L’Homme Truqué

L’Homme Truqué

de Maurice Renard

À Léon Michaud

PROLOGUE-ÉPILOGUE

Le corps fut trouvé par les gendarmes Mochon et Juliaz, des brigades de Belvoux. Ils rentraient, au petit jour, d’une tournée de surveillance, et, venant de Salamont, ils chevauchaient sur la route départementale, lorsque, à six kilomètres de Belvoux, dans le bois des Thiots, ils aperçurent la chose lugubre.

L’aube était grise. La pluie, qui tombait depuis plusieurs jours, n’avait cessé que la veille au soir. Un vent aigre fronçait l’eau des flaques et tourmentait les feuillages éclaircis. Retenu par une touffe de chardons, un mouchoir palpitait. On voyait de loin des objets par terre et, sur le bas-côté, la forme noir et blanc d’un homme étendu.

Les gendarmes, avec l’expérience de la guerre et du métier,savaient déjà que l’homme était mort. Ils mirent pied à terre à distance, les chevaux furent attachés à un poteau télégraphique, et les deux compagnons s’approchèrent du cadavre en prenant soin demarcher sur l’herbe, afin de ne brouiller aucune trace.

– Eh bien !… C’est le docteur Bare, dit Juliaz.

L’autre regardait en silence.

– C’est vrai que vous êtes nouveau, reprit Juliaz.Voilà : c’est un médecin de Belvoux.

Ils avaient devant eux le corps d’un homme dans toute sa force,un grand gaillard de trente à trente-cinq ans, couché sur le dos,face au ciel, le front troué d’une balle. Il était nu-tête et sanspaletot, mais ganté de gros gants de sport. Ses vêtements avaientété déboutonnés, le contenu de ses poches retournées gisait sur lesol de-ci de-là : montre, porte-monnaie, étui à cigarettes,briquet, trousse, stylographe, etc.

Mochon ramassa près du mort un revolver. Le chargeur étaitplein, une cartouche occupait le tonnerre, l’intérieur du canonluisait. L’arme, par conséquent, n’avait pas servi.

– Un crime, fit Mochon. Mais le mobile n’est pas le vol.Cet argent, ces billets…

– On ne peut pas dire. Ainsi, il devait avoir un carnet, unagenda, ce docteur, et nous n’en voyons pas. Il pouvait avoir surlui bien des choses que nous ne savons pas…

– C’est ce que je voulais dire, expliqua Mochon. S’il y aeu vol, ce n’est pas un vol ordinaire… Est-ce qu’il avait desennemis ?

– Pas à ma connaissance. Il a été démobilisé vers janvier,et, depuis, il exerçait à Belvoux et dans les environs, sanstapage. Il passait pour un bon médecin. Je ne le connais pasautrement, vous savez !… La mort remonte à plusieurs heures…Qu’est-ce qu’il est venu faire là, cette nuit ?…

– Remarquez les chaussures, dit Mochon. Elles n’ont presquepas de boue.

– Et rien n’indique une lutte. Les habits ne sont pasdéchirés, pas même froissés…

Juliaz examinait la route. Pâteuse à souhait, elle gardait,remarquablement nettes, les empreintes de la nuit. Les pas dudocteur furent repérés.

On en voyait trois, ni un de plus, ni un de moins ; troispas marchant transversalement à la voie, trois pas qui ne venaientde nulle part et s’arrêtaient tout à coup. Puis c’était la marqued’un corps pesant qui, de toute la force de sa chute, avait imprimédans la bouillie terreuse l’image d’une fourrure épaisse ;quelques poils restaient collés à ce moule.

Il fut aisé de conclure que le docteur Bare avait été fusillé àsa descente de voiture, sans doute par un agresseur caché dans lebois, et qu’à ce moment il était vêtu d’une peau de bique ;son meurtrier l’avait traîné de côté pour l’en dépouiller et lefouiller commodément.

Juliaz savait que le docteur possédait une voiturette automobileassez rapide, qu’il conduisait lui-même avec une sorte devirtuosité et qui lui servait pour ses visites dans la campagne. Legendarme l’avait vu souvent passer, au volant de la petite torpédo,et parfois exécuter des marches arrière vertigineuses, ou virer surplace en dérapant, avec une adresse hardie.

La voiturette avait laissé ses traces sur la route. Juliaz lessuivit, se tenant toujours en dehors de la chaussée.

Les pneus d’arrière couvraient les pneus d’avant. L’un était ànervures, l’autre clouté. La voiturette avait passé deux fois, ensens inverse, le pneu clouté se trouvant d’abord d’un côté de laroute, et ensuite de l’autre côté. Mais quel était le sens dechaque voie ? Celle-ci, vers Belvoux ? Celle-là, versSalamont ? Comment interpréter l’aller et le retour ?Voilà ce que les traces ne disaient pas. On pouvait présumer que ledocteur était parti de Belvoux, mais seule l’enquête pourrait leconfirmer.

Juliaz, qui ne s’y attendait guère, fut renseigné là-dessusalors qu’il se bornait à inspecter les parages du crime sans avoirun objectif particulier. Il découvrit sur la route, à trente mètresenviron du cadavre et dans la direction de Salamont, un dérapagecirculaire, facilité par le terrain glissant et qui marquait lepoint terminus de la randonnée nocturne. Les deux voies ytrouvaient leur fin, dans une boucle.

Donc, le docteur venait bien de Belvoux, et soudain une causemystérieuse l’avait provoqué à revenir sur ses pas en faisant têteà queue sans ménagement, au milieu de l’obscurité.

Qu’est-ce donc que ses phares avaient éclairé devant lui ?Quel danger avait surgi des ténèbres tout à coup ?

Le gendarme, revenant lui-même vers Belvoux, suivit les tracesminutieusement – ce qui, dans la réalité, constituait un travaildes plus malaisés. Il observa, pour l’une d’elles, des embardéesqui lui parurent des témoignages de vitesse, puis une glissaderévélatrice d’un coup de frein brutal, et l’arrêt du véhicule,indiqué par une sorte de talonnement qui avait creusé des ornièresjuste en face des trois pas, à la hauteur du cadavre.

Et il se demanda quelle raison avait obligé l’automobiliste àstopper dans sa fuite et à sauter de voiture pour gagner le bois,ainsi qu’il paraissait.

Mais ces premières recherches avaient pris du temps. Le jourétait venu. Une charrette de paysan se montra. Sur l’ordre desgendarmes, elle fit halte au large. Il fallait profiter de lacomplaisance du sol et interdire le chemin à tout véhicule, jusqu’àce que la terre eût, si l’on peut dire, achevé sa déposition.

– Vous voyez qu’on l’a parfaitement volé, disait Juliaz. Onlui a pris sa peau de bique, son couvre-chef et son automobile.

En effet, la torpédo était repartie après le meurtre, filant ducôté de Belvoux. Juliaz, consciencieusement, empauma cette piste,tandis que Mochon, à tout hasard, remontait vers Salamont pourtâcher de découvrir quelque indice sur le mystère qui avait faitrebrousser chemin à la victime du guet-apens.

Ils étaient peut-être à cent cinquante mètres l’un de l’autre,quand ils se hélèrent réciproquement, avec de grands gestes.Mochon, étant le plus jeune, rejoignit son camarade. Celui-ci luimontra de nouvelles traces, profondes, larges appuyées, prouvantqu’une puissante automobile, de vaste empattement, s’était mise entravers de la route avant de reprendre, elle aussi, la direction deBelvoux.

– Il se peut, dit Juliaz, que ce soit simplement pourtourner…

– Non, répliqua Mochon, je ne le pense pas, car je vousappelais pour constater exactement la même chose là-bas.

– Oui ?…

– Et moi, c’est une autre voiture, repritMochon. Vos pneus, ici, forment une espèce detreillage ; les miens, là-bas, sont d’une autrefabrication. Tenez ! les voilà, les miens, quipassent également devant nous…

– Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes, approuva Juliaz. Dureste, les miens n’ont pas été plus loin ;ils se sont arrêtés où nous sommes… Alors, si je ne m’abuse…

– Alors, il y avait deux grosses automobiles qui ont barréle passage, à cent cinquante mètres l’une de l’autre…

Ils se regardèrent, dans la satisfaction du succès.

Sauf erreur, la scène de l’embûche se reconstituaitainsi :

Pour une raison que l’on connaîtrait sûrement par la suite, ledocteur Bare s’était trouvé, roulant par une nuit noire, sur laroute de Belvoux à Salamont. Dans la traversée du bois des Thiots,la clarté de ses projecteurs lui avait montré tout à coupl’obstacle d’une grande automobile tous feux éteints et placée entravers de la route, de telle manière qu’il ne pût passer outre ense faufilant à droite ou à gauche. Cette vue l’effrayacertainement, et il dut se douter d’un péril ; saprécipitation à faire demi-tour en témoignait.

Par une de ces volte-face dont il avait la spécialité, il put enquelques secondes renverser les chances et piquer sur Belvoux àtoute allure, pensant que la grosse voiture ne pourrait prendre lachasse qu’au bout d’un moment et comptant sur la célérité de latorpédo pour garder sa distance.

À peine était-il lancé qu’il aperçut devant lui un autreobstacle, sous la forme d’une deuxième automobile. Onl’avait enfermé. Une ruse hostile triomphait. Pendant qu’unevoiture l’attendait en un point fixé, l’autre, silencieusement,obscurément, l’avait suivi et, à son tour, au lieu dit, s’étaittransformée en barricade.

Le docteur se vit bloqué. Sa torpédo ne pouvait plus lui êtred’aucun secours. Il l’arrêta le plus promptement possible, et tentade se jeter à travers bois – décision prévue par ses adversaires,puisque l’un d’eux, posté dans le taillis, l’avait abattu d’un coupde feu avant qu’il eût fait quatre pas.

Cette hypothèse s’ajustait aux faits, et c’était la seule querien ne vînt contredire. Que les assassins eussent attiré lemalheureux dans une embuscade, ou qu’ils eussent tendu leur piègesur son chemin connu, ainsi finalement s’était déroulée latragédie. L’enquête éclaircirait sans doute le mystère, elle feraitressortir les raisons du meurtre, les motifs du vol, et l’onsaurait pourquoi une telle mise en œuvre avait été déployée contreun modeste médecin de province. Cela ne regardait plus lesgendarmes, ils avaient fait leur devoir.

Juliaz prit des notes pour son procès-verbal. On chargea sur lacharrette, réquisitionnée à cet effet, la dépouille de l’infortunédocteur, et les deux cavaliers, enfourchant leurs montures, luifirent escorte jusqu’à Belvoux.

Consignons cependant qu’à la croisée du chemin de Trivieu, ilsrelevèrent une divergence dans les pistes des trois autos fuyant lethéâtre du crime. L’une des deux grosses voitures avait tiré versTrivieu, tandis que l’autre, accompagnée de la torpédo volée,continuait d’emprunter la route de Belvoux. On suivait leurs tracesjusqu’à l’entrée du bourg, où le pavé ne permettait plus de riendistinguer.

Le docteur Bare habitait dans la Grande-Rue. Il était huitheures du matin lorsque Juliaz tira la sonnette, sachant qu’il n’yavait pas de scènes pénibles à redouter, le défunt étantcélibataire et vivant seul avec un petit domestique.

Celui-ci vint ouvrir, se montrant pâle et défait. Il s’étaitlevé une heure auparavant et, depuis lors, parcourait la maisonsans savoir que faire, ayant reconnu l’absence de son maître et lecambriolage du coffre-fort, des armoires, des classeurs et dubureau.

Le lieutenant de gendarmerie l’interrogea presque aussitôt. Etvoici, à peu près, ce qu’il en obtint :

– Monsieur le docteur a travaillé hier soir dans soncabinet, comme d’habitude ; quand je suis monté me coucher,j’ai vu de la lumière sous la porte. Je n’étais pas encore endormi,et neuf heures venaient de sonner à Saint-Fortunat, lorsque j’aientendu le timbre du téléphone. Quelques minutes plus tard,monsieur le docteur a monté l’escalier, et il m’a dit à travers laporte de ma chambre : « Auguste ! Dors-tu ?

« -Non, monsieur le docteur.

« -On vient de me téléphoner de Salamont. La receveuse despostes a une hémorragie. On me dit qu’elle est mourante. J’y vais.Je n’ai pas besoin de toi. Je reviendrai pour minuit. » Et ila ajouté : « Il faut vraiment que ce soit la receveusedes postes, pour qu’on me téléphone à cette heure-ci ! »Là-dessus, il s’est en allé. J’ai vu le jour des phares dans lacour (parce que ma lucarne donne sur la cour), j’ai entendu lavoiture qui sortait par la rue de la Botasse, puis monsieur ledocteur qui fermait le portail derrière lui… Et c’est tout pourhier soir.

« Dans la nuit, le bruit de l’auto qui rentrait m’aréveillé. Je me suis mis à la lucarne pour demander si monsieur ledocteur avait besoin de moi. Je l’ai vu sur le pas de la remise. Ilme tournait le dos. Il m’a répondu : « Non, Dors »en éteignant les phares. Je dormais à moitié. Il ne s’est pasretourné. Ce n’était pas lui, que vous dites ?… Qu’est-ce queje peux vous répondre ? J’ai vu sa peau de bique et sa toquede fourrure ; le col de la peau de bique était relevé… Je mesuis recouché… Et c’est tout pour la nuit.

« Non, monsieur, je n’ai plus rien entendu, riend’extraordinaire. Pas de craquements, pas d’arrachements. Mais levoleur avait pris les clefs dans la poche de monsieur le docteur.Toutes les armoires, tous les tiroirs, c’est avec les clefs qu’onles a ouverts… Le coffre aussi ; mais là, fallait êtrevraiment malicieux, rapport au secret…

« Tous les papiers, monsieur, oui, ils ont pris tous lespapiers ; et pas un bijou, pas une pendule, pas même uncouvert d’argent ! Rien que les papiers. Il y en avait bien dequoi remplir deux ou trois valises, sûrement…

« Dans le coffre ? Oui : des papiers bien rangés,avec des couvertures en carton bleu. Je les ai vusquelquefois ; monsieur le docteur avait bien confiance enmoi…

L’interrogatoire avait lieu dans le cabinet du docteur, etl’officier de gendarmerie contemplait les meubles vides et grandsouverts, la peau de bique et la toque de fourrure jetées sur unsiège. Il releva la tête.

– La voiturette est là ? demanda-t-il au petit.

– Oui, monsieur, et rien de cassé…

– Qu’en pensez-vous, Juliaz ? La grande auto attendaitle voleur, n’est-ce pas ? Et maintenant il est loin !…Quelle machination !

Il saisit alors le téléphone posé sur le bureau, parmi desloupes, des pinces, des appareils d’examen médical.

– Allô ! fit-il. Allô !

Tout en taquinant l’avertisseur, il murmurait :

– Je veux tirer au clair ce coup de téléphone d’hier ausoir… Allô ! Allô !… On ne répondra donc pas !… Çane marche plus… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Juliaz, allezdonc jusqu’à la poste. En même temps, tenez, vous passerez cetélégramme au parquet de Bourg.

Juliaz prit le pas gymnastique.

Le receveur le mit en rapport avec la téléphoniste. Elle juraque le numéro 18 (celui du docteur Bare) n’avait lancé aucun appel.Quant à la communication de la veille à neuf heures du soir, ellepensait bien qu’on voulait rire !…

Son chef affirma, du reste, que personne n’avait téléphoné audocteur Bare passé la fermeture des bureaux. Personne netéléphonait, jamais, à partir de sept heures du soir.

Juliaz lui raconta le drame. Alors, le fonctionnaire appela aubout du fil la receveuse de Salamont, et offrit au gendarme lesecond écouteur.

La receveuse de Salamont jouissait d’une parfaite santé, et ellene pouvait expliquer ce qu’elle appelait, sans savoir, une« mystification ».

– Cependant, cependant, monsieur le receveur, quelqu’un atéléphoné hier soir au numéro 18 ! s’obstinait Juliaz.

Le ton du brave homme fit blêmir quelque peu son interlocuteur.Il imagina que sa responsabilité était en jeu, il se vit compromisdans une affaire criminelle. Se justifier devint son uniquepréoccupation.

– Venez ! dit-il en coiffant son chapeau. Ça ne peutpas se passer comme ça.

Dès qu’ils furent arrivés dans le cabinet du docteur, où lesformalités se poursuivaient, le receveur, prenant comme point dedépart l’appareil téléphonique, se mit à suivre le fil conducteur,comme Mochon et Juliaz avaient suivi la trace des autos.

Cette opération l’amena au dehors, derrière la maison, au-delàde la cour. Le fil, aérien, longeait la rue de la Botasse, où nedonnent que des cours et des jardins. À une certaine distance, ilétait coupé au ras d’un isolateur. Sa partie longue traînait dansle ruisseau ; c’était justement celle qui restait en relationavec l’appareil du docteur. Le receveur la ramassa, en examina lebout de très près, et sourit d’un air triomphal.

À quelques centimètres de l’extrémité, le fil de cuivre,fraîchement décapé, portait une petite éraillure toute ronde.

– La pointe d’une vis ! La vis d’une borne !Voyez, messieurs ! disait le receveur à ceux quil’entouraient. Ce fil a été mis en contact avec un appareilportatif. C’est d’ici qu’un inconnu a lancé son appel au docteurBare. C’est d’ici que la fausse nouvelle est partie ! Monservice n’y est pour rien, messieurs ! Pour rien !

– Tout s’explique, dit Mochon.

– Tout du comment, riendu pourquoi ! répliqua son lieutenant.

 

La descente de justice eut lieu dans l’après-midi. Le désordredu logis avait été soigneusement préservé de toute modification. Lecorps du docteur, transporté à l’Hospice, reposait dans une petitesalle. Un médecin légiste accompagnait les magistrats. Il pratiqual’autopsie, qui ne donna aucun résultat propre à servirl’instruction. La balle, tirée à bout portant, avait traversé latête et s’était perdue. Le permis d’inhumer fut délivrésur-le-champ.

Le procureur, cependant, avait entrepris l’examen de la maison,et recherchait en vain le mobile de l’assassinat. Tout ce qu’onpouvait déduire de la mort du docteur et du vol de ses papiers,c’est que Bare devait être en possession d’un secret important, etqu’on avait voulu supprimer de sa part toute velléité de s’enservir ou de le divulguer. Quant à la nature du secret, toutes lessuppositions étaient permises.

Il y a des morts qui parlent ; les écrits qu’ils laissentaprès eux attardent leur pensée et leur prêtent un langaged’outre-tombe. Le procureur voulut qu’on fouillât les meublesjusqu’en leurs interstices. Les marbres des commodes furentsoulevés, les dessous des tiroirs inspectés à la lumière de lampesélectriques ; on feuilleta les livres de labibliothèque ; les habits de la garde-robe subirent une visiteimplacable. On ne trouva rien. Pas un bout de papier noircid’encre, pas un mot d’une écriture quelconque. Cette perquisition –comme on en eut la preuve – avait été faite par les meurtriersavant les magistrats.

Ceux-ci se retirèrent. Pourtant, il fut décidé, pour lesfacilités de l’instruction, que la torpédo serait mise sous scellésainsi que la peau de bique et la toque de fourrure dont l’un desmalfaiteurs s’était servi pour emprunter la ressemblance du docteurBare.

Au moment d’emporter le vêtement et la coiffure, le greffierremarqua que la peau de bique, de par le sort spécial qui lui étaitfait, avait échappé à ses investigations. Il eut alors l’idée deplonger sa main dans l’une des poches intérieures ; et c’estfort tranquillement, sans se douter du prix de sa trouvaille, qu’ilen retira quelques feuilles de papier blanc, pliées en quatre etcouvertes d’une écriture fine et serrée. Les autres poches étaientvides.

La connaissance de ce manuscrit démontra péremptoirement que lesassassins ne l’auraient pas laissé derrière eux, s’ils avaient suque la peau de bique le recelât. Pressé de revêtir son déguisement,l’un d’eux, sans doute, en avait dépouillé le médecin avant qu’oneût fouillé son cadavre. Et ainsi la peau de bique s’était trouvéehors de cause, en vertu du rôle qu’elle avait à jouer, de mêmequ’elle avait failli échapper à la perspicacité de la justice, envertu du rôle qu’elle avait joué. Il y a là un trait de psychologieassez curieux et qui fournirait matière à philosopher.

Au demeurant, l’étourderie des criminels était, si l’on peutdire, excusable. Car on sait maintenant que l’objectif principal deleur vol était le contenu du coffre-fort et, accessoirement, dubureau. Les documents disséminés dans les autres meubles etpeut-être sur la personne même de leur victime n’avaient, à leursens, que peu d’intérêt, parce qu’ils les croyaient énigmatiques enleur isolement. Comment auraient-ils supposé que la peau de bique,manteau d’usage occasionnel, contînt des révélations aussiimportantes ? Il faut, pour l’expliquer, se livrer à desconjectures, et croire que le docteur Bare mettait la dernière mainà ce compte rendu, lorsque la sonnerie du téléphone retentit dansle silence de son cabinet. On l’appelait d’urgence à Salamont. Lavie d’un malade dépendait de sa hâte. Il ne crut pas devoir perdreplusieurs minutes à ouvrir son coffre-fort, et, ne voulant pasjeter le document dans le premier tiroir venu, il estima plusprudent de l’emporter avec lui, se réservant de le mettre en lieusûr dès son retour.

C’est ce document que nous publions ci-après. Il forme un récitdont la fin violente du docteur n’est que l’épilogue sanglant.

Hélas ! ce qu’on va lire n’est qu’une relation fortimprécise des observations pratiquées par le médecin de Belvoux. Cen’est qu’une histoire intime où il a raconté tout ce qui ne pouvaitprendre place dans son mémoire technique, soustrait par lesredoutables cambrioleurs, à la veille d’être transmis à l’Académiedes sciences. Il est vrai que – selon le docteur – le mémoiretechnique était lui-même très incomplet. La perte n’en est pasmoins déplorable, si l’on envisage toutes les lumières que sonétude aurait projetées dans les profondeurs de l’inconnu et dont lemanuscrit de la peau de bique ne donne qu’un faible aperçu.

Nous livrons au lecteur ces souvenirs sans apprêts, qui, mêlantà la précision d’un rapport la sincérité d’une confession,retracent les péripéties d’une aventure tragique etmerveilleuse.

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