L’Homme qui a vu le diable

L’Homme qui a vu le diable

de Gaston Leroux

Chapitre 1

 

Le coup de tonnerre fut si violent que nous pensâmes que le coin de forêt qui poussait au-dessus de nos têtes avait été foudroyé et que la voûte de la caverne allait être fendue, comme d’un coup de hache, par le géant de la tempête. Nos mains se saisirent au fond de l’antre, s’étreignirent dans cette obscurité préhistorique et l’on entendit les gémissements des marcassins que nous venions de faire prisonniers. La porte de lumière qui, jusqu’alors, avait signalé l’entrée de la grotte naturelle où nous nous étions tapis comme des bêtes, s’éteignit à nos yeux, non point que l’on fût à la fin du jour, mais le ciel se soulageait d’un si lourd fardeau de pluies qu’il semblait avoir étouffé pour toujours, sous ce poids liquide, le soleil.

Il y avait maintenant au fond de l’antre un silence profond. Les marcassins s’étaient tus sous la botte de Makoko. Makoko était un de nos camarades, que nous appelions ainsi à cause d’une laideur idéale et sublime qui, avec le front de Verlaine et la mâchoire de Tropmann, le ramenait à la splendeur première de l’Homme des Bois.

Ce fut lui qui se décida à traduire tout haut notre pensée à tous les quatre, car nous étions quatre qui avions fui la tempête, sous la terre : Mathis, Allan, Makoko etmoi.

– Si le gentilhomme ne nous donne pasl’hospitalité ce soir, il nous faudra coucher ici…

À ce moment, le vent s’éleva avec une tellefureur qu’il sembla secouer la base même de la montagne et que toutle Jura trembla sous nos pieds. Dans le même temps, il nous parutqu’une main soulevait le rideau opaque des pluies qui obstruaitl’entrée de la caverne, et une figure étrange surgit devant nous,dans un rayon vert.

Makoko m’étreignit le bras :

– Le voilà ! dit-il.

Je le regardai.

Ainsi, c’était celui-là que l’on appelaitle gentilhomme.Il était grand, maigre, osseux et triste.La pénombre fantastique, le décor exceptionnel dans lequel il nousapparaissait contri­buaient même à le rendre funèbre. Il ne sepréoccupait point de nous, ignorant certainement notre présence. Ilétait resté debout, appuyé sur son fusil, à l’entrée de la grotte,dans le rayon vert. Nous le voyions de profil : un nez fort,aquilin, un nez d’oiseau de proie, une maigre moustache, une boucheamère, un regard éteint. Il était nu-tête ; son crâne étaitpauvre de cheveux ; quelques mèches grises tombaient derrièrel’oreille. On n’aurait pu dire exactement l’âge de cet homme ;il pouvait avoir entre quarante et soixante ans. Il avait dû êtreremarquablement beau, au temps où il y avait encore de la lumièredans cet œil glacé, au temps où ces lèvres de marbre souriaientencore : d’une beauté dominatrice et funeste. Je ne saisquelle sorte d’énergie terrible se cachait encore sous les ligneseffacées de cette manière de spectre ; l’impression devaitnous en être donnée par le profil aigu et l’arcade sourcilièreprofonde ; et surtout par ce front découvert, aux ridesardentes, accusatrices de passions farouches. L’homme était habilléd’un vieux complet de velours marron fort usé. Il avait de grandesbottes qui lui montaient à mi-cuisse. Mon regard, en descendant lelong de ces bottes, rencontra quelque chose que je n’avais pointaperçu tout d’abord et qui était entré dans la caverne en mêmetemps que l’homme ; c’était une sorte de chien sans poils, àl’échine huileuse, bas sur ses pattes et qui, tourné vers nous,aboyait. Mais nous ne l’entendions pas ! Ce chien était, detoute évidence, muet, et il aboyait contre nous, ensilence.

Tout à coup, l’homme se tourna vers le fond dela caverne et nous dit, sur un ton empreint de la plus exquisepolitesse :

– Messieurs, vous ne pouvez rentrer à LaChaux-de-Fonds, ce soir ; permettez-moi de vous offrirl’hospitalité.

Puis il se pencha sur son chien :

– Veux-tu te taire, Mystère !fit-il.

Le chien ferma sa gueule.

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