L’Homme qui revient de loin

L’Homme qui revient de loin

de Gaston Leroux

Chapitre 1 JACQUES ET FANNY

 

Suivi de son « caddie », porteur de ses « clubs », Jacques Munda de la Bossière rentra triomphant au château. Il ne s’était point cependant mêlé à la partie et ne pouvait, ce jour-là, tirer quelque orgueil de son adresse : mais son nouveau terrain de golf avait eu un tel succès !

Il est vrai qu’il y avait mis le prix, n’ayant pas hésité à jeter par terre quelques bons arpents de ce coin de la forêt de Sénart qui faisait partie du domaine. Et, ma foi, il en usait avec ce domaine comme s’il lui appartenait, le soignant en véritable propriétaire, l’embellissant, ne reculant devant aucune dépense.

Après une rapide caresse à deux magnifiques lévriers, champions de coursing, que le valet de chiens ramenait au chenil, l’exercice terminé, Jacques, léger de toute sa jeunesse, de toute sa santé et de toute sa bonne humeur, traversa le vestibule d’un bond, escalada l’escalier monumental qui conduisait aux appartements du premier étage et frappa à la porte du cabinet de toilette où « madame » était enfermée avec sa femme de chambre.

– On n’entre pas ! protesta une voixjeune et harmonieusement timbrée bien qu’elle affichât un légeraccent britannique.

Mais Jacques dit :

– Vous savez que les Saint-Firmin sontlà !

– Ça n’est pas possible ! fit entendreaussitôt la voix d’or. Le vieux notaire lui-même !…

– Et sa jeune femme ! reprit Jacques…Bien changée, la belle Marthe, vous verrez, chère Fanny !… Ilsdînent ici ce soir !…

Et l’annonce de la présence, cependant bienhumble, d’un couple notarial parmi les hôtes généralement trèsmondains de la Roseraie, fit que la porte s’ouvrit sans plustarder.

– Non, mais que se passe-t-il donc,darling ? demanda Fanny en attirant son mari prèsd’elle.

C’était une très belle et très aimable etcharmante et captivante personne que Fanny aux cheveux rouges, lafemme de Jacques, et si drôle en ce moment avec une mècheflamboyante sur l’œil gauche et un étonnement si singulier dansl’œil droit et toute sa frimousse de lait et son cou de cygne,sortant de l’emmaillotement hâtif du peignoir de toilette…

– Ah ! my dear !… mydear !…

Elle n’était pas anglaise du tout mais tenaità en avoir l’air, qui lui allait très bien.

Elle se laissa tomber sur une chaise, et priaKatherine que l’on entendait à côté, dans la penderie, se battantavec l’armoire aux robes de les laisser un instant. Un amour defemme de chambre, anglaise vraiment, traversa la pièce sur sessouliers légers, dans sa courte robe noire qu’égayait le petittablier blanc garni de dentelles.

Quand ils furent seuls, les deux épouxrestèrent un instant silencieux, se regardant, et il ne paraissaitpoint que ce leur fût là un spectacle désagréable.

Ils formaient un beau couple, comme ondit : grands tous deux. La taille de Fanny était fameuse pourle tango, et quand Jacques l’enlaçait, tel un amoureux sentimentalqu’il n’avait cessé d’être, cela formait un groupe à inspirer unsculpteur, en quête de sujet pour pendules.

Ils ne cachaient à personne la satisfactionqu’ils avaient de s’aimer, surtout dans cet admirable cadre de laRoseraie qui semblait avoir été fait pour eux.

– Les Saint-Firmin !… mais par quelhasard ? demanda la jeune femme.

– Justement ! émit Jacques avec unsourire, dois-je attribuer leur visite à meshasards ? Ainsi faisait-il allusion à cette partie duterrain de golf où l’architecte a accumulé les difficultés dujeu.

– Marthe ne manquait jamais une partie, dutemps d’André,fit remarquer Fanny de sa voix claire etcandide.

– Oui, ils étaient de bons amis, ajoutaJacques en ne cessant de regarder sa femme qui paraissait toutepréoccupée.

– A-t-elle parlé de lui ?…

– Pas un mot ! mais le vieux, lui, aprèsavoir approuvé, sans que je le lui eusse demandé, du reste, toutesles modifications que j’avais apportées au château et à sesdépendances, a trouvé le moyen de me dire, avec le sourire que tusais : « Votre frère André, quand il reviendra,ne le reconnaîtra plus ! »

À ces mots, Fanny sursauta :

– Notaire de malheur ! s’écria-t-elle etelle continua, dans une fureur charmante mais sincère :Ah ! ils en crèvent petit tchéri !… Je vous dis qu’ilscrèvent tous de jalousie, vous entendez, tous, tous !Indeed !… Ah !… si André revenait demain, commeils seraient heureux !… Avec quelle joie ils nous verraientretourner à Héron !… Eh bien ! on le lui rendrait sonchâteau, on le lui rendrait !… Ce serait bien dommage,n’est-ce pas petit tchéri ? bien dommage, je dis… un si beauchâteau, si confortable… Mais vous seriez si content, vous, derevoir votre frère, mon Jack !

– C’est vrai ! répondit Jacques, d’unevoix grave, bien heureux, Fanny !

– Il faut pourtant vous faire à l’idée de samort, petit tchéri, si vous êtes raisonnable !…

Elle avait dit cela presque cruellement avecune hostilité dont Jacques voulut bien être surpris.

– Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, et pourquoiinsistez-vous sur une… hypothèse que j’ai toujours repoussée avechorreur ?

– Vous êtes un sentimental goodfellow ! reprit-elle aussitôt avec sa voix de caresse, etvous me plaisez bien ainsi… Cependant, y a-t-il de ma faute,darling, si votre frère, depuis cinq ans, n’a point donnéde ses nouvelles ? Et pourtant il aimait bien ses enfants…pauvre petite Germaine, pauvre petit François, qui n’ont plusd’autre bon papa que vous, my love, et d’autre vilainepetite maman que moi !… Vous aimez bien votre petite famille,comme votre propre fils Jacquot, darling, mais vousn’aimez pas beaucoup votre petite femme pour désirer qu’elle quittetoutes ces belles choses qui lui vont si bien, ce beau château, cebeau parc, ces beaux appartements, cette belle salle de bains, cebeau cabinet de toilette…

Elle faisait le baby… Elle s’étaitlevée doucement, et habilement s’était glissée sur ses genoux, etl’enivrait déjà de son parfum et du mouvement agile de ses doigtsdans la volute de ses beaux cheveux épais et fins, autour del’oreille.

– Nous ne sommes plus pauvres, ma Fanny,maintenant. Vous serez belle et toujours heureuse… même si nousdevions quitter la Roseraie.

– C’est la Roseraie que je veux ! Etc’est la Roseraie que les autres nous envient : une royalepropriété, darling. Qu’est-ce que vous avez répondu auvieux Saint-Firmin, quand il vous a parlé du retour de votre frère,petit tchéri ?

– Je lui ai répondu : « Je suis sûrqu’André, quand il me fera la joie de revenir, me félicitera autantdes améliorations que j’ai apportées à la Roseraie qu’il seraheureux de la prospérité de son usine de Héron ! »

– Ça, c’est tapé, petit tchéri !…s’exclama-t-elle. En vérité, de quoi André se plaindrait-il ?Depuis son départ, vous avez su faire rendre à l’oxyde de thoriumson maximum de lumière, et si je ne connais rien de plus beau quele château de la Roseraie, je ne sais rien, petit tchéri, de pluspratique que le manchon à incandescence Héron, le seul, mesdames etmessieurs, l’unique qui puisse rivaliser avec le soleil !… etla lune, mon amour !…

Et elle embrassa Jacques, en riant et enl’entraînant tout doucement jusqu’à la fenêtre.

Située en avancée, sur l’aile droite, cettefenêtre permettait d’admirer l’imposante et somptueuse silhouettedu château Louis XIV, aux murs percés d’une multitude de fenêtres àmeneaux ornés de sculptures mythologiques, de têtes de lion, enbosse, d’effigies en marbre patiné par le temps. Aux quatre coins,s’élançaient les tours énormes qui donnaient à l’ensemble unemajesté incomparable.

À leurs pieds, c’étaient les douves, les pontsde pierre conduisant aux pelouses magistralement dessinées, à laroseraie magnifique, au parc, aux bois, à la forêt immense, déjàtouchée par l’automne et qui se dorait aux rayons du soleilcouchant.

– Il me semble, petit tchéri, que tout celaest à nous ! et que je ne pourrai jamais quitter toutcela !…

Jacques embrassa sa femme.

– Quel enfant vous êtes !

– Je ne me revois pas dans notre appartementde Héron, reprit-elle en secouant ses boucles rouges…

– Nous y avons pourtant été heureux, exprimaJacques, très heureux qu’André nous y donnât l’hospitalité, à notreretour de Saigon !

– Je me demande comment on peut être heureuxde recevoir l’aumône ! émit-elle en retournant à sa toiletteet en tripotant nerveusement les frêles objets précieux à sabeauté.

Il la gronda et lui rappela leur détresse. Ilss’étaient connus au Tonkin et s’étaient mariés là-bas : elle,fille d’un planteur dont les affaires ne prospéraient guère et quiavait été élevée assez librement, dans la fréquentation quotidiennede jeunes misses très riches, qui avaient exaspéré chezelle un ardent besoin de luxe ; lui, que l’on croyaitpuissamment riche comme son frère, mais qui, en réalité, avaitgaspillé son patrimoine dans des entreprises de caoutchouc ;il avait été littéralement dépouillé par des forbans de laCôte-d’Ivoire, aidés par des hommes d’affaires de Paris. Il étaitvenu pour se refaire au Tonkin, avec d’utiles recommandations, ettout de suite était tombé amoureux de cette jolie Fanny qui luidonnait son cœur et sa main, croyant conclure une bonneaffaire.

Il l’aimait tellement et avait eu une si bellepeur de la perdre qu’il n’avait pas hésité à la tromper, à luimentir. Quand elle sut la vérité, ce fut un beau tapage ; maiselle lui appartenait ; un enfant – le petit Jacquot – venaitde naître, et ils étaient si jeunes tous les deux ! Enfin, ilss’aimaient assez pour ne point désespérer tout à fait del’avenir.

En attendant, il fallait vivre. André, restéveuf avec deux enfants, avait écrit : « Viens donc avecta femme, il y a de la place pour vous, à Héron, et tu pourrasm’être utile. » Et ils étaient venus.

Les Munda de la Bossière avaient donnélongtemps à la France d’honnêtes magistrats et de valeureuxguerriers, mais en ce siècle de vie difficile où, dès que l’on nepossède point les revenus de quelques millions, on est pauvre, ilsn’avaient pas hésité à se tourner vers le commerce et l’industrieprivée, ce qui, après tout, est bien aussi honorable que d’allervendre son nom en Amérique, et ce qui est même plus sûr quand onn’appartient qu’à une bonne petite famille du Béarn.

André, l’aîné de Jacques de dix ans, étaitsorti de Polytechnique sous un bon rang et était entré tout desuite dans l’industrie privée. Ayant eut la chance de rencontrersur sa route un pauvre inventeur, il l’avait convenablementdépossédé de son fameux « manchon », le manchon« Héron », selon toutes les règles encore maintenant enusage et grâce auxquelles de bons petits capitaux se multiplient àl’infini, cependant que l’inventeur et sa famille meurent de faim,ou à peu près.

André n’était point cependant un méchanthomme, mais les affaires sont les affaires.

La preuve qu’il n’était point un méchanthomme, c’est que ses enfants l’adoraient et qu’il n’avait pashésité à tendre une main secourable à son frère.

Il n’eut, du reste, point à s’en repentir.Désireux de se rendre utile, Jacques s’était donné corps et âme aumanchon à incandescence, si bien que ses appointements, qui étaientde six mille francs lors de la première année, furent portés adouze mille la seconde. Mais ils restèrent à ce chiffre, latroisième, et il y avait quelque probabilité que le jeune ménagecontinuerait longtemps encore à se contenter pour vivre de sesmisérables cinquante louis par mois, quand des événementssurprenants étaient venus bouleverser l’existence de chacun, àl’usine et au château.

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