L’Homme Truqué

Chapitre 9LES DERNIERS JOURS DU PHÉNOMÈNE

L’enquête ne permit pas de découvrir comment l’incendie s’étaitdéclaré. C’est en vain que je parlai de malveillance ; plusd’un supposa que j’agissais de la sorte pour couvrir maresponsabilité, voiler quelque imprudence que j’auraiscommise ; et je vis bien qu’il était préférable de ne plusrien dire.

D’ailleurs, n’était-ce pas effectivement une« imprudence » que d’avoir préparé sans aucune discrétionla séance de radiographie ?… Pour moi, la vérité ne faisaitaucun doute : Prosope veillait ; il entretenait à Belvouxdes espions à sa solde. Cela étant admis, il en fallait déduire queJean Lebris était menacé d’un coup de main.

Ce fut, au demeurant, l’avis de l’intéressé. Nous délibérâmes,Jean et moi. J’insistai pour qu’il me laissât prévenir la policedes dangers qui l’entouraient. Mais la difficulté de le faire sanstrahir le secret de ses yeux l’en détourna ; et, à cetteoccasion, je dus lui renouveler mes promesses de silence.

Il fut donc convenu que nous prendrions, chacun de notre côté,toutes les précautions possibles, et la chose en resta là.

Un instant, toutefois, je fus sur le point de confier mesalarmes à Mlle Grive. En effet, Jean ne pouvait etne voulait cesser tout à coup de sortir avec elle ; et il meparaissait bien téméraire, pour cet infirme en péril, d’errer seuldans les bois avec une enfant sans méfiance et sans force. Là aussij’aurais voulu m’interposer ; mais le damné secret paralysaittoujours ma bonne volonté. Alors même que Fanny eût accepté devagues explications sur la cause de mes craintes, quelles mesureseût-elle prises que Jean n’eût pas pénétrées ? Comment, parexemple, munir la jeune fille d’un revolver sans que le fauxaveugle ne s’en aperçût et ne m’en tînt rigueur ?…

 

Hélas ! je n’eus pas longtemps à craindre que Jean Lebrisfût attaqué au cours d’une promenade.

Comme je m’apprêtais à le conduire à Lyon pour le faireradiographier, une crise violente, accompagnée d’hémoptysie, leterrassa. Nous le couchâmes. Il ne devait pas se relever.

J’estimai sur-le-champ qu’il ne vivrait pas au-delà d’unequinzaine. Dès lors, nous n’eûmes plus d’autre souci que del’assister. Fanny s’installa à son chevet, aidée de Césarine, deMme Fontan et – beaucoup moins – de la pauvreMme Lebris. Je m’autorisai de la faiblesse dumalade pour interdire l’accès de sa chambre à quelque étranger quece fût, et je passai près de lui tout le temps dont je pusdisposer.

Jean Lebris fut d’abord la proie d’un accès de fièvre pendantlequel il perdit complètement la notion du réel. Les crispations desa face et le geste répété de mettre ses mains devant ses yeux mefirent comprendre néanmoins qu’il souffrait d’éblouissementsélectriques, et je le masquai des lunettes opaques, en recommandantà Fanny de suivre mon exemple, même la nuit, toutes les fois queJean paraîtrait incommodé comme par une lumière.Mlle Grive, infirmière docile, n’avait à faireaucune objection, et n’en fit pas.

Le troisième jour, Jean sortit de sa torpeur. Fanny et moi, depart et d’autre du lit, nous observions le lent réveil…

Le malade tourna la tête vers moi, puis vers elle. J’eus lepressentiment qu’il allait prononcer nos noms et révéler ainsiqu’il nous avait reconnus – qu’il voyait ! Car il s’étaitrapidement habitué aux distinctives électromagnétiques des uns etdes autres.

Avant qu’il ne parlât, je lui dis par prudence :

– Nous sommes là, Mlle Grive et moi.M’entendez-vous, Jean ?

Il fit un signe d’affirmation, resta quelques minutes immobile,prit nos mains dans ses mains trop chaudes, les rapprocha et lesjoignit avec une lenteur qui prit tournure de solennité.

– … Monsieur et Madame…, murmura-t-il.

Son visage était de ceux qui ne doivent plus jamais sourire.

Quel regard nous échangeâmes, nous qu’il accordait avec tant desimple bonté ! Je vis soudain les prunelles de Fanny se noyerde larmes. Ne pouvant maîtriser son cœur, elle se laissa tomber àgenoux contre le lit, et, convulsivement, sanglota.

Après un silence, Jean Lebris se reprit à chuchoter. Je mepenchai pour l’entendre. C’est à moi qu’il s’adressait.

– Bare, disait-il, dans le secrétaire, là… Tiroir dumilieu… Testament… Vous le prendrez… Maman : préjugés…S’opposerait certainement à ce que vous savez… Mais testament…catégorique. Je vous lègue mes yeux… J’autorise… dissection…Ah ! Prosope sonne à la porte !… Empêchez-led’entrer !… Mon revolver… Fanny, entendez-vous cetteclochette ?… C’est Prosope. Il a brûlé l’hospice… Il n’aurapas mes yeux… Comme il sonne ! Comme il sonne !…

La fièvre l’avait repris, et le délire commençait. Jean laissaitéchapper un flux de paroles, parfois incohérentes, mais plussouvent révélatrices du secret de sa vie. Ses souvenirs de guerreet surtout de captivité l’obsédaient. Redoutant les bavardages etles curiosités, rempli d’admiration et de gratitude pour le zèlemuet de Fanny, je fis en sorte qu’à partir de là Jean Lebris nereçût d’autres soins que ceux de notre amie ou les miens.

Son état empirait sans remède. Tantôt il divaguait, et tantôtreposait. Par intervalles, redevenu lucide, il nous entretenaitfaiblement de notre avenir nuptial, qui semblait son uniquepréoccupation…

Mais, le soir du sixième jour, comme je venais de lui faire unepiqûre hypodermique :

– Qu’avez-vous mis là ? me demanda-t-il en indiquantun angle de la pièce.

– Là-haut ?… Il n’y a rien, mon petit Jean. C’est uneillusion.

– Pourquoi me tromper ? Allons, Bare, qu’est-ce quec’est ?

Ses paupières s’élargissaient sur ses yeux de statue. Il suivaitdans l’espace le déplacement d’une vision qui, sans doute,s’évanouit ; car il n’insista pas davantage.

Je n’avais attribué aucune importance à ce que je considéraiscomme un phantasme provoqué par la fièvre. Mais le phénomène sereproduisit si fréquemment, le malade en fut impressionné d’unefaçon si remarquable, que je suis forcé de m’arrêter sur cesujet.

Autant que j’ai pu le comprendre, la première apparition avaitaffecté pour Jean Lebris la forme d’un disque de brouillard violet,animé d’un frémissement rotatoire. Ce disque traversa la chambre,s’éloigna en perçant le plafond, et disparut. Mais, chaque jour, deplus en plus distincts, d’autres disques vibrants se montrèrent aumoribond. Il les décrivait pour lui-même, sans s’occuper de moi oude Fanny. Ce n’étaient plus des disques, à présent, mais des globeslégers, contenant une circulation vertigineuse. Ils vaguaient sanshâte, ils s’en allaient de-ci de-là, à travers les solides, passantdans l’atmosphère aussi aisément qu’à travers les meubles, lesmaisons, le sol. Et ils s’accrochaient parfois aux choses et auxêtres, où leur réunion pouvait former des grappes que Jean Lebriscomparait à des agrégats de bulles de savon pleines de mystérieuxtourbillons. Il les chassait, ces bulles, quand elless’approchaient de lui. Mais les chasser, le pouvait-il ? On enaurait douté, à voir les efforts qu’il faisait pour les arracher desa poitrine, prétendant qu’elles l’étouffaient.

Une fois, il m’avertit qu’un de ces globes s’était attaché à moncerveau, et je reconnais qu’alors je souffrais d’un mal de tête desplus pénibles. Était-ce une coïncidence ?

Le problème se pose. Jean Lebris était-il encore à mêmed’observer ?… Le délire lui a-t-il montré des créaturesinexistantes, ou faut-il croire que son sixième sens, constammenten progrès, constamment plus puissant, était parvenu à lui fairepercevoir des formes encore insoupçonnées ? Jusque-là, lesyeux-électroscopes n’avaient saisi que l’aspect électromagnétiquedes choses perceptibles par nos sens ordinaires. Or, cet aspectn’avait cessé de devenir plus précis, plus complet. Qui prouve quel’accoutumance des appareils fabriqués par Prosope n’a pas permis àJean Lebris de distinguer plus avant, et de découvrir un mondeclandestin, un peuple exclusivement formé d’électricité, constituépar un fluide si subtil que nos détecteurs les plusimpressionnables n’en sont pas influencés ? Un homme, enfin,a-t-il pu entrevoir l’une de ces races invisibles dont il estphilosophique de dire qu’elles nous environnent[1] ?Et cette race use-t-elle à son gré de l’humanité, sans quel’humanité s’en doute ? Lui devons-nous parfois la maladie, ladémence, la mort ?… Je ne puis résoudre la question, n’ayantpu savoir à quels moments Jean Lebris délirait, à quels moments ilne délirait pas.

Il mourut le 22 octobre, au point du jour, après un coma devingt-quatre heures. Fanny le pleura sur mon épaule.

Lorsque Jean Lebris avait perdu connaissance, certain que làmort s’approchait de lui à grands pas, j’avais profité d’un momentde tranquillité pour ouvrir le secrétaire.

Contre mon attente, le tiroir du milieu était absolument vide.Je cherchai dans les autres, et n’y découvris rien qui ressemblâtau testament de mon ami. Je fouillai tout le meuble, délogeant lestiroirs pour visiter les dessous et les fonds… Une sueur subite meglaçait les tempes… Il n’y avait rien non plus derrière lesecrétaire, ni dessous ; rien dans la commode ; riennulle part !

De deux choses l’une : ou le testament avait été volé, ouJean Lebris, m’annonçant l’existence de l’écrit, avait parlé dansla fièvre et pris son intention pour un fait accompli. Le vol meparaissait plus probable. À quelle date, en effet, Jean s’était-ildécidé à tracer ses dernières volontés ? Sans aucun doute,avant la crise qui devait l’emporter et qui avait suivi de si prèsl’incendie de l’hospice ; sans doute, donc, avant cetincendie, à une époque où notre défiance n’était pas« alertée » et pendant laquelle le vol, probablement,avait été commis.

Quoi qu’il en fût, je risquais fort, par l’effet de ce larcin,d’être frustré d’une connaissance inestimable. À la seule idée dem’adresser à Mme Lebris et de lui faire admettre lanécessité d’une autopsie, tout espoir m’abandonnait.

On conçoit de quelle âme je fermai sur les yeux artificiels lespaupières noircies de mon cher Jean Lebris.

Pourtant, je n’avais pas le droit d’hésiter. Mon devoir étaitd’essayer, par tous les moyens, d’obtenir la libre disposition deses restes. Mais les officiels se seraient moqués de moi, sij’avais fait appel à leur autorité. Qui donc m’eût donné pareildroit, sinon Mme Lebris ?

Je le lui demandai. Elle me le refusa. Sa religion, sesprincipes et ce qu’elle nommait son « bon sens » serévoltèrent. La douleur, en elle, fit place à l’indignation. Malgrétous mes efforts, elle fit part à Mme Fontan, àCésarine et à Fanny de la « profanation » à quoi j’avaisl’« audace » de prétendre. En vain me récriai-je quec’était pour la Science, pour le Pays ; que la cécité de Jeanoffrait une particularité dont l’explication – argumentprodigieux ! – intéressait jusqu’au salut de la France ;que Jean lui-même, dans un testament introuvable…

Mme Lebris haussa les épaules. Un testamentécrit par un aveugle ! C’était pousser trop loin « ledésir de satisfaire la plus malsaine descuriosités » !

Mme Fontan et Césarine opinaient du bonnet.Fanny restait muette, mais son charmant visage, fatigué par lesveilles et le chagrin, me conseillait de ne pas insister.

– Que votre volonté soit faite ! dis-je àMme Lebris.

Et la paix revint parmi nous.

Mais je sentais sur la maison mortuaire l’emprise formidable deProsope. Occulte, il avait régné sur nous ; il régnait encore.Par deux méfaits – un incendie et un vol – sa volonté s’étaitdressée victorieusement entre mon désir et son secret. J’étaisvaincu. Soit ! Mais il me restait à préserver de tout attentatla dépouille de Jean. Il restait à déjouer tout coup de force outoute ruse ayant pour but l’enlèvement des yeux-électroscopes.

J’étais assis dans le salon de Mme Lebris, lementon sur les poings, sombre et plongé dans d’amères méditations.Une douceur se posa sur mon front…

Fanny me contemplait tristement.

Je n’avais plus aucune raison de lui cacher la vérité.Le quand je serai mort, hélas ! étaitrévolu.

Il y avait longtemps qu’elle se doutait de quelque chose. Dujour où je l’avais prévenue qu’il serait imprudent de me parler parsignes en présence de l’aveugle, sous prétexte que la lumièrel’impressionnait parfois, elle avait pressenti le mystère. Nosséances aussi, dont nous ne parlions jamais, l’avaient intriguée.Enfin, pendant son délire, Jean Lebris, livré à la nature, nedissimulait plus qu’il voyait certaines apparences.

Fanny me pardonna sans peine d’avoir gardé vis-à-vis d’elle unsilence imposé par la foi jurée.

– Ah ! lui dis-je, votre droiture adoucit mespeines ! Mais je ne serai tranquille qu’à l’heure où notre amireposera dans une sépulture inviolable. Aidez-moi, Fanny !

– Que puis-je faire pour vous ? Dites ?

Ses beaux bras se nouaient autour de mon cou, et elle levaitdans une ardente interrogation ses yeux aimants, cernés d’un mauvedélicat.

– Dites ! reprit-elle.

– Vous êtes lasse, mon pauvre amour, murmurai-jetendrement. Et pourtant je vais vous imposer un surcroît defatigue… Il faut, jusqu’au bout, que nous montions la garde tour àtour, vous et moi… Il faut que l’un de nous soit là, prèsde lui, constamment. Jusqu’au bout, Fanny !Jusqu’au cercueil et jusqu’au cimetière.

– Mais… Après ?… Ne craignez-vous pasque, par une nuit noire, quelqu’un…

Je lui exposai le plan que j’avais conçu. Après quoi je lalaissai dans la place, comme un autre moi-même pieux etvigilant.

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