L’Homme sans bras

L’Homme sans bras

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 QUINZE AOÛT — ALLÉE DES VEUVES

 

Tanneguy ne savait pas trop au juste si la vieille métayère de Château-le-Brec, sèche et raide sous sa coiffe,était bien son aïeule. Au bourg d’Orlan, les bonnes gens l’appelaient tantôt Tanneguy Le Brec, tantôt le petit Monsieur.Pourquoi ce dernier nom, s’il était le fils d’une fermière ?Quant à cela, il ne s’était point fait faute de questionner à tort et à travers : mais les bonnes gens du bourg n’en savaient pas beaucoup plus long que lui.

Douairière Le Brec n’était pas, d’ailleurs,une fermière à la douzaine ; elle portait des habits de paysanne en étoffe de soie. Tanneguy n’avait jamais été vêtu comme ses compagnons d’enfance. Certes, au milieu du Palais-Royal, tout plein de vainqueurs à breloques, les doigts passés dans la double fente de leurs pantalons de nankin à petit pont, les cheveux frisottés, les favoris roulés, le binocle énorme au creux de l’estomac, Tanneguy ne pouvait point passer pour un mirliflor ; mais il avait un pantalon flottant de toile écrue sur sa guêtre pareille et bien lacée ; une jaquette de velours nantais dessinait sa taille gracieuse et déjà robuste ; unruban de laine réunissait, en façon de cravate, les revers rabattusde sa chemise blanche, brodée d’un fin liséré bleu. Pour coiffure,il avait un large chapeau de paille posé de côté sur les grossesboucles de ses cheveux. Et je vous affirme que ce costume-là, portépar Tanneguy, valait bien la toilette des nigauds à breloques.

Le plus grand miroir de Château-le-Brecn’avait guère plus d’un demi-pied carré. Tanneguy s’arrêta devantune des glaces qui décoraient la devanture du café deValois et fut tout aise de se voir comme cela du haut en bas.Il se trouva de bonne taille, bien pris sur ses hanches, et unpetit mouvement d’orgueil lui redressa la tête, quand, pour lapremière fois, il s’appliqua les paroles souvent saisies à lavolée :

— Quel beau garçon !

Sans la glace hospitalière qui lui faisaitfaire inopinément connaissance avec lui-même, il n’eût jamais songéà prendre pour lui cette exclamation trop flatteuse. Dès qu’ill’eût prise pour lui, sa modestie s’éveilla brusquement, et dans unnaïf embarras, il n’osa plus regarder ni la glace qui le faisait sibeau, ni les dames qui allaient et venaient. Il pensait :« Que diraient-elles donc si elles voyaient mon frèreStéphane ! »

Il reprit sa marche, les yeux baissés et toutpensif. Ce nom de Stéphane changeait le courant de sarêverie ; c’était son meilleur et son plus cher souvenir.Quand Tanneguy tournait son regard vers son enfance triste et toutepleine de bizarres terreurs, il ne voyait rien sourire, sinon deuxvisages rosés, couronnés de cheveux blonds bouclés : le visagefranc et ami de Stéphane, qui lui avait dit adieu un jour enl’appelant son frère, et la douce figure de Marcelle, la fillettepatiente comme un ange qui soignait douairière Le Brec etsupportait ses durs caprices.

Hélas ! Marcelle ! devait-il jamaisla revoir ?

Stéphane était, comme Tanneguy, orphelin depère et de mère. Il avait été élevé au moulin de Guillaume Féru.Tout le monde l’aimait au village. Il y a une attractionmystérieuse qui attire vers Paris ceux qui n’ont point de famille.Stéphane recevait parfois un peu d’argent d’une main inconnue. Unbeau matin, il partit pour Paris.

— Si je fais fortune, dit-il à son frèreTanneguy, tu seras riche.

Or, quelques mois après, Tanneguy reçut unelettre de Stéphane, une lettre qui portait :

« Me voilà riche ! viens avecmoi : je ne veux pas être heureux tout seul. »

Et voyez ! au reçu de cette lettre,Tanneguy était justement en train de faire son petit paquet pourquitter Château-le-Brec, parce que je ne sais quelle folie l’avaitpris au cerveau. Il voulait aller par le monde pour retrouver cellequ’il avait entendue, agenouillée dans la vieille église et disantà Dieu : « C’est Tanneguy qui est monfrère ! »

Quand Tanneguy fit son paquet, douairière LeBrec lui dit : « Si tu veux rester, reste ; si tuveux partir, pars. » Depuis vingt ans qu’il vivait, Tanneguyn’avait jamais vu sourire le visage immobile de la vieillemétayère.

Il l’appelait grand-mère, et cependant, quandil cherchait au fond de son cœur, il n’y trouvait point l’amourfilial. Lui si bon, si jeune, si ardent à aimer ! À l’heure dudépart, quand les gens de la ferme vinrent pour lui dire l’adieu,douairière Le Brec les éloigna durement. Comme Marcelle pleurait,douairière Le Brec la menaça de son bâton blanc à crosse.

— Pourquoi donc l’aime-t-on, celui-là ?s’écria-t-elle ; qui de vous pleurera quand je m’enirai ?

On la laissa seule avec Tanneguy. Elle lui mitdans la main dix pièces d’or et une lettre cachetée qui portaitl’adresse de madame la marquise Marianne du Castellat, Allée desVeuves, à Paris.

— Si tu reviens, je ne te chasserai pas,dit-elle en lui montrant la porte ; si tu ne reviens pas, tantmieux !

Ce fut tout. Tanneguy partit avec son petitpaquet au bout de son bâton. Il ne se retourna qu’une fois, aumilieu de la lande, pour voir encore la Tour-de-Kervoz lever lesdents inégales de ses créneaux au-dessus des grands saules. Soncœur se serra ; des larmes vinrent à ses yeux, puis il foulale sol d’un pas déterminé, donnant au vent les boucles de ses longscheveux comme pour saluer la route sans bornes et l’avenir inconnu.Adieu, Marcelle !

Or, depuis quatre jours qu’il était parti deChâteau-le-Brec, les aventures semblaient se presser sur ses pas.Il avait déjà revu deux fois celle qui était peut-être sa sœur,puisqu’elle parlait de lui à Dieu dans sa prière. Elle était àParis ! Paris a beau être grand, Tanneguy ne ressentait plusla tristesse de la solitude.

Tout en songeant ainsi, il avait traversé lejardin et se trouvait devant les arcades Montpensier. Il entenditdans la foule une voix qui le fit tressaillir ; la voix avaitdit : « Regardez ! le voilà ! »

Tanneguy poussa un cri de joie et se retourna,car il était bien sûr d’avoir reconnu la voix de Stéphane ; ilchercha devant, à droite, à gauche, et ne vit que des figuresétrangères. Trois de ces figures, immobiles et groupées sousl’arcade qui lui faisait face, semblaient le considérer avecattention. Tanneguy les voyait à contre-jour et ne pouvaitdistinguer leurs traits, parce que la lumière qui était derrièreeux éblouissait sa vue, et cependant un frisson courut par sesveines.

— Les trois Freux, murmura-t-il,ont-ils donc quitté la Tour-de-Kervoz !

Malgré lui, son regard se baissa. Quand ilreleva les yeux vers l’arcade, dont le cintre encadrait lessilhouettes des trois inconnus, l’arcade était vide. Tanneguys’élança vers la galerie, car il avait honte du mouvement defrayeur qui laissait encore du froid dans ses veines. Les terreurssuperstitieuses ont tort dans un lieu comme le Palais-Royal, toutplein de mouvement, de bruit et de clarté. Tanneguy s’attendait àtrouver derrière les piliers de l’arcade les trois hommes qui nepouvaient être bien loin ; il ne savait pas trop ce qu’ilvoulait leur dire ou leur faire, mais l’occasion était bonne et soninstinct lui commandait de la saisir.

Il paraîtrait que les fantômes de Bretagne quifont le voyage de Paris ne perdent point la faculté de rentrer sousterre, suivant leur bon plaisir. Dans la galerie, Tanneguyn’aperçut que la foule remuante et pimpante.

Ce fut au point que Tanneguy gourmanda sonimagination et crut avoir rêvé. En ce cas, le rêve continuait, carau moment où il haussait déjà les épaules, tant il se prenaitlui-même en pitié, il put ouïr distinctement à son oreille lestrois syllabes de son nom.

Il s’arrêta comme si une main l’eût saisi aucollet. Les gens qui passaient durent s’étonner de voir ce beaugarçon planté au milieu de la galerie, l’œil fixe, la joue pâle etla tête rentrée entre les épaules comme s’il eût attendu un coup defoudre.

Une douce voix avait prononcé son nom. Valérieétait là, Tanneguy le savait, et quand il tourna la tête, ce futavec la certitude d’apercevoir sa blanche vision de l’églised’Orlan.

Il ne se trompa pas tout à fait ;néanmoins, il faut bien dire que les visions perdent quelque chosede leur poésie dans la capitale du monde civilisé. Au lieu de cetteondine blanche que Tanneguy avait vue prosternée au tombeau deTreguern, il entrevit, à travers la foule, une mantille noire quicachait à demi la taille de la sylphide, dont le visagedisparaissait entièrement derrière les ailes de son chapeau. Ellemarchait auprès d’un jeune homme de haute taille, qui avait unetête fine et charmante, coiffée de grands cheveux blonds.

— Stéphane ! cria Tanneguy en étendantles mains vers eux, Valérie ! mon frère et ma sœur !

Le jeune couple venait de s’engager dans un deces passages étroits qui conduisent de la galerie à la rue deMontpensier. Tanneguy s’y précipita comme un fou. Le passage étaitdéjà vide, mais Tanneguy put encore entendre comme l’écho desderniers mots prononcés au détour de la rue. Ces derniers motsétaient : Quinze août, Allée des Veuves.

Tanneguy traversa la rue de Montpensier encourant, monta quatre à quatre l’escalier de la rue Richelieu etarriva sur le trottoir juste à temps pour voir partir au galop uneélégante voiture fermée. Tanneguy avait de bonnes jambes ;comme il était convaincu que la voiture emportait ceux qu’ilcherchait, il prit sa course.

La voiture brûlait le pavé de la rueSaint-Honoré ; tout ce que pouvait faire Tanneguy, c’était dene la point perdre de vue. Après trois quarts de lieue de marche,la voiture s’arrêta quelque part, dans le quartier de la Pépinière,devant un hôtel de bonne apparence ; Tanneguy fit un derniereffort et s’approcha tout essoufflé de la portière au moment où unlaquais en livrée abaissait le marchepied ; son âme était dansses yeux. Il vit descendre une grosse dame qui portait un chienmouton entre ses bras.

Tanneguy faillit tomber à la renverse ;la première pensée qui lui vint fut qu’il y avait là quelquediabolique transformation : la vieille dame était peut-êtreStéphane et le chien mouton la mystérieuse jeune fille des saules.Pendant qu’il essuyait son front baigné de sueur, la grosse damedit à son laquais :

— Allée des Veuves ! Mr de Feuillans meramènera.

La porte de l’hôtel se referma sur le chienmouton et sa maîtresse ; la voiture s’en alla au petittrot.

— Allée des Veuves ! répétait notreBreton qui cherchait à mettre de l’ordre dans ses pensées.

Puis, il ajouta :

— C’est là que je dois porter la lettre dedouairière Le Brec.

Machinalement, son regard se fixait sur lesmurailles de l’hôtel ; sur les murailles de l’hôtel, il yavait un nid d’affiches de théâtre. Tanneguy n’y vit rien d’abord,mais ses yeux, qui restaient cloués à son insu sur les dix ou douzecarrés de papier, assemblèrent enfin les lettres, et soudain lamême date, inscrite en tête de toutes les affiches, frappa dix oudouze fois son regard :

— Quinze août ! Quinze août ! Quinzeaoût ! Chaque théâtre avait fait une belle affiche pour lejour de l’Assomption, mais Tanneguy ne connaissait point leshabitudes des théâtres, et cette date qui papillotait de toutesparts autour de ses yeux, lui donna comme un vertige. Il demanda lechemin de l’Allée des Veuves à un passant et continua sa route.

Une demi-heure après, il errait sous lesarbres des Champs-Élysées. Il avait dépassé sans le savoir l’entréede l’Allée des Veuves, et se trouvait maintenant dans les bosquetsqui avoisinent le Cours-la-Reine. C’était alors, une fois la nuittombée, un véritable désert. Il n’y avait rien là de ce qui existeaujourd’hui : ni les jardins anglais, ni les cafés chantants,ni le Panorama, ni les maisons du quartier François Ier.L’allée d’Antin elle-même n’était guère qu’une avenue plantéed’arbres, bordée de jardins et de villas. Le long du Cours-la-Reineet dans l’avenue de l’Étoile, des réverbères fumeux pendaient deplace en place et semblaient augmenter l’obscurité profonde quirégnait à l’intérieur des massifs.

Tanneguy marchait à grands pas, et la fièvrele tenait déjà, car les ténèbres agissaient sur lui d’une façonsingulière. Au milieu même de ce grand Paris, où respiraient alorsdéjà huit cent mille poitrines, un frisson courait dans ses chairscomme aux heures où l’écho de son propre pas l’effrayait jadis surla lande solitaire, comme aux heures où la sueur froide le baignaitdans sa couche, lorsqu’il entendait, à travers l’épaisse muraillede Château-le-Brec, ces trois voix surhumaines qui semblaientmonter des profondeurs de la Tour-de-Kervoz, parlant de meurtrepassé, de vengeance future. Tout à coup, il s’arrêta, frappé destupeur.

— Nous sommes au quinze août, dit une voixdans le noir.

— Et la journée n’a plus que deux heures,ajouta une autre voix.

Une troisième voix reprit :

— Il faut qu’avant minuit l’argent soit chezl’Anglais.

Tanneguy connaissait toutes ces voix, pour lesavoir ouïes au bourg d’Orlan. C’étaient les terreurs nocturnes deson enfance qui s’attachaient à ses pas. Son regard essaya en vainde percer les ténèbres.

— L’Anglais aura la somme, reprit la premièrevoix, car il faut que l’enfant soit riche comme unprince !

— Il aura la somme au prix d’un meurtre !continua la seconde voix.

— Comme toujours ! acheva sourdement latroisième.

Tanneguy crut voir entre les arbres unmouvement confus. Et presque au même instant, ce mot d’ordremystérieux, qui semblait venir du ciel pour annoncer la présenced’un ange, résonna doucement à son oreille ; il entendit sonnom prononcé comme en un murmure : « Tanneguy !Tanneguy ! Tanneguy ! »

Une femme passa en courant dans l’alléevoisine ; elle avait la tête nue, et ses cheveux bouclésflottaient au vent. Elle dit encore :

— Venez !

Il y avait des larmes dans sa voix. Tanneguyfit effort pour la suivre ; mais ses jambes chancelaient sousle poids de son corps.

La jeune fille disparut dans une sorte deruelle obscure qui s’ouvrait sur le plan de l’avenue d’Antin, unpeu au-dessus de l’embouchure actuelle de la rue Jean-Goujon.Tanneguy la perdit de vue. Il s’engagea néanmoins à son tour dansla ruelle, qui était tortueuse et bordée par des jardins. Il luisemblait toujours entendre comme un écho qui répétait :« Venez ! venez ! Tanneguy !Tanneguy ! »

En même temps une harmonie vive et doucechantait au loin derrière les massifs de lilas. La ruelle tournait.À mesure que Tanneguy avançait, une lueur se faisait au-devant delui, et entre les branches des arbres, il apercevait comme un grandéclat. Et l’harmonie se rapprochait.

À un coude de la ruelle, ses yeux furentéblouis tout à coup par une sorte de rampe lumineuse ; lamusique était là, tout près, derrière un mur, et jouait une valse.On entendait comme un concert d’entretiens joyeux et d’éclats derire.

L’endroit où se trouvait Tanneguy était unesorte de petite place triangulaire où finissait la ruelle. Un descôtés du triangle, sans issue apparente, était formé par un jardincouvert de pots-à-feu et de lampions ; ce mur soutenait uneterrasse qui était déserte en ce moment parce que la danse occupaittous les couples de la fête. Le second côté du triangle étaitl’entrée de la ruelle. Le troisième côté, fermé par une grille,munie de persiennes, avait à son milieu une porte à deux battants,qui était fermée.

Derrière cette clôture, on apercevait à lalueur des lampions une gentille maison de plaisance, qui n’étaitpoint celle où la fête se donnait. Mais c’est à peine si Tanneguyse rendait raison de tout cela. Où donc était Valérie ? Il n’yavait là aucune issue. Par où Valérie avait-elle passé ?

Tanneguy interrogea de l’œil tour à tour lemur illuminé du grand jardin et la clôture en persiennes de lablanche villa. Comme il avait les yeux tournés de ce dernier côté,il vit la porte s’entr’ouvrir avec lenteur ; un homme parutdebout sur le seuil. Il se présentait à reculons. Était-ce encoreun rêve ? Il y avait une main robuste et noire qui tenait cethomme par le cou ; la main lâcha prise et se retirabrusquement ; la porte fut fermée, l’homme tomba comme unemasse à la renverse.

Dans sa chute, le manteau qu’on avait disposéde manière à cacher ses traits se dérangea ; la lumière de larampe vint frapper en plein sa figure inondée de cheveux blonds.C’était un beau jeune homme qui semblait avoir dépassé depuis bienpeu de jours la vingtième année.

— Stéphane ! mon frère Stéphane !balbutia Tanneguy, dont les genoux fléchirent.

Il voulut mettre la main sur le cœur de sonami et la retira rouge de sang. Un cri d’horreur s’étouffa dans sapoitrine. Dans le jardin voisin, les mille bruits de la fêteéclataient en gerbes : voix joyeuses, rires fous, suavesharmonies.

Tanneguy fit un effort suprême pour retenir saraison qui s’en allait ; ses yeux se voilèrent. Il tomba privéde sentiment auprès du corps inanimé de Stéphane.

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