L’Homme qui tue les femmes

L’Homme qui tue les femmes

de Camille Lemonnier

MÉMOIRE DE L’ASSASSIN

Que ceci soit ma suprême et mortuaire volonté, s’il est possible que celui qui si cruellement transgressa la Loi, – immuable symbole de l’omnipotente volonté des hommes, – ose invoquer, par delà les jours, cette part de lui que dès l’instant du crime, il abrogea sous l’irrémissible et occulte ingérence d’une volonté à jamais maîtresse de ses destinées !

Je lègue à la science, – comme à la seule puissance humaine capable de m’absoudre, – avec ma cervelle, arsenal des ruses funestes et des diaboliques machinations, l’être pervers et compliqué qui pour moi-même demeura un insondable problème.

Mon nom ? j’ai tout fait pour qu’il demeurât perdu dans l’obscure légende des réprouvés rentrés aux terrestres ténèbres après avoir témoigné de la fatalité des races vouées à d’inévitables opprobres. Personne ne saura donc quel flanc misérable, – alambic où fermentèrent les sucs d’une hérédité monstrueuse, – porta l’impur limon prédestiné dans lequel se modela ma face ; – personne davantage la semence qui, en mes natives pourritures, fit germer et fructifier un sombre et machinal criminel. Le sang, depuis, comme une onde lustrale corrosive et ineffaçable, l’a baptisé – ce nom – sous la rubrique d’un rouge et effrayant anonymat.

Quand j’entrai avec Elle dans la chambre de la maison infâme, – la chambre immémorialement reflétée en mes yeux, avec le lit des accouplements sans amour, – la Bête (j’en atteste l’autre conscience en moi demeurée impollue !), la Bête, toujours soufflant dans l’homme,n’attisa que la superficielle et instinctive concupiscence que cette fille, heurtée sur un trottoir, suscitée en ma flânerie de passant. À peine dans la crépusculaire vapeur, l’avais-je vue ; je n’aurais pu dire qu’un charme de grâce et de beauté m’eût attiré sur ses pas. Et toutefois un charme plus incompressible que la charnelle splendeur d’un beau corps me captiva aussitôt qu’elle se mit à marcher devant moi, onduleuse etsouple avec le balancement de sa ceinture. Rien autre, – de cetterencontre qui pourtant changea le cours de ma vie ! – rienautre que l’impérieuse foi que nos destins étaient jusqu’à la mortliés, ne fixa dans ma mémoire le clou auquel immuablement, chez lespostérités humaines, demeurent attachés les décisifs tableauxcommémoratifs des choses irréparables… Et, tous deux enfermés dansles férines atmosphères de ces cloisons offertes aux ruts errantsde la rue, – elle se dévêtit avec la gauche et frileuse pudeurd’une vierge résignée au premier péché. Une âme captive – jesoupçonnai alors l’invincible attrait perçu au frôlement de seshanches ! – battait de l’aile, douloureuse et fraîche encore –en ce corps de jeune prostituée. Je la pris en mes bras comme uneneuve épouse que le sort m’eût départie, presque avec le regret dela souillure que mon contact allait lui infliger – oui, le regretdes impurs baisers bafouant sur sa chair vénale les dernières etpâlissantes roses de la chasteté.

Comment après les râles et les mutuelles caresses (l’ayantsentie, malgré sa froideur, palpiter sous ma poitrine, cette neiged’un pâle et à peine nubile printemps), m’envahit tout à coup lanette et irréfragable détermination de couper en ses racines lafleur de vie charmante et corrompue que j’avais nourrie de montriste amour ? J’allai à mes vêtements pêle-mêle avec lessiens jetés sur une chaise et j’en tirai le rasoirque, sans m’en être rendu compte, j’avais en sortantde chez moi glissé dans la poche de mon habit. Aucune raison jamaisne put m’expliquer cet acte inconscient, mais commandé par lesténébreuses providences, au point que je n’aurais pu ne pas leprendre sur moi, l’effrayant et ridicule outil dont je m’armais encette minute inévitable ! Je savais seulement que je l’avaistiré de sa gaine et coulé dans mon habit, je ne savais pas autrechose. Et m’étant mis nu, – alors sans doute se préméditait en moile dessein final, – je cachai derrière mon dos l’éclair de lame et,sans effroi, sans un soubresaut sous ma mamelle, d’un regard oùnulle pitié ni hésitation ne l’induisirent en le soupçon d’unbarbare forfait immérité, j’embrassai ses jeunes et pâles seins, lamaigreur de son ventre épargné par les maternités, le flexible etgracile col pareil à une tige. Surtout je regardai le col sinueux,sachant que rien au monde, à présent que sa mort était résolue, nepouvait plus m’empêcher d’en déchirer d’un coup net et prompt, lessoyeux, les pâlement azurés et soyeux tissus.

En un transport, nos corps se nouèrent plus étroitement que side tardives fiançailles enfin consommaient la souffrance d’un désirtoujours insatisfait. Et quand, aux chaleurs et aux frissons de sagorge, je conjecturai qu’un même spasme allait joindre éperdumentnos haleines, – en cet instant précis, et avant qu’elle eûtseulement soupçonné le geste qui éterniserait jusque dans lesenfers et paradis sa volupté, – je pressai sur le rasoir et d’unefois lui tranchai les carotides ! Sur ses lèvres tôtviolettes, décloses aux immortelles délices, – tandis que,jaillissant en torrentielles gerbes vermeilles, le sang arrosaitles aréoles de son sein et fluait entre nos ceintures confondues, –je cueillis ensuite, avec le froid soupir où s’évagua son être, lesouffle encore ardent de la minute qui de ses passives entrailles,peut-être pour la première fois, avait fait crier l’amour.

Aucun remords sur l’heure, – quand je vis s’égoutter par laprofonde entaille qui lui séparait la tête du tronc, la rougefontaine de sa vie, – aucune agitation de mon cœur ni de mes sensn’accompagna l’instant qui suivit l’effroyable immolation. Lacertitude de l’acte s’imposait à moi, mais sans m’émouvoir nisoulever ma réprobation. Le supplice consommé, – l’immortellementdélicieux supplice où l’amour et la mort râlèrent leur indissolublerâle, – j’épuisai les ablutions jusqu’à l’effacement complet dusang sur moi ; puis, je me rhabillai, et après l’avoirconsidérée un long moment, – toute vêtue de la pourpre issue de sesveines comme d’un tragique et somptueux manteau, ses membres déjàmollissants écroulés en travers du rouge flot toujours s’épanchantcomme d’une urne inépuisable, – je descendis l’escalier.

Mais, sur la dernière marche, je sentis que je nepouvais la quitter ainsi : je remontaiprécipitamment, je baisai longtemps ses yeux de pierreries mortes,ses yeux de volupté et d’agonie, ses yeux sommeillants sous lerideau des cils, – ses yeux où dans la surhumaine et célestedétresse, s’était lapidifié mon visage d’assassin, – et je luidisais, j’éprouvais la cruelle nécessité de lui dire comme si ellem’avait pu comprendre encore :

– Vierge rédimée et par ce sang à jamais saintement expiée,vierge qui chus aux limons d’où mes mains, pour ton actuelle etlibératrice Assomption, t’ont retirée, ô créature d’ignominie et depéché, sois ma sœur ! Jusqu’en les vers sortis de mapourriture, je garderai, fidèle à ton culte, l’arôme de ton âmedélivrée, le subtil et consternant parfum du baiser par lequel tupayas ma scélératesse glorieuse.

Ensuite, d’une circulaire estafilade de l’homicide acier, – ôquelle inexplicable honte me rend pénible cet aveu ! – jescalpai, avec les bords de la secrète bouche, les lins crespelés,humides et raidis déjà du sang figé. Et je ne m’en allai qu’aprèsavoir – ô pourquoi ? pourquoi ? – insinué aux dentsresserrées comme par l’effort d’un étau, une bank-note de centfrancs – les cent francs qui m’attestèrent partout où je portai lamort, comme si, en déliant les âmes boiteuses des victimes assuméesà mes coups, je rémunérais les rapaces survivantes pour la suprêmepitié des funérailles. Alors je ne calculai pas l’étrange motif decette obole du carnage. Ouvrier d’une œuvre maudite, j’obéissais àdes impulsions irréfléchies et auxquelles quelqu’un, en dehors demoi, me stimulait. J’étais comme un corps dépouillé de ses moteurset que galvanise l’incoercible ascendant d’une force s’exerçantde l’autre côté de sa vie. Plus tard, seulement,quand je pus raisonner, je me persuadai qu’un penser commisératifavait déterminé l’offrande où le monde, en son effarement stupide,ne voulut voir qu’un dérisoire et plus excessif outrage.

Tranquillement je descendis, réglai entre les mains de lamérétrice le prix du lit sanglant, et, m’en allant, je ne retournaimême pas la tête pour regarder, de loin, la maison qui, dans uninstant, se remplirait d’horribles clameurs, et où, en sa grandepaix impure, reposait la nudité de l’Élue, de la toujoursÉlue !

Dans la rue, seulement, après une marche à travers les lassesmultitudes opprimées par la douleur du quotidien labeur, – etpensif, encore nostalgique des regards expirés où j’avais bu samort – je perçus, mais vague, le sentiment de l’IRRÉMÉDIABLE. Etcette perception n’était pas dénuée de quelque douceur : il mesemblait que ma vie marchait à présent devant moi, dans le pasde Celui qui avait exigé le meurtre et dirigémon bras, que je n’aurais plus à penser à ce que j’allais faire,mais que dorénavant j’exécuterais ce qu’ilavait uniquementet souverainement décidé (et toutefois ce sentiment fut-il aussiprécis ?) N’y suppléé-je pas en ces lignes par une sournoisedialectique ? Je ne saurais le dire. Je me souviens seulementque je rentrai chez moi, désintéressé de toute distraction,l’esprit calme et soumis comme à quelque irréfragable loi.

La nuit, je n’eus ni cauchemar, ni songes expiatoires, mais unesensation d’horrible froid aux pieds soudain me réveilla versl’aube ; et j’allumai une lampe, je regardai mes mains,j’allai ensuite me regarder dans la glace, cherchant en mes propresyeux – ô étrange aberration ! – le regard qu’yavaient laissé ses déclinantes prunelles. Le lendemain etpendant trois jours encore, je jouis d’une vie légère, heureuse,surnaturelle, comme après une noble ambition accomplie, ladélivrance d’une obsession tantalisante, la joie d’une menace enfinconjurée ou quelque certitude longtemps remise et indubitablementélucente.

Cependant, au fond de cette extraordinaire et si bénignedisposition d’esprit, régnait – ma paix intellectuelle s’enadjuvait délicieusement ! – un fond de douleur vaincue, la lierestée d’une grande souffrance dissipée. Et je me souvins qu’unpeu, très peu de cette inexplicable douceur de tout mon êtrem’avait autrefois lénifié, après avoir descendu en terre un frèreaimé jusqu’à la passion, et au chevet de qui j’avais sentis’enfoncer en moi toutes les épines du plus mortel calvaire. Ayantvidé mes larmes à le pleurer, ensuite je connus le déliement de ladouleur, en une quasi pareille convalescence de mon âme.

Mais la quatrième nuit, je fus tourmenté par l’atroce évidenced’un flux de sang qui, goutte à goutte, s’instillait dans ma gorge.Je faisais des efforts pour boire à mesure tout ce sang, mais ilcoulait si vite que ma bouche en était remplie sans qu’il me fûtpossible de le boire tout ; et à la fin je me dressai ensursaut, sentant que j’étouffais. Alors il mesembla la voir à mes côtés, dans mes draps, avecla plaie vomissante qui lui labourait le col, et jecachais mes mains, je criai : « Se peut-ilqu’elles (ces mains) aient perpétré ce forfaitabominable ? Est-ce bien moi, passive et docile créature, quiai versé ta vie de ces mains inhabiles aux moindres violences, deces mains qu’aucun travail ouvrier jamais ne ductilisa auxmanœuvres viriles ?

Grêle, d’aspect chétif et féminin, les œuvres de force dèsl’enfance m’avaient répugné ; – et seul, avec mes seuls doigtspour outil, j’avais consommé une pareille boucherie ! Moi quiaimais l’innocence, la candeur, la faiblesse, – oh ! jusquedans mon fumier cette bonté, en cent occasions avérée, je lejure ! – j’avais sans cause supplicié l’irresponsable etnovice enfant. « Oui, l’innocence, la faiblesse et la candeur,indéfailliblement tu les adoras, qui en peut douter ? Et c’estpourquoi, en ta pitié profonde et ton inexorable amour, tu mis àmort celle qui était faible, candide et malheureuse. Il en devaitêtre ainsi. » Il me parlait, l’invisible compagnon qui m’avaitglissé l’arme au poing ! Muet toujours, enfin il me parlait,me justifiait, me commandait de m’enorgueillir de cette blessurepar laquelle je me persuadais que je l’avais rachetée. Et je nel’écoutai que trop bien.

Bientôt, je fus ravagé par le tenace, l’incompressible besoin dela revoir, car je ne pouvais douter qu’en revoyant la chambre où jel’avais égorgée, je ne revisse à l’instant son image corporelle.Dans la horde des filles faméliques tissant à l’entour leurs retssoucieux, je ramassai au hasard la première qui s’offrit et jedemandai la chambre où « quelqu’un (et ma voixarticula cela nettement) avait tué cettefemme ». Sans doute, on me prit pour quelque morbideoriginal en mal de sensations intenses : la sinistretenancière de ce mauvais lieu à peine me regarda, et m’eût-elleregardé, je savais qu’elle ne m’eût pas reconnu. Nouspûmes monter sans inquiétude, et tout en se dévêtant, la fille – jene vis pas même son visage – me confessa en riant que vingt autresavant moi avaient exigé qu’elle exerçât son métier dans la chambre,pourtant à jamais sanctifiée par le meurtre !Je la vis dégrafer son vêtement à travers legeste qui, en ce moment, pareillement faisait glisser l’étoffe etla toile ; je la vis ranger ses bas au pieddu lit ; je la vis monter à sa croixfunèbre. C’était le même lit, les mêmes draps peut-être, les drapsoù à bouillons avaient pleuré ses veines ; oui,ce devaient être les draps d’amour et de mort oùj’avais cueilli sur ses lèvres la fleur de ses amoureusesentrailles ; et en eût-il pu être autrement ?

Mais quand celle qui était là m’appela de sa voix grelottante,alors je compris qu’Elle vivait enchaînée en moi,immortellement en moi et que seulement devant moi grimaçait unefétide et sacrilège pourriture. Et tout à coup il me parut quechaque meuble de l’horrible chambre me regardait avec des yeuxréels, les nocturnes yeux de volupté et d’effroi qu’elle avait enexpirant fixés sur les miens. « Ah ! jamais plus !jamais plus ! irrémédiablement plus ! – ainsi, en moi,parlait ma douleur ; – va, perverse illusion !Empuse ! Méprisable reflet d’une inaltérablesplendeur ! » Je payai le salaire convenu et, d’un pasqui cette fois se dérobait sous moi et que je surveillais, jerepassai devant le guichet qui, l’autre jour, m’avaitvu m’en aller tranquille et comme indifférent.

À jamais plus ! me répétai-je en traversant des groupesqui, disséminés sur le trottoir, discutaient les circonstances ducrime. Je ne prenais pas attention à leurs conjectures, et pourtantelles pénétraient en mes oreilles ; malgré moi, j’entendaisleurs puérils et grossiers rabâchages. Un même impératif vouloir,indépendant de mon moi subalternisé, me contraignait à lire, sanscuriosité, les innombrables feuilles qui s’occupaient del’assassin. Devant l’atterrante sottise d’un reportage imaginantles plus risibles complications, j’aurais eu le droit dem’enorgueillir d’un acte si simplement exécuté et qui déconcertaittoutes les probabilités. On disait les gens de police sur lesdents, le parquet aux abois, la multiplicité des pistes toujoursdavantage embrouillant les recherches. De ce côté encore, latorpeur d’une occulte prédestination me dérobant aux traques lesmieux ourdies, eût pu me donner quelque fierté. Mais quem’importaient les rumeurs de la rue, de quel intérêt m’aurait abuséce qui se passait hors de moi, quand, en moi-même, les plusextraordinaires sentiments qu’ait éprouvés un homme se succédaient,se combattaient, m’emplissaient d’une plénitude de joie etd’horreur ?

C’était la jouissance éperdue de la porter en moi ainsi qu’enune tombe scellée – de mes mains exterminée, mais d’autant plusrésorbée en ma vie ! C’était le surhumain orgueil que mongeste eût dénoué les terrestres attaches d’une créature et sansdoute exécuté un sombre destin résolu ailleurs !C’était aussi, ah ! c’était la crainte et l’âcre douleur qu’ilne subsisterait d’elle qu’un fantôme à jamaisinsaisissable !

Pendant près d’un an, je vécus, – et qui donc, si ce n’est moi,eût consenti à vivre à ce prix ? – en des alternatives aiguësde deuil et d’amères voluptés. Rien, toutefois, ne ressemblait enmoi à ce que les hommes appellent les remords. Et comment, eneffet, aurais-je pu les ressentir, puisque l’essence même duremords, la conscience du crime, manquait à les stimuler ?

Mais insensiblement – ô quelles hésitations à mesure qu’approche(mais il faut tout dire !) l’heure démentielle où je ne fusplus que le passif instrument de la plus inexorable destinée !– dans mon âme se leva l’Obsession. Aucune volonté humaine bientôtn’eût pu prévaloir sur le désir et le besoinde sa présence. Elle-même m’enjoignait de larechercher à travers le monde. Et un soir, pareil à l’autre soir,l’acier exterminateur dans ma poche, je rôdai jusqu’à minuit parles rues, puis en un silence de ruelle perdue, sous les clairesétoiles, l’illusion exécrable de son amour – tandis que par lagorge se vidait l’infâme prostituée ! – me restitua la chambreet les oreillers où m’avait souri la tête coupée. Et pour quel’évidence persistât jusqu’au bout, le scalp ensuite mutila cettechair vicieuse et je lui mis entre les dents – comme à l’autre lapitoyable obole ! – le prix du plaisir dans lamort ! L’homme qui tua cette Annette Éva Duflot, futcelui qui avait immolé la Julia, – toi, ma sœur et mon épouse à moifiancée en nos primes noces sanglantes ! L’Obsession, uninstant apaisée, revint à un mois de là, et l’homme qui avaitégorgé Annette Éva et celle dont le nom ne doit plus être mêlé àces squalides épaves des carrefours sans lanternes, – tual’Anglaise Anna Paddy. Et encore cette Delphine Maucœur, et cetteRosa-Chérie Courache, et les six autres qu’en de torves venelles,au cœur de la Cité, par les minuits insidieux, on trouva expiréesdans leur sang – à toutes ma main opposa la marque quiéternellement faisait revivre pour moi la chambre et un funèbre, àjamais funèbre amour.

Je devins le mystérieux criminel qui déjoue les guets, le sombrepassant des foules perdu en son crime, le prince des Ténèbresredouté des hordes misérables cherchant pâture aux fanges desruisseaux. Un prodigieux instinct de dissimulation, jusqu’alors maléveillé, me donnait les agiles et redoutantes allures, les plussouples mimes. Personne jamais ne s’avisa de soupçonner dans lepetit quadragénaire rassis et maladif dont la ponctualité et lesnotoires bonnes mœurs m’avaient conquis l’estime du quartier, etpresque riche, nanti de rentes, honnêtement voué aux pratiquesdroites – je le dis sans ironie, bien que la plus cruelle ironiesemblerait à peine justifier un pareil langage, – non, personne nesoupçonna l’Homme qui tue les femmes.

Cet homme, c’est moi pourtant. À quelles troubles hérédités, àquelles parques funestes prenant aux écheveaux des ancestralesdestinées, pour en tisser mes jours, les tors et criminels fils quim’engluèrent. À quelles fatalités uniquement responsables enfin,dois-je le diabolique privilège d’une cervelle où le Meurtre régnatriomphal et assouvi ? Dites-le, ô vous, chercheurs d’énigmes,rois des terrestres problèmes, – à qui je délègue, pour vosscalpels et vos sondes, ma dépouille réprouvée. Au jugement dumonde, je demeurerai l’assassin onze fois assassin, et cependant –(mais qui jamais pourra comprendre ce criminel sophisme), – je n’entuai qu’une et en toutes celle-là uniquement. Ayant immolé cellequi m’était dévolue par un intransgressible décret, les autresensuite succombèrent, puisque j’étais voué àrevivre sa mort en chacune d’elles qui, mourant,– me la rendait vivante.

CAMILLE LEMONNIER.

 

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