L’Homme Truqué

Chapitre 4L’AVENTURE DE JEAN LEBRIS

Jean Lebris parlait :

– La dernière vision que j’ai perçue… Oui, je dis bien« vision », Bare, vous comprendrez par la suite. Ladernière fois que j’ai vu le spectacle des choses telles que vousles voyez vous-même, solides et colorées, c’était dans une prairiemarécageuse, au nord de Dormans.

« Ma compagnie se repliait sous les obus. Derrière nous,les champs montaient, et l’horizon tout proche se découpait sur leciel comme un mur. Devant nous, de grands arbres limitaient laprairie, formant un bois touffu qui s’allongeait indéfiniment àdroite et à gauche. Je suppose qu’une rivière doit couler parlà.

« Nous courions, entourés de sifflements et de détonations.Les grands arbres volaient en éclats, ou leur feuillage s’agitaitau vent des projectiles. Les obus, serrés, faisaient jaillir desvolcans de toutes parts ; l’air brutalisé nous bousculait.C’était un véritable enfer, où l’on entendait miauler dans le videcomme une légion de chats invisibles, enragés, écorchés,ébouillantés. Car, dans ces moments-là, tout semble vivant.

« Des camarades culbutaient. Poussés par ce vieil instinctpérimé qui survit à l’invention des marmites, nousnous hâtions vers le bois. Je ne l’atteignis point. Tout me porte àcroire qu’un éclatement se produisit devant moi… Je n’ai rien vu,rien senti. Ce fut le non-être instantané. Et je ne puis vous direcombien de temps je suis resté là, couché dans l’herbe haute. Jerepris conscience de moi-même par la sensation d’une courbatureextrêmement douloureuse. L’immobilité me parut le comble dubonheur, et je restai longtemps dans un état de faiblesse et detorpeur, du fond duquel j’entendais gronder la canonnade. Puis lesentiment du péril se fit jour au sein de mon sommeil ; lanature, de plus en plus impérieuse, m’enjoignait de secouerl’engourdissement ; j’étais peut-être grièvement atteint, monsang s’écoulait peut-être d’une blessure insensible…

« Il faisait nuit noire. Pas de lune, pas une étoile. Avecdes efforts surhumains, je pus trouver mon briquet à essence dansune poche de ma veste ; mais, avant même d’en avoir faitusage, une idée terrifiante me traversa l’esprit : lecanon tonnait ; au-dessus de moi, j’entendais se croiser lestrajectoires ; j’étais donc au milieu d’une bataille ; etpourtant, aucune lueur n’éclairait la nuit, ni d’un côté ni del’autre !

« D’un coup de pouce, je fis tourner la molette du briquet…Pas de flamme. Je pinçai fébrilement la mèche… Une brûlurem’avertit que j’étais aveugle.

« Mes yeux me faisaient souffrir, c’est vrai, mais moncorps tout entier était si dolent, que rien, jusqu’ici, ne m’avaitdésigné les points les plus compromis de ma chair. Je me tâtai,comme un homme qui craint de s’être perdu lui-même. Je fus debout,je fis deux pas, mes mains se reconnaissaient doigt par doigt. Jeles passai sur ma figure, et je ne sentis rien d’affreux ; mamoustache roussie, mes cils brûlés… Un picotement sur toute laface. Pour le reste : une migraine inimaginable et cettefatigue qui me rompait les muscles dans tous les coins de monindividu.

« Mais faisait-il nuit, vraiment ? Cela se pouvait…L’herbe était couverte de rosée. On devait être au matin. L’odeurpiquante des déflagrations rôdait sur la prairie. Des gémissementsse firent entendre. J’appelai mes camarades par leur nom. Personnene me répondit. Alors, une brise ayant passé, le frémissement dubois me renseigna sur l’orientation. La France libre était parlà…

« Et soudain, un bruit sourd et continu, auquel je nepouvais me tromper, tambourina du côté de l’ouest. J’écoutai.C’était le bruit de l’artillerie sur les routes, un grondement quis’étendait du nord vers le sud. L’ennemi avançait encore !…J’essayai de me traîner vers le bois, à quatre pattes. La tâcheétait au-dessus de mes forces, et même si la prairie n’avait pasété creusée d’entonnoirs et jonchée de cadavres, jen’y serais pas parvenu. Ayant tari mon bidon sans étancher ma soif,je m’allongeai, la face dans la fraîcheur de l’herbe, et je merésignai à mon sort.

« Je me souviens de m’être retrouvé accroupi et poussantdes hurlements, après avoir distingué je ne sais quel bruit quim’avait tiré de l’hébétude. En effet, des voix s’élevaient ;des hommes causaient entre eux, dans la distance. On vint.C’étaient des Allemands. Je fus placé sur un brancard, et je mesentis emporté. On m’introduisit, moi et le brancard, dans uneautomobile ; l’engourdissement me reprit… Au bout d’un certaintemps, je me trouvai couché dans un lit, la tête entourée depansements. La canonnade s’était éloignée.

« L’odeur pharmaceutique, les murmures environnants, lesbruits du dehors… « Une ambulance », pensai-je. Mais moiqui avais trouvé la force de crier dans la prairie, j’étais tropfaible maintenant pour dire un mot ; et l’on me posa, enallemand, des questions de circonstance auxquelles je ne pusrépondre, bien que leur simplicité me permît de les comprendre. Jene vais pas vous décrire, une à une, mes premières impressionsd’aveugle et de prisonnier. Sachez seulement le principal, quevoici :

« D’après mes suppositions, j’ai dû parvenir à l’ambulanceà la chute du jour. On m’avait placé, autant que je puis l’estimer,dans une salle contenant un grand nombre de blessés. Au silenceextérieur comme à la respiration de ceux qui dormaient, je conclusbientôt à la nuit. Une horloge sonnait les heures, je m’assoupis denouveau. À minuit, je fus réveillé par des pas et deschuchotements. Les mots « Franzose »,« Augen »,« dreitausend Marken » frappèrentmes oreilles. Ils étaient deux qui conversaient. L’un ne faisaitqu’acquiescer, et répétait : « So !So ! » à tout bout de champ. « Français »,« Yeux », voilà qui semblait se rapporter à moi… Mais quevenait faire là dedans cette somme de « 3.000marks » ?

« – Da ist der Kamerad ! fit l’unedes deux voix.

« Et, avec un accent épouvantable, on me dit enfrançais :

« – Gomment êdes-fus, mon fieux ? Nus allons fusgontuire en pon blace. Also, also, fus sérez pienquéri… Fus ne bufez blas barler ? Ach ! Sehrgut !… Ludwig, och !

« Le contentement faisait ricaner cet homme. En un instant,je fus bâillonné et garrotté. On me transporta du lit sur unecivière. L’automobile qui la reçut était cette fois si discrète,que son mouvement seul me fit connaître sa nature et sa rapidité.J’ai l’impression que le voyage dura plusieurs heures. Après quoi,je fus embarqué dans un wagon qui me sembla rouler indéfiniment. Jen’ai conservé de tout ceci qu’un souvenir très vague. La lassitudeaccablait mon corps, et l’indifférence endormait ma pensée. Il fautque l’éclatement de l’obus m’ait violemment ébranlé, ou, ce qui estfort possible, qu’on m’ait administré quelque substanceabrutissante. Car, j’oubliais de vous le dire : les soins lesplus attentifs me furent prodigués pendant la route ; une mainexperte renouvelait mes pansements, on me faisait boire des droguesavec toute la douceur désirable, et mille prévenances m’étaientréservées. Mais personne ne m’adressait la parole, et personne neparlait dans le wagon. Une présence continuelle veillait auprès demoi, silencieuse et serviable.

« Où m’ont-ils conduit ? Quel était le but de cevoyage interminable ? Je puis certifier, à présent, quec’était une maison perdue dans la forêt. Mais en quelle région del’Europe centrale ? Je l’ignore et sans doute l’ignoreraitoujours.

« Tout à coup, il me parut que je me réveillai.Comprenez-moi : j’avais l’illusion de me réveiller tout àfait, après avoir rêvé le cauchemar de la prairie, de l’obus, del’ambulance et du voyage. J’étais dans une couchette. Un grandcalme succédait au roulement du train. Quelqu’un me maintenait latête, et je sentais sur mes yeux une chaleur se mouvoir.« C’est quelque puissante lumière, me dis-je, dont on promènele faisceau d’un œil à l’autre. On m’examine. » Despersonnages, autour de moi, discutaient avec animation. J’ai connu,depuis lors, que c’était là leur manière habituelle de causer, etque leur langage impénétrable – guttural, chantant, accentué –comportait l’ardeur du débit et une grande dépense devociférations. Sans les voir, on les devinait gesticulants,grimaçants. Mais ce langage avait des rudesses barbares qui medéroutaient. Un idiome balkanique ? Peut-être. Aujourd’hui,malgré tout le romanesque de l’hypothèse, je croirais plutôt à unelangue fabriquée,genre volapük ou esperanto. Jecouvris mes yeux de mes mains.

« – Que voulez-vous ? Que me faites-vous ?dis-je. Qui êtes-vous ? Dites-moi où je suis.

« Deux mains affectueuses se posèrent sur les miennes, etla voix d’un homme jeune – une voix rassurante, sympathique,chaudement timbrée – me dit dans un français impeccable :

« – Monsieur Lebris, soyez sans inquiétude. Vousn’êtes entouré que d’amis. Cette maison est une maison de science.Considérez-la, en ce qui vous concerne, comme une cliniqued’ophtalmologie. C’est moi qui suis votre médecin, et j’ai – soitdit non par vanité, mais pour vous rassurer – j’ai ici-bas quelqueréputation.

« – Mais, monsieur le major, encore une fois, oùsuis-je ?

« – Je ne suis pas militaire, fit l’étranger dans unsourire que j’entendis. Appelez-moi… appelez-moi ledocteur Prosope.

« – Grec ? Turc ? Autrichien ?Bulgare ? demandai-je avec une frayeur intuitive.

« – La Science n’a pas de patrie, monsieur Lebris. Quevous importe ? Mais, grands dieux, apaisez-vous ! Je nesais ce que vous supposez…

« Sa main forte pressait ma main. Il ajoutasolennellement :

« – Au nom de mes collaborateurs ici présents, je vousjure que nous n’avons à votre endroit, médicalement parlant, quedes intentions fraternelles et secourables. Tout ce que nouspourrons faire pour vous secourir, pour améliorer votre état, serafait.

« Mais je me rappelais la façon brutale dont on m’avaitextrait de l’ambulance, et, en dépit de toutes les protestations,le caractère clandestin de l’aventure me faisait frissonner.

« – Pourquoi vos… agents m’ont-ils choisi, moi, entretous les blessés de là-bas ?

« – Votre cas est de ceux qui nous intéressent.

« – -Mon cas… Il ne me paraît pas fameux…

« – Nous verrons. Espérez, monsieur Lebris. Et soyonsamis.

« Mon cher Bare, il y a des accents qui ne trompent guère.En vérité ces hommes n’ont-ils pas fait le nécessaire pour mesauver la vue ? Et, n’ayant pu me la conserver, n’est-ce pasdans toute la sincérité d’une aberration qu’ils ont jugé que… Maisn’allons pas si vite.

« J’ai vécu, trois semaines, traité et soignéadmirablement, en ce lieu de la terre qui ne m’est pas connu.J’avais une chambre bien aérée. Mon service était assuré par desdomestiques furtifs et muets. Le docteur « Prosope »passait de longs moments à m’entretenir, et c’était une joie del’entendre, car il voit les choses de haut, et il en sait, il ensait !… Cependant, je n’avais aucune nouvelle de laguerre ; le docteur prétendait s’en désintéresser comme d’unévénement lointain – lointain dans tous les domaines. Et quand jelui demandai d’écrire à ma mère pour calmer ses alarmes, il me ditsimplement que, pour l’heure, c’était impossible. J’ai beau faireappel à tous mes souvenirs, je ne me rappelle pas qu’il m’aitmenti… Mais se taire, ne pas dévoiler certaines pensées, n’est-cepas tout de même mentir ?… Enfin, que sais-je ? Quel estcet homme, après tout ?… Il avait tellement besoin de maconfiance, de ma complaisance…

« Un jour, il me dit, après m’avoir donné les soinsmatinaux :

« – Mon pauvre Lebris, je ne suis pas content. Ça neva pas comme je voudrais, ces yeux-là.

« Je dois vous dire, Bare, que je m’attendais à resteraveugle toute ma vie, et que cette annonce ne me fit pas grandeimpression.

« – Le mieux, voyez-vous, reprit Prosope, le mieuxserait de vous en débarrasser. Ils ne peuvent que vous nuire, enaltérant le voisinage. D’ailleurs, je ne voudrais pas vous donnerde folles espérances, mais il me semble que, cela fait, nouspourrions, dans une certaine mesure, tempérer votre infirmité.

« – Que dites-vous ! Une fois mes yeux partis,bien malin qui…

« – Tout dépendra de ce que nous trouverons derrièrevos yeux. Vous saisissez ? Tout dépendra de l’état des nerfsoptiques. Enfin, nous en recauserons, Lebris. Pour le moment, jevous conseille de faire enlever ça. L’énucléation s’impose, monami. J’insiste. Nous vous opérerons demain matin, n’est-cepas ?

« J’y consentis de bonne grâce. Depuis quelque temps, mesyeux inutiles devenaient lourds, cuisants, ils me semblaientdilatés, et cette souffrance m’avait fait parfois désirer ce qu’onvenait de me proposer. Au demeurant, je le répète, Prosope m’avaitmis en confiance… Et la maison était si paisible ! Jamais uncri, jamais de vacarme suspect. Pendant mes heures d’oisiveté et denostalgie, quand je songeais à la belle France que mes yeux nereverraient plus – à moins d’un prodige auquel je ne croyaisguère-, et même quand j’épiais les bruits de ma prison, pour tâcherde deviner ce qu’on y faisait, je ne distinguais que les rumeurs dutravail et de la paix. Souvent, des machines tournaient ; unronronnement d’atelier me parvenait à travers les bâtiments. Maistout était placide, débonnaire, reposant…

« Le lendemain, je n’avais plus d’yeux… Au sortir del’anesthésie, comme je cédais à une tristesse instinctive, Prosopem’apprit avec un enthousiasme étrange que l’opération s’étaitaccomplie dans les meilleures conditions et que tout favorisait latentative dont il m’avait parlé.

« – Les nerfs optiques sont intacts. Laissonscicatriser. Lebris, vous êtes né sous une bonne étoile ! Vousallez être associé à des recherches sensationnelles !…

« Il m’a dit qu’il ne savait pas du tout si la tentative enquestion réussirait ; je crois qu’il n’espérait qu’un résultatindicatif ; mais il fallait m’encourager !… En tout cas,bien que je l’accablasse de questions, je n’obtins de lui aucunéclaircissement sur le fond de l’entreprise ; et vous pouvezpenser combien de conjectures se pressaient sans son crâne !Je m’arrêtai successivement à l’idée d’une greffe, puis à l’idéed’une invention d’optique ; et je me voyais tantôt pourvu desyeux d’un animal quelconque, tantôt nanti de prunelles postiches,œuvre d’un opticien génial… Mais, de toute façon, je mevoyais voyant ! Prosope n’avait-il pas tablé surl’intégrité du nerf optique ?…

« Vous devez me trouver bien crédule mon ami. Mais si voussaviez tout ce que renferme, pour un aveugle, ce petit mot« voir » !… D’ailleurs, ce qui s’est produitn’est-il pas plus extraordinaire, plus magnifiquement prodigieuxque ne le serait la vue artificielle !… Si vous le désirez, unautre jour, je vous énumérerai – autant du moins que j’ai pu m’enrendre compte et m’en souvenir – tous les préparatifs que je dussubir : soins variés, mensurations, moulages des orbites et,finalement, présentation de deux corps parfaitement lisses quis’adaptaient au mieux dans leurs logements. On les retira presqueaussitôt. Leur placement d’essai avait eu lieu en présence deplusieurs personnes ; elles ne se privaient pas de parler avecabondance, dans leur étrange charabia, et, ce jour-là, ce ne futpas Prosope qui m’interrogea sur mes impressions, mais un vieillarddont la voix grêle semblait sortir d’une serinette. Enfrançais ? Naturellement, mais sans pureté et avec toutes lesintonations du volapük mystérieux. Je lui disn’éprouver aucune sensation pénible par le fait des deux boulesqu’on venait de me poser, et je compris que ma réponse le comblaitde satisfaction.

« À quelques jours de là, on m’endormit pour la deuxièmefois. La première fois, mon réveil nauséeux s’était accompagné dephénomènes que vous connaissez sans doute : éblouissements,fulgurances et autres facéties déterminées par la réaction des deuxnerfs optiques, puisque c’est là leur façon de souffrir etpuisqu’on venait de pratiquer leur séparation d’avec mes yeux horsd’usage. Aussi, cette deuxième fois, quand les vapeurs d’éthercommencèrent à se dissiper, et que des luminosités m’apparurentsous forme de traits et de brumes, je pensai bonnement qu’une causesimilaire engendrait des effets analogues. Mais, peu à peu, àmesure que je sortais du néant provoqué, ma propre matière sereformait pour mes sens. Je me sentais étendu, les yeux fermés sousun épais bandage… Et pourtant… « Non, non, me dis-je, je nesuis pas éveillé ! Il faut, au contraire, que je sois plongéau tréfonds du sommeil opératoire ! Je suis le jouet d’unefantasmagorie, et cela…, cela nepeut être que le résultat détourné d’une douleur – d’une douleurque l’anesthésie m’empêche de sentir ; c’est la répercussionnerveuse d’un travail chirurgical : une piqûre, une coupure,traduite en hallucination !… Parbleu ! mes yeux nesont-ils pas fermés ? N’ai-je pas un bandeau sur lesyeux ?… » Erreur. J’étais indiscutablement éveillé,conscient, lucide ; et j’apercevais devant moi, debout etlumineux, un être effrayant et fantastique. »

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