L’Homme Truqué

Chapitre 5LA MERVEILLE

– Imaginez, continua Jean Lebris, une forme humaineconstituée par l’enchevêtrement d’une quantité de fils plus oumoins gros – une sorte de résille incandescente, brûlant d’un feuviolet, et reproduisant, par ses entrelacs et ses ramificationsaériennes, l’apparence légère et anatomique d’un de nos semblables.On aurait dit un homme construit comme une racine d’arbrelumineuse, un homme branchu, dont le cerveau faisait dans ma nuitun bloc de lumière duveteuse et dont la moelle épinières’allongeait, luminescente, comme un tube de Geissler enactivité.

« Le spectre bougea. Ses lignes étaient, pour moi, commetracées au phosphore sur un tableau noir. Je remarquai entre elles(dont certaines étaient plus ténues que des cheveux) une sorte denébulosité violâtre qui, remplissant les vides, achevait lescontours de la structure et dessinait à l’estompe la masse d’unindividu.

« – Qu’est-ce que je vois ! m’écriai-je avechorreur.

« Alors, dans le bas de la face, les filets phosphorescentsse mirent à se distendre et à se contracter ; ceux de la gorges’activèrent également, tandis que la clarté du cerveaus’intensifiait à gauche du front. Et tous ces filaments de luiredavantage, d’un feu changeant et concentré, comme la braise quandon souffle dessus. Le spectre, penché sur moi, meparlait :

« – Vous voyez ?Vous voyez ?… Lebris, c’est bien vrai ?

« – Oui, dis-je en reconnaissant la voix du docteurProsope. Je vois un spectacle inimaginable, à travers mes paupièreset les toiles du pansement.

« – Vous êtes sûr ? Dites-moi, dites-moi ce quevous percevez…

« Je le lui dis. Et j’eus la surprise supplémentaire devoir le bonhomme de fil exécuter quelques glissades en tournant surlui-même. D’autres se seraient jetés à genoux pour remercier leSeigneur ; Prosope, content du Sort, dansait le tango.

« – De grâce, expliquez-moi…, implorai-je.

« – Tout à l’heure. Attendez un instant. Il faut quel’on sache…

« Je vis le bizarre aspect de Prosope se rapetisser avecpromptitude, pivoter (la porte claqua), changer d’apparence parl’effet de la perspective (j’entendais ses pas dégringolantl’escalier), et je me rendis compte qu’il s’éloignait à travers uneinfinité de plans vaporeux, de cadres plus ou moins discernables,qui composaient pour moi un monde embrouillé, ici translucide, làtransparent, coupé de droites géométriques, cloisonné de paroisdiaphanes et semé de halos innombrables. À cet instant, au débutmême de ma prodigieuse transformation, cette mêlée n’était pour moiqu’un chaos très pâle, à peine sensible ; et derrière cesvelléités (colorées d’un mauve variable) la nuit d’encre, laterrible nuit des aveugles, subsistait. C’est alors qu’ayantregardé mon propre corps, je n’aperçus de moi-même qu’une espèce demonstre pareil à celui qui venait de s’esquiver… Quatre formes,quatre armatures, quatre hommes en ramifications lumineusess’empressaient maintenant à mon chevet. L’une d’elles était bossue.Une autre se courbait, ratatinée. Je distinguai, sur des ventres,la silhouette de montres et de chaînes, presque imperceptibles, etd’autres petites ombres rondes qui me semblèrent pouvoir être desboutons, des pièces de monnaie… Prosope était reconnaissable à sahaute taille et à son vaste encéphale. On m’ôta le bandeau etj’ouvris les paupières sans que rien fût changé à mes sensations.Vous pouvez croire que l’idée de la radiographie mepoursuivait ! Mais pourtant je me disais qu’avec des yeuxradiographiques, j’aurais vu le squelette desgens et non leur système nerveux… Prosope, restéseul avec moi, me donna l’explication que j’attendais.

« – Lebris, me dit-il, vous me demandiez tout àl’heure, avec un étonnement gâté par l’effroi, « ce que vousvoyiez ». Pardonnez-moi si, pour l’exposer, il m’arrive devous rappeler quelque principe déjà connu de vous. Mais jevoudrais, sur toute chose, être clair.

« Vous savez, Lebris, que l’œil est relié au cerveau par lenerf optique, lequel transmet au cerveau les impressions lumineusesque l’œil a reçues. Vous savez, d’autre part, que le nerf optiquene peut envoyer au cerveau que des impressionslumineuses, et point d’autres. Pincez-le, ce n’est pas une douleurqui en résulte, mais la sensation d’une clarté. (Notons déjà, enpassant, cette sensation lumineuse d’un contact, qui n’est, à toutprendre, qu’une vision du toucher.)

« Toute excitation du nerf optique se traduit donc, pour unindividu, en manifestations lumineuses, qu’il y ait un œil au boutde ce nerf, ou qu’il n’y en ait pas. Soit un homme en possession deses yeux. Chez lui, le nerf optique communique au cerveau lesindications fournies par la rétine. Cet homme a des sensationsd’images, de couleurs, d’ombres et de clartés ; bref, ilperçoit tout ce que l’œil enregistre par le secours de sonadmirable complexité. Supprimez l’œil. Excitez le nerf directement.Plus d’images, hélas ! mais seulement des luminositésconfuses, à peine expressives, qui ne révèlent presque rien dumonde extérieur et n’avertissent le sujet que d’un vagueincident.

« Mais si, à la place de l’œil, j’installe un autre organe,et que je mette cet autre organe en communication avec le nerfoptique ; si, par exemple, je remplace votre œil par unappareil auditif, ou, ce qui revient au même, si je relie votreoreille au nerf optique, au lieu de la laisser en rapport avec lenerf auditif, qu’arrivera-t-il ? Ceci : votre oreillecontinuera à enregistrer des sons ; mais ces sons, vous lespercevrez sous une forme lumineuse, puisque c’est là le seullangage que le nerf optique sache parler ettransmettre. Vous verrez les sons, vous ne lesentendrez plus ; vous aurez du monde sonore une perceptionvisuelle.

« Puisque nous avons cinq sens, on peut dès lors imaginerune série de cinq personnages diversement conditionnés sous lerapport de la vue. L’un, normal, verrait tout ce qui estnormalement visible. Des autres (tous quatre opérés) le premierverrait les sons, le deuxième verrait les odeurs, le troisièmeverrait les saveurs, et le quatrième (plus difficilementreprésentable, à cause que l’organe du toucher se diffuse en nous)verrait les contacts.

« Or, Lebris, quelques expériences nous ont convaincu queces fantaisies physiologiques sont chirurgicalement réalisables,surtout en ce qui concerne l’ouïe, le goût, l’odorat et la vue, cedernier sens étant pris comme base expérimentale.Artificiellement, tout est visible, pour peu que lenerf optique soit relié à l’organe voulu. Tout : parfums,musiques, succulences ! Mais vous me direz qu’une pareilledémonstration n’a qu’un intérêt bien spéculatif, quasi facétieux,et qu’en somme il importe aussi peu d’écouter avec l’œil que demarcher sur les mains. Vous avez raison, Lebris. Attendez,cependant.

« Vous n’ignorez pas que les cinq sens de l’homme nesauraient prétendre à lui donner la perception totale de la matièreen ses états différents. Cinq sens ! Il en faudrait peut-êtrecent, peut-être mille, pour prendre connaissance de tout ce quiexiste ! La Nature s’enveloppe d’un grand nombre de voiles.Jusqu’ici, l’homme n’en a soulevé que cinq – ceux que soulevaitdéjà l’ancêtre des cavernes. Les autres voiles, quecachent-ils ? Ils cachent certaines qualités de la matièrepour lesquelles nous n’avons pas d’organe percepteur, dont laraison seule nous fait présumer l’existence et dont rien ne peutnous faire soupçonner le caractère, parce que nos sens ne lesperçoivent jamais, même indirectement par échos ou reflets. Ilscachent aussi certaines autres qualités pour lesquelles nous nepossédons pas non plus de sens approprié, mais qui pourtant serévèlent à nous quelquefois, exceptionnellement, par quelque effetvisible, odorant ou bruyant, sortes de fugues, d’escapades que fontces choses-là dans le domaine de la vue, de l’odorat, del’ouïe…

« Certes, Lebris, il est beau que l’homme soulève chaquejour davantage les cinq voiles qu’il a saisis de sa mainfrémissante. Il est beau que le téléphone augmente siformidablement l’acuité de son tympan. Il est beau que lemicroscope et le télescope lui donnent tour à tour des prunelles deLilliputien et de Géant, et que ses regards percent les muraillesau clair des rayons X. Il est beau, surtout, que l’esprit du savantsupplée, par l’intuition et le calcul, à l’infériorité de ses senset même à l’absence d’organes sensoriels. Mais, dites :celui-là qui doterait l’humanité d’un sixième sens,celui-là qui adapterait au nerf optique un nouvel organe, sensibleà des vibrations encore inaperçues,encore imperçues par aucun autre nerf ?Comment le qualifier ?…

« Écoutez : parmi les éléments mystérieux qui sont àl’homme ce que la lumière est aux aveugles, mais qui cependant,par-ci par-là, d’une manière détournée, se plaisent furtivement àlui déceler leur existence, il en est un, Lebris, qui n’estplus pour vous inconnaissable. Cet élément, quenous distinguons rarement, grâce à d’exceptionnelles manifestationslumineuses, sonores, tactiles, voire olfactives et gustatives, cetélément que nos ingénieurs utilisent aujourd’hui sans savoir aujuste ce qu’il est, ni comment il agit, cet élément redoutable,occulte, universel, vous, Lebris, seul au monde, vous en recevezl’impression directe. J’ai remplacé vos yeux par des appareils quile saisissent comme l’oreille saisit le son, comme l’œil saisit lalumière visible. Moi, je ne devine la présence de cet élément qu’aubruit du tonnerre et de l’étincelle, à la vue de la foudre, àl’odeur de l’ozone, à la secousse d’une bouteille blindée, auspectacle de machines qui tournent et d’ampoules quibrillent… Vous, partout où elle est, vous voyezl’ÉLECTRICITÉ.

« J’ai remplacé vos yeux par des façons d’électroscopestrès perfectionnés. Ils perçoivent du monde l’aspectélectrique ; ils n’en perçoivent pas d’autre ; et,naturellement, votre nerf optique vous traduit cet aspect sousforme de luminosités.

« Remarquez-le : au lieu de mettre l’électroscope à laplace de l’œil, on pourrait parfaitement le substituer (mettons) àl’oreille. On pourrait le relier au nerf auditif plutôt qu’au nerfoptique ; et alors l’opéré entendrait lesphénomènes électromagnétiques, au lieu de lesvoir. Pourcomprendre à quel point le nerf optique était indiqué entre tousautres, il suffit de songer un instant ; il suffit de serappeler que la vue est notre sens principal, et que l’électricitéoffre avec la lumière bien plus d’analogie qu’avec le son, l’odeurou la saveur. C’est pourquoi nous avons demandé à nos amis du frontde nous envoyer des blessés aveugles, pour nos expériences. Vousn’en êtes pas moins le premier, Lebris ! le premier homme quiait soulevé le sixième voile de la Nature ! »

« Le docteur Prosope se tut, après avoir prononcé d’un tonorgueilleux cette phrase emphatique. Sa victoire letransportait ; je voyais son système nerveux se moirer deluminescences. Moi, je restais confondu. D’abord, il me déplaisaitde jouer le rôle passif d’un sujet de laboratoire, j’en étaishonteux ; cet homme m’avait rabaissé au rang des cobayes. S’ils’était servi d’un être humain, au lieu d’un animal, c’estuniquement parce qu’il avait besoin que son patient lui fît part deses impressions… Ensuite, je vous l’ai dit : après avoiraccepté la cécité, j’avais espéré recouvrer la vue, et ma déceptionme laissait triste et morne. Je n’ai rien d’un explorateur, moi, etvoilà que je me trouvais tout à coup arraché à mes vieilleshabitudes, jeté, seul – seul de tous les hommes-, au sein derégions physiologiques inexplorées !… Un phénomène, moi !Jean Lebris, un être à exhiber ! Ah !…

« – Vous ne dites rien ? reprit Prosope.

« – J’aurais mieux aimé voir, lui dis-jeavec humeur. Revoir, comme avant. Puisque vous êtescapable d’inventer des yeux extraordinaires, ce serait un jeu pourvous de fabriquer des yeux ordinaires, de reproduire la Nature, derendre aux aveugles la faculté qui leur manque si cruellement.

« – C’est une conception étroite et égoïste, un pointde vue mesquin. Pouvez-vous comparer la guérison d’un infirme – unraccommodage – à l’extension de la puissance humaine ? Nous nesommes pas des rebouteux, nous sommes les pionniers de la plusgrande humanité !… Au surplus, Lebris, il faut savoir que cesappareils électroscopes, dont vous êtes munis, ne sont pas autrechose, au fond, que des yeux… Mais oui. Tout à l’heure, je parlaisd’analogie entre la lumière et l’électricité. L’expression estinsuffisante… La lumière et l’électricité sont identiques. Ce quenous appelons « lumière » n’est qu’une électricité dontles oscillations sont assez rapides pour influencer la rétine. Ceque nous nommons « électricité » n’est qu’une lumièredont les oscillations sont trop lentes pour que notre œil puisseles capter. On est arrivé à produire des courants électriques decinquante milliards d’oscillations par seconde ; qu’onparvienne à rendre ces oscillations dix mille fois plus fréquentes,les ondes lumineuses elles-mêmes seront reproduites. Vosélectroscopes ne sont, en fin de compte, que des yeuxralentis. Et vous comprenez maintenant tout à fait pourquoinous avons élu, pour nos expériences, le nerf optique plutôt quetout autre. Un jour, peut-être nos successeurs parviendront-ils àcréer l’œil complet, l’œil que les vibrations les plus lentes etles plus précipitées pourront impressionner, l’œil qui verra lesrayons infra-rouges comme les rayons ultra-violets, la chaleurcomme l’électricité – l’œil enfin qui donnera du monde la visionintégrale. Et alors il n’y aura plus lieu de distinguer la lumièrevisible et la lumière invisible. Il n’y aura plus que LA LUMIÈRE.Quelle beauté ! Quand je vous aurai dit que, grâce à vous, lepremier pas vient d’être fait dans cette voie éblouissante, quandj’aurai ajouté que la Science actuelle tend à considérerl’électricité comme étant la matière même, leprincipe de tout, Lebris, ne serez-vous pas fier devotre mission ?

« – Vous auriez dû me prévenir, bougonnai-je. Je suisun soldat prisonnier ; vous m’avez traité comme un esclave.D’ailleurs, je ne vois presque rien.

« – Vous verrez de mieux en mieux. Ayez de lapatience. Décrivez-moi cependant… je vais prendre des notes.

« – C’est inutile, je ne vois rien, dis-jefermement.

« – Comment ! Qu’est-ce qui vous prend,Lebris ?…

« – Je ne vois rien, répétai-je. Vous vous êtestrompé, mon cher. Vous avez abusé indignement de mon malheur et dema situation. Je vous considère comme des canailles, vous et voscomplices. On ne traite pas ainsi un homme libre, un citoyenfrançais. Peine perdue ! Vous ne saurez rien. Ah ! cesmessieurs font des expériences sur leurs semblables ! Eh bien,sachez-le : je ne parlerai pas plus que le pauvre chien quevous auriez ficelé sur une planche et truqué à coups de bistouri.Je ne vois rien, vous dis-je !

« – Mais, Lebris, vous êtes fou ! Mon ami !Allons ! Nous vous associons à nos nobles travaux, et…

« – Assez ! Assez d’hypocrisie ! Laissez-moimes yeux-électroscopes ou enlevez-les-moi, maisje vous enjoins d’avoir à me diriger immédiatement sur un camp deprisonniers français. Tout ce qui se passe ici viole le droit desgens !

« – Nenni, nenni, prononça le docteur avec un calmeirritant. Vous ne nous quitterez pas de la sorte. Vous ne nousquitterez jamais…

« – Plaît-il ?

« – Nous avons besoin de vous. J’espérais que vousseriez assez intelligent pour mettre l’amour de la Scienceau-dessus de tout. J’espérais que la joie de n’être plus aveugle,au sens propre du terme, et aussi l’enivrement de spectaclesnouveaux, compenseraient pour vous l’ennui d’une existencesédentaire…

« – Je ne dirai jamais rien de ce que je verrai !clamai-je.

« – Si. Au bout de quelque temps.

« – Vous pourrez me torturer…

« – Ah ! fi, Lebris ! Pour qui meprenez-vous ! On vous traitera toujours avec les égards quisont dus à votre remarquable propriété…

« – Mais enfin, vous aurez certainement d’autressujets que moi, dans le même cas !

« – Peut-être bien. Nous n’en aurons jamais assez…Voyons, Lebris, pas de nerfs ! pas de nerfs !… Apprenezque vous êtes mort pour tout le monde. Madame votre mère sait – ousaura bientôt – que son fils a donné sa vie pour son pays. Il yavait du désordre à l’ambulance ; un infirmier s’est trompéd’étiquette… Vous qui chérissez la tranquillité, vous serez trèsheureux avec nous !

« Je tremblais de colère.

« – Sale Boche ! Sale Boche ! Tu ne saurasrien !

« L’autre se mit à rire, ce qui donnait à sa nervure unaspect dansant et macabre.

« – Mais je ne suis pas boche ! serécriait-il. Ah ! voici qui est intéressant. Notons-le.

« Ce qui était « intéressant », c’est que lesélectroscopes ne m’empêchaient pas de pleurer. »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer