour méprisé d’immémoriaux outrages,ouvrière ulcérée et aveugle d’une œuvre qu’elle ne sait pas. Quelleest celle-ci, sortie des révoltes du monde, qui, tragique, secrète,mortelle, avec les sûrs venins de son sang transvasé, combine lesphiltres vésaniques et propose à son compagnon misérable l’ironied’un bonheur à jamais renoncé&|160;? Ah&|160;! je te reconnais,empuse amertumée de nos lies, salée de nos larmes, sœur délicieused’irrédemption, sœur insidieuse et secourable de nos tourmentsd’irréel. Tu m’apparus avec le masque de chien, avec le véhémentvisage calme d’Aude. Mais, ô beauté du sacrifice&|160;! Ô duperieexpiatoire&|160;! Dans la damnation, c’est encore l’holocauste deson amour qu’elle livre à l’homme. Elle s’immole et la premièreboit le breuvage empoisonné.

L’ayant éprouvée sous ses quatre aspects eussé-je pu concevoirautrement la femme&|160;? Toutes me prirent la bouche avec le mêmemouvement animal des lèvres. Toutes m’évoquèrent la petite femmelascive et calculée qui depuis les commencements de la genèserépétait les mêmes gestes. D’abord elles furent trois&|160;; ellesfurent trois femmes et trois péchés. Puis survint Aude et celle-làfut tous les péchés et toute la prédestination de la Femme. Audemarcha nue sous la nuit du bois, Aude dansa mes danses de Salomé,Aude s’institua la nonne de mes perversités.

Je me surprenais, en dehors du plaisir, à étudier ses rythmessplendides, seulement obscurs pour elle. Chacun avait un sens fatalet éternel. Ils me suggéraient d’effarantes conjectures qui lesreliaient aux séries transmuées. Ses aïeules durent posséder cecrâne étroit et instinctif des bayadères ou des incultes servantes,ce front courbe des espèces bornées et génitales. Cependant unaltier geste royal dont elle rejetait en arrière les massivestorsades de sa chevelure pareille à une toison dénotait l’empire etla conquête. Elle croisait souvent les mains et les élevaitau-dessus d’elle, comme des chaînes et des lianes, avec un gestehumilié ou las dont la plastique insidieuse implora et subjugua lemaître barbare. Sa marche grave, lente, préméditée, différait dutressautement léger, du pas dansant et subreptice des précieusesdemoiselles. Elle évoquait plutôt les mimes simulant un desseinartificieux, de lasses campagnardes après la moisson, desreligieuses se rendant au réfectoire. Elle aimait les fourrures,les métaux, les paresses vautrées, l’accroupissement sur les tapisen se tenant les pieds dans les mains. Elle arrivait chez moi avecde lourds bracelets d’or à chaque bras, symbole inconscient desservages passés. Sa peau était poivrée d’odeurs âcres rappelant legirofle et le safran. Elle jouissait de lacérer des cœurs de roseset des pétales d’œillets en un massacre rouge qu’elle faisaitcouler dans sa gorge ou qu’elle épandait sous elle dans les draps.Et ensuite elle les ramassait à poignées et avec une sensualitésauvage les enfonçait en ses narines, toutes chaudes de sa vie.

Cette belle Aude aussi m’émerveillait quand, de l’ondulementfélin et long de son échine, comme si elle déroulait des anneaux,elle se retournait sur elle-même et toujours paraissait regarder sielle n’avait pas perdu quelque objet sur le chemin ou épier undanger ou demander l’amour. Toute femme, pour l’avoir apprise auxfontaines ou dans les miroirs, acquiert cette mobilité irritantedes hanches qui promet le bonheur et l’élude. C’est là que boutl’indestructible nature, comme au creuset des forces, au brasierdes feux de la genèse. Et même la femelle chez les bêtes, souple etdiligente de son flanc, n’ignore pas le pouvoir que lui attribue lacourbe inouïe où se concrète et se symbolise le sens de la vie.Mais Aude, en mouvant ses reins, eût rendu les étalons furieux.Elle s’égalait aux cavales dardées, aux flexibles et furieusestigresses, à la noire véhémence des fauves dans le hallier.Cependant de cette fille émanaient d’étranges alliciancesendormantes, de molles et voluptueuses stupeurs comme la descenteau vertige des puits. Et quelquefois, avec les gestes puérils dontelle remuait ses bracelets et son impudeur native et le vide de soncerveau futile et ses cris grêles sous sa toison profonde, ellen’était plus que la petite femme-enfant, l’Ève animale descommencements du monde.

Moi, longtemps je crus être aimé d’elle. Mais chaque fois quej’évoquais cet amour, elle sembla, sous des voiles, au son du glas,avoir été menée au supplice. Et elle me disait avec douleur, avecun air sombre&|160;: «&|160;De quoi parlez-vous là&|160;? Il n’y arien de commun entre cette chose et nous. Je vous en prie, qu’il nesoit jamais question de cela entre vous et moi.&|160;» Les âmes,aux épreuves du purgatoire, peut-être sont accablées ainsi par lapeine du dam.

Je ne savais rien de sa vie d’autrefois&|160;; jamais elle ne meparlait de son passé. Elle éludait toute apparence qu’un autrehomme eût pu être pour elle l’homme que de moi fit son choix.Cependant je n’ignorais pas qu’elle avait été mariée. Une fois elleme le révéla et ensuite il n’en fut plus question, comme si cen’eût été là qu’une péripétie éliminable. Mais moi je pensaisquelquefois que la bouche qui serrait la mienne en l’étau de seslèvres avait aussi sucé d’autres bouches qui ensuite s’étaientfermées à jamais.

Son mari, comme un vigneron comblé, était mort au pied de lavigne. Il l’avait vendangée avec frénésie&|160;; il avait mangé àpoignées le raisin noir et il en était mort. Et puis quelqu’unavait ouvert sa porte&|160;; elle avait laissé tomber sarobe&|160;; et celui-là aussi avait connu le goût mortel de sasalive. Elle ne savait plus lequel avait été le premier, lequel futle dernier. J’étais venu comme, après que les moutons sont entréschez le boucher, il en reste un qui bêle sur le seuil et veutentrer aussi. Elle avait baisé ma bouche&|160;; maintenant j’étaismarqué du signe comme les autres.

Cependant elle ne m’avait rien dit. Aucun souvenir ne remontaitdes profondeurs de sa vie. Elle sembla s’être offerte pour lapremière fois comme si le reste n’eût point existé, comme si avantmoi elle eût été la femme vierge encore de son corps. Sedupa-t-elle elle-même et simula-t-elle l’oubli&|160;? Ferma-t-ellerésolument les yeux sur les images qui arrivaient se refléter auxmiroirs intérieurs&|160;? Elle était bien plus effrayante dans ledon merveilleux d’être pour elle-même une inconnue. La mémoireglissait sur son esprit comme une eau sur une peau huilée. Etmoi-même j’étais auprès d’elle comme un homme endormi et qui nedoit plus être réveillé.

Aude dut être ainsi une étrange conjecture pour tous les autresdont elle fut aimée, une cause inouïe de stupeur et d’effroi&|160;!Son âme peut-être comme pour moi se dénonça la petite salivecorrosive qui lui montait à la bouche et qu’elle leur coula auxdents, et peut-être cette âme jamais n’avait été autre chose. Ilsétaient morts dans le grand vide de son amour comme un voyageurperdu dans une plaine sans limites et dont les appels ne sont pasexaucés. Ils avaient crié dans le désert et elle n’avait pasrépondu. Oh&|160;! combien furent-ils qu’elle exténua de toujoursinutilement l’appeler&|160;!

Elle m’apparut une autre femme, tragique et violente, dans lesymbole de ses robes de veuve. Elle était la veuve aux yeux sanslarmes et qui jouait avec de petits os. Ce mystère à un certainmoment commença de me tourmenter, mes silences furent obsédésd’imaginations terribles. Des morts jonchaient cette ténèbre de lavie d’Aude, d’infinis amants aujourd’hui consumés et qui à l’heuredu péché avaient tressailli entre ses mamelles.

Sa néfaste beauté fut un cimetière de roses par-dessusd’anciennes pourritures. J’eus l’effroi d’une ouvrière travaillantpour les sépultures. Aux creusets de son flanc avaient fondu lesraces. Elle était tout entourée des pestilences de la mort. Et jesouffrais une grande souffrance de jalousie et de pitié pour cesfantômes pâles que je ne connaîtrais jamais. Comme moi ils avaientespéré l’amour et ils étaient morts de l’avoir jusqu’à l’agonieattendu.

Je restai longtemps sans oser lui révéler la cause de cettenouvelle douleur. Cependant un jour il m’arriva de lui parler avecune indifférence simulée des hommes qui m’avaient précédé dans sesbaisers. Aussitôt elle se mit à rire et tenant mes lèvres presséesentre les siennes, elle les scella ainsi de silence. Et j’étais,moi aussi, avec le mystère de cette bouche sur ma bouche, dans untombeau profond sur lequel est retombée la pierre.

Ce jour-là, je n’allai pas plus avant. Il suffit qu’elle m’eûtavec les cires ardentes du baiser fermé les lèvres pour que le sensde mes angoisses me restât perdu. Mais à quelque temps de là, jerecommençai de l’interroger au sujet de l’amour que d’autresavaient eu pour son corps. Encore une fois elle se mit à rire etelle avança la bouche pour sceller la sienne. Mais moi, sentantbien que si seulement elle la mouillait de sa salive, je perdraisle courage, je détournai le visage. Alors elle me prit la tête dansles mains, et malgré moi, elle voulut me communiquer le désir. Dansma colère, je lui mordis le cou, une goutte de sang rougit lesdraps&|160;; et je criais&|160;: «&|160;Dis-moi le nom de ceux quetu as tués. Dis-le moi, Aude, je le veux.&|160;» Je regardais leslasses sangsues gorgées de ses lèvres. Mais de nouveau, avec lefrémissement muet de sa bouche, elle riait tranquillement, malgréla blessure. Et ensuite elle devint très pâle et me dit avec desyeux terribles&|160;: «&|160;Il y en a trop, je les aioubliés.&|160;»

Cette grosse fille de plaisir d’Éva, du moins, avec des parolestendres m’eût consolé. Maintenant je restais effrayé de ce quej’avais fait et de ce qu’elle me disait. Je ressentis la stupeurd’une force brute, inapitoyée, d’une aveugle puissance d’amour etde mort. Et un assez long temps nous demeurâmes sans nous parler,puis avec une passion molle je lavai le sang, je lui demandaidoucement pardon. Elle se reprit à rire et me dit si étrangement,si inexorablement&|160;: «&|160;Mais puisque je t’ai sous ta peautout de même&|160;!&|160;» Ce cri bestial et luxurieux, fleurant lebouge et l’échaudoir, m’adjugea définitivement comme un bétaildébattu entre le berger et le boucher. Je fus épouvanté de lalaideur surnaturelle que lui donna l’assurance de son triomphe.Cependant je ne trouvai rien à lui répondre, car en ce moment je mesentis bien sous la peau la chose que les autres comme moi avaientété pour elle. Le sang s’étancha, je lui appartins bien plus par sachair meurtrie, par la petite goutte rouge comme si j’avais bu savie. Et je ne lui reparlai plus des hommes à qui auparavant elleavait donné l’amour.

Aude avait dit la parole terrible et juste. Elle m’eut dans mesdessous de sang et de chaux, dans ma nature animale dès le jour oùpour la première fois je goûtai les phosphores de son baiser. J’endevais rester empoisonné en mes parties vives comme d’un vésicantet subtil toxique. Elle ne fit donc qu’exprimer là une chosequ’elle avait expérimentée avec d’autres avant moi et qui avait sagrandeur tragique. Cependant en ce temps, mon âme se débattaitencore et n’était pas tout à fait abandonnée des bonnes Visitationscomme elle le devint plus tard. Celles-ci, avec des baumes,d’onctueux liniments qui eussent sauvé un jeune homme plusguérissable, arrivaient donc par intervalles et essayaient d’oindrecette plaie du feu intérieur dont j’étais consumé. Ellesm’encourageaient à des résipiscences, hélas&|160;! trop peudurables. Je redevenais alors pour un peu d’instants une créaturesensible que des effusions mutuelles et de consolantes caresseseussent pu encore secourir. Les résistances de la part divine del’être sont infiniment patientes et demandent seulement à êtreaidées par un peu de bonne volonté.

Il m’arrivait d’avoir avec Aude des entretiens qui ne serapportaient pas uniquement à ce mal que je portais sous la peau etqui propageait en moi sa corrosive présence vivante. Je lui parlaisavec l’illusion qu’elle pût comprendre la soif profonde que j’avaisd’un état délivré. C’est ainsi qu’un jour, après une lecture quiavait éveillé le besoin des aveux et de la sympathie, je luiconfessai les tristesses de mon enfance sevrée d’affection. Uneparole fraternelle eût réparé les torts de la vie envers moi. MaisAude me demanda quelle femme pour la première fois m’avait éveilléau sentiment de l’amour. Je lui contai donc l’histoire d’Alise et àmesure le souvenir de son sacrifice me poignait le cœur comme sis’était levée entre nous la petite morte avec son secret sur leslèvres. Elle m’écouta avec patience et seulement quand j’eus fini,elle me dit en riant&|160;: «&|160;Il fallait la pousser surl’herbe.&|160;» Romain aussi l’eût dit comme elle. Dans ce momentje ressentis une peine lourde comme si de ses mains elle eût écartébrutalement le suaire où dormait ensevelie ma sauvage amante.

Oh&|160;! je ne connaissais que trop bien ce petit spasme muetqui était son rire et montait des fonds insondables de sa naturecomme crève à la surface d’une citerne une bulle d’air là oùquelqu’un est tombé et n’a plus reparu. Elle se mit donc àrire&|160;; je ne puis dire qu’il y eût là un dessein arrêté decruauté bien qu’elle me fît un mal horrible comme si la beautéintime de mon être fût déchirée aux pointes d’une herse. «&|160;Ôcelle-là valait mieux que toutes les Aude&|160;! lui dis-je avectristesse. Épargne la douleur inconnue qui la mena vers leseaux.&|160;» Elle ne parut pas comprendre ce que je voulais luidire.

Cependant j’oubliai cela&|160;; et quelquefois, étrangementaverti que mon âme voulait guérir, je lui exprimais à propos de lavie ou de la nature, un sentiment pur. J’étais alors auprès d’ellecomme un naïf jeune homme qui voit se refléter une clarté célestedans le bouillonnement trouble d’une source&|160;; mais aussitôt lemauvais rire faisait remonter le sable dans la goutte brillanted’un providentiel reflet. Il m’arriva aussi, dans mon désirdéraisonnable de l’associer à mes suprêmes communions, de lui diredes vers de poètes, de ces belles prosopopées mélodieuses etsouffrantes où l’on s’écoute vivre d’un mal partagé&|160;; etencore une fois son ironie ou son dédain ou je ne sais quel autresigne du brut orgueil de la Bête, glaçait mes effusions. Des pansde ciel m’entraînaient en s’écroulant&|160;; je percevais, à ladistance qui violemment nous disjoignait, quelles frontières deravalement j’interposais entre mon âme et moi en renonçant ladivine sérénité des régions de l’Esprit. Je la méprisais si fortdans ces trêves lucides qu’ensuite il semblait naturel que plusjamais je n’eusse pu baiser sa bouche.

Cependant elle n’avait qu’à prendre la mienne entre ses lèvreset je ne ressentais pas d’horreur. Je restais, dans la chaleur deson sang, accablé d’une torpeur morne, comme la petite proie saisiepar des tentacules. Et ensuite j’avais la soif résignée d’unsacrifice volontaire. J’oubliais tout espoir idéal et m’aliénais demoi-même comme d’une terre heureuse à jamais perdue.

Nos plaisirs furent suivis d’affreuses lassitudes sombres oùnous séjournions très loin l’un de l’autre, comme aux bords opposésd’une terre de glace, où près de cette femme méprisante de mon âme,celle-ci en moi sanglotait humiliée, meurtrie de toujours retomberau spasme bref de la chair. Elle aussi, après la volupté, n’avaitplus que l’immense stupeur triste de la bête. Et nous demeurionslongtemps morts comme si, au bord d’un précipice, nous nous étionsenfin reconnus avec des visages épouvantés. Je n’avais pas été plusseul en mon âge d’enfance, au temps du solitaire amour.

Je lui dis un jour&|160;: «&|160;Aude, tu es venue et je t’aiaimée. Cependant je ne te connaîtrai jamais. N’est-ce pas là unechose mortellement triste&|160;? Je te regarde, je te cherche aufond de tes prunelles et je ne vois pas quelle femme tu es. J’aisoif de toi et tu ne me donnes pas à boire. Je frappe à ta porte ettu ne m’ouvres pas. Aucune femme n’est aussi belle que toi etpourtant tu ne vis pas.&|160;»

J’avais pris son visage dans mes mains et je scrutais sesprunelles. Je descendais dans son regard comme dans un puits et iln’y avait rien au fond. Elle semblait absente de ses yeux etd’elle-même. Son corps splendide chaudement palpitait comme uneterre grasse, comme les gerbes d’un champ sous un midi d’août. Unfleuve vermeil courait avec des remous puissants sous sa peau etlevait ses seins. Ses cheveux à l’odeur de ronces mûres crépitaientcomme un buisson au soleil, comme les chevelures des grands arbresdans un incendie. Elle avait le flanc profond et noir des glèbesvouées aux moissons et elle était la mort comme les anciennesforêts muées en houilles et comme les schistes des mines.

Aude était la vigne des mauvaises images, la luxurieuse vigne depierre dont le cep se nouait au porche de la cathédrale. J’étaisentré dans la vigne, j’avais saccagé les grappes noires&|160;: leursang acide m’avait altéré. Cependant j’aurais voulu boire la vie àce sein d’Aude comme un enfant. Je lui dis donc&|160;: «&|160;Audequi n’es peut-être qu’endormie, réveille-toi afin que je sacheenfin quelle femme tu es.&|160;» J’avais des larmes d’enfantcrédule et triste dans les yeux&|160;: je n’étais plus le témérairejeune homme qui entre un soir dans un bois et frappe les arbres etcrie&|160;: «&|160;S’il y a quelqu’un ici, je saurai bien l’obligerà se mesurer avec moi.&|160;» Moi maintenant, j’avais le désiringénu d’une source fraîche dans le mystère farouche d’un hallier.Et je la caressai ainsi longtemps, l’appelant avec mon mal,regardant au fond de ses yeux si une onde de vie n’y grésilleraitpas enfin. Elle aussi me caressait avec ses mains légères.

C’était le soir dans ma chambre. Un vent vernal, la fraîcheurdes ombres nous arrivaient par la fenêtre ouverte, avec l’arome desjardins lointains. Mon jeune délire eût attendri les écorces, eûtfait jaillir des vasques desséchées un flot clair. Oh&|160;! si unelarme seulement eût coulé au bord de sa paupière&|160;! Unelangueur en nous mollissait les âpretés nerveuses de l’amour. Sapoitrine se souleva, la minute fut divine de peine et d’espoir.«&|160;Aude, lui dis-je encore, ne diffère pas la parole toujoursattendue. Mes confiances tremblent et s’agenouillent devant toi.Oh&|160;! jamais un tel moment ne reviendra. Qui donc es-tu, chèreAude&|160;?&|160;»

Elle parut accablée comme un être encore dans les limbes. Desblocs d’inconscience, lourds comme des marbres et des métaux,pesaient et ne pouvaient être soulevés. Elle fut la cariatideengagée aux grès et aux quartz d’un mont. Je crus qu’elle aussiallait pleurer&|160;; je ne savais pas encore que les larmes, lesdivines larmes, sont la limite que ne franchit jamaisl’inconscience plombée de la Bête.

Les sèves mobiles, l’infinie sensibilité furent sur le point decourir et se congelèrent. Elle se débattit sous une destinée. Uneténèbre voila ses yeux&|160;: elle sembla ensuite me parler d’uneautre rive. «&|160;Ne me demande rien, me dit-elle, je ne sais pasmoi-même si je vis.&|160;» Des nuages s’épaissirent, nous fûmesprécipités loin l’un de l’autre. Et encore une fois je sentis queje l’avais perdue.

Tardivement les ferments s’aigrirent, d’intimes et amèresblessures s’ouvrirent. L’être passif passagèrement se révolta desubir le poids des chaînes et de ne pouvoir les rompre. Affaibli etdépravé comme je l’étais, ce ne furent là que les illusions de ladélivrance. Le sens de la beauté divine un bref instant illuminaitle marécage où croupissait mon âme destituée de ses grâcesoriginelles. Ensuite elle retombait à ses stagnations, de la chuted’un ciel. Je souffris de me mépriser bien plus que je ne laméprisais pour l’aimer encore, si un tel mot n’injurie pas l’amour,en la détestant.

La haine fut l’autre face à mesure moins dissimulée de laperversion passionnelle qui me liait à elle mieux que le tendre etdélicieux amour. Des scènes violentes sévirent, injustes de mapart, où je l’outrageai, où stupidement je lui reprochais ma vieperdue. Aude seulement se défendait avec son rire. Elle eut cettesupériorité sur moi de paraître insensible à ces orages aprèslesquels je lui étais plus asservi. Mais moi j’étais comme un hommequ’un vin mauvais, un moût funeste travaille. Maintenant que mabouche avait goûté sa vie et bu son sang salé, il me montait auxdents une saveur âcre pendant la colère. J’aurais voulu la rendreresponsable de mes égarements et ainsi me disculper devantmoi-même. Et il y avait deux ans déjà que je connaissais Aude.

«&|160;Eh bien, lui dis-je un jour, nous nous séparerons.&|160;»Elle me répondit&|160;: «&|160;À quoi bon, puisque aussi bien vousme reviendrez&|160;?&|160;»

Et elle me regardait avec la noire profondeur de son regardtranquille, sans ironie ni orgueil.

Je resserrai autour de moi les sangles de ma volonté comme unjeune bœuf bandé sous l’effort de l’attelle. Les secrètesInterventions me persuadaient ma libération si seulement j’avais laforce de partir. Je me préparai donc pour un long voyage. Mais aubout du cinquième jour, à la nuit tombée, j’allai frapper à saporte. Et je n’avais jamais autant désiré son beau corps damné.

Une nuit cependant, dans le secret des rideaux, Aude me ditl’unique période de sa vie qui devait m’être connue. C’était lesdouces années ingénues et la connaissance de sa nubilité. Ellevivait avec une mère dévote et rigide dans une maison froide,visitée par des ecclésiastiques. Les voix étaient basses comme auxsacristies, les portes s’ouvraient et se fermaient sur d’humblespassages. Son père était mort jeune, elle se souvenait d’un visagetriste, déjà voilé par les ombres. Ce grand amour expiré avaitvieilli sa mère avant l’âge et lui donna le mystère des êtres quine savent plus se reprendre au geste de la vie et demeurent tournésvers les tombeaux. Elle fut sans caresses pour l’orpheline. Sapetite enfance s’étiola dans la réclusion, à la garde d’une vieilleservante quinteuse, elle-même abigotie. Un prêtre lui inculqua lesrudiments et toujours lui reparlait du péché doucement.

Elle s’ignora ainsi longtemps&|160;; elle voyait par la fenêtrejouer de petits garçons qu’il lui était défendu d’approcher. Jamaisil n’en venait dans la maison&|160;; et elle ne pensait pas qu’ilsfussent autrement faits qu’elle. Puis un jour ses seins puérilslevèrent&|160;; elle eut la honte d’une chose insolite, d’unenlaidissement de son petit corps qu’il fallait cacher et quipeut-être était le signe de ce péché dont lui parlait le prêtre.Cependant elle commença à se regarder dans les miroirs&|160;; ellegoûta un plaisir à secrètement s’éprouver&|160;; et ensuite elle serepentait en de solitaires crises de larmes. Ô comme moi, Aude, ilte fut révélé que la beauté lisse et profonde de ton corps t’avaitété donnée pour ta joie et cependant tu n’en gardas que la honte dela chose réprouvée&|160;! Ton sang se glaça d’avoir moussé enroseurs voluptueuses à ta peau, d’avoir délicieusement rougi pourt’avoir été connu&|160;!

Dès ce moment le pressentiment l’agita, elle douta que lesgarçons eussent une petite poitrine onduleuse comme la sienne. Etelle ne cessa plus de penser à la beauté qu’ils cachaient aussisous leurs vêtements. Puis l’orage nubile la consterna&|160;; ellese vit martyrisée pour avoir été faible et amoureuse de saceinture. Elle se confessa, aspira à la mort avec un déliced’angoisse et de sombres ardeurs. Ce fut vers le temps de sacommunion&|160;; celle-ci fut mystique, d’une beauté d’extase et delarmes qui l’égala à une petite sainte. Elle pensa se fondred’amour et d’effroi quand passa l’hostie. Mais le printemps étantvenu, elle fut tourmentée dans ses nuits par des songes. Elle nefut plus que la petite vierge animale qui veut s’accomplir. Unmatin elle aperçut, par-dessus le jardin, dans une maison qui, àune petite distance, faisait face à la sienne, un homme qui sedévêtait. La nature lui fut révélée&|160;; elle fit tomber sachemise et ouvrit les rideaux.

Ensuite sa mère la mit en pension au couvent. Presque toutess’étaient éprouvées comme elle et continuaient à pécher avecdissimulation. Malgré la vigilance des bonnes religieuses, desamitiés se nouaient, tendres et passionnées comme l’amour.Celles-là trouvaient toujours l’occasion de s’égarer dans le parcqui entourait la chapelle. Les grandes à la promenade se faisaientd’étranges aveux. Elle confessa qu’elle avait ouvert ses rideauxpour un homme&|160;: elles l’envièrent et quelquefois dans leursjeux, l’une d’elles se laissait tomber devant les jardiniers. Audeen riant me révéla qu’elle aida frénétiquement à les dépravertoutes&|160;; je lui demandai alors si elle avait eu la consciencedu mal qu’elle faisait. Elle hésita un instant et me dit&|160;:«&|160;Je les méprisais, je n’aimais que moi.&|160;» Et Aude, eneffet, n’avait jamais aimé qu’elle-même. Voilà tout ce que jeconnus de sa vie. Quand j’espérai savoir quel homme le premierétait venu, elle me répondit simplement&|160;: «&|160;De cela jevous laisse penser ce que vous voudrez&|160;!&|160;» Et ainsi celuiqui lui imprima le stigmate resta à jamais enviable et ignoré pourmoi.

Aude, damnable sœur&|160;! Il suffit pour qu’une parité demisère et de prédestination parût nous avoir dès l’enfance l’un àl’autre adjugés. Ton jardin de petite vierge comme le mien eut dedangereuses avenues où nous errâmes avec les affres de l’inconnu,où la bonne nature nous épouvanta comme le visage du péché. Si lesens vrai de la vie nous avait été enseigné, je ne t’auraispeut-être pas connue telle que tu me fus révélée et tu n’aurais pasété l’artificieuse épouse dévolue à mes nuits livides. Tu vins avecton front d’airain sur lequel autrefois avait neigé la fleur desaubépines, et comme de nocturnes complices nous consommâmes lesnoces qui avilissent l’amour. Une tendre et nuptiale amantecependant, qui le sait&|160;? eût été menée par la joie très saintede s’accomplir vers le normal hymen si un barbare mépris de lacréature n’en eût immolé les prémices.

Aude enfant ne fut pas différente d’Ève au clair matin d’Éden etde toute la lignée des filles qui sortirent d’Ève. Toutes commeelles caressèrent la pointe de leur gorge et celles-là seulementqui ne savaient pas qu’elles péchaient furent sauvées, car l’uniquesalut est dans l’innocence. Ô candeur de l’ingénue chairinitiale&|160;! L’homme un jour s’aperçut nu et fut perdu, lui quela nature priva de la toison animale afin qu’il ignorât oùfinissait le mystère charmant de sa nudité. À Aude comme à moi onavait dit&|160;: Un serpent s’irrite au fond de ta chair. Qu’ellete soit un objet d’horreur&|160;! Nous nous vîmes nus et déjàl’innocence était fanée.

Je m’interromps, je songe. Est-ce bien là, ô mon âme triste, tessecrètes pensées sur Aude&|160;? Fut-elle aussi semblable auxautres jeunes filles qu’ici j’essaie de me le persuader&|160;? Cejeune corps voué où, sitôt dissipées les effusions eucharistiques,commença de sauvagement pétiller le feu vierge, n’eut-il pas dèsl’enfance des sens si subtils et si spéciaux qu’on put le croirefait d’une plus combustible argile que la chair tardivementnuptiale des autres&|160;?

Je ne confonds pas la Bête avec l’être physique. Elle ne fut pasdans Éden&|160;; elle sortit bien plutôt des races qui avaientperdu l’innocence. Quand j’aperçus Alise sous les arbres, jen’étais déjà plus l’enfant ingénu. Elle se leva comme un péchédésirable. Elle était bien plus près que moi de la nature. Sij’eusse consenti au désir, peut-être je serais revenu vers larivière. Le petit animal sauvage aurait eu pour moi des plaisirstièdes et graves. Il m’eût appris le délice simple qui ensuite neme fut jamais connu.

Une fraîche églogue parfois me persécute. Je vois la maison prèsde l’eau, avec son crépi laiteux, son toit de tuiles luisantes. Unpampre en arabesque la façade du côté de l’orient. Et des genspassent, s’informent, regardent par la porte ouverte un ordretranquille, l’aspect cordial des chambres. Une horloge lentementbat et diffère la mort. La huche est comble de bon pain auquelcontribuèrent les labours et les semailles. Celle-là qui revient dela rivière est ma chère Alise elle-même, constante et active commeune servante. L’eau mousse en écume d’argent à ses bras. Elle n’estplus la même petite fille maigre et triste qui me fit mal en mepinçant la bouche. Elle a dans le regard la douceur des vertesplaines, des eaux fluides, des ciels lavés par la pluie.

Je vais vers le seuil, je regarde les champs, je suis en paixavec les hommes et je ne désire rien que cet humble bonheur. Audejamais n’eût franchi la haie du jardin. Ce sont là d’aimablesimages. Le Vieux, lui, ne dépassa pas la forêt&|160;; il séjournaprès des hameaux dans son large amour de la terre et des simples.Quand il s’asseyait dans les âtres, les femmes sentaient le maîtrefort et doux. Il les prenait sur ses genoux&|160;; elles lecaressaient charmées&|160;; il était le laboureur dans les champsde la Vie. Lui aussi était près de la nature comme les pâtres, lebûcheron et le pêcheur au bord des eaux, le taureau dans le clos,les espèces qui randonnent au clair de lune. Il chérissait lesbelles filles confiantes, les femmes mûres, le printemps etl’automne du radieux verger charnel. Il fut le père d’Alise. Benoîtgéant des âges heureux de la terre&|160;! Ton cœur ingénu palpitaitcomme le pré qui bout et fume sous la rosée, comme le sillon auxheures de la graine. L’œuvre de chair fut pour toi la bonneaventure qu’allait flairant sous bois l’antique sylvain. Tu fustoute la mythologie des nymphes bocagères et du lascif chèvre-piedsbrûlé des moûts de l’août&|160;! Je n’ai pas écouté la mâle leçon.Le chemin vert des bois une fois s’ouvrit et la mort mit les doigtssur la bouche de l’amour. Je ne connus Éden qu’après qu’Ève s’enfût allée.

Alors déjà j’étais un pâle et morose enfant tourmenté de tropbien s’ignorer. On m’avait appris la honte de mon corps, je savaisseulement qu’il fallait craindre la nature. Et un jour j’entraidans la vigne, je bus les vins ardents et glacés. La Bête étaittapie derrière les sarments d’or et de sang. Elle me fit signe,elle déroula ses longs cheveux, je me suis couché dans le suaire deplumes et de soie. Maintenant, détestable Aude, tu peux bien mefouler sous tes pieds, pressurer ma vie jusqu’à sa dernière sève.J’ai goûté le philtre mortel, je ne te quitterai plus. Les aimablesimages se dispersent, la maison aux murs blancs, la paix sacrée dessemailles heureuses, les bénignes campagnes où passa le songed’Alise. Dans le jardin funèbre, là-bas, un tertre à mesures’aplanit et qui ne garde plus la forme de son petit corpssauvage.

La Bête&|160;! voilà les clous et la passion. Voilà l’épongeavec le fiel&|160;: j’en suis blessé jusqu’à l’agonie. Tout lereste n’est que la douce nature obéie et le conseil nuptial. Toutle reste est l’ordre divin comme la source grésille, comme lefleuve roule entre les monts. La beauté de l’univers s’accomplitaux rites du bel amour ingénu. Il se mire aux fontaines, il va sousle grand ciel ami, il est l’humble soumission de l’être à la vie.Il a ses fins en soi et ne désire rien autre chose que soi-même,étant ainsi le dessein de Dieu et toute la vie.

«&|160;Aimez-vous dans votre substance. Calmez-y l’été de vosfeux, le brûlant foyer qui est au centre de la créature et dumonde. La même loi d’hymen régit harmonieusement l’univers etl’homme n’est qu’un aspect en qui s’abrège la beauté des choses.Mais que la chair ne soit pas pour la chair un stérile stratagèmepar lequel est détourné le sens du baiser&|160;! Qu’elle soit commel’eau qui va à ses buts et cependant l’eau ignore où elle va, commele pré avant la venue du troupeau et il n’y a que le berger quisache qu’il va fleurir. Qu’elle ne se leurre point d’insolitesentreprises ni ne se tourmente de se connaître par delà les limitesque j’assignai au jardin de ses plaisirs&|160;! Après, ce ne seraitplus que d’affreuses solitudes pleines de l’aboi desloups.&|160;»

Ainsi à l’origine parla la Voix. Et l’homme vieilli méprisa levierge amour conforme au vœu divin. Rompant la trêve d’harmonie, ilreplongea aux bouillants limons. Des fonds de l’être remonta lechaos, la créature des limbes, ébauche de feu et de sang, lerugissant élémentaire, fermenté d’une force impure. Les creusets serouvrirent, vomirent les laves et les scories pour la refonte duvelu primordial. D’informes alliages se rivèrent et les amantsaccouplés ne regardèrent plus le ciel. L’amour comme le taureaumeugla, renifla avec le groin de la truie, haleta du rut forcené dubouc. Dans ses démences il résigna le solennel et tendreembrassement, l’extase humide des visages aux yeux et aux boucheslumineux. Il ne fut plus la substance mariée à la substance parmiles fleurs et les fontaines, la joie profonde de se sentir,elle-même éternelle et divine, emportée aux sphères harmonieuses,unie au cantique des astres, image du grand accord heureux del’univers. Insidieux et dissimulé comme elle, il rechercha la nuitoù l’âme n’est plus aperçue de l’âme, où errent les spectrestristes et blessés. Un sombre délire l’égala aux taciturnes faunes,lui fit parodier leurs étreintes vautrées, le cabrement farouchedes espèces encore voisines de la genèse, destituées de lasplendeur des faces. Affamé de l’impossible connaissance, il rêvad’illimiter la souffrance et la volupté, de descendre la spiraleabyssale. Il fut à lui-même le monstrueux semeur du vide del’abîme. Perdus loin l’un de l’autre aux pôles extrêmes, le mâle etla femelle se cherchèrent et ne se trouvèrent plus. Chacun goûta lemorne et solitaire effroi de n’avoir aimé que soi-même dans unspasme éperdu et muet. Outré de fureur, l’inhumain amour s’immolade ses mains et ne fut plus que la mort apparue dans un désert.

Il ne faut pas outrager le lion, le chacal et le lascif bélier.Ceux-là se joignent et râlent d’un puissant et tendre amour selonla loi. Ils ont des émois timides et religieux qu’ils ne saventpas. Ils s’enlacent avec des effusions magnifiques. Leur clameurn’est effrayante que pour nous et ce qu’il en rugit bien plusterriblement en nous-mêmes. Ils exaucent simplement la nature.Aucun ne se ravale jusqu’à l’homme qu’ils contiennent tous ensembleet même les plus féroces sont innocents&|160;: nul en soi ne tual’amour.

La Bête humaine est bien autre chose, elle qui déprava jusqu’àla ressemblance du lion, du chacal et du bélier et n’a pas mêmeleur vierge et sauvage grandeur. L’instinct forcené de la vie leschoque quand elle-même n’est que la mort. Au fond de la Bête règneimpérialement l’extermination&|160;: tout accouplement bestial estun carnage où deux âmes divines s’immolent. L’amour est rompu quiles reliait aux splendeurs et aux harmonies&|160;: ils ne sont plusque la matière galvanisée, un obscur tressaillement de lasurvivance des limbes.

Aux heures lucides qui succédaient à nos mornes sacrifices,j’éprouvais cela avec évidence. Il me restait une saveur amère, unarrière-goût de cette mort embrassée sur les lèvres et la gorged’Aude. Je me croyais échappé d’un tombeau, d’une humide régiond’ombres désolées. Ma vie fiévreuse et débile gardait le froid d’unséjour sous la terre. Vainement j’osais espérer que tous deux nousavions épuisé la substance&|160;: nous demeurions plus séparés quepar des mers. Elle me devenait alors un sujet cruel d’obsession etd’angoisse comme si, en la sentant si loin de moi, je subissaisnéanmoins la certitude qu’elle ne m’avait pas quitté, qu’elleadhérait à mes fibres et circulait aux remous exténués de mon sang.Mon désir se suppliciait de ne pouvoir la répudier et de la désirerencore. J’aurais dû, par des chemins de pénitence, gagner unethébaïde escarpée&|160;; tout chargé de mes décrépitudes, l’âme àbout d’épreuves, j’aurais dû m’ensevelir aux froides et baptismalespurifications d’une Trappe. Je savais trop bien qu’en la fuyant, jene cesserais pas de regarder derrière moi par quel chemin je luireviendrais. Je me jurais de me déporter loin de la ville etensuite je me répétais le mot qu’elle m’avait dit et qui murait surmoi la vie&|160;: «&|160;À quoi bon puisque tureviendras&|160;?&|160;» Ma force comme un sang épuisé coulait parune blessure ouverte en mes racines. Et maintenant j’avais perdu mafoi d’enfance&|160;; je ne croyais plus aux visitationsdivines.

Je connus dans toute leur plénitude les passifs abandons oùl’âme, après avoir un peu de temps tournoyé, glisse et s’enfonce,l’inertie résignée après d’inutiles débats de couler auxintérieures ténèbres, la douceur par moments de n’être plus que lachose qui sombre. Comme un las voyageur pendant une traverséemortelle, je n’aspirai plus même à la délivrance, content destagner dans le croupissement de mes eaux mortes plutôt qued’assumer le tracas d’un douteux et temporaire sauvetage. J’en vinsainsi à ne plus ressentir que par accès quelle proie commodej’étais devenu pour les vers engendrés en moi du calamiteux amour.Cependant autrefois un jeune homme ingénument avait pleuré pourAlise, un jeune homme avec une âme fraîche et communiale avaitpassé sous les fenêtres de la jeune fille aux mains filandières.Mon âme encore vivait en ce temps&|160;; ses blessures étaientlégères et guérissables&|160;; la lame maudite, trempée au sang dela Bête, ne l’avait pas transpercée dans sa profondeur. À présentcette âme séjournait en moi comme une chose verte longtemps rouléepar de furieuses houles et rongée de phosphorescences.

Tandis que le jeune et vivace amour à l’infini se prismatise denuances comme un beau ciel, une tranquille rivière, une floraleprairie, les stériles fatigues de la chair n’ont qu’une notetoujours la même. Rien n’en peut dire la terne et accablantemonotonie comme une contrée cendreuse et sèche que nulles fontainesne rafraîchissent, que brûle un soleil sans clarté. Je vivais dansune nuit saturnienne et plombée, un air sulfureux et irrespirablecomme l’ardent ozone des jours caniculaires et à peine je sentaisque j’en mourais, je n’avais pas la force de m’y soustraire.

Au dehors exultait la vie&|160;; un vent léger ondulait&|160;;la chanson de l’être s’épandait dans le matin bleu. Je n’aurais euqu’à pousser la porte. Moi aussi j’étais une force, un symbole dumonde, un des efflux de l’immense allégresse éparse. Je seraisdescendu à la rue, je me serais fait reconnaître de la joie quipassait. Le rire fleurissait d’œillets des femmes savoureuses etmûres. Ô celles-là, je les aurais fuies&|160;! Je n’ignorais pasquelles voluptés amères promettait leur bouche. Mais il y avaitaussi des sœurs aux fronts pâles comme celle qui toujours cousait àla fenêtre. Il y avait des vierges assombries de toujours espérer.Malheureusement j’avais perdu jusqu’au sens de la vie et del’amour. Je n’aimais plus la femme, je n’étais plus que l’esclaveindolent et renfrogné d’une meule que frénétiquement je mouvais etqui m’écrasait.

Cela, d’autres aussi l’éprouvèrent&|160;; il n’est pas de plusconsternant signe du ravalement chez un homme. Toute vitalité parutéteinte, le frisson du sexe, l’émoi délicieux de la beauté. Mêmeles plus immuables amants gardent la chaleur d’un passage féminincomme d’un météore harmonieux dans la courbe des cieux. La chair ades cantiques profonds devant les rythmes d’Ève apparue. Elle necesse pas d’être l’éveil du premier homme devant la vierge dujardin d’Éden. Mais le mâle foudroyé en moi ne consentait plus àrenaître de ses tisons consumés. Elle seule, la désastreuseenchanteresse, possédait le charme constant de le récupérer par desûrs sortilèges. Sitôt qu’elle me reprenait les lèvres entre lessiennes, je ne savais plus que je l’avais haïe. Elle m’eût commandéd’investir la nuit violée d’un tabernacle et d’y conculquer le paindivin de l’hostie, j’aurais huilé mes gestes de cauteleuse prudencepour consommer le sacrilège. Le grésillement léger de sa saliveentre mes dents se muait en roses ardentes et en avalanches glacéessous lesquelles s’annulait l’espoir d’une résistance si j’en avaisété capable. Sa sève m’incorporait, me submergeait d’un fleuve denoires blandices. Notre pacte initial, scellé par les ciresardentes du baiser, se roborait dans leur brûlure ravivée, leursubstance redevenue liquide et bouillante. Je lui appartenais dèsce moment ainsi qu’adhère au gril la peau d’un patient. Mes intimesfibres crépitaient&|160;; j’étais pourtant le même homme quel’appel des autres femmes ne parvenait plus à captiver.

Nous eûmes de surhumaines fêtes où elle recula mes agonies pard’acerbes subterfuges, où des ombres, au moyen de nouveaux et plusinfatigables supplices, elle trouvait le moyen de ressusciter mesénergies récalcitrantes. Tout pantelant ensuite, les moellesexténuées, elle savait me tremper en ses artifices secourables, ende maternelles et perfides propitiations comme on fait revenir dansle sel une sangsue gorgée des pus de la mort. Pour elle, une pâleurplus livide attestait seulement les corrosifs ravages du plaisirexcédé. Elle semblait apporter plus de calcul que d’entraînementdans ses savantes démences. Le feu luxurieux qui brûlait sous cecorps statuaire n’en réchauffait pas le marbre ni n’en altérait lesglorieuses résistances. Dans nos combats elle gardait la cuirassesans fêlure des amazones invincibles.

Je crois bien qu’un sang intrépide pendant quelque tempsprévalut en moi sur de tels outrages. Le Vieux aussi avait seméjusqu’au bout la vie au champ des races. Il avait été sous l’âge lechêne à la sève reverdie chaque printemps. Cependant je ne saisencore comment je ne mourus pas des fureurs où dans le choc de mesmâchoires tant de fois passa la mort. Plus tard une satiété et lalassitude pacifièrent notre lit. Un art plus rassis tempéra cesoutrances. Nous déjouâmes la mort par des feintes, de prudentsdélais comme la goinfrerie des intempérants se macère de dièteentre les festins. Mais alors la possession était encore fraîche etnous comblait. Nous n’avions pas encore accompli toute la bête niépuisé son exécrable rituel. Nos faims s’exaspéraient de toujoursretomber à l’inassouvissement et au vide après avoir cru atteindreles limites du plaisir. Il s’était rêvé infini et la dernièrebarrière franchie, il touchait à la mort.

Le simple amour, rien qu’avec les lèvres nuptialement jointes,avec sa beauté pauvre et nue, du moins s’ouvre la profondeurdémesurée du ciel. Il n’a qu’un geste, à peine il le connaît&|160;;il ignore tout ce que l’âme ne veut pas savoir et il plonge dansl’éternité, il s’élance jusqu’aux pieds de Dieu. Toute l’effrénéeliturgie du péché, ivre de se connaître et de dépasser la chair,est encore arrêtée par elle et n’atteint pas le vertigineux délirede s’ignorer qui est la béatitude des amants purs. Elle demeuresuppliciée d’avoir espéré l’ultime secret et de n’avoir étreint quedes fantômes.

Des stupeurs plombaient l’intervalle de mes crises, une torpeurbétonnée où me restait perdu le sens de l’être. Ma chair gisaitmorte comme mon âme en un compact et nitide Érèbe. J’aurais pum’endormir dans la mort sans connaître au définitif passage lalueur d’un suprême éveil. J’avais cessé de goûter les saturations,l’inexprimable quiétude accablée à laquelle d’abord je rapportaimes soifs étanchées et l’orgueil comblé de mon désir.

Ce consolant mensonge n’adjuva plus mes prostrationsrebutées&|160;: je m’aperçus le lourd bétail aux yeux hagards sousle maillet. Il ne me resta plus que la force de bassement injurierAude. Je poussai l’oubli de la dignité jusqu’à lui reprocher mesforces perdues. D’imbéciles et rageuses larmes me montaient auxyeux et puis mollissaient sous sa bouche. Encore une fois elleprenait mes lèvres entre les siennes. Le triste amant pour un brefdélire était reconquis.

Je perdis la mémoire. D’intolérables chocs me martelaient lanuque, des pincements stridents sillaient mon épine. J’avais obligéun jeune médecin de la ville en lui avançant une somme qui luiavait permis de s’établir. Il vint à mon appel&|160;: une peurveule de la mort, après m’en être si souvent conféré les affresraides et le voluptueux simulacre, à présent me rendait Aude etl’amour pareillement odieux. Il n’eut pas de peine à diagnostiquerla cause de mes décrépitudes, me prescrivit l’abstinence charnelleet d’actifs analeptiques. Mais la présence d’Aude sous le même toitse propageait en instants efflux&|160;; un pénible magnétisme mecommuniquait sa chair à travers les solives qui séparaient sonappartement du mien. Elle possédait une clef de ma porte qui luipermettait de pénétrer secrètement chez moi. Son soin scrupuleuxdes apparences toujours m’avait tenu écarté de l’intime ordonnancede sa vie. Je ne connaissais pas plus sa chambre à coucher que jen’avais connu son passé. Elle me demeurait ainsi clandestine etd’autant plus alliciante, car je ne puis douter que l’inconnud’elle-même, dans l’abandon frénétique de sa personne, fût une descauses pour lesquelles je commençai de l’aimer sidéraisonnablement.

Malgré la défense de mon ami, elle se glissa dans ma chambre.Elle laissait tomber sa longue mante et m’apparaissait dans sabeauté nue. J’étais averti des conséquences graves qui pouvaientrésulter de mes récidives. Je me maudissais de la désirer dans monépuisement&|160;; je la maudissais bien plus de m’apporterl’offrande de sa chair quand celle-ci m’était interdite.«&|160;Va-t’en, la suppliais-je, tu vois bien que j’en meurs. Jet’en prie, remonte chez toi.&|160;» Je lui parlais sans honte decette faiblesse de mon corps qu’un jeune homme, par un orgueild’héroïsme viril, précieusement dissimule à sa maîtresse. Peut-êtrec’est là un atavisme où se réveille le dynaste des âges, le maîtreirrésistible et fort dans son désir et sa splendeur éternisés. Maisce signe fier et délicat ne s’accorde qu’avec l’amour régid’impulsions ingénues. Et j’avais résigné l’orgueil humain.

Aude m’épargnait l’ironie du mauvais rire. Elle penchait sesmeurtrières lèvres rouges et ensuite les givres incisifs de sasalive filtraient entre mes dents. Encore une fois mes abstinences,mes défections paresseuses étaient fourgonnées par l’infatigabledésir qui aliénait ma volonté.

Mon ami, voyant que rien n’aurait raison de mes rechutes tantqu’Aude et moi habiterions la même maison, m’ordonna ledéplacement. Il voulut me conduire lui-même chez un de ses parents,possesseur d’une métairie à quelques lieues de la ville. Je megardai d’avertir Aude de mon départ. Nous profitâmes d’une desaprès-midi qu’elle passait en visites pour faire approcher unevoiture qui ensuite nous emporta à travers la campagne.

Une contrée sablonneuse, bouquetée de plants de sapins,m’accueillit. C’était la fin de l’été, les moissons étaientrentrées, déjà le fléau concassait l’épi aux granges vermeilles. Jevécus près d’un mois parmi le charme tranquille et régulier destravaux de la saison, soigné comme un fils par ces paysans qui merévélèrent une noblesse simple dans le devoir gravement accompli.J’admirai la sûre et religieuse affection qui unissait le père à lamère et le fils aîné à leur bru. Ceux-là ignoraient mes tristeségarements. Dès l’enfance ils avaient été initiés au ponctuel etpuissant amour animal, aux noces brèves de la vache et du taureau,à la saillie glorieuse des étalons. Les mâles versaient la vie quifécondait le flanc des femelles&|160;; le rite d’hymen divinements’accomplissait comme s’étaient accomplis les semailles et leslabours, afin que la semence éternellement levât, perpétuant lemariage des races et de la glèbe. Et eux-mêmes, à l’exemple desbêtes, avaient noué l’amour antique et éternel. Les lins blancs deleur lit avaient été filés par les aïeules pour leur fête nuptialeet plus tard les enseveliraient, draps vierges et solides, voilesdes saintes communions charnelles, nappes des sacrements de la vieet de la mort.

C’étaient les fils sacrés de la terre&|160;: tout petits, ilsavaient été ondoyés de ses rosées, du flux baptismal de ses sèves.Ils avaient couru nus au soleil, sous les arbres&|160;; leur chairl’une à l’autre s’était apprise aux fontaines, et ils n’avaient paseu honte. Ô les sublimes ingénus sauvages et doux&|160;! Ce futdans leurs approches que je conçus une meilleure humanité œuvrantselon le précepte de la nature. Ils m’enseignèrent la sainteté dela chair servie par des organes qui ont leur beauté utile etféconde. On m’avait appris à en rougir&|160;: je les avais utiliséspour des arts mortels. Aujourd’hui que je n’ignore plus que moninfirmité morale me fut commune avec un grand nombre d’autresjeunes hommes, je me persuade que le salut est d’écouter simplementla vie en respectant les agents qu’elle emploie pour ses finsmystérieuses. L’humble innocence animale de ces hommes et de cesfemmes pour la première fois s’élucida d’un sens de parabole.

La droiture me fut restituée, j’éprouvai le malheur de mesendurcissements par la différence de ma jeunesse stigmatisée avecla sérénité grave de leur âge mûr. La maison m’apparut un symbole,une active et débonnaire arche biblique où prospéraient lesessences, où le commandement divin chaque jour était obéi. Tous lesgestes se proclamaient fraternels et pieux&|160;: c’étaient desactions de grâces à l’été qui les avait comblés, à l’automne quibientôt remplirait les celliers. Le pain abondant dans la huchemagnifiait le sillon et les mains qui l’avaient retourné. Un laitépais froidissait aux seilles avec une odeur de lavande oùeffluaient les aromes de la prairie. Le charnage était banni de latable&|160;: ces fils des antiques laboureurs ne consommaient quele pur froment et les autres fruits de la terre. Le pain et le selsur la nappe gardaient leur signification vénérable. Et le peuplenourricier des ruches, l’exemple auguste des races ailéesproliférait à l’orient des murs.

Je goûtai là de saines et salutaires réparations. J’errais unepartie du jour sous la colonnade symétrique des bois de conifères.Je respirais les tièdes résines, leurs bromes toniques et âcrescomme l’odeur des ports. Les premiers rayons du soleilvolatilisaient leur fumet léger, de subtils esprits odoraient lejeune lilas. Le brûlant midi ensuite expirait la sueur des gommes.Un suc poivré et térébenthineux alors fermentait et saturait l’air.Puis le soir épandait jusque dans les chambres l’efflux capiteuxdes diurnes distillations. L’ombre tiède en frémissait comme d’unefragrance de soleil. Tout en restait pénétré, le visage et leshabits. Je me rappelais l’odeur de mousse et de serpolet quifleurait à la jupe d’Alise.

Pour moi le moût des sèves était comme un vin nouveau qui megrisait et m’apportait la vie. Aude et ses feux comme les ardentescanicules avaient cessé de me persécuter. Il subsista un souvenirtempéré et plutôt mélancolique comme le lent évanouissement d’unmal pendant les délais de la convalescence. Nos deux existences uninstant avaient été latérales et ne s’étaient pas conjointes. Il meparut qu’une destinée m’élisait pour réaliser les calmes images quim’entouraient.

Chaque semaine mon ami arrivait me voir&|160;; il constatait leprogrès de mes forces restaurées&|160;; ni lui ni moi ne parlionsjamais de celle qui était restée à la ville. Cependant, à mesureque se rapprochait le terme de mon séjour, un portrait en moi petità petit naissait de l’absence. Avec les heures il s’embellit del’illusion d’une autre femme qui m’eût été moins éprouvée. Aude futdépouillée de ses évidences et résigna le triste amour ulcéré dontje défaillis. Par un prodige sa damnable splendeur paruts’immatérialiser et me devenir à travers l’estompe délicate del’éloignement presque sororale. Je crus l’avoir mal jugée,peut-être il ne régna entre nous qu’un malentendu dont plus qu’elleje fus la cause. Je me persuadai une aveugle destinée, son sûrattachement&|160;; je m’accablai de ne lui en avoir gardé au moinsl’élémentaire reconnaissance.

Ces mouvements spécieux, ces retours d’un mal inguérissablen’étaient pas contredits par la beauté des spectacles. Tout iciétait bon, harmonieux, réglé par le cours heureux des choses&|160;;une tacite docilité, chez ces cœurs soumis, consentait à la grêlecomme au soleil, à l’août pluvieux comme au tourmenteux décembre.Ainsi l’apaisement pour d’anciennes blessures cuisantes me vintd’avoir approché leur inaltérable espoir, leur sens vivace desrécupérations finales. Il me sembla que j’avais épuisé l’êtresubalterne et trouble, que je n’avais plus rien à redouter desfonds de ma nature. Une loi ainsi ramenait le primitif chaos,l’ébullition centrale chez certains hommes et ensuite se délivraitdans la clémence des heures. L’humanité n’est elle-même qu’unaspect concret de l’univers et ses agitations résument la pulsationterrible du cœur de la terre. Ma vie s’était lénifiée&|160;; leslies évacuées faisaient place aux mansuétudes, aux tendres etfraîches résolutions.

Mes charités, mes confiances me devancèrent ainsi vers Aude avecdes mains prêtes à panser les plaies qu’elles avaient faites. Unecrédulité, un émoi de jeune existence me l’attestèrent malheureuse,attristée de notre double exil. Ce fut une illusion plus détestableque toutes les autres. L’épreuve n’avait fait que nourrir mesinfatigables stigmates&|160;; le sortilège n’était pas mort etharassait ma sève empoisonnée.

Ah&|160;! je ne fus que trop la dupe des douces ironies dupaysage. Il me conseilla le mol abandon et ne me donna pas la forcedes résipiscences durables. Déjà pourtant l’automne blondissait lesverdures&|160;; des vapeurs froidissaient l’air et ouataient lesmatins&|160;; les soirs étaient graves et silencieux. Si en cemoment j’avais pu renoncer à ma despotique maîtresse, un grand biens’en serait reporté sur le reste de ma vie. Mais Aude vivait enmoi, transfigurée de pitié et de clémence, redevenue l’amanteblessée et qui m’appelait pour de mutuelles rémissions. Mesmensonges se leurraient de beauté et ne cessaient pas d’êtretourmentés par les anciens moûts. Je ne songeai bientôt plus qu’àréparer mes torts en me confiant à la pensée qu’elle s’enreprochait de plus graves. Je la désirai d’une âme qui se croyaitcorrigée et qui n’était que plus endurcie.

Mon ami eût voulu me garder jusqu’à l’hiver chez les probes etsimples habitants de la ferme. Non, croyez-moi, lui assurais-je,mes forces sont bien revenues, je suis guéri du funeste amour aussibien que des effets qu’il eut pour moi. Il hochait doucement latête et me représentait les humaines défaillances. Je ne m’enobstinai pas moins et par un matin légèrement ensoleillé, je prisle bâton du voyageur et fis mes adieux à mes hôtes. Je repassai parles bois, je respirai délicieusement leur salubre arome. Unperlement de rosées tardait aux mousses du chemin que l’heurefraîche ne séchait pas&|160;; le ciel de fluide émail ressemblait àun prélude.

Je ne pensai pas à précipiter ma marche&|160;; elle se rythmaitsur la régularité de ma vie intérieure. Je suis bien guéri, mepersuadai-je, puisque je modère à mon gré les pas qui merapprochent d’Aude. Je jouissais encore de cette aimable confiancequand les tours de la ville commencèrent de se profiler dans lesvaporeux horizons. Aussitôt les bouillons de mon sangs’accélérèrent&|160;; mon cœur violemment palpita. J’aurais dûécouter l’avertissement de cette agitation insolite et rebrousserchemin, retourner à la bonne nature, à ses mansuétudes infinies.Mais les ferments s’agitèrent&|160;; mes fibres se tendirent&|160;;je ne pouvais plus chasser le goût de ses lèvres à ma bouche. Jedoublai mes enjambées&|160;; toute volonté avait fui hormis cellepar qui moi-même je m’assignais maintenant à son pouvoir. Je dus meretenir à la rampe pour monter chez moi, je n’étais pas plus faiblele jour où je quittai cette maison. Enfin la porte s’ouvrit et Audeétait dans ma chambre.

Il me sembla que rien n’eût été changé, que j’étais descenduseulement à la rue comme je le faisais autrefois, pour acheter leslégères collations qu’elle aimait et qui réparaient nos forcesaprès le plaisir. Elle vint au-devant de moi avec simplicité et metendit la main. «&|160;Je savais que vous ne tarderiez plus à merevenir, me dit-elle&|160;; et je vous attendais. Tous ignorent icique j’ai passé ces derniers jours assise dans ce fauteuil, derrièreles rideaux clos. En vous en allant si précipitamment, vous nem’aviez pas retiré la clef qui me donnait accès près de vous. J’aipensé que vous ne m’en voudriez pas d’avoir cherché quelque plaisirparmi les choses qui vécurent de notre vie.&|160;» Ardemment jesouhaitai voir sur son visage les traces de la douleur&|160;; ellen’était pas triste et seulement elle me parlait avec une gravitéinaccoutumée.

«&|160;Aude&|160;! Aude&|160;! m’écriai-je, me pardonneras-tujamais de t’avoir voulu quitter&|160;? Maintenant tu ne peux plusignorer que vraiment j’espérai trouver la force de ne jamais terevoir. Elle ne put s’égaler à celle qui aujourd’hui me ramène verstoi.&|160;» Je l’assis dans le fauteuil, je l’entourai de mes braset elle montrait une assurance tranquille. Je n’aurais pu dire sielle était heureuse de cette minute qui, après une absence oùs’ébaucha la rupture, nous rendait l’un à l’autre. Ma chairbondissait. Sa robe me faisait mal délicieusement comme un cilice àmon amour. Et j’avais dénoué ses cheveux si noirs que dans la nuitils paraissaient rouges&|160;; je m’y roulai comme dans unsuaire.

Une frénésie me transportait, l’efflux nerveux devait chargermes doigts de magnétisme et cependant elle demeurait froide etcomme inconnue pour elle et pour moi. «&|160;Je ne vous reprocherien, me dit-elle en détournant ma bouche avec ses mains, je n’airien à vous reprocher. Il se peut que nous nous soyons tous lesdeux trompés sur nous-mêmes. Restons donc des amis puisque nousn’avons pu continuer à être des…&|160;» Elle évita un sens plusprécis, il sembla qu’elle se défendît de profaner l’allusion àl’amour. Mais moi je m’écriai&|160;: «&|160;Aude&|160;! Aude&|160;!je suis revenu, je suis à toi. Oublions tout ce qui n’est pas lajoie de nous retrouver ensemble. Cette fois, c’est le bon amour queje t’apporte.&|160;»

Elle me regarda avec une étrange attention et me dit&|160;:«&|160;Souviens-toi dans la suite que ce ne fut pas moi qui terappelai. Tu es revenu de ton propre gré.&|160;» Elle me parlaitdoucement à travers la nuance du tutoiement&|160;; je ne crois pasque cette douceur fût jouée, et pourtant elle me disait là unechose par laquelle je lui restai ultérieurement asservi comme parun tacite consentement. Je la couvris de mes baisers etm’écriai&|160;: «&|160;Aude&|160;! je n’aurais pu vivre sans toi.En te fuyant, c’est moi-même que je fuyais. Tu étais bien plus prèsde moi.&|160;» Elle eut alors pour la première fois son rire muetet m’entraînant vers la chambre voisine, elle me dit&|160;:«&|160;Vois, j’avais préparé le lit.&|160;» Aucune parole n’auraitpu mieux exprimer combien elle était sûre de moi et la dérisoireaventure de mon départ. Dans mon trouble, je n’y vis que le signede ses soumissions, l’office gracieux de la servante d’amourfidèle. «&|160;Eh bien, lui dis-je, qu’il se referme sur nosplaisirs et à jamais ensevelisse le regret des heures passées loinl’un de l’autre.&|160;» Ses cheveux s’éployèrent comme des palmes.Elle prit ma bouche entre ses lèvres et comme autrefois me coula savie. Et je ne l’avais jamais trouvée plus belle ni plus désirable.Nous nous aimâmes jusqu’à la mort de la chair.

Les mailles d’or et de plomb se reformèrent. Dans la contréedélaissée ne chômait pas le bon exemple, la vaillance rude etcordiale du paysan qui inutilement m’avait initié à la joie.J’avais été le pèlerin et l’aveugle. J’avais frappé la terre de monbâton&|160;; des sources délicieuses avaient jailli&|160;; etcependant j’étais à présent le même homme qui n’avait pas connuencore la leçon du simple laboureur. La terre fut oubliée, lesymbole du grand amour fécond. Mes squales patients et attentifs,requis par l’odeur de la proie mûre, émergèrent de mes sillages. Jesombrai plus irréparablement aux impénitences, je reniai la beautéun instant reconquise. Les stupeurs, les lassitudes, un mortel etléthargique ennui de nouveau furent la litière de mes apostasies.De plus déroutants artifices, l’efficacité de neufs et subtilsstratagèmes épaissirent mes vertiges. Tardivement je compris quelsdroits lui conférait le pacte consenti de la réconciliation.«&|160;Souviens-toi dans la suite…&|160;» Ce cœur prudent et froidainsi s’assura une défense et lia mes révoltes.

Cependant Aude maintenant, comme une meute avant le courre,hardait mes fureurs. Nos plaisirs furent déchaînés après desavantes intermittences qui en exacerbaient la soif différée.Peut-être cette stratégie, en préparant mes réfections, visa-t-elleaussi à ménager les dégoûts de mon âme. Elle me dit un jour avecune étrange sérénité&|160;: «&|160;Ne faut-il pas que nous nousfassions à l’idée qu’on peut vivre à deux sans aller au lit&|160;?Toi-même, très cher, en revenant m’annonças la bonne amitié.&|160;»Ses yeux me restèrent impénétrables&|160;; elle parut avoir parléselon sa pensée. Mais je ne m’y trompai pas&|160;: c’était le vœubafoué du bienfaisant amour. Je m’apparus en la clandestine ironiedépouillé et indigent comme le pauvre qui se leurre d’une absurdefortune.

Une feinte douceur, une hypocrite mansuétude, grâce à delaborieuses connivences, pendant un temps égalisa nos jours. Il yeut des heures où ma crédulité supputa la possibilité d’uneexistence étayée sur de longanimes apparences. Jamais nous n’avionsparu si près de la sincérité, elle n’existait que dans notre hainecommune. Nous nous regardions avec de frauduleux visages indulgentsdont la laideur eût épouvanté notre clairvoyance si nous n’avionsérigé la simulation comme principe de notre vie. J’évitais descruter ses intentions&|160;; je n’osais moi-même sonder mescomplaisances. Et je ne souffrais pas, j’éprouvais dans maduplicité de tranquilles assurances qui, au temps des égarementssincères, n’avaient pas existé. J’étais heureux, s’il est permis denommer ainsi un état de l’esprit et du corps végétatif et sansremords. Du moins l’ennui des controverses, le pénible débatintérieur me fut épargné. Je subis négligemment les impulsions del’en-dehors, sans effort j’excluai les contritions pour mes méritessacrifiés. Je déchus à l’oubli total de mes personnellessauvegardes. À peine je sus encore à travers l’étourdissement de mamisérable quiétude si je l’avais haïe. Un être indolore et habituelsuccéda aux agitations vaines.

Ce livre est un spasme et une douleur. Il est triste et nu commela famine, comme une salle d’hôpital, comme une étude d’aprèsl’écorché. Je l’ai écrit amèrement afin qu’il fût lu avec amertume.Vous qui n’y avez cherché que le plaisir, n’allez pas plus loin.Fermez-le pendant qu’il en est temps encore&|160;: il n’a rien quipuisse vous contenter. Et peut-être tout ce qui fut écrit ici n’estrien à côté de ce qu’il faut dire encore.

Aude et moi décidâmes un jour de quitter la ville. Ce fut ellequi la première eut l’idée de ce départ&|160;: elle était fortpréoccupée de l’opinion et redoutait que nos relations nes’ébruitassent. Nul devoir ne me retenait&|160;: depuis un peu detemps je ne suivais plus les cours, j’avais renoncé à cettecarrière du droit qui eût comblé l’espoir paternel. Quelquefoisencore mon ami le jeune médecin arrivait me voir&|160;; il s’étaitpris d’attachement pour moi&|160;: je supportais mal le regardattristé dont il accueillait mes évasives réponses quand ils’informait de la femme qui me fut si funeste. Le courage memanquait pour lui confesser la vérité&|160;: je vis qu’il nel’ignorait pas et qu’il me pardonnait mon mensonge. Sa seuleprésence m’humiliait comme un désaveu, le reproche de monindignité. Ce fut encore une raison qui me rendit enviable unséjour moins exposé à des rencontres pénibles. Je ne voyais pas quedéjà je tâchais de m’assurer contre l’ennui d’un retour deconscience au cas où la contrition me serait venue.

Aude en cette circonstance révéla sa merveilleuse disciplineintérieure. Elle ne cédait jamais à un abandon ni à une imprudence.Un précis et froid calcul concertait toutes ses résolutions. Jel’avais priée de consentir à la vie commune&|160;: elle et moiaurions ainsi vécu d’un air de faux ménage. Elle en décidaautrement et se choisit un appartement à une petite distance decelui que je louai pour moi. J’ignorais toujours sesressources&|160;: j’avais vainement insisté pour qu’elle acceptâtde partager avec moi les revenus de mon patrimoine. Je ne crois pasqu’il y eût jamais à cet égard une maîtresse plus commode. Elle seréserva donc la liberté et s’installa comme si je ne comptais pasdans sa vie. Il fut entendu qu’elle viendrait chez moi comme par lepassé&|160;; elle eut une clef qui lui permettait d’entrer quandelle le voulait.

Ce ne fut, après tout, que le recommencement de l’existenceantérieure, mais avec la sécurité meilleure que procure un quartierpopuleux dans une grande ville. Rien ne parut changé de saconstance et de ma docilité. Aude ne cessa pas de garder pour moison mystère&|160;; elle semblait toujours vouloir cacher quelquechose de sa vie et, je le crois, elle s’ignorait elle-même. Elleétait dissimulée comme le chat subtil et secret, comme les espècesrusées qui maillent leurs pistes dans la nuit des bois. Une parolequ’elle me dit un jour révéla toute sa naturelle duplicité&|160;:«&|160;Ce n’est pas pécher pendant qu’on ne le sait pas.&|160;»Elle ne manquait pas de se confesser et de communier aux datescanoniques avec les apparences de la dévotion et ces jours-là elleévitait de venir. J’imagine qu’elle se libérait ainsi en une foisde ses péchés d’ignorance bien qu’ensemble nous eussions sciemmentencouru les perditions totales. Sa religion paraissait sincère,comme sa dissimulation. Elle n’était pas compliquée et peut-êtreelle subit une destinée de perversité. Cependant il se peut, sansqu’elle s’en rendît compte, que le sacrement méprisé ajoutât unragoût à son libertinage.

Aude se gardait repliée et ne me livrait que l’impudence nue desa chair. Elle comblait mon amour et ne semblait pas exiger du mienqu’il la comblât à son tour. Elle n’eût pas autrement accompli unsacrifice rituel et ainsi persévéra la servante solitaire etpassive, soumise à mes plus exigeants désirs. Ces captieusescharités eussent découragé jusqu’à la clairvoyance des anges. Ledon qu’elle semblait faire de sa passion sans doute ne servit qu’àmieux égarer ceux que, comme moi, elle tantalisa de l’espoirdécevant des mutuelles effusions.

Je ne goûtai jamais plus parfaitement le sombre plaisir duravalement que dans les entreprises encore inédites auxquelles sonart s’ingénia. Les tolérances d’une ville aux mœurs relâchées nenous commandaient plus les ménagements. Nous sortions à la nuit etcomme l’été avait ramené les heures aimables, nous allionsquelquefois nous asseoir sous les marronniers d’une place, dans unquartier où la solitude commençait plus tôt qu’ailleurs.

Aude me procura là une sensation qui renouvela, en l’exacerbant,un ancien et précieux souvenir. Sans m’en rien dire, elle sedépouilla de sa robe et revêtit une mante qui tombait jusqu’à sespieds. Les dernières cloches expirèrent dans le soir, le silencenous environna et alors elle ouvrit sa mante et m’offrit sa nudité.Celle-ci me fut d’un prix bien plus rare dans le danger d’êtresurpris, dans le volontaire et forcené outrage à l’usuelle décence.Je ne puis dire quelles inouïes excitations me causa une telleprofanation du mystère de l’amour. Cette ferveur publique sedénonça un appréciable stratagème pour nous initier à de plus âcresplaisirs. Il m’exalta, il me remplit d’un sauvage vertige.J’éprouvai dans sa plénitude la frénésie de la déchéance. Aude, encet instant, attesta bien toute l’étendue de son pouvoir et seprouva l’ouvrière de la désagrégation des âmes. Un aiguillon jalouxencore adjuvait ce transport&|160;: il me parut que je la disputaisaux passants ameutés, aux concupiscences ruées d’une foule. Lanuit, le vent léger lavèrent le frisson frais de sa chair.

Ce sont là d’abominables attentats à la Beauté. Ils me versèrentun délire cruel dont n’approcha point la vision presque ingénue dubois nocturne. Celle-ci n’immola pas l’amour, elle n’en viola pasle sens sacré. Elle s’accorda à la solennelle nuit, aux suggestionsde l’ombre, à la vie éternelle des races. Nulle injure n’enoutragea la solitaire splendeur&|160;: Ève, pour la première fois,sembla apparue devant le jeune Adam. Mais ici soudain renaissait lerite orgiaque&|160;; l’amour et la beauté furent également bafoués.Je dis la honte et les rougeurs tardives. Aude est morte&|160;:j’échappai ainsi trop tard à ses arts redoutables. Si je ne mecorrigeai que partiellement, encore voudrais-je, par ces aveuxhumiliés, prémunir les jeunes gens qu’une funeste éducation et letourment prématuré de la sensibilité rendraient semblables à moi,contre le danger de rencontrer aussi une Aude.

Je fus bientôt possédé du besoin de ces corrosifs stimulants.Les Images, en me révélant l’anormal hymen, prématurémentm’adjugèrent à la femelle intrépide qui saurait les ressusciterdans ma chair. Ne les eussé-je point connues, l’interdit jeté surles organes de ma vie, en me les rendant exagérément odieux etdésirables, ne m’eût pas moins prédisposé à subir jusqu’auxsuprêmes renoncements la dictature de la femme belle de sonpéché.

Tout le débat est ici&|160;: faut-il ignorer ou connaître&|160;?Et la nature doit-elle être méprisée&|160;? Je suis un exemple deserreurs qui, pour un jeune homme ardent, résultent du tourment dene pas savoir. Ces confessions n’ont pas d’autre but que dem’attester malheureux et puni pour une cause qui ne vint pas demoi. Oui, le vœu de la nature est d’être magnifiée dans l’appareilentier de la vie, aussi bien dans les sources intimes que dans lanoblesse du visage, dans la grâce des mains et la beauté de tout cequi n’est pas vêtu. Et le mal vient seulement de ce que ces sourcesdemeurent secrètes et réprouvées pour le jeune homme et pour lajeune fille qui, en les ignorant, sont travaillés du désir de lesconnaître, ou, les connaissant à la faveur d’une surprise, ne sontplus défendus contre de périlleux égarements.

On leur a dit&|160;: «&|160;Ignorez la laideur de votrecorps&|160;»&|160;; et ils y pensent bien plus, ils sont toujourssur le point de lui céder. Plus tard, la riche virilité, fermentéepar un régime de viandes et de vins qui n’est pas plus barbare chezles pires sauvages, et la condition subalterne, la futilitédépravée de la petite idole, reine au lit et docile servanteailleurs, ne seront que des facilités plus constantes pour écouterla tentation. La chair des peuples qui vont nus sous le soleildemeure ingénue et la perversion de l’amour n’existe que chez lescivilisés pour s’être cherchés sous leurs vêtements. À la campagneaussi, on se connaît mieux qu’à la ville&|160;: les sexes y furentdès l’âge tendre unis en des jeux près des fontaines. Le plaisirnuptial y est simple et plus proche de la nature.

Je crois qu’un jour des temps viendra où les petits enfantss’apercevront nus avec candeur. Ils seront élevés sous le toitfamilial dans leur beauté d’innocence et à l’école le bon maîtreleur enseignera ce qu’ils sont l’un devers l’autre. Le corps humainà mesure leur sera révélé conforme à la sexualité des espèces, égalaux lois harmonieuses de la vie universelle. Il n’y a pas dedifférence entre le calice d’une fleur et la nubilité d’unevierge&|160;; le cœur d’une pomme ressemble aux ovaires del’épouse&|160;; et le greffe a la beauté d’un symbole génital.Cependant la fleur et la pomme ne pèchent pas&|160;; le jardinierne rougit pas du rameau greffé. La connaissance de l’univers ainsis’accomplira dans la connaissance de soi-même&|160;; les choses nesont que la parabole de l’homme&|160;; et toute vérité demeureincluse au verger glorieux de la vie. Croyez que les enfantsmarcheront dans les voies pures et ne tressailliront pas de grandirl’un près de l’autre. Mais moi à qui l’on a dit&|160;: «&|160;Ilvaudrait mieux que ta virilité fût réséquée plutôt qu’elle tedevienne un objet de délectation,&|160;» je suis allé avec laBête&|160;; je n’ai connu l’innocence qu’après l’avoir perdue, etÉden fut un désert peuplé d’animaux rugissants. Ivre des fuméeslourdes d’un vin mal cuvé, je traînai l’effroi et la stupeur duventre de la femme. Aude, dans la beauté de son flanc, me fitencore horreur après que j’en eus expérimenté les vertiges. Je n’aijamais pu considérer la forme de sa nudité sans ressentirl’angoisse d’un anormal et insidieux mystère. Je crois bien quemême l’approche pure d’une vierge eût fait lever de ma chair lesmêmes cuisantes ampoules.

Je devins ainsi un homme vieux et flétri à l’âge où j’aurais dûdresser fièrement mon front vers le ciel, où le cœurtumultueusement se gonfle de passion vitale. Le mien était inerteet glacé comme si déjà la mort l’eût touché. Il avait roulé de mapoitrine sur les chemins et il ne saignait plus&|160;; du bout dupied elle le poussait toujours un peu plus bas avec une assurancetranquille. Je descendis toute la spirale des déchéances, maiscette image est encore trop faible, j’y fus précipité comme par uneforce aveugle et vertigineuse. J’avais abdiqué la fierté virile quine prend ses ressources que dans la nature&|160;; je ne tardai pasà abdiquer jusqu’au sens même de la personnalité.

Nous passions des jours sans échanger une parole&|160;;l’affreuse viduité des heures ne la décourageait pas&|160;; ellen’éprouvait pas le besoin de se communiquer, n’ayant rien à medire. Elle subsistait morne et taciturne dans la vie splendide deson être. J’éprouvai là qu’un des signes de la Bête est de demeurerexilée dans le sensible univers.

Pour varier les aspects de notre vie, nous nous dirigionsquelquefois vers les campagnes&|160;: elles m’avaient toujours étébénignes et rafraîchissantes. D’anciennes affinités rurales alorsréveillaient les verdeurs de ma race qu’avait fortifiée la sève desbois. Un inconscient attrait sans doute me poussait à ces retours,car j’avais perdu la direction de moi-même.

Il y avait non loin de la ville un bois que limitaient desplaines onduleuses&|160;: les avenues en étaient profondes commeles nefs des basiliques. Leur issue plongeait dans les ors del’espace et laissait l’impression d’une délivrance. Mais le charmedes vives essences et de l’ombre tiède me restait indolent&|160;;les âmes harmonieuses seules reçoivent le bienfait des divinesrosées&|160;; la mienne stagnait aux lourds limons. Je neressentais plus que lassement le vierge efflux, comme l’émanationlointaine d’un lieu sacré et désormais interdit.

L’ennui d’Aude bientôt me glaçait&|160;: elle n’acceptait cespromenades que comme un machinal délassement physique. Les miroirsdu ciel et des eaux ont un sens lucide qui ne peut s’accorder avecl’absence de la beauté intérieure. Le dessin auguste des arbres,comme aux verrières célestes des personnages liturgiques, jamais nese dénonça pour elle une annonciation de splendeur et d’éternité.Elle était le silence et n’appréciait pas la beauté pathétique dusilence. Alise, cette sauvage, par toutes ses fibres, par lesrameaux de son petit être passionnel et nerveux, restait liée à laclarté, au vent des matins et des soirs. Elle sembla prolonger ensoi un aspect des forces éternelles. Ses yeux frais étaient despaysages&|160;; elle portait dans son flanc le vierge amour animal.Et sa vie, comme par la vertu d’un symbole, s’acheva dans les eaux.Elle retourna à la nature et s’endormit dans le flot berceur.Combien celle-là fut plus près de la beauté ingénue del’être&|160;!

Il arrivait donc qu’après un peu de temps Aude me persuadait derentrer à la ville. Nos retours étaient pénibles comme desdimanches vides, comme des fins de jour exténuées. Cependant, aupassage des banlieues, l’appel des athlètes parfois faisait montersur les tréteaux de puissants carriers, des militaires nerveux etsanguins.

Aude n’aimait pas le théâtre. Si mesurée qu’y soit la part del’idéal, celle-ci dépassait encore la limite de l’attention qu’ellepouvait accorder aux manifestations de l’âme. Elle méprisait plutôtl’intime Beauté&|160;; et le bruit des musiques militaires comblaitla médiocrité de son goût pour la symphonie. En revanche elle seplaisait aux figurations plastiques, aux ballets, au faste sensueldes imitations d’étoffes et de chairs. Les jeux musculaires, lasaillie des torses et des cuisses sous le maillot, la voltigeharmonieuse des écuyers flattaient ses dilections physiques. Ellene manquait jamais de nous attarder devant une rixe depeuple&|160;: l’odeur de la sueur humaine la grisait comme un vin.Nous prenions donc place dans les enclos où des forains enflés defaconde se nouaient avec des claquements mous. Ces spectaclesexcitaient plutôt mes répugnances, j’étais petit et maigre, affinépar l’excès de la sensibilité nerveuse&|160;: les atlantes et leursparades bruyantes molestaient mon indigent héroïsme. Aude, aucontraire, habituellement si réservée, se passionnait à ce ragoût,avec l’assistance prenait parti, disqualifiait ou applaudissait lesrivaux, selon les feintes de leur art. Ce n’est peut-être que dansces moments que son général désintérêt fit place à quelquespontanéité.

Des troupes de passage alternaient dans l’arène d’un cirque quepossédait la ville. J’y goûtais sans trop de lassitude les tournoiset les quadrilles. L’hilarité funèbre des clowns confinait à desapparences irréelles, à des mythes macabres et burlesques et mepinçait jusqu’à l’effroi les fibres. Le drame de la vie s’accordaitavec la grimace de leurs visages plâtrés et pathétiques où lasimulation de la douleur avait la crispation du rire. Mais surtoutl’inconnu de leur personne sous leurs toupets en flamme de punch etle bariolage de leurs souquenilles, amusait l’impassible Aude commele signe d’une destinée fraternelle où aussi bien qu’elle, ilsfaisaient des gestes de songe et semblaient s’ignorer. En menant mafroide amante vers ces spectacles, j’étais heureux de lui complaireet moi-même passivement je subissais l’unique attrait dont elleétait capable. Elle trouvait là des analogies avec le sens de sapropre existence. Elle-même révélait dans le plaisir une mimeaccomplie. Ses rythmes passionnels s’égalaient à la plus émouvantegymnique. Et j’ai connu par la beauté savante de son corps toute lapoésie qu’il est possible à la Bête d’exprimer. Oui, ceci, je me lepersuade comme un allégement à mes torts vis-à-vis demoi-même&|160;: Aude me captiva par un maléfice d’art et de beauténon moins que par ses industrieuses caresses. Peut-être ma démencey goûta un rite aphrodisiaque supérieur à la seule fatalitésexuelle.

L’attrait des grossières exhibitions nous ayant un soirfourvoyés dans un hall exploité par des histrions, nous vîmes unedes danseuses, avec des contorsions outrées, parodier cette dansedu ventre, acclimatée depuis un peu de temps en Europe et dont leschéma religieux perverti dévia presque aussitôt vers un simulacreobscène. Aude n’exprima nul sentiment, mais, au retour, laissanttomber ses robes et jouant d’une batiste légère comme d’un voiledont elle se cachait le visage, elle fut nue avec une irritantechasteté dans la simulation impure.

Un frémissement d’abord agita ses hanches et ses seins,l’insufflation subtile et magnétique de la vie, le courant profonddes ondes amoureuses. Ensuite ils ondulèrent d’une largepalpitation et furent soulevés comme d’un flot lourd. Celui-ciremontait, s’abaissait, commença de faire saillir lentement lescourbes de son flanc. Il parut tressaillir et se gonfla de douleur,de désir, dans la crise sacrée du sexe et de la genèse. Il aspiraau jeune et tendre amour, à la passion orageuse, au baiser lascifdu vent, à la caresse des eaux et du feuillage. Il persuadait autimide amant les ombres et la forêt muette, au hardi violateur lerapt forcené comme le meurtre sous le midi rugissant. Dans le molet capiteux harem, une bayadère, en dardant l’ardent symbole,stimulait les ferveurs du maître. Une jeune vierge liturgique auxyeux de doux animal, une danseuse peinte de Ceylan offrait lecalice de vie, célébrait le rite éternel, la joie mystique desfécondations. Cette âme glacée d’Aude ensuite délicieusement déliradans le jeu d’un spasme. Je la pris dans mes bras, une sueur légèrefuma&|160;; et soudain elle se mit à rire sans bruit comme unmasque.

Elle prit en horreur les maternelles campagnes&|160;; je finispar ne plus apprécier moi-même leur charme placide. Nousfréquentâmes dès lors plus assidûment aux affluences des quartierspopuleux. Elle aimait à l’égal d’une possession mâle leresserrement bourru des foules, la poussée des beaux hommes velus.Au contraire, ces contacts rebutaient mes préférences solitaires.Je subissais néanmoins en ceci comme en toute chose ses impulsions.Mes lâches dévotions depuis longtemps l’avaient élue afin qu’ellesuppléât aux défections de ma volonté.

Elle la régissait si bien que je me surprenais quelquefois àpenser et à m’exprimer comme elle. Le peu d’idées qu’accusait laforme têtue et bornée de son front s’assimila&|160;; je parusn’avoir si longtemps cultivé mon intelligence que pour la perdreplus irréparablement en ce vasselage méprisable. Elle m’infiltrason mépris de la beauté, son ironie du reflet divin dans les âmesdélivrées. Je lui fis le sacrifice de mes croyances et de mesvénérations&|160;; cette apostasie nouvelle, après tant d’autres,naquit de la honte secrète qui devant son rire me rendait misérableet nu. Le lien intermittent qui me rattachait aux poètes, auxnobles et mélodieux esprits ainsi fut rompu. Des mots&|160;! desmusiques&|160;! disait-elle dans la souveraine intempérance de sesdédains.

J’avais cessé de m’écouter, je n’osai plus écouter lesconsolateurs qui m’auraient rendu l’ouïe intérieure et pard’infinies mansuétudes la guérison désirable. À peine je medésœuvrais encore çà et là en lisant un banal papier public&|160;:les harmonies m’étaient ravies, les douces communions spirituelles.D’un doigt impérieux elle parut avoir mis un sceau aux livresautrefois aimés. J’évitai petit à petit l’effort cérébral&|160;;mes idées s’oxydèrent. Elles ne se seraient pas autrementconformées à un secret dessein si j’avais craint de retrouver aubout l’être inconscient et morne que j’étais devenu. Ma vienaufragea en cette suprême décrépitude, la perte de lapersonnalité, le suspens de l’être volontaire et libre. Et nousvivions solitaires&|160;; jamais un visage ami ne m’apportait unaspect d’humanité qui m’eût rafraîchi. Elle m’avait contraint àrésigner toute sympathie, ne souffrait nul intrus dans l’orbe bornéde notre vie. Un jour je ramenai un chien errant dont les yeuxémouvants avaient éveillé soudain mon besoin d’un compagnonnage.Elle ouvrit la fenêtre et sans une parole le précipita dans larue.

J’approche d’une crise qui pour un temps me libéra. Elle grondaaux racines, elle agita les remous profonds de ma vie. Elle fitrefluer jusqu’aux limites les dégoûts humiliés qui enfinpréparèrent mes rémittences. Dans mes ténèbres, dans mescoagulations spirituelles des parts d’œuvres vives ainsi dormaientépargnées et que j’ignorais. J’admire quelles puissancessecourables résident au fond de la créature et les retours dontpeut s’éclairer une âme obscure pour se récupérer. Une étrangedéfiance de nos propres forces, notre besoin de nous appuyer surdes symboles nous fait chercher les intercessions dans la régiondes surnaturelles providences. Elles sont pourtant en nous, ellessubsistent jusqu’en nos terreaux pourris. Les Saints Anges de lamiséricorde ont le visage frêle de nos défaillances et les mainsjointes de notre espoir de guérir. Je les cherchai autrefois auxpieds de Dieu tandis qu’ils restaient blessés et endormis sur laplume de mes lâchetés et peut-être n’avaient pas la force detourner contre moi le glaive qui les avait atteints.

Nous sommes nous-mêmes les infirmiers de nos misères et de nosfaiblesses. Dieu fut bien plus grand de nous permettre le salut parles remèdes qu’il dépose en nous sans qu’il lui soit nécessaire demouvoir la légion de ses séraphins. Et voyez, nos intentions n’ontpas même besoin d’être le ferme propos dont si peu sont capables.Ce serait déjà trop demander à l’infirmité humaine. Il suffit quela nature puise ses secrètes ressources dans la lassitude et lamonotonie du mal pour que la trêve s’accomplisse. La plaie cried’être trop lente à se fermer&|160;; elle a des lèvres qui veulentêtre enfin closes. Alors nous vient la langueur de laconvalescence. Avec des yeux clairs et humides, on voit au bout duchemin le sourire reparu des bons Anges réconciliés. Et c’estencore nous avec la beauté et l’espérance revenues.

Ma vie relapse et misérable connut donc une détente. Elle futachetée par le pire sacrifice humain, par un dernier chancellementde ma raison. Si ensuite d’affligeantes tentations, si des signestrop évidents de mon infection morale, en m’interdisant l’espoirdes résipiscences durables, précipitèrent mes rechutes, c’est queje ne pouvais plus être sauvé de ces récidives. Aude, ayantexpérimenté avec fruit la vertu opiacée de certains stratagèmes,imagina de recourir à un stupéfiant plus violent que les autres.Elle possédait l’art diabolique d’enchaîner mes soumissions par desmoyens qui les eussent épouvantées si déjà, avant d’y céder, jen’avais aliéné toute clairvoyance et ne me trouvais sans résistanceadjugé à leur action foudroyante. Ils agissaient sur moi comme desouverains narcotiques, me déchargeant des réactions pénibles de lavolonté et préparant à mes connivences d’onctueuses litières. Cettefois sa témérité, égale à celle des plus audacieuses Locustes, osamultiplier la dose au point que la mesure en resta comble.

Nul respect humain ne doit ici différer l’aveu, quelquesouffrance qu’il en puisse résulter pour moi. Ce fut pendant letemps des folies du carnaval&|160;: elles seules suffiraient àattester la barbarie de notre état social, si libéré qu’il sepréjuge des basses aberrations du sens de la joie. L’humaincivilisé alors déchoit aux caricatures, aux licencieux simulacres.Cependant, ô moralistes&|160;! qui peut affirmer qu’à la faveur decommodes tentations, la créature de larmes et de péché ne cèdeencore à quelque trouble et immuable sentiment de sincérité cachéau fond de l’être et seulement perverti par la perversion même dela loi sociale&|160;? Celle-ci promulgua l’attrait sexuel injurieuxjusqu’en l’ingénue substance enfantine, folie plus grande d’oùvinrent toutes les autres. Les lupercales, revanche des carêmes dela chair, ne sont peut-être que la crise du bel instinct génésiquedénaturé et parodié aux mystères de la voirie. Mais cela n’ôte rienà la laideur de ces jours de la Bête&|160;; et même si l’on étaitaverti que le tacite assentissement de Dieu les abandonne auxmauvais anges, il faudrait pleurer sur le sang des bons dont laterre est, durant ce laps, rougie.

Il prit fantaisie à Aude de se confondre à la démence desfoules. Dans la nuit erraient des troupes de masques&|160;: lesfemmes échevelées, mi-nues sous les paillons, comme des corybantesassourdissaient l’air de leurs clameurs lascives. Leurs gorges etleurs jambes étaient possédées par le baiser des regards ets’abandonnaient aux attouchements. Je vis là combien facilementl’impunité d’un léger carton sur le visage et d’une étoffe d’orenroulée à la taille a raison de la décence chez celles-là quid’habitude sont les plus modestes. Le masque semble adhérer bienplus à leur âme qu’à leurs traits&|160;; elles cèdent aulibertinage clandestin et elles s’ignorent. Aude, à la tombée dujour, m’entraîna donc. Une longue faille noire la dissimulait etelle s’était recouvert le visage d’un loup dont les étroiteséchancrures amincissaient ses yeux et la rendaient savammentméconnaissable. Je ne savais rien encore de ses projets&|160;: sondéguisement, en me la cachant pour moi-même, ne fit qu’ajouter unpeu plus d’obscurité au secret des entreprises qu’elle préméditait.Cependant elle me parut plus impérieusement belle encore à traversle mystère noir de sa face comme si le déguisement eût été saprédestination et cette analogie animale la forme naturelle de sonâme.

Elle finit par nous engager dans une de ces rencontresd’arlequins et de pierrots où la connaissance est sitôt faite de nepoint se connaître et de n’être l’un pour l’autre que d’éphémèreset chimériques apparences. Aude m’avait obligé à endosser leridicule affublement d’un magicien, loué aux boutiques. Ma lasseapathie pour la joie publique bientôt s’enflamma à la contagion descris et des rires qui affolait ces gens bariolés. Je pris part àdes batailles de confetti, à leurs colloques poissards, à leursmomons. Aude me pressait les bras et me disait avec le rire sombrede son loup&|160;: «&|160;Ah&|160;! mon chéri on ne se voit pas. Onne sait plus si on n’est pas la dupe l’un de l’autre. Et puis,c’est si triste au fond que c’en est drôle. Rappelle-toi les têtesdes clowns.&|160;» Elle me disait là une chose vraie et qui uneseconde me frappa. «&|160;Tu as raison, lui dis-je. Cette mascarades’égale à la farce lugubre et frivole de la vie. Il y a ici commeune main qui nous pousse. On ne sait pas ce qu’on va faire et noussommes des ombres l’un pour l’autre.&|160;» Cependant je n’auraispu dire si ce gros plaisir l’excitait véritablement&|160;: elle segardait réservée et froide dans les tumultes comme si riend’exceptionnel ne nous eût mêlés à ces pompeuses ribambelles. Etmoi, j’avais tiré de ce qu’elle m’avait dit une conclusion juste etje ne savais pas en quelle caricature sordide la main de laquelleelle avait parlé allait me changer.

Ayant épuisé les hourvaris à la rue, nous pénétrâmes en filehouleuse dans un bal public&|160;; c’était l’heure des défaiteslasses après les contraintes et les débats chez les meilleurs. Unsuint fauve s’effumait des aisselles et déjà les masqueschaviraient dans la stupeur ivre des visages. Presque aussitôt macourte folie naufragea, je me sentis pris d’une tristesse sansborne dans les remous de cette chair triste au fond comme moi-même.Une insolite et intense vision, sans que rien m’y eût fait penserjusque-là, me transporta dans un site près d’une rivière. Une pluied’été mouillait les herbes et j’allais le long des osiers. Je visse lever sous les arbres le cher fantôme d’Alise&|160;: il y avaitsi longtemps que son image s’était effacée de ma songerie.

Elle m’apparut lointaine et cependant toute proche et elle mefaisait un signe que je ne comprenais pas, qu’elle m’avait déjàfait autrefois. Je ne sais pas si elle me montrait les eaux&|160;;elle était pâle et affligée&|160;; et ses lèvres ne remuaient pas.Toutefois elle me parlait de la mort. Ce fut très doux comme simoi-même j’avais cessé de vivre, comme si elle venait au-devant demoi dans une région au delà des jours. Cependant ni elle ni lepaysage ne s’estompèrent du vague fantômal pendant la durée decette hallucination&|160;: jamais depuis ils ne se représentèrentplus nettement. Et ensuite un nuage me glissa des yeux, je meretrouvai moite d’affres et seul dans le fracas de la bacchanale.Aude m’avait quitté&|160;; j’étais enserré aux étreintes de cettefoule qu’une angoisse véhémente, le vertige de se fuir semblaitemporter, et j’étais moi-même roulé dans son tourbillon comme en unorage au bord d’un fleuve.

Je me sentis tout à coup si faible que je l’appelaiintérieurement de toute ma détresse comme l’unique appui qui merestât dans mon abandon. Un flot, après un peu de temps, la jetadevant moi&|160;: elle tournoyait au bras d’un masque déguisé d’unmaillot d’athlète&|160;; il la pressait sur sa poitrine et lasoulevait de ses bras noueux. Elle passa et me jeta à travers lestrous de son loup un extraordinaire regard. Deux fois l’orbe de lavalse, par-dessus le mur ardent de la cohue, tourna son nocturnevisage de velours de mon côté et le même regard lourd et magnétiquese posa sur le mien, puis disparut dans l’immense sautèlementridicule, comme si cette multitude dansât sur des tôlesenflammées.

Mes flasques stagnations depuis longtemps ignoraient une siviolente commotion. Je fus transi comme de l’affolement d’unerupture, d’un rapt qui brutalement l’arrachait de ma vie, d’unedépossession de son barbare et magnifique amour. Des lames,d’ardentes pointes me transpercèrent les côtes&|160;; des salivesde givre et de phosphore âcrement agglutinèrent ma gorge.

Je ne devais savoir qu’un peu plus tard le vésanique aiguillonde la frénésie jalouse. Cette apparition d’Aude au bras du ridiculealcide m’en fut toutefois le signe monitoire. Avec précision etsoudaineté je me certifiai, comme le sûr indice de la trahison, songoût pour les hercules forains, les adipeux lutteurs, la grimacecrispée et macabre des clowns tatoués. Déjà la bête grondait,reniflait les fumets&|160;; mes narines se gonflèrent du moût de savie, de l’odeur d’iode et de varech qui poivrait ses goussets ettant de fois galvanisa mes désirs expirés comme aux forêts lesaigres fumées du renard relancent les chiens. J’aurais souhaité latenir sous moi et la mordre, planter mes canines meurtrières dansla splendeur de son corps et en même temps avec des sanglots luibaiser les lèvres, en une agonie de douleur et de colère.

La retrouver, l’enlever à ce bouffon idolâtre et stupide&|160;!Je me fatiguai d’efforts pour percer l’amas humain, mes yeuxprojetés des orbites, éclatés comme des bulbes par-dessus lesnudités grasses et ballantes, les crépitements de l’or et du sangsous la flambée des gaz. Mes ampoules saignèrent des pus morbides.Toutes mes plaies se fendirent comme sous le cautère arraché lesbouches rouvertes d’un mal. Jamais mes lascivetés n’avaient étéaltérées à ce point du goût de la damnable venaison. Mes mainsforcenées, pour me faire un passage, tourmentaient des épaules,foulaient le tas mou des gorges et des dos, brassaient une cuve dechairs ardentes. Dans la mêlée un bras s’accrocha au mien et Audemaintenant était près de moi, Aude me regardait à travers les trousnoirs du loup comme les évidures d’un crâne d’amphithéâtre.«&|160;Viens,&|160;» obtempéra-t-elle. Ma fureur, au frottement deses hanches soyeuses et irritées, tomba. «&|160;Aude&|160;!Aude&|160;! dis-moi…&|160;» Elle m’entraîna brûlante et froide, merépétant d’une voix crispée et impérative&|160;:«&|160;Viens&|160;!&|160;» Et je savais seulement qu’elle m’étaitrendue.

Les reflux s’éclaircirent, je me retrouvai sous les voûtes duporche&|160;; et je ne voyais rien de son visage, son âme merestait bien plus impénétrable. Ensuite nous montions les tapisd’un escalier entre des valets&|160;; une porte s’ouvrit sur untumulte aigre, des fanfares de plaisir enragées&|160;; et l’alcide,avec une petite bouche rose et des hurlements grêles dansl’empâtement des joues, nous poussait de ses gros bras enflés sousle maillot parmi un débraillement de masques échoués autour d’unsouper. Un fumet de peaux chaudes, un évent animal se mariait dansla touffeur des girandoles au fleur exaspérant des muscs et destubéreuses, à l’odeur des nourritures et du vin. Les corsagessaccagés crevaient en grappes d’épaules et de seins parmi lesargenteries. Une délicieusement frêle enfant aux yeux de songeeffeuillait des fleurs dans une coupe de champagne et nes’apercevait pas qu’elle gisait presque nue aux genoux d’unmousquetaire et d’un clodoche dont les bras lui ceinturaient lesreins. L’orgie évaguait les prunelles et rendait les gestes hardiset spongieux.

Je me trouvai assis entre deux femmes. Chacune à son tourm’obligea à boire dans son verre et toutes deux élastiques etlourdes ployaient à mon épaule. Cependant j’étais sans désirs pourelles. Je ne cessais de regarder Aude au bout de la table,tranquillement balançant son éventail près du géant en maillot etne paraissant plus se douter de ma présence. Elle seule avait gardéson masque malgré l’insistance de son partenaire qui, les coudessur la nappe, s’obstinait à vouloir dévisager ses traits. À unmoment elle haussa les épaules, droite et méprisante par-dessus lesnappes ruisselantes de vin. Il voulut avancer les mains&|160;; elleles arrêta d’un coup sec de son éventail et se tournant vers moi,elle dit très haut&|160;:

«&|160;Il n’y a ici qu’un homme qui doive savoir comme monvisage est fait.&|160;»

Une soif me consumait&|160;; je vidai plusieurs coupes l’uneaprès l’autre. Je n’avais plus exactement conscience de mes actes.Aude quelquefois m’adressait un signe et paraissait m’encourager.Je ne me doutais point des sournoises connivences qu’elle attendaitde ma déraison. Le blond sillery bientôt cessa d’apaiser mesbrûlures comme si des poix ou des braises vives m’eussentintérieurement incendié. Je fis alors apporter des liqueurs, desalcools nerveux et puissants. J’eus ainsi en peu de temps atteintl’étiage de l’ivresse qui sévissait autour de moi. L’optique sebrouilla, d’extravagants aspects contredirent les formes exactes.Il me parut rêver quand, à travers les fumées, je vis se dresser àla place qu’occupait Aude, spectacle inouï&|160;! la splendeur nued’une mythologie. Une anadyomène vermeille, comme par la vertud’une incantation, surgit hors des voiles et je ne savais cequ’Aude était devenue, l’incomparable prestige m’éblouit les yeux,je n’aperçus d’abord que cette visitation d’une déesse. Unelucidité foudroyante succéda à ce bref délire et m’écartela lesprunelles. Je fus comme un aveugle dont les rigides oculaireséclateraient aux crépitements d’un horizon embrasé. Aude, Audeelle-même, le masque pour unique défense et projetée de toute sanudité par-dessus les convives rugissants, apparut ce brasier dardéd’une chair divine. Va&|160;! je ne te connaissais pas encore,délicieuse et perverse animale&|160;! Je ne savais pas quellesfrénésies capables d’incendier jusqu’aux hongres et aux muletscelait le prodige de ton flanc. Le recul des miroirs s’enflamma àcette cire rose d’une torchère vivante, à cette palpitation d’unestatuaire chryséléphantine qui, en cet instant, parut défier labeauté elle-même. L’insolence raidie de ses seins, ainsi que deshauteurs d’une assomption, domina la mièvre viande fanée des femmeset les fit hurler sur des grils de jalousie.

Cependant Aude, tournée vers moi, d’un geste me dédiait sonflanc clair comme l’or et les métaux. Ainsi elle parut êtredemeurée secrète pour les autres et à moi le seul et l’élu avoiroffert l’hommage de son sacrifice. Ah&|160;! ce ne fut que plustard, après les fumées dispersées, que je m’attestai par quellesinfaillibles avenues l’infatigable artisane de ma mort spirituelle,en me conviant aux licences d’une nuit bergamasque, cauteleusementachemina vers ses desseins mes aveugles et punaises duplicités.Elle me donna ainsi un témoignage d’amour que seulement l’amour dela Bête, en ses torves voies insondables, eût pu concerter.

Aude ne sut que trop bien quel inévitable toxique de cantharideset de phosphores, quel fulgurant cathérétique capable de me flambervif cette messe impie encore ignorée de notre rituel, devaitinoculer à mes morbides et débiles ardeurs. Oh&|160;! tout ici futsavamment tramé par la plus rouée et la plus artificieuse etpeut-être à travers tout la plus probe des filles de laluxure&|160;! Canidie, en m’offrant le breuvage enchanté, y versasubtilement le poison des plus corrosives démences. Et ce philtresacrilège, je le bus d’un trait comme un chien lappe au ruisseaufangeux le reflet d’un ciel.

L’ivresse des vins alors s’altéra d’une autre où les lies de lanature soudain remontèrent, où les flambeaux et la table et l’orgiebariolée s’obscurcirent devant le symbole brandi destoutes-puissances de la chair. Mes os crépitèrent. Sous l’indux desfluides tout mon être fut révulsé. Un souffle animal à la gorge,les mâchoires claquantes, je criai vers l’Impudique qui figurait mapassion vivante, elle aussi dardée comme une herse en feu, uneinjure aussitôt perdue parmi les injures plus hautes des femmes,outrées d’ire et d’envie. Presque aussitôt la louche tentation sedessina, le désir horrible d’assouvir, comme après un mystèresacrilège, sur la nappe et les flambeaux renversés, devant la meutedes regards la dépeçant comme une proie, les fureurs et lesjalousies, les sanglots et les rires de mon détestable amourbafoué.

Ce fut une agonie où l’amour et la haine simultanément melabourèrent les moelles avec des pointes jumelles, où à l’image decertaines blessures étranges, si aiguës que la douleur s’y égale àun torturant plaisir, je goûtai un barbare et frénétique supplicevoluptueux. Puits de l’être&|160;! Incommensurable abîme des soifsdont incurablement se géhenne le génie de la destruction et de lasouffrance&|160;! Et toi, ô homme, décevant alliage, hétérogène ettrouble mixture, amalgame impur et divin de la neige des cimes etdu limon des mers, immatériel sang des Anges, vertes saniesécumeuses vomies du flanc des Dragons, toi dont les délicates etductiles papilles ne reçurent l’infinie sensibilité que pour mieuxressentir les coups dont sans trêve ton goût amer de la mort lestransperce, toi, ô misérable humain qui, outrageant le Dieuconsubstantiel à ton essence, profanes et rabaisses en les parodiesdu bonheur la beauté du paradis vers où s’élève ton troublecantique, qui jamais révélera de telles antinomies&|160;?

Cependant cette Astarté hautaine et glacée, belle d’une impurechasteté dans sa nudité rigide, un instant encore domina leslascifs désarrois de la table. En l’exécrant, j’admire quellecertitude tranquille de sa force la mit si haut au-dessus desautres femmes qu’en dépouillant le mystère elle sembla plusdéfendue qu’elles ne l’étaient par leurs robes mal agrafées. Commeune courtisane elle s’était dévêtue devant une foule et nonobstantdemeura la Beauté. Du moins c’est ainsi qu’elle dut leurapparaître, car nulle violence n’attenta à ce don magnifique de soncorps, à moins que l’effroi sacré de l’Incompréhensible ne lesrendît circonspects devant la témérité d’un tel geste insolite.Aude avait refusé de toucher aux vins&|160;: aucune excitationétrangère ne stimula l’acte volontaire et conscient. Avec les deuxdoigts de velours noir qui simulaient à son visage un mufle animal,elle me fut soudain à moi-même plus secrète qu’elle ne l’avait étésous les dentelles et les satins pour ce ramas de basdébauchés.

Aude&|160;! Aude&|160;! le masque seul, la grimace camuse ettragique se modela sur ton apparence visible, mais ton âme encoreune fois, ou ce qui te fut donné par l’inconjecturable nature pourt’en tenir lieu, s’obscurcit aux desseins ignorés de taprédestination. Laquelle des bêtes du bestiaire homicidem’apparus-tu dans cette épreuve, ou si tu les fus toutes à la foisafin d’épouvanter le vertige même qui m’attachait à ton charmedamné&|160;? Peut-être la Bête est l’ombilic de l’être, peut-êtreelle ne touche aux ultimes profondeurs charnelles que pour nousrappeler qu’elle s’enfonce pareillement aux immémoriaux limons. Carquel hypocrite docteur peut certifier qu’elle ait été noyée au sangdu Christ et que les clous de la Croix aient racheté la douleur desorigines&|160;? À travers la plaie des sexes, solfatares d’un chaosfoudroyé, images des déchirements de la terre, elle persistel’impur stigmate volcanique, la fermentation des laves d’où émergeala face consternée de l’homme et qui continuent à brûler au centrede l’Univers. Tandis que les âmes, en leur hymen mystique,accomplissent tout le ciel et divinement se connaissent jusqu’auxlimites de la connaissance, la bête est reconnue de la bête ettoutefois lui demeure en ses tréfonds inconnue, comme si Dieu, enrapprochant de ses oints les béatitudes, eût reculé le mystèreinterdit de la substance afin d’en faire l’angoisse inassouvissabledes réprouvés.

Aude&|160;! Aude&|160;! toi qu’ici d’un cœur à jamais ulcéréj’invoque du fond de la nuit où se consument tes os, me fus-tu doncaccordée pour nous perdre ensemble sans retour au secret desinsondables intentions et témoigner de l’éternelle misère desraces&|160;? Ton masque noir, ce jour-là, fut à la laideur vouée deta face de chienne le symbole de la réprobation de toutes les âmesen toi outragées, comme l’empreinte du soufflet que l’Ange chargédes commandements y eût avec une main de ténèbres appuyé. Combienaujourd’hui encore, à travers le souvenir de cette nuit enragée, ilme manifeste le signe de ta confirmation démoniaque, ô nonne desliturgies du pervers amour&|160;! Il me dissimule tes yeux et tonfront, trônes d’une splendeur plus absolue que l’orgueilleusebeauté corporelle qui seulement te fut adjugée&|160;! Aude&|160;!Aude qui m’empoisonnas avec des philtres plus ardents que lesasphaltes, sucs des âcres colchiques et des torpides belladones oùtu mis macérer, pour en exagérer les subtils venins, le sang et lesfeux des damnables joyaux de ton corps, oui, ton masque encore,après ce temps, simulacre de ton nocturne rire en velours, mesuggère je ne sais quel équivoque ornement, ironique et funèbre,sournois et homicide, dont s’allégorise le pontificat de lafemme.

Aude me fit un signe. Aussi promptement qu’avaient chu sesrobes, elles remontèrent et la vêtirent. Comme si une hallucinationeût leurré les gens qui étaient là et moi-même, elle sembla, sousdes voiles qui ne s’étaient pas dépliés, avoir gardé inviolé lesecret de sa beauté. Un de ces imbriaques se leva en trébuchant etdéclara que les flambeaux, après un tel spectacle, n’étaient plusdignes d’éclairer la nuit. Celui-là était un artiste sensible auxmagnificences de la vie. Mais les femmes hurlèrent&|160;: À bas lemasque&|160;! Comme des ménades, elles battaient l’air de leurspoings crispés. Une confusion régna, je n’eus qu’à bousculerquelques sièges pour gagner, sans être aperçu, l’escalier. DéjàAude m’y avait précédé. Fuyons, fuyons&|160;! me dit-elle. Sesjupes tourbillonnèrent comme les ailes d’un oiseau des ténèbres.Nous étions pareils à deux complices après un louche conciliabule.Sans retourner la tête, nous nous jetâmes à travers les ombres dela rue, blêmissantes du triste jour prochain.

Mes alcools cuvés ne me laissaient plus qu’un grand accablementmorne. Des sueurs me glaçaient le dos&|160;; je ne pouvais arrêterle claquement de mes dents battant la fièvre. Et je croyaiséchapper à un cauchemar, à une assemblée de spectres, à l’horreurd’un sacrifice humain. Aude avec passion se serrait à mon côté. Nielle ni moi ne nous étions encore rien dit comme si après une tellechose nulles paroles n’auraient pu venir à bout de combler lespuits de silence où je fus voisin de la mort, où peut-être elle sesentit plus proche du sens de sa vie.

Une clef tourna dans une porte. Ce ne fut qu’en m’affaissantentre les draps, aux clartés vacillantes d’un flambeau, que jeconnus que nous étions rentrés chez moi. «&|160;Non&|160;!non&|160;! m’écriai-je aussitôt, pas de lumière&|160;! Il ne fautpas que la lumière éclaire encore nos visages&|160;!&|160;» Jel’entendis rire doucement et elle prit ma bouche entre ses lèvresdans la nuit retombée des rideaux. Les affres mouillaient ma chair.J’éclatai en sanglots, je lui avais retiré ma bouche, je me tordaisen l’injuriant et en pleurant dans l’oreiller. Des pointes entréesdans mes os ne m’auraient pas convulsé plus atrocement. Aude&|160;!exécrable Aude&|160;! va-t’en&|160;! Tout est fini. Je n’avais pasconnu encore un tel désespoir. Je redevins sensible comme un jeunehomme avant les retours émoussés de la faute. Je fus l’homme déchuau fond de l’abîme et qui n’espère plus le bienfait desrésipiscences. S’il est des balances après la vie où se pèsent lemal et les intentions, l’excès de ma douleur dans ce moment dutracheter une part de mes lourdes défaillances.

Je battais les draps avec mes mains. Je cognais au mur ce frontqui s’était courbé sous les pieds de la Bête et qu’avait engorgé levin noir des frénésies luxurieuses. J’aurais voulu, en m’arrachantles yeux, détruire l’abominable vision d’une chair brandie comme undéfi à la sainteté de l’amour. Une obscurité profonde nousenveloppait&|160;; elle fut le signe sensible de mes dérélictions,à l’égal de la nuit spirituelle où avait sombré mon âme. Et ensuitemes nerfs se raidirent&|160;: je perdis le sens et expirai auxombres inconscientes.

En rouvrant les yeux, j’aperçus Aude assise près du lit dans lematin blafard filtré par les stores. Son visage impassible étaittourné vers moi. Elle ne me dit rien et elle m’épiait. L’oublilégèrement d’abord plana, la vierge douceur du retour à la vie. Àpeine, dans le brouillard des idées, les objets prenaient uneforme. J’éprouvais la mollesse du réveil après un long reposbienfaisant. La nuit parut avoir emporté dans ses crêpes noirs lessecrets. Aude elle-même sembla loin des ombres, sans mystère. Maispresque aussitôt la certitude perça&|160;; son livide visage, brûlépar les flambeaux, me causa une si grande horreur que j’appuyai,pour ne plus le voir, la main à mes paupières. Le jour me blessaitcomme s’il m’eût surpris dans ma nudité grelottante. Il restaitlui-même blessé de heurter cette face cadavéreuse et de n’enpouvoir éclairer les replis. «&|160;Ferme ces rideaux, Aude, luidis-je. Je t’en prie, ferme-les avant que je rouvre les yeux.Oh&|160;! pourquoi ne suis je pas resté là-bas sur l’autre riveplutôt que de me ressouvenir&|160;!&|160;»

&|160;Je me sentais à présent faible comme un enfant. Laviolence de la douleur n’était plus qu’un mal irrésigné qui coulaitau flux léger des larmes, car encore une fois je m’étais remis àpleurer.

Elle se coucha près de moi, elle avait gardé sa robe par je nesais quel simulacre de décence et de repentir qui parut l’habillerpour moi de pudeur comme elle avait été nue devant les autres.Cette ruse ne fit ainsi que me rendre sa nudité plus nécessaire.Cependant je la repoussais encore, je ne la haïssais plus, je medéfendais de la désirer déjà comme une amante qui s’humilie d’avoirété infidèle. «&|160;Aude&|160;! qu’as-tu fait&|160;? Ce corps quiétait mon bien et ma folie, des hommes l’ont possédé par laconcupiscence des yeux&|160;! Je ne pourrai plus te voir sanspenser à cette nuit exécrable&|160;!&|160;» Sa bouche effleura monoreille. Elle me parla comme une prêtresse après l’accomplissementd’un rite occulte, elle me dit avec un orgueil attristé&|160;:«&|160;Enfant qui ne sais rien des ressources dont s’adjuve leplaisir&|160;! Tu n’avais donc pas compris que ce que j’ai fait, jene le fis que pour toi&|160;!&|160;» Oh certes&|160;! elle futsincère en m’attestant ce dessein&|160;; sa voix, pour me persuaderl’acceptation honteuse, prit la nuance du bon amour. Et je nesavais encore ce qu’elle avait voulu dire, déjà je la croyais. Soncharme aussitôt s’exaspéra de demeurer voilée en ce mystère aprèsavoir été la prostituée nue des maisons d’amour.

Mes rêves remontèrent, des parts de ma vie se figèrent dans ledélice glacé, dans la beauté effrayante de cette minute où elleparut possédée elle-même plus que je ne l’étais. «&|160;Aude&|160;!Aude&|160;! se peut-il&|160;?&|160;» Elle mangeait le souffle à magorge avec une bouche qui me répondait&|160;: «&|160;Va&|160;!fie-toi à ton Aude&|160;! Elle seule fut calme pendant tout cedélire. À présent l’amertume et la volupté nous attacherontensemble par des liens indissolubles&|160;!&|160;» Elle mit la mainsur mes yeux et je sentis au mouvement de son corps qu’elle sepenchait par delà le lit. Ensuite elle retira sa main et présentelle était près de moi avec son masque noir au visage, comme lamort. Avec son masque&|160;! Prenez attention à cela, avec sonmasque&|160;! Elle ne m’eût pas mieux défié et cependant la vue dece bout de carton qui sous les lampes avait paru rendre sa nuditéplus nue, ne me causa pas l’horreur que j’avais ressentie tout àl’heure en apercevant son visage près du lit. Oh&|160;! elle savaitexprimer jusqu’au bout les jus du fruit malfaisant&|160;! Elleétait tout le verger vert et pourpre des industries de lachair&|160;!

Le masque me jeta dans une crise nouvelle de sanglots, d’ardentesensibilité blessée. Mais elle l’approcha de mes yeux et prit mabouche dans la sienne. Aussitôt je fus transporté de toutes lespuissances du désir et de la jalousie. Je ne croyais pas qu’il yeût à de telles profondeurs de dépravation de si altérantsplaisirs. Mes mains qui voulaient frapper mollirent. Je lavai demes salives, je châtiai de mes morsures le flanc et la gorge quiavaient subi l’outrage des regards. Elle m’eut glacé, torturéd’amour et d’agonie, dans le spasme sadique, dans le péché de lapensée plus effrayant que l’autre. Les herses de nouveau melabourèrent, enfoncèrent la vision nue au recroquevillement de mesmoelles. Elle redevint le grand corps impudique brûlant d’yeuxdardés sous les lustres. Ils adhéraient à sa peau, ils corusquaientd’éclats rouges, de feux fascinateurs et terribles&|160;; toute sachair en saigna par mille plaies. Ils l’ondoyèrent d’une ardentetunique que retroussait la frénésie de mes caresses. Leur grappeflambait et crépitait sous la colère de mes baisers. Et ensuite ilme resta à la gorge un sel âcre, une saveur oxalique, encoreinconnue.

Je comprenais maintenant pourquoi Aude s’était livrée enspectacle à ces hommes. Nul d’entre eux jamais ne soupçonna laraison de ce simulacre d’holocauste ni la grandeur de perversitéqui lui fit imaginer l’offrande publique de son corps comme uneexcitation dévorante aux soifs du seul élu. Ce fut le mystère d’unecommunion impie où, sous les espèces du sang et de la substance,elle coula jusqu’aux sources empoisonnées de mon être et rafraîchitle charme usé des anciens maléfices. Alise&|160;! amoureuseAlise&|160;! petit animal sauvage, cœur mutiné de vierge folie, quen’avais-je écouté le signe de ta main&|160;! Ta chère ombrem’avertissait de fuir, d’aller où toi-même étais allée plutôt quede céder au redoutable enchantement. Par delà la vie tu me restassecourable et je ne t’ai pas obéi&|160;!

Des répliques de ce rite nouveau ensorcelèrent nos plaisirs. Ilcompléta mon intronisation aux saints ordres de la Bête. Audearrivait au lit et fixait le masque à son visage comme elle eûtvêtu les insignes d’un pouvoir bestial, comme elle eût endossé latoison, le symbole d’une tunique de poix et de flammes. Aussitôtj’étais supplicié d’exténuantes ardeurs&|160;; les cantharides mebrûlaient les os, la morsure des plus diligents vésicatoires.Aucune pharmacie n’eût égalé les vertus de cette simagrée quisur-le-champ me restituait la parade publique, la débauche des yeuxet les flambeaux. L’affreuse certitude se manifesta plusirrémissible. Elle m’avait sous la peau jusqu’aux os comme leboucher, comme le sacrificateur des abattoirs. Une bête en moimeuglait de panteler aux pendoirs de l’écorcherie. Cependant laporte était ouverte. Là-bas verdoyaient les salutairescampagnes&|160;; les prairies de l’été distillaient des baumesréparateurs, mais des liens solides m’attachaient à l’anneau. Lebœuf stupide ne se détourne pas du couteau qui lui tranche lescarotides.

Sa science ainsi un peu de temps me départit un corrosif etvénéneux bonheur. J’en restais torturé de douleur et de honte. Jen’osais plus regarder aux miroirs mon visage d’où à jamais s’étaiteffacée la beauté. Le sentiment de l’irréparable de nouveaum’investit avec une force et une clairvoyance transperçantes. Descrises de sanglots quelquefois, quand Aude était partie, meconvulsaient, obscures et sincères, car dans ces moments j’avais lepropos de me racheter et à la fois je me sentais abandonné demoi-même. Aude, clandestine et vigilante sous le velours du masque,raillait ces mouvements d’une âme où sous l’épée du vain archangetoujours ressuscitaient les tronçons coupés de l’hydre. Elle n’eutque trop raison, car des périodes d’inertie soumise, de torpeuropiacée succédèrent à ces transports. Les lourds pavots, la stupeurdu haschich m’accablaient comme un songe de limbes mornes, comme unterne et avilissant sommeil. Aude prenait ma bouche sous sonloup&|160;; la tentation aussitôt me récupérait, le spasmevésanique&|160;; et ensuite il ne me restait plus que l’âcresaveur, comme l’arrière-goût de la ciguë et de ladécomposition.

Cependant Aude avait trop préjugé de mes passivités et annulaainsi l’efficacité durable de son pouvoir. Les limites de la naturefurent excédées&|160;; les pointes de la herse dont cruellementelle torturait ma passion s’émoussèrent. À force de macérer auxépices et aux acides mes mortifications comme une putride venaison,elle parut avoir elle-même rendu inévitable le suspens à mesdécrépitudes trop serviles. Je connus la satiété de toujourseffacer avec des pleurs et des baisers les tenaces stigmates,d’expier par de douloureux retours les croupissements qui merendaient le complice de ce corps artificieux et despotique.

Les réplétions de mon dégoût débordèrent&|160;; l’être intime,outré d’humiliations et de servage, réagit par la force secrète quidélie jusqu’aux consentements les plus endurcis. Il me vint alorsun état noir de prostration physique et d’angoisse morale oùcommença à sourdement travailler l’aspiration à la délivrance. Ellen’y soupçonna qu’une brève défaillance, la trêve forcée du déclindes forces après de trop durables excès, et comme il était arrivédéjà au cours de mes crises antérieures, elle tenta d’y remédierpar d’onctueuses perfidies, mais l’ironie de ces soins dénota uncalcul trop visible. Ils me devinrent significatifs à l’égal d’untoxique qui ne différerait la mort que pour la rendre plus sûre.Ses frauduleuses charités équivalurent aux alcools au moyendesquels le patient est ravigouré sur les marches du supplice.

Les anciens ferments s’aigrirent. Des dissentiments éclataient,violents et prompts, aggravant nos torts, renouvelant les scènesqui nous avaient déchirés dans le passé. La vie nous devintmisérablement une suite de ruptures et de raccommodements. Quand jelui revenais, elle prenait ma bouche entre ses lèvres&|160;; je nesavais plus pourquoi je l’avais quittée. Cependant, dans une heurelucide, j’avais arraché de son visage le masque aux trous noirs,j’en avais dispersé au feu les lambeaux. Le talisman par lequelfurent enchaînées mes connivences se trouva ainsi brisé. Privées dece triste adjuvant, nos réconciliations n’étaient qu’un mensongesans ragoût. La mesure un jour se trouva comble&|160;; j’osai luireprésenter l’indignité pour tous deux d’une telle existence. Ellene témoigna ni surprise ni tristesse&|160;; elle parut plutôtdétachée de l’événement comme si au fond elle n’y attachât pointd’importance ou qu’il n’eût comporté qu’une solutiontemporaire.

«&|160;Oui, me dit-elle, peut-être c’est là une sage idée. Aussibien…&|160;» Je ne sais pourquoi elle se mit à rire tout à coup. Jecraignis qu’elle me répétât le mot terrible par lequel je luirestais livré comme une bête au boucher. Oui, pensais-je, cela,sûrement elle va le dire. J’en ressentis un trouble violentjusqu’en mes os comme si, au moment de rompre la chaîne, ces ostressaillaient de lui appartenir encore. Je m’attendis donc à cequ’elle me reparlât de la chose qui en moi, sous ma peau, luirestait vouée. Et ainsi son rire eût eu un sens effrayant,s’appliquant à ma possession. «&|160;Aussi bien, ajouta-t-elleaprès avoir paru réfléchir n’êtes-vous pas le maître&|160;?&|160;»Ah&|160;! voilà, elle disait que j’étais le maître, elle n’eût pasdit autrement que le mouton est le maître de tourner le couteaucontre le boucher. Étais-je seulement assuré que je n’avais pascédé dans le moment à une impulsion sans durée&|160;? Maintenant jecomprenais la cause de son rire&|160;; et cependant elle me parlaitsans ironie bien qu’il n’y eût pas d’ironie plus terrible.«&|160;Eh bien, lui dis-je avec force en me ramassant comme unhomme qui franchit un fossé, puisque c’est là, Aude, ta penséecomme la mienne nous reprendrons chacun notre liberté.&|160;»«&|160;Mais oui, fit-elle, rien n’est plus simple. Il est étrangeque nous n’y ayons pas songé plus tôt.&|160;» Elle affecta dès lorsune sorte d’humilité comme si elle ne doutait plus que je ne fusseréellement le maître et ce jour-là ni le jour suivant, elle ne pritma bouche dans la sienne. Je résolus donc de quitter la ville etprécipitai les apprêts de mon départ. Mais le soir du troisièmejour, elle entra dans ma chambre et voulut me baiser les lèvres.«&|160;Écoute, Aude, lui dis-je brutalement, il y avait au porchede la cathédrale une fille comme toi sur les genoux du moine. Tousdeux brûlaient et aucun d’eux ne savait que le feu était déjà à sachair.&|160;» Il n’y eut là qu’un rapport apparent avec la bouchequ’elle m’offrait et mes prudentes et tardives contritions.Cependant je continuai à crier&|160;: «&|160;Aude&|160;!Aude&|160;! le moine brûlait et cette fille avait un museau dechien. Ne trouves-tu pas cela vraiment diabolique&|160;?&|160;»Elle me répondit avec douceur&|160;: «&|160;Je ne sais pas ce quevous voulez dire. Mais, si vous m’en croyez, nous irons là encoreune fois.&|160;» Et elle me montrait le lit. Alors j’eus une crisede larmes violente. «&|160;Cela, non, ma chère Aude&|160;! Celajamais plus&|160;! Vois-tu, à présent il faut que nous allionschacun par des chemins différents.&|160;» Elle haussa lesépaules&|160;; elle n’était pas irritée&|160;; elle me dit avec desyeux frais, presque des yeux d’enfant&|160;: «&|160;Eh bien&|160;!qu’il en soit fait comme vous voulez. Ce n’est pas moi qui suisrevenue la première. Maintenant c’est vous encore qui vous en allezcomme vous étiez revenu.&|160;» «&|160;Oui, répondis-je avec unepeine horrible, il y avait là-bas de tranquilles campagnes et desâmes simples. J’ai tout quitté pour te revenir. Ah&|160;! Aude,pourquoi ne m’as-tu pas aimé&|160;! Je ne serais jamaisparti.&|160;» Sa beauté lui sortait du corps comme un animalsauvage, comme la force indomptée des tigres. Moi, je tremblais, jen’osais plus la regarder. Elle fit un pas de mon côté et de nouveauelle se mit à rire avec sa bouche muette. Alors je lui criaidurement&|160;: «&|160;Va-t’en&|160;! Va-t’en&|160;!&|160;» Elle meregarda avec étonnement comme si j’avais perdu la raison, puis setournant vers la glace, elle rajusta tranquillement son chapeaud’un léger tapotement de ses mains. Il sembla qu’elle n’eutvraiment songé qu’à ce soin futile et je m’aperçus derrière elle,dans les cercles clairs du miroir, avec mon geste ridicule.

Ensuite elle s’en alla&|160;; ses belles hanches ondulèrent versla porte et là seulement elle parut se rappeler que j’étais quelquechose encore dans sa vie. «&|160;Je voulais te dire ceci, fit-elle.Si tu crois en avoir assez de moi et que tu ailles vivre dans uneîle et qu’il y ait là une fille à ton goût, eh bien&|160;! c’estencore à moi que tu penseras quand elle se déshabillera pour toi.Et s’il n’y a que toi dans cette île, tu te rouleras dans l’herbe,tu prendras la terre dans tes bras et tu la posséderas enm’appelant par mon nom. Aude n’est pas de celles qu’onoublie.&|160;» Je refermai la porte sur elle. Je pensai&|160;:«&|160;Maintenant il faut t’en aller comme si le feu était à lamaison.&|160;»

Aude vint une dernière fois chez moi&|160;; nous n’échangeâmesque de rares paroles sans rapport avec la séparation. Je lui avaisoffert de garder, en mémoire de notre amour, les meubles de monappartement. C’était dans mon esprit le legs d’un homme qui pourelle se retranchait de la vie. En y consentant sans réticences,elle ne parut nourrir aucune arrière-pensée, mais sitôt que je luieus mis les clefs entre les mains, elle détourna son visage. Je nesus pas si elle riait. J’avais plutôt l’air de quelqu’un qui déjàpense au retour. Cependant j’étais décidé à ne jamais larevoir&|160;; nous avions passé par de telles douleurs qu’unelibération définitive semblait pour tous deux le seul bonheurencore espérable.

Une grande douceur, l’espoir d’une vie délivrée passa dansl’heure légère. «&|160;Aude&|160;! oubliez-moi comme je vais tâcherde vous oublier moi-même.&|160;» En lui parlant ainsi, je lui prisla main et les larmes me suffoquèrent. Ce fut elle qui la premièreme rappela à l’inflexible devoir. Elle ouvrit la porte, me fit unfroid signe d’adieu, descendit deux marches&|160;; mon cœur sedéchira, je l’eusse rappelée. Mais elle se retourna et me dit avecune assurance tranquille&|160;: «&|160;Quand vous reviendrez, lelit sera prêt comme l’autre fois.&|160;»

Je revins à la maison d’enfance. Le grand chien était mort d’anset d’offices. La chatte avait tant provigné que tous les environsétaient remplis de ses portées. Et il y avait toujours là, commeune vieille parque filant dans l’âtre de la cuisine, la servantequi avec piété gardait les anciennes images. Ce fut cettedomestique fidèle qui me mémora ces événements sur le seuil de machambre. Et nulle autre chose n’était advenue&|160;: j’étais parti,je revenais&|160;; l’artison un peu plus avait vrillé le bois del’horloge qui sonna l’heure de ma naissance, l’heure à laquelle monpère expira.

Moi seul avais changé, moi seul rentrais dans cette maisontoujours debout avec mon âme et mon corps délabrés. Les chandeliersétaient restés sur la cheminée, devant le lit vide où j’avais vu unsolennel et froid visage d’éternité tristement me regarder. Ensuiteje montai chez le Vieux, dans la petite chambre sous le toit. Làaussi, comme au temps où il tressait ses filets, une intime viecontinuait à animer le silence.

Lui et mon père successivement étaient partis dormir leur grandsommeil près de ma mère. Mais leur essence spirituelle subsistaitparmi les poussières comme s’ils n’avaient pas résigné la formematérielle, comme s’ils allaient reprendre la place délaissée pourun prompt et passager voyage. Alors, près de la couchette de fer dubon géant, je repensai à Alise, à la petite noyée des berges de larivière.

Ombre&|160;! Peut-être celle-là, avec son spasme d’amour rentré,m’avait le mieux aimé. Alise&|160;! Alise&|160;! j’irai vers laprairie, je couperai les grands roseaux, j’en joncherai la place oùj’embrassai tes yeux sans vie. Et je ne savais pas si seulement ily avait encore là-bas le bosquet d’arbres près desquels je l’avaisaperçue la première fois faisant pâturer ses vaches.

Je pleurai de bonnes larmes&|160;; leur rosée me rafraîchit. Jeme sentais si vieux, je traînais après moi la misère du monde commeun homme qui a vu la mort et qui à présent ressuscitait. Pourtantc’était bien dans cette même maison que j’avais ressenti lespremières atteintes du mal.

Un grand calme me vint avec les jours, une sédation profondecomme dans un bain d’oubli. Parmi le silence des chambres, je nefaisais pas plus de bruit moi-même que les légers fantômes qui lestraversaient en réveillant le souvenir de leurs pas d’autrefois.J’allais avec les morceaux brisés de ma vie dans mes mains commequelqu’un qui porte des reliques et craint de les laisser choir surle chemin. Et j’avais repris possession de mon petit lit de jeunehomme, je vécus tout un temps derrière les volets clos, d’une viede mystère, n’ayant auprès de moi que ma vieille servante comme lagardienne de mes ombres. Je ne pensais plus à Aude. Nous nousétions quittés dans une trop grande lassitude du mauvais amour.

Je redevins un autre homme, je voyais autrement les choses. Lemal n’était pas ce qui m’avait été dit, la volupté de mon corps,l’art d’en tirer du bonheur comme un poète déroule les beaux vers,comme un artiste combine des mosaïques et des émaux. Mon corps, eneffet, m’a été donné par la nature comme la source de mes joies,comme une possession personnelle et libre, afin que je jouisse dufaisceau qui en lui coordonne mes sens subtils et radiants, afinque je m’assoie à la table où, pour ma faim et ma soif, de beauxfruits me sont à toute heure du jour offerts. J’ai conduit vers lesfruits d’amour, j’ai mené au désirable verger de la femme le belanimal vierge, ce n’est pas là le mal. L’élan vertigineux del’esprit a pour contrepoids, dans la statique du monde, les assisesprofondes de l’être physique. Une unique fois j’avais dans le soirdu bois, avec une âme simple, entrevu sa beauté émouvante etingénue à l’image de Dieu. Ensuite cette chose très grande n’étaitplus revenue&|160;: Aude et moi étions retombés à la Bête. Et ceciseulement était la chose misérable et sacrilège, sortie de ladouleur du corps méprisé, de l’amère certitude d’avoir pour jamaisrésigné Éden. Dès lors je restai possédé d’un érotisme furieux etmystique, étant devenu moi-même la Bête comme au temps de Baal. Jetraînais le remords de ma force pour avoir méconnu le sens divininclus en ma chair, l’innocent animal accordé aux faunes, auxessences vertes et aux météores. J’avais perdu la virginité denature&|160;; la caresse ingénue de la douce femme animale meserait à jamais refusée. Mais toutes celles que j’aimerais, je lesverrais avec le signe impur de l’Idole.

Celle-là, sous les pierreries, avec sa beauté peinte, était lapoupée d’amour adorée des hommes de mon temps. Tout enfant, on lamûrissait pour les rites du sérail, comme une courtisane sacrée.Elle avait le front étroit, lourd d’une fauve toison. Là-dessousbouillait une âme malade, avec une substance grise moralementdifférente de la mienne, comme si son sexe, l’organe de vie et demort, elle le portât remonté entre ses courtes tempes. Et le mondeentier était son église. Les poètes et les artistes en avaientfaçonné les parois de matières précieuses, afin de rehausserl’éclat des sacrifices qui lui étaient dédiés. Innombrablement, auxentrailles de la terre, un peuple hâve mourait d’extraire pour sagloire les gemmes et les métaux. Des races avant moi, pensais-je,aussi se fondirent au creuset d’Aude.

Cependant, ainsi qu’après une balsamique saturation, mon âmelénifiée parut avoir dépouillé son âcreté ancienne. Ma vie quièteet légère fut l’image du mol automne après les feux orageux del’été.

Je commençai à sortir, j’aimais entendre des remparts,par-dessus le soir brumeux de la ville, monter, au tintementd’argent clair des cloches, la prière des paroisses. C’était làpour moi une sensation infiniment pure et lointaine d’enfance commeles bonnes paroles réconciliées qui parlent d’espoir. Je ne meretournais plus sur les femmes qui passaient.

Une jeune fille, un délicieux visage d’innocence quelquefoisdescendait au jardin, dans la maison qui joignait la mienne. Elleerrait là un peu de temps parmi les fleurs, sous les arbres. Et iln’y avait entre elle et moi que la pierre recouverte d’une chape declématites. Une paix profonde suivait ses pas sur le gravier clair,azuré d’une lumière de ciel. Je savais qu’elle avait de petitssouliers légers de toile blanche.

Moi, je regardai d’abord avec indifférence, entre les lamellesdes persiennes. Je demeurais ainsi caché pour elle, avec des yeuxcalmes que caressait l’aimable tissu de sa robe comme un nuageautour de la forme de sa petite gorge. Et les mauvaises imagesétaient restées à la ville, derrière moi.

Je l’avais connue enfant, de l’autre côté de ce mur. Alors ellejouait et riait franchement d’une petite vie joyeuse et animale. Ilvenait aussi d’autres enfants. Je les voyais de ma fenêtre, àtravers les bouquets roses dont se fleurissait à l’été un vernis duJapon.

C’était à cause de ce bel arbre que nous nous étions brouillés,ses parents et les miens. Jamais je ne pus pénétrer dans le jardinet elle grandit là, mystérieusement, en même temps ques’épaississaient les branches roses. Maintenant celles-ci faisaientune grande ombre sur mes allées. Et je la regardais marcher parmiles fleurs, de la même fenêtre d’où je l’avais vue avec mes yeuxd’enfant.

Ô le trouble à la longue de se dire qu’un être vierge, une âmeingénue et qui s’ignore, respire et dort de l’autre côté d’unmur&|160;!

Ma vie petit à petit s’anima à cette vision des mêmes heures.Elle descendait au jardin, elle allait jusqu’aux troènes à l’odeurde cire et d’amandes&|160;; leur efflux subtilement s’évaporaitjusqu’en ma chambre. Je suivais, dans la clarté du chemin, ses pasblancs&|160;; ils soulevaient doucement, comme un petit flotd’argent, comme un léger bouillon d’écume, le rebord de la robeclaire. Et elle savait à présent qu’il y avait dans la maisonvoisine quelqu’un qu’elle aussi avait connu enfant. Parfois trèsvite son regard remontait, un orient d’eau de perle, la rosée dumatin dans un calice de fleur. Elle avait de beaux cheveux d’orcomme un champ de blé mûr, une moisson d’août.

Je pensais&|160;: Il était une fois une jeune fille derrière unefenêtre. C’était déjà un souvenir ancien&|160;: Aude encore nem’était point apparue. Cette jeune fille avait des cheveux d’or etd’argent&|160;; toujours fleurissaient à ses mains les belleslaines, la mystérieuse trame de vie. Et puis un jour elle passadans la rue avec le balancement léger de ses hanches et elle futune femme comme toutes les autres.

Oh&|160;! croire que pour celle-ci aussi, pour cette noviceenfant derrière le mur, je pourrais être le triste jeune homme auxmauvaises pensées, celui qui regardait jouer la nudité des femmessous les robes&|160;! Je m’en allai de la fenêtre.

C’était hier, c’était aujourd’hui. Je ne sais plus quand cela sepassait. Une jeune fille au jardin descendait comme dans leslégendes.

Oh&|160;! non, cette petite âme blanche des matins du jardinn’était pas Aude, n’était pas la Femme. Moi, je la voyais bienpurement dans un nuage de mousselines comme une petite SainteVierge des processions, comme la très immaculée Vierge Marie auxpas blancs dans une chapelle. Et un peu de temps je ne songeai àrien autre chose. Mais une fois, entendant sonner les cloches de lamort à l’église, je me dis qu’on sonnerait ainsi pour moi un jour.Elle serait là peut-être, elle apprendrait que c’était pour ma mortque sonnaient les cloches par-dessus le mur et elle n’en auraitpoint de tristesse.

Cela m’émut sur moi-même affreusement. J’étais entre les deuxchandeliers comme mon père, comme le Vieux, couché dans mes draps.Qui donc serait venu&|160;? J’avais vécu sans amis. Il n’y avaitdans l’odeur funèbre de la chambre que la vieille servante. Etvoilà, j’étais maintenant sur le lit avec un froid visage solennelet je n’avais jamais connu le grand amour.

J’entendis battre la petite barrière peinte en vert quiclôturait le jardin. Les moindres bruits de la maison à présentm’étaient familiers. Je sus ainsi qu’elle allait venir. Et elleparut, elle fit quelques pas&|160;; elle avait un grand chapeau depaille claire relevé d’un nœud de soie bleu tendre. Je voyais sanuque lumineuse, je ne pouvais voir ses yeux.

Moi aussi j’avais fait un pas, je vins au bord de la fenêtre etpour la première fois je l’ouvris. Tout de suite, avec un petit criblessé, elle remonta l’allée et rentra dans la maison.

Je n’étais plus triste, je ne pensais plus aux cloches de lamort. Cependant je pleurais très doucement pour une chose en moiprofonde et inconnue. Je ne savais plus même seulement son nom. Ôton cher nom, le nom avec lequel tu vins à la vie, duquel ont’appela toute petite&|160;! J’étais un si étrange jeune homme.

Maintenant je tirais un peu sur le châssis de la fenêtre, pourqu’elle sût que j’étais là. Ensuite elle venait, elle semait sespetits pas blancs sur le chemin comme les fleurs et les grâces deMarie. Elle devint ma petite reine ingénue d’Éden&|160;; saprésence me faisait monter aux joues une rougeur vierge. Alorsaussi un flot de vie, toute une mer passait sous mes arches.J’avais la sensation d’une autre existence où déjà elle m’eûtapparu.

Elle fut ainsi la petite âme d’éternité qui, du fond des âges,arrivait à moi, avec ses heures dans la main. Se dire cela&|160;!une vie qui depuis des mille ans attendait de l’autre côté du murdans l’ombre, une vie qui déjà vivait en les multitudinaires viesdes âges et qui tout à coup venait là par les sentiers dujardin&|160;!

J’avais oublié que j’avais pensé cette même chose à propos desautres.

Une voix dans la maison appela&|160;: Vive. Je me souvins alorsqu’on lui donnait ce nom fluide et musical. Et elle n’avait plusson cri blessé quand j’arrivais à la fenêtre. Elle s’arrangeaitpour ne point paraître me voir. Et cependant une fois elle regardaet dès lors elle regarda toutes les autres fois. Je lui souriaisavec respect et timidité, et je disais en moi, avec le tremblementde ma bouche&|160;: Bonjour, Vive&|160;! de longs instants.

Maintenant je croyais être sûr de l’aimer très purement&|160;:je n’étais plus le même vieil homme. Ô Vive&|160;! adorableVive&|160;! J’ai longtemps dormi d’un effrayant sommeil pleind’hallucinations et j’ouvre les yeux, je m’éveille seulement. Jesuis vierge comme le matin.

Quelquefois, dans l’après-midi de ces jours d’été, sous lapalpitation électrique des nuages, il arrivait des éclats decuivres voilés par la distance. Une musique militaire jouait là-bassous les arbres du parc. Alors je ressentais en moi une peine dedélices qui me faisait mollement pleurer. Je croyais qu’elle aussimollement pleurait dans la maison des larmes couleur de ses yeuxbleu de ciel.

Je commençai ensuite à endurer d’étranges souffrances. Tout monêtre en ses racines vibra à la vie qui s’agitait dans le mystère demaison de ma chère Vive. J’avais rapproché mon lit de la murailleafin d’écouter le tressaillement sourd de l’inconnu de cette viepar delà la cloison.

Les pierres bientôt se sensibilisèrent d’efflux vitaux, d’unémoi magnétique comme de la substance chaude. Et déjà il était troptard quand je voulus retirer le lit. Ces pierres, qu’elleeffleurait du frôlement de ses robes, avaient été de la terregrasse et poreuse, une part du grand organisme avant de devenir desbriques dans le four ardent. Moi, je les animai d’esprits subtilspar quoi elles se pénétrèrent de l’odeur blonde de ses cheveux, duvent léger de sa respiration. Vive vivait derrière ce mur&|160;!Vive, penser plus troublant&|160;! dormait là ses nuits à peinevoilées&|160;!

Des bruits coururent, passèrent&|160;; une voix sembla descendred’un jubé, très haut sous les voûtes d’une église, une voix commedans les cantiques du mois de Marie, onduleuse et lente d’un longfrisson d’âmes ainsi que le vent dans un champ d’avoines. Et puisdes petits pas, les pas blancs du jardin venaient vers moi du fondde la maison. Il n’y avait que ces pierres d’un mur qui nousséparaient, rien qu’une petite épaisseur à travers laquelle eûtpassé la vibration d’un baiser. Pourtant il me paraissait que cettepalpitation émanée d’elle m’arrivait de l’autre côté de la vie,vague comme un rêve, délicieuse comme l’angoisse de la minute avantqu’un rêve soit réalisé. Et cela me fut si doux que d’abord je nepris pas garde qu’ainsi à mon insu le mal me revenait.

Cependant je ne pensai pas tout de suite qu’elle aussi, cettepetite Vierge du mois de Marie, avait des seins faits pour l’amourcomme les autres que j’avais aimées. J’allai un soir vers la maisonaux volets clos où mon père était allé aussi. C’était un soir quetout à coup la chasteté me tourmenta. Et ensuite pour quelque tempsde nouveau je connus les sédations heureuses. Alors jepensai&|160;: chaque fois que je serai sur le point de toucher àses voiles sacrés, je m’en irai à la nuit, j’épuiserai la Bête enmoi. Mais voilà, je n’eus pas la force de retirer le lit et del’autre côté du mur respirait mon bel amour. Quand je commençaisérieusement à songer à cette chose adorable qui était sa vievirginale, je ne fus plus le maître de récupérer ma raison. Déjà mafolie m’avait repris.

J’accordai dès ce moment aux rumeurs légères qui dépassaient lacloison un sens qui se rapportait à la vie de son corps. L’acuitéde mon ouïe avoisina l’hallucination, et d’abord me combla deneuves et inouïes délices, comme si vraiment des effluves de saprésence se communiquaient à moi, comme si je sentais se raidir, àl’égal des miennes, les papilles de sa chair de l’autre côté de lacloison. Puis elle descendait au jardin, j’entendais battre laporte&|160;; moi-même je venais à la fenêtre et je lui souriais.Cependant nous ne nous étions rien dit encore&|160;; elle et moinous n’avions échangé nulle parole, nul geste qui fût entre nouscomme une promesse d’hymen. Mais je buvais la rougeur de ses joues,la grâce timide et charmée de son sourire&|160;; et ainsi jem’aperçus qu’elle aussi subissait les fluides mystérieux.

À la longue je n’agis et ne pensai pas autrement que si nousnous étions avoué notre mutuel désir. Je baisais avec letremblement de ma bouche le mur là où je croyais qu’elle aussiappuyait ses lèvres. Ô Vive&|160;! petite Vive aimée&|160;! unvoile léger à peine recouvre ta poitrine et tu portes la main à tesseins, tu sens longuement tressaillir leurs pointes sous tesdoigts. Ensuite tu vas à ton miroir et tu ne te connaissais pasencore avant ce moment.

Les âcres ferments remontèrent du passé. Je vis avec épouvantequ’elle aussi, je la désirais comme je les avais désirées toutes.Aude, avec son rire muet, m’avait dit&|160;: «&|160;Je t’ai sous tapeau. Quoi que tu fasses, tu me reviendras toujours à traverscelles que tu aimeras.&|160;» Et voici que déjà le maléfice opéraiten mes postulations secrètes. Une tunique empoisonnée adhérait àmes stigmates et me corrodait les os. Sous mon rêve vain d’unelustrale onde amoureuse revirginisant l’ancien pécheur, le cautèrecontinuait à suppurer.

J’essayai de fuir l’obsession détestée. Je m’en allais très loindans la campagne. Je partais écouter dans les soirs la bonne voixdes cloches. Et puis avec des larmes, avec des sanglots dans lagorge, j’appuyais sauvagement mes baisers aux pierres de lacloison, je frappais le mur dans ma colère et mon amour.Vive&|160;! toi aussi à présent je te déteste, toi qui ne fus pasplus forte que le mauvais amour&|160;! Or, un soir, une petite maindoucement heurta le mur à l’endroit où mes poings avaientheurté.

Alors j’eus une grande défaillance.

Par l’ouïe, par l’enchaînement profond des sens mes yeuxs’éveillèrent, mes narines goûtèrent la subtile volupté du parfum,je perçus l’illusion de la caresse aux doigts. Elle fut nue devantmoi, dans la beauté de ses hanches. Comme le lotus aux rivessacrées, elle s’épanouit secrète et vierge dans la palpitation deson jeune sang. Mystère d’un corps dont aucune soif encoren’approcha&|160;! Source fraîche et ignorée au fond d’unbois&|160;! Fontaine divine de vie dans l’ombre d’une chapelle,petite eau d’amour que nul regard ne profana&|160;! J’étais, moi,le violateur qui se glisse dans la paix fraîche du matin. J’étaisle chasseur de proies, l’antique robeur clandestin qui regardepar-dessus les clôtures. Le Vieux aussi avait dû s’introduire commecela dans le parc gardé des vierges.

Cette virginité de Vive me mena donc au même point où m’avaientmené celles qui depuis longtemps avaient dénoué leurs ceintures.Elle me fut bien plus terrible, elle me consuma comme une poixardente. À présent je m’inquiétais si elle aussi, à l’heurenuptiale, pincerait ma bouche entre ses lèvres. Et un jour je medis&|160;: Va donc, sonne à la porte, prends avec sa mère lesarrangements nécessaires puisqu’aussi bien celle-là doitt’appartenir comme les autres. Avec un grand battement de cœur, jesortis, je me dirigeai vers la maison. Mais comme j’étendais lamain vers le timbre, je fus pris d’une peine horrible. Jepensai&|160;: Celle-là aussi, tu la jetteras sur le lit aprèsqu’elle t’aura pris la bouche. Et déjà elle n’était plus la viergedélicieuse. Je souffris la plus sainte douleur de ma vie, etensuite je m’en allai vers la maison aux volets clos.

Écoute, chère Vive&|160;! Je ne suis pas l’homme que tu ascru&|160;! Je ne verrai pas le beau soir se coucher par-dessus lesarbres de ma forêt. Je ne verrai jamais les pures et nobles clartésde la fin d’une vie.

Je fus ainsi puni pour une erreur qui ne venait pas de moi. Si,plus jeune, on m’eût appris la beauté de mon corps et celui de lafemme, je n’aurais pas eu les curiosités qui me dépravèrent. Onm’avait dit&|160;: ta chair et toute chair humaine est la chosehonteuse. Alors j’eus faim et soif de cette impureté de la chair,je restai voué à n’aimer aucune femme qu’à travers le goût amer dupéché.

Je quittai la ville. J’errai en des pays. Je visitai lesmédecins. «&|160;Un régime sédatif…&|160;» Tous me disaient la mêmechose. Je ne les ai pas écoutés, je suis retourné vers la Bête.Aude, quand j’arrivai, me dit&|160;: –&|160;Vois, j’avais préparéle lit.

&|160;

FIN

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