L’Idiot -Tome II

L’Idiot -Tome II

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky
Partie 1

Chapitre 1

 

On déplore continuellement chez nous le manque de gens pratiques ; on dit qu’il y a, par exemple, pléthore d’hommes politiques ; qu’il y a également beaucoup de généraux ; que si l’on a besoin de gérants d’entreprises, quelque soit le nombre exigé, on en peut trouver immédiatement dans tous les genres ; mais des gens pratiques, on n’en rencontre point. Du moins, tout le monde se plaint de n’en point rencontrer.On va jusqu’à assurer que, sur certaines lignes de chemin de fer,les employés tant soit peu à leur affaire font totalement défaut ; on prétend qu’il est absolument impossible à une compagnie quelconque de navigation de disposer d’un personnel technique même passable. Tantôt on apprend que, sur une ligne récemment livrée à la circulation, des wagons se sont télescopés ou ont culbuté en passant un pont ; tantôt on écrit qu’un train est resté en panne au milieu d’un champ de neige et qu’il a failli n’en pouvoir démarrer de tout l’hiver, si bien que les voyageurs,qui croyaient ne s’absenter que pour quelques heures, sont restés cinq jours dans la neige. Tantôt l’on raconte que de nombreux milliers de pouds de marchandises pourrissent sur place pendant des deux ou trois mois, en attendant qu’on les achemine ; tantôt l’on rapporte (chose à peine croyable) qu’un administrateur,c’est-à-dire un surveillant, aurait, en guise de réponse, envoyé une gifle au commis d’un commerçant qui le pressait d’expédier ses marchandises et que, mis en demeure d’expliquer ce geste administratif, il a simplement déclaré avoir pris la mouche. Les bureaux sont si nombreux dans les services de l’État que l’on frémit en y pensant ; tout le monde a servi, sert et compteencore servir ; ne paraît-il pas invraisemblable que, d’unepareille pépinière de fonctionnaires, l’on ne puisse tirer unpersonnel convenable pour une société de navigation ?

À cette question on donne parfois une réponseexcessivement simple, – si simple même qu’on a peine à l’admettre.On dit : il est exact que tout le monde a servi et sert encoredans notre pays ; cela dure en effet depuis deux cents ans,depuis le trisaïeul jusqu’à l’arrière-petit-fils, à l’imitation dumeilleur des exemples donnés par les Allemands. Mais ce sontprécisément les gens rompus au service qui sont les moinspratiques ; à tel point que l’esprit d’abstraction etl’absence de connaissance pratique passaient naguère encore, mêmeparmi les fonctionnaires, pour une vertu éminente et un titre derecommandation.

Au reste, à quoi bon parler des fonctionnairesquand, au fond, nous avions en vue les gens pratiques engénéral ? Sous cette forme, la question n’est plusdouteuse : la pusillanimité et la parfaite absenced’initiative personnelle ont toujours été considérées chez nouscomme le principal et meilleur signe auquel on puisse reconnaîtrel’homme pratique ; même actuellement, on n’en juge pasautrement. Mais pourquoi n’en faire grief qu’à nous-mêmes, sitoutefois grief il y a ? Le manque d’originalité a, de toustemps et en tous pays, passé pour la première qualité et la plussûre introduction d’un individu capable, apte aux affaires et desens pratique ; du moins les 99 % des hommes (au bas mot)ont toujours pensé ainsi, et 1 %, tout au plus, atoujours pensé et pense encore autrement.

Les inventeurs et les génies ont presquetoujours été regardés par la société au début de leur carrière (etfort souvent jusqu’à la fin) comme de purs imbéciles ; cetteobservation est si banale qu’elle est devenue un lieu commun.Ainsi, par exemple, pendant des dizaines d’années, tout le monde amis son argent au Lombard[1], en yaccumulant des milliards à 4 %, le jour où le Lombarda cessé de fonctionner et où chacun s’est vu réduit à sa propreinitiative, la plupart de ces millions se sont inévitablementvolatilisés entre les mains des aigrefins dans une fièvre despéculation, ceci étant l’aboutissement logique des convenances etdes bonnes mœurs. Je dis « des bonnes mœurs » parce que,du moment qu’une timidité de bon aloi et un manque pertinentd’originalité ont passé jusqu’ici, dans notre société, selon laconviction générale, pour la qualité inhérente à tout homme sérieuxet comme il faut, il y aurait eu une extrême incohérence, voire del’incongruité, à changer subitement de manière d’être.

Quelle est, par exemple, la mère qui, partendresse pour ses enfants, ne s’effraie pas à en tomber malade sielle voit son fils ou sa fille sortir tant soit peu desrails ? « Ah non ! pas d’originalité ! j’aimemieux qu’il soit heureux et vive dans l’aisance », pensechaque mère en dorlotant son enfant. Quant à nos nounous, elles ontde tout temps bercé les enfants de leur sempiternel refrain :« tu seras entouré d’or et tu deviendras général ! »Ainsi nos bonnes elles-mêmes ont toujours considéré le titre degénéral comme la mesure extrême du bonheur russe ; c’est direque ce grade passe pour l’idéal national le plus populaire et lesymbole d’une charmante et quiète félicité. Et, de fait, quelétait, en Russie, l’homme qui ne fût pas assuré d’atteindre un jourau rang de général et d’accumuler un certain pécule au Lombard,pour peu qu’il eût passé, les uns après les autres, les examensrequis et servi l’État durant trente-cinq ans ? C’est ainsique le Russe finissait par acquérir, presque sans effort, laréputation d’un homme capable et pratique. Au fond, il n’y a qu’unecatégorie d’hommes en Russie qui ne puissent arriver augénéralat ; ce sont les esprits originaux, en d’autres termesles inquiets. Peut-être existe-t-il ici un malentendu ; mais,d’une manière générale, cette constatation paraît exacte et lasociété russe était parfaitement fondée à définir ainsi son idéalde l’homme pratique. Mais nous voici fort loin de notre sujet, quiétait de donner quelques éclaircissements sur la famille desEpantchine.

Les Epantchine, ou du moins les membres decette famille les plus portés à la réflexion, souffraient d’untrait commun, qui était précisément l’opposé des qualités dont nousvenons de parler. Sans se rendre pleinement compte du fait(d’ailleurs difficile à saisir), ils soupçonnaient parfois que leschoses n’allaient pas chez eux comme chez tout le monde. La voie,plane pour les autres, était pour eux hérissée d’aspérités ;le reste du monde glissait comme sur des rails, eux déraillaient àchaque instant. Chez les autres régnait une pusillanimité de bonaloi ; chez eux rien de pareil. Elisabeth Prokofievna était,il est vrai, sujette à des appréhensions démesurées mais quin’avaient rien de commun avec cette timidité mondaine et bienséantedont ils s’affligeaient d’être exempts. Peut-être du resteétait-elle la seule à s’en faire du mauvais sang. Les demoiselles,bien qu’encore jeunes, étaient déjà douées d’un esprit frondeur ettrès perspicace ; quant au général, il pénétrait le fond deschoses (non sans une certaine lenteur), mais, dans les casembarrassants, il se bornait à faire :« hum ! » et finissait par s’en remettre entièrementà Elisabeth Prokofievna, si bien que toute la responsabilitéretombait sur celle-ci.

On ne pouvait néanmoins pas dire que cettefamille se distinguât à un degré quelconque par une initiativepropre, ni qu’elle se laissât égarer par un penchant conscient àl’originalité, ce qui eût été la dernière des inconvenances.Oh ! non. Il n’y avait en vérité rien de semblable, rien quiimpliquât de sa part une préméditation ; et cependant, au boutdu compte, cette famille, toute respectable qu’elle fût, n’étaitpas exactement ce qu’elle aurait dû être pour répondre à ladéfinition courante de la famille respectable. Dans les dernierstemps, Elisabeth Prokofievna avait cru découvrir que c’était elleseule et son « malheureux » caractère qui étaient causede cette anomalie, et cette découverte n’avait fait qu’accroîtreses tourments. Elle se reprochait à tout moment sa « sotte etinconvenante extravagance » ; angoissée de défiance, elleperdait sans cesse la tête, ne trouvait pas d’issue aux moindrescomplications et mettait toujours les choses au pis.

Dès le début de notre récit nous avons dit queles Epantchine jouissaient d’une considération unanime eteffective. Le général Ivan Fiodorovitch lui-même, malgré sonorigine obscure, était reçu partout avec une indubitable déférence.Il méritait d’ailleurs cette déférence, d’abord parce qu’il n’étaitpas le « premier venu » et avait de la fortune, ensuiteparce qu’il était galant homme, sans avoir pour cela inventé lapoudre. Mais une certaine épaisseur d’esprit est, paraît-il, unequalité presque indispensable sinon à tout homme mêlé aux affaires,ou moins à tout profiteur sérieux. Enfin il avait de bonnesmanières ; il était modeste et savait se taire, sans toutefoisse laisser marcher sur le pied ; il ne tenait pas seulementson rang, mais se comportait encore en homme au cœur bien placé.Et, ce qui est plus, il était puissamment protégé.

Quant à Elisabeth Prokofievna, elle était,comme nous l’avons dit, d’une bonne famille. La naissance ne pèsepas lourd dans notre pays, si elle ne se double pas des relationsindispensables ; ces relations, elle avait fini par les avoiraussi. On la respectait et elle avait réussi à gagner l’affectionde gens à l’exemple desquels tout le monde devait nécessairement larévérer et la recevoir. Il est superflu d’ajouter que ses chagrinsde famille ne reposaient sur rien, ou se rapportaient à des causesinsignifiantes ridiculement exagérées. Il est vrai que, si vousavez une verrue sur le nez ou sur le front, vous vous imagineztoujours que tout le monde ne pense qu’à la regarder, à en rire età vous critiquer, quand bien même vous auriez découvert l’Amérique.Il n’est pas douteux, non plus, qu’en société Elisabeth Prokofievnapassait positivement pour une « originale » a, sansd’ailleurs que cela diminuât en rien le respect dont onl’entourait ; mais elle avait fini par douter de ce respect,et là était son malheur. Quand elle regardait ses filles, elle sereprésentait avec douleur que son caractère ridicule, inconvenantet insupportable nuisait en quelque sorte à leurétablissement ; et, en bonne logique, c’était à celles-ci et àIvan Fiodorovitch qu’elle s’en prenait, se querellant avec euxdurant des journées entières, sans cesser de les aimer jusqu’àl’abnégation et presque jusqu’à la passion.

Elle était surtout tourmentée à la pensée queses filles, elles aussi, devenaient des « originales »comme elle-même et qu’il n’existait ni ne devait exister dans lemonde de jeunes personnes dans leur genre. « Ce sont de vraiesnihilistes en herbe ! » se répétait-elle à tout bout dechamp. Depuis un an et surtout dans les tout derniers temps cettetriste pensée s’était enracinée de plus en plus profondément dansson esprit. « Et d’abord pourquoi ne se marient-ellespas ? », se demandait-elle. « C’est pour tourmenterleur mère ; voilà le but de leur existence ; d’ailleursrien d’étonnant à cela ; c’est la conséquence des idéesnouvelles et surtout de cette maudite question féminine !Aglaé n’a-t-elle pas imaginé, il y a six mois, de couper samagnifique chevelure ? (Mon Dieu ! mais je n’en avaismême pas une aussi belle dans mon jeune temps !) Elle avaitdéjà les ciseaux en main ; il a fallu que je la supplie àgenoux pour qu’elle renonce à sa lubie… Et encore ! admettonsque celle-là ait voulu se tondre par malice, rien que pour faireenrager sa mère, car, c’est une fille méchante, volontaire, gâtée,mais surtout méchante, oui, méchante ! Mais est-ce que magrosse Alexandra n’a pas été sur le point de l’imiter et de secouper les cheveux ? Chez elle, ce n’était pas de la malice nidu caprice, mais de la simplicité ; Aglaé avait fait accroireà cette sotte qu’en se rasant la tête elle dormirait mieux etn’aurait plus de migraines ! Et Dieu sait combien de partisconvenables se sont présentés à elles depuis cinq ans ! Il yen a eu qui étaient vraiment très bien, même magnifiques !Qu’attendent-elles donc, et pourquoi ne se marient-elles pas, si cen’est pour fâcher leur mère ? Elles n’ont pas, absolument pas,d’autre raison ! »

Mais voilà qu’enfin un beau jour avait luipour son cœur de mère ; une de ses filles, ne fût-cequ’Adélaïde, allait être casée. « Une de moins sur lesbras ! », disait-elle quand elle avait l’occasion des’exprimer à haute voix (mais dans son for intérieur elle trouvaitdes termes bien plus tendres). La chose s’était si bien arrangée,et si convenablement ! Même dans le monde, on en avait parléavec considération. Le prétendant était un homme connu, unprince ; il avait de la fortune, un bon caractère et, parsurcroît, il avait gagné sa sympathie ; que pouvait-on désirerde mieux ? Au reste, l’avenir d’Adélaïde lui avait toujoursinspiré moins d’appréhension que celui de ses autres filles, bienque les goûts artistiques de la puînée eussent parfois jeté untrouble profond dans son cœur torturé par un doute perpétuel.« En revanche elle a l’humeur gaie, et avec cela beaucoup debon sens ; donc elle réussira ! » concluait-elle parmanière de consolation.

C’était surtout pour Aglaé qu’elle craignait.Pour Alexandra, l’aînée, elle ne savait pas au juste elle-même sielle devait ou non s’inquiéter. Tantôt il lui semblait que« cette fille n’avait plus d’avenir » ; elle avaitvingt-cinq ans, elle resterait vieille fille. « Et belle commeelle l’est ! » Elle allait jusqu’à pleurer pendant desnuits entières en pensant à Alexandra, tandis que celle-ci passaitces mêmes nuits à dormir du sommeil le plus paisible. « Maisqu’est-elle donc après tout ? Est-ce une nihiliste ou toutsimplement une sotte ? » Qu’elle ne fût pas sotte,Elisabeth Prokofievna le savait de reste, car elle prisait fort lesraisonnements d’Alexandra et la consultait volontiers. Mais, à n’enpas douter, c’était une poule mouillée : « Elle est sicalme qu’il n’y a pas moyen de la dégeler ! Il est vrai qu’ily a aussi des poules mouillées qui manquent de calme. Ah !elles me font perdre la tête ! » Elle éprouvait pourAlexandra un sentiment de tendre et d’indéfinissable compassion,plus vif même que celui que lui inspirait Aglaé, qui pourtant étaitson idole. Mais ses humeurs atrabilaires (qui étaient la principalemanifestation de sa sollicitude maternelle et de son affection),ainsi que ses apostrophes mortifiantes, comme celle de « poulemouillée », n’avaient d’autre effet que de faire sourireAlexandra.

Parfois les choses les plus futilesl’exaspéraient et la mettaient hors d’elle. Par exemple, AlexandraIvanovna aimait à dormir longtemps et faisait habituellementbeaucoup de rêves ; mais ces rêves se distinguaient toujourspar une rare insignifiance ; ils étaient aussi innocents queceux d’un enfant de sept ans ; or, cette innocence mêmeirritait, on ne sait trop pourquoi, sa maman. Un jour elle vit ensonge neuf poules ; il en résulta une véritable brouille entreelle et sa mère ; pour quelle raison ? on serait en peinede le dire. Une fois, une seule fois, il lui était arrivé de faireun rêve tant soit peu original ; elle avait vu un moine seuldans une sorte de chambre obscure, où elle avait eu peur depénétrer ; ses deux sœurs en rirent aux éclats ets’empressèrent d’aller triomphalement raconter ce rêve à ElisabethProkofievna. La maman se fâcha de nouveau et les traita toutes lestrois de « pécores ». – « Hum ! pensa-t-elle,elle est apathique comme une bête ; c’est tout à fait une« poule mouillée » ; pas moyen de la dégourdir. Etpuis elle est triste ; son regard se voile parfois demélancolie. D’où provient son chagrin ? » Quelquefoiselle posait cette question à Ivan Fiodorovitch ; elle lefaisait, selon son habitude, avec un air hagard et sur un tonmenaçant qui exigeait une réponse immédiate. Le général grommelaithum ! hum ! fronçait les sourcils, haussait les épauleset finissait par déclarer en écartant les bras :

– Il lui faut un mari !

– Dieu veuille du moins qu’il ne soit pascomme vous, Ivan Fiodorovitch ! répliquait ElisabethProkofievna en éclatant comme une bombe. – Je souhaite qu’il nevous ressemble ni dans ses raisonnements ni dans ses jugements,Ivan Fiodorovitch ! bref, que ce ne soit pas un rustre commevous, Ivan Fiodorovitch !…

Le général prenait aussitôt la tangente etElisabeth Prokofievna se calmait après son éclat. Bienentendu, le soir même, elle ne manquait pas de se montrer d’uneprévenance inaccoutumée ; elle témoignait de la douceur, del’affabilité et de la déférence à Ivan Fiodorovitch, à son« rustre » d’Ivan Fiodorovitch, à son bon, son cher, sonadorable Ivan Fiodorovitch. Car elle l’avait aimé toute sa vie, etaimé d’amour, ce que savait fort bien ce même Ivan Fiodorovitch quimanifestait en retour à son Elisabeth Prokofievna une considérationsans bornes.

Mais le principal, le perpétuel tourment decelle-ci était Aglaé.

« Elle est tout à fait comme moi ;c’est mon portrait sous tous les rapports, se disait-elle ; unméchant petit démon autoritaire ! Nihiliste, extravagante,écervelée et méchante, méchante, méchante ! Oh ! monDieu ! comme elle sera malheureuse ! »

Cependant, le soleil s’était levé et avait,comme nous l’avons dit, tout adouci et éclairé, du moins pour unmoment. Il y eut dans la vie d’Elisabeth Prokofievna presque unmois entier pendant lequel elle se remit de toutes ses angoisses. Àpropos du prochain mariage d’Adélaïde on commença à parler aussid’Aglaé dans le monde. Celle-ci se tenait partout sigentiment ! Elle avait autant de tact que d’esprit ; sonpetit air conquérant rehaussé d’un brin de fierté lui seyait sibien ! Depuis un grand mois elle s’était montrée si caressanteet si prévenante pour sa nièce ! (« Vraiment il fautencore bien examiner cet Eugène Pavlovitch ; il faut lecomprendre ; d’autant qu’Aglaé ne semble pas lui marquer plusde bienveillance qu’aux autres ! ») Mais elle est devenuesoudain une si charmante et si belle jeune fille ! Dieu !qu’elle est belle ! Elle embellit chaque jour davantage !Et voilà…

Et voilà qu’il a suffi que ce méchant petitprince, ce piètre idiot se montre pour que tout soit de nouveaubouleversé et mis sens dessus dessous dans la maison !

Que s’était-il donc passé ?

Pour toute autre personne qu’ElisabethProkofievna, rien assurément. Mais celle-ci se singularisaitprécisément en ceci : la combinaison et l’enchaînement desévénements les plus ordinaires causaient à son esprit toujoursinquiet des frayeurs d’autant plus pénibles qu’elles étaient plusimaginaires et plus inexplicables. Elle en tombait parfois malade.On peut se figurer ce qu’elle dut éprouver lorsqu’au milieu d’untas de ridicules et chimériques alarmes surgit un incident quiparaissait revêtir une réelle gravité et justifiait positivement letrouble, le doute et la défiance.

Mais comment a-t-on osé m’écrire cette mauditelettre anonyme qui prétend que cette créature est enrelations avec Aglaé ? pensa Elisabeth Prokofievna tout lelong du chemin, tandis qu’elle emmenait le prince, puis chez elle,quand elle l’eut fait asseoir à la table ronde autour de laquelleétait réunie toute la famille. – Comment a-t-on pu même avoir cetteidée-là ? Je mourrais de honte si j’en croyais un seul mot, ousi je montrais cette lettre à Aglaé ! Se moquer ainsi de nous,les Epantchine ! Et tout cela à cause d’IvanFiodorovitch ; tout cela à cause de vous, IvanFiodorovitch ! Ah ! pourquoi ne sommes-nous pas alléshabiter notre villa d’Iélaguine[2] ?J’avais bien dit qu’il fallait aller à Iélaguine ! Peut-êtreest-ce Barbe qui a écrit cette lettre ; oui, je le sais, oubien peut-être… Tout cela, c’est la faute d’IvanFiodorovitch ! Cette créature a imaginé de lui jouer un pareiltour en souvenir de relations anciennes, afin de le mettre dans uneposture ridicule ; cela rappelle le temps où il lui portaitdes perles tandis qu’elle se gaussait de lui et le menait par lebout du nez comme un imbécile… Mais à la fin du compte, nous voilàcompromises nous aussi ; oui, Ivan Fiodorovitch, elles sontcompromises, vos filles, les demoiselles du meilleur monde, desjeunes filles à marier ; elles étaient présentes, elles sontrestées là, elles ont tout entendu, elles ont même été mêlées àl’histoire de ces garnements ; soyez content ! là aussielles étaient présentes et elles ont entendu. Je ne pardonneraijamais à ce misérable petit prince ; jamais je ne luipardonnerai ! Et pourquoi Aglaé est-elle depuis trois jours sinerveuse ? Pourquoi est-elle à demi brouillée avec ses sœurs,même avec Alexandra, à qui elle baisait toujours les mains comme àune mère, tant elle la révérait ? Pourquoi pose-t-elle depuistrois jours des énigmes à tout le monde ? Que vient faire iciGabriel Ivolguine ? Pourquoi, hier et aujourd’hui, s’est-ellemise à faire son éloge et à éclater en sanglots ? Pourquoi lebillet anonyme parle-t-il de ce maudit « chevalierpauvre », alors qu’elle n’a pas même montré à ses sœurs lalettre du prince ? Et pourquoi… me suis-je précipitée chez luicomme une folle et l’ai-je traîné moi-même ici ? Mon Dieu,j’ai perdu la tête ; qu’est-ce que je viens de faire ?Comment ai-je pu parler avec un jeune homme des secrets de mafille, surtout… lorsque ces secrets le concernaient oupresque ? Mon Dieu, c’est heureux qu’il soit idiot et… et… amide la maison. Mais se peut-il qu’Aglaé se soit entichée d’un pareilavorton ? Seigneur, qu’est-ce que je dis là ? Fi !Nous sommes des originaux… on devrait nous mettre sous verre etnous montrer tous, à commencer par moi, pour dix kopeks d’entrée.Je ne vous pardonnerai pas cela, Ivan Fiodorovitch, jamais je nevous le pardonnerai ! Et pourquoi ne le malmène-t-ellepas ? Elle avait promis de le malmener, et elle n’en faitrien ! Tenez, elle le dévore des yeux, elle reste muette et nese décide pas à s’éloigner. Et pourtant c’est elle-même qui lui adéfendu de revenir… Quant à lui, il est tout pâle. Et ce mauditbavard d’Eugène Pavlovitch qui accapare toute laconversation ! Devant son flux de paroles personne ne peutplacer un mot. Je tirerais tout au clair si je pouvais seulementamener l’entretien… »

Assis à la table ronde, le prince avait eneffet l’air assez pâle. Il paraissait dominé par un sentimentd’extrême frayeur, auquel se mêlait, par instant, une sorted’extase, incompréhensible pour lui-même, qui envahissait son âme.Combien il redoutait de glisser un regard oblique vers ce coin, oùune paire d’yeux noirs bien connus le fixait ! Pourtant il sepâmait de bonheur à la pensée de se retrouver dans cette famille etd’entendre une voix familière, et cela après ce qu’elle lui avaitécrit. « Mon Dieu, que va-t-elle dire maintenant ? »Il n’avait pas encore desserré les dents et prêtait grandeattention aux propos d’Eugène Pavlovitch qui « parlaitd’abondance », se sentant ce soir-là en proie à un accèsexceptionnel de contentement et d’effusion. Il l’écouta longtempssans comprendre, autant dire, un mot à ce qu’il disait. La familleétait au complet, à l’exception d’Ivan Fiodorovitch qui n’était pasencore revenu de Pétersbourg. Le prince Stch… était au nombre desassistants qui avaient apparemment l’intention d’aller un peu plustard, avant le thé, écouter de la musique[3]. Laconversation roulait sur un sujet qui semblait avoir été mis sur letapis avant l’arrivée du prince. Bientôt Kolia surgit, on ne saitd’où, sur la terrasse. « Tiens ! on continue à lerecevoir comme par le passé ! » pensa le prince.

La résidence des Epantchine était unemagnifique villa, construite dans le style des chalets suisses.Elle était aménagée avec goût et entourée de fleurs et de verdurequi composaient des parterres de modeste dimension, maisravissants. Toute la société était réunie sur la terrasse, commechez le prince, mais ici la terrasse était un peu plus étendue etplus agréablement disposée.

Le sujet de la conversation n’avait pas l’aird’être du goût de tout le monde. L’entretien avait débuté, selontoute conjecture, par une discussion assez âpre, et il auraitcertainement dérivé sur un autre objet si Eugène Pavlovitch n’avaitpas affecté de s’entêter sur la même question sans faire cas del’impression produite. L’apparition du prince semblait l’avoirexcité davantage. Elisabeth Prokofievna s’était renfrognée bienqu’elle ne comprît pas tout ce qui se disait. Aglaé ne s’en allaitpas, assise à l’écart, presque dans un coin, elle écoutait etgardait un silence obstiné.

– Permettez, répliquait avec feu EugènePavlovitch, – je n’ai rien contre le libéralisme ! Lelibéralisme n’est pas un mal ; il fait partie intégrante d’unensemble qui, sans lui, se décomposerait et dépérirait. Il a lesmêmes droits à l’existence que le conservatisme le plus pur. Maisje critique le libéralisme russe et je vous répète que, si je lecombats, c’est parce que le libéral russe est un libéral qui n’arien de russe.Montrez-moi un libéral qui soit russe et jel’embrasserai aussitôt devant vous.

– À supposer qu’il veuille bien vousembrasser, dit Alexandra Ivanovna qui était particulièrementnerveuse et dont les joues étaient plus colorées qu’àl’ordinaire.

« En voilà une – pensa ElisabethProkofievna – que rien n’émeut et qui ne pense qu’à dormir et àmanger ; mais, une fois l’an, elle a de ces réparties qui vousdéconcertent. »

Le prince observa incidemment qu’AlexandraIvanovna paraissait fort mécontente de voir Eugène Pavlovitchtraiter un sujet sérieux sur un ton aussi badin, et affecter enmême temps l’emportement et la plaisanterie.

– Je soutenais il y a un moment, avantvotre arrivée, prince, – continua Eugène Pavlovitch, – que l’on n’aconnu jusqu’ici en Russie que deux sortes de libéraux issus, lesuns de la classe (abolie) des « pomiestchik »[4], les autres de celle des séminaristes.Or, comme ces deux classes ont fini par se transformer en castescomplètement isolées de la nation et que leur isolement s’accentued’une génération à l’autre, il s’ensuit que tout ce que leslibéraux ont fait ou font ne présente aucun caractère national…

– Comment cela ? Alors ce qu’ils ontfait n’a rien de russe ? répliqua le prince Stch…

– Rien de national, en tout cas. Même sileur œuvre est russe, elle n’est pas nationale. Nos libéraux,d’ailleurs, n’ont rien de russe, absolument rien… Vous pouvez êtreassuré que la nation ne reconnaîtra ni maintenant ni plus tard cequi aura été fait par les « pomiestchik » et lesséminaristes…

– C’est du propre ! Commentpouvez-vous soutenir un pareil paradoxe, si toutefois vous parlezsérieusement ? Je ne puis laisser passer de semblables sortiessur les pomiestchik russes. Vous êtes vous-même un pomiestchikrusse, riposta le prince Stch, en s’échauffant.

– Mais je ne parle pas du pomiestchikrusse dans le sens où vous paraissez l’entendre. C’est une classehonorable, ne serait-ce que pour la raison que j’en fais partie.Surtout maintenant qu’elle a cessé d’exister…

– Est-il bien vrai que, même enlittérature, nous n’ayons rien eu de national ? interrompitAlexandra Ivanovna.

– Je ne suis pas très ferré sur lalittérature, mais, à mon sens, la littérature russe elle-même n’arien de russe, exception faite, peut-être, de Lomonossov, dePouchkine et de Gogol.

– Hé mais ! c’est déjà quelquechose ; et puis, si l’un de ces auteurs était un enfant dupeuple, les deux autres étaient des pomiestchik, dit Adélaïde enriant.

– C’est exact, toutefois ne vous dépêchezpas de triompher. Jusqu’à présent ces trois auteurs sont les seulsqui aient réussi à dire quelque chose qui ne soit pas emprunté,mais tiré de leur propre fonds. Qu’un Russe quelconquedise, écrive ou fasse quelque chose de véritablement personnel,quelque chose qui soit bien de lui et ne constitue ni une imitationni un emprunt, il devient nécessairement national, lors même qu’ilbaragouinerait. Je pose ceci en axiome. Toutefois, ce n’est pas delittérature que nous avons commencé à parler, mais dessocialistes ; c’est à propos de ceux-ci que la discussions’est engagée. Or, j’affirmais que nous n’avons pas eu et n’avonspas un seul socialiste russe. Pourquoi ? Parce que tous nossocialistes sont sortis, eux aussi, de la classe des pomiestchik oude celle des séminaristes. Tous nos socialistes déclarés, ceux quis’affichent comme tels, soit dans le pays, soit à l’étranger, nesont que des libéraux sortis du rang des pomiestchik au temps duservage. Pourquoi riez-vous ? Montrez-moi leurs livres,montrez-moi leurs doctrines, leurs mémoires ; sans être uncritique professionnel, je m’engage à vous écrire la plus probantedes thèses littéraires pour vous démontrer clair comme le jour quechaque page de leurs livres, de leurs brochures et de leursmémoires est avant tout l’œuvre d’un ci-devant pomiestchik russe.Leur fiel, leur indignation, leur humour sentent le pomiestchik (etmême d’un type aussi suranné que celui de Famoussov[5]) ; leurs enthousiasmes, leurslarmes, de vraies larmes, sont peut-être sincères, mais ce sont desenthousiasmes et des larmes de pomiestchik ! De pomiestchik oude séminariste… Vous riez encore ? Vous aussi, prince, vousriez ? Vous n’êtes donc pas de mon avis ?

Il est de fait que le rire était général. Leprince lui-même souriait.

– Je ne saurais encore vous direcatégoriquement si je suis oui ou non de votre avis, articula leprince qui, cessant soudain de sourire, avait sursauté comme unécolier pris en faute, – mais je vous assure que je prends unplaisir extrême à vous écouter…

On aurait dit qu’il étouffait en prononçantces mots ; une sueur froide perlait sur son front. C’étaientles premières paroles qu’il proférait depuis qu’il était là. Il futtenté de jeter un coup d’œil autour de lui, mais n’osa point.Eugène Pavlovitch surprit son geste et sourit.

– Je vous citerai un fait, messieurs,poursuivit-il sur le même ton d’emportement et de chaleur affectés,où perçait l’envie de rire même de sa propre faconde, – un fait queje crois avoir eu le mérite de découvrir et d’observer ; dumoins n’en a-t-on parlé ni écrit nulle part jusqu’ici. Ce faitdéfinit toute l’essence du libéralisme russe tel que je le montre.Et d’abord, qu’est le libéralisme en général, sinon la tendance àdénigrer (à tort ou à raison, c’est une autre affaire) l’ordre deschoses existant ? C’est bien cela ? Maintenant, le faitque j’ai observé est le suivant : le libéralisme russe nes’attaque pas à un ordre de chose établi ; ce qu’il vise,c’est l’essence de la vie nationale ; c’est cette vieelle-même et non les institutions, c’est la Russie et nonl’organisation russe. Le libéral dont je vous parle va jusqu’àrenier la Russie elle-même ; autrement dit il hait et frappesa propre mère. Tout incident malheureux, tout échec pour la Russiele porte à rire et lui inspire de la joie, ou peu s’en faut.Coutumes populaires, histoire de Russie, tout cela lui est odieux.Sa seule excuse, s’il en a une, c’est qu’il ne se rend pas comptede ce qu’il fait et qu’il prend sa russophobie pour le libéralismele plus fécond. (Combien de libéraux ne rencontre-t-on pas cheznous qui se font applaudir par les autres et qui sont peut-être, aufond et à leur insu, les plus ineptes, les plus obtus, et les pluspernicieux des conservateurs ! La haine de la Russie étaitconsidérée naguère comme le véritable amour de la patrie parcertains libéraux qui se targuaient de voir plus clairement que lesautres en quoi doit consister cet amour. Mais avec le temps on estdevenu plus explicite ; désormais l’expression mêmed’« amour de la patrie est regardée comme inconvenante, ensorte que la notion qui y correspond a été proscrite comme nuisibleet vide de sens. Je donne ce fait pour certain. Il fallait bien sedécider à dire la vérité en toute simplicité et sincérité ;nous sommes ici en présence d’un phénomène auquel on ne trouve deprécédent en aucun temps et en aucun lieu. Aucun siècle, aucunpeuple n’en a jamais offert d’exemple. Ce qui signifie qu’il estaccidentel et peut, par conséquent, n’être qu’éphémère ; jen’en disconviens pas. Mais, de libéral qui haïsse sa propre patrie,on n’en peut trouver nulle part ailleurs. Comment expliquer que lecas se soit présenté dans notre pays si ce n’est par la raison quej’ai énoncée tout à l’heure, à savoir que le libéral russe estjusqu’ici un libéral qui n’a rien de russe ? Je n’aperçois pasde meilleure explication.

– Je prends tout ce que tu viens de direpour une plaisanterie, Eugène Pavlovitch, répliqua gravement leprince Stch…

– Je n’ai pas vu tous les libéraux et jene m’érige pas en juge, dit Alexandra Ivanovna, mais j’ai étéindigné en écoutant votre exposé : partant d’un casparticulier, vous avez généralisé et vous êtes ainsi tombé dans lacalomnie.

– Un cas particulier ? Ah !voilà bien le mot que j’attendais ! S’agit-il ou non d’un casparticulier ? riposta Eugène Pavlovitch.

– Prince, qu’en pensez-vous ?S’agit-il ou non d’un cas particulier ?

– Je dois avouer, moi aussi, que j’ai peud’expérience et que je n’ai guère fréquenté… les libéraux, dit leprince. Mais il me semble que vous avez peut-être raison et que celibéralisme russe dont vous avez parlé est, de fait, enclin à haïrla Russie pour elle-même et non pas seulement pour le régime qui yest en vigueur. Certes, cela n’est vrai qu’en partie… on ne sauraiten bonne justice étendre ce reproche à tous les libéraux…

Il resta court. En dépit de toute son émotion,il avait suivi la conversation avec un extrême intérêt. Un de sestraits caractéristiques était l’air de profonde naïveté avec lequelil écoutait les sujets qui sollicitaient son attention. Cettenaïveté se retrouvait dans les réponses qu’il faisait à ceux qui lequestionnaient sur ces mêmes sujets. Elle s’exprimait sur sonvisage et même dans ses attitudes ; elle y révélait une foi àl’abri des atteintes de la raillerie et de l’humour. EugènePavlovitch avait pris depuis longtemps l’habitude de ne s’adresserà lui qu’avec un petit sourire de circonstance.

Mais cette fois, en entendant sa réponse, ille regarda, comme pris au dépourvu, avec beaucoup de gravité.

– Ah çà ! vous me surprenez,proféra-t-il. Voyons, prince, m’avez-vous répondusérieusement ?

– Votre question n’était-elle passérieuse ? repartit le prince avec étonnement.

Un rire général accueillit ces paroles.

– Ayez donc confiance en EugènePavlovitch, dit Adélaïde ; il a la manie de lamystification ! Si vous saviez quelles questions il estparfois capable de débattre sérieusement !

– M’est avis que cette conversation estpénible et qu’il aurait mieux valu ne pas l’engager, observaAlexandra d’un ton cassant. – On avait projeté une promenade…

– Allons, la soirée est superbe !s’écria Eugène Pavlovitch. Mais je tiens à vous prouver que, cettefois-ci, j’ai parlé très sérieusement. Je veux surtout le démontrerau prince (vous m’avez vivement intéressé, prince, et je vous jureque je suis moins frivole que j’en ai l’air, bien qu’à vrai dire,la frivolité soit mon défaut). Aussi poserai-je au prince, avec lapermission de l’assistance, une dernière question pour satisfairema curiosité personnelle, après quoi nous en resterons là. Cettequestion m’est, comme par un fait exprès, venue à l’esprit il y adeux heures (vous voyez, prince, qu’il m’arrive aussi de penser àdes choses sérieuses). Je lui ai trouvé une solution, mais nousallons voir ce qu’en dira le prince. On parlait, il y a un moment,de « cas particulier ». Cette locution joue un grand rôledans notre société, qui aime à l’employer. Dernièrement, unattentat épouvantable a défrayé la presse et l’opinion : ils’agissait de six personnes assassinées par un jeune homme. On abeaucoup parlé alors de l’étrange plaidoirie de l’avocat qui adéclaré que, le meurtrier se trouvant dans la misère, l’idée detuer ces six personnes avait dû lui venir naturellement àl’esprit. Ce ne sont pas les termes dont il s’est servi, mais lesens est, je crois, à peu près celui-là. Je pense que le défenseur,en émettant une idée aussi singulière, croyait sincèrements’inspirer des plus hautes conceptions de notre siècle en fait delibéralisme, d’humanitarisme et de progrès. Eh bien, qu’enpensez-vous ? Faut-il voir un cas particulier ou un phénomènegénéral dans une pareille dépravation de l’intelligence et de laconscience, dans une perversion aussi caractérisée dujugement ?

Tout le monde s’esclaffa.

– C’est un cas particulier, cela va desoi, firent Alexandra et Adélaïde en riant.

– Permets-moi de te rappeler, EugènePavlovitch, dit le prince Stch…, que ton badinage commence à perdrede son sel.

– Qu’en pensez-vous, prince ?poursuivit Eugène Pavlovitch qui n’avait pas écouté cette réflexionet sentait peser sur lui le regard grave et scrutateur du princeLéon Nicolaïévitch. Que vous en semble ? Un cas particulier ouun phénomène général ? J’avoue avoir imaginé cette question àvotre intention.

– Non, ce n’est pas un cas particulier,dit le prince doucement mais avec fermeté.

– Allons, Léon Nicolaïévitch, s’exclamale prince Stch… avec un certain dépit, ne voyez-vous pas qu’il voustend un piège ? Il est évident qu’il se moque et vous prendcomme tête de Turc.

– Je pensais qu’il parlait sérieusement,dit le prince en rougissant ; et il baissa les yeux.

– Mon cher prince, reprit le princeStch…, rappelez-vous donc l’entretien que nous avons eu il y atrois mois. Nous constations justement que, bien que de créationrécente, nos jeunes tribunaux avaient déjà révélé des avocatsremarquables et pleins de talent. Et combien de verdicts dignesd’éloges ont été rendus par nos jurys d’assises. J’étais alors siheureux de vous voir vous réjouir de ce progrès… Nous convenionsque nous avions lieu d’être fiers… Cette plaidoirie maladroite, etcet étrange argument ne sont certainement qu’un accident, un cassur mille.

Le prince Léon Nicolaïévitch réfléchit uninstant, puis répondit de l’accent le plus convaincu, quoique sansélever le ton et avec une nuance de timidité dans lavoix :

– J’ai seulement voulu dire que cettedépravation des idées et de l’intelligence (pour me servir del’expression d’Eugène Pavlovitch) se rencontre très fréquemment etconstitue, hélas ! beaucoup plus un phénomène général qu’uncas particulier. Si elle n’était pas si commune, on ne verraitpeut-être pas de crimes inimaginables comme ces…

– Des crimes inimaginables ? Mais jevous assure que les crimes d’autrefois étaient tout aussimonstrueux et peut-être encore plus atroces. Il y en a toujours eu,non seulement dans notre pays, mais partout, et je crois qu’il s’encommettra pendant bien longtemps encore. La différence réside enceci qu’autrefois il n’y avait pas chez nous une si grandepublicité ; à présent la presse et l’opinion s’enemparent ; de là l’impression que nous sommes en présence d’unphénomène nouveau. C’est votre erreur, votre très naïve erreur,prince ; vous pouvez m’en croire, conclut le prince Stch…,avec un sourire moqueur.

– Je sais parfaitement, dit le prince,que les crimes étaient autrefois tout aussi nombreux et tout aussieffroyables. J’ai visité des prisons, il n’y a pas longtemps, etj’ai eu l’occasion de faire la connaissance de quelques condamnéset inculpés. Il y a même des criminels plus monstrueux que ceuxdont nous avons parlé. Il y en a qui, ayant tué une dizaine depersonnes, ne ressentent pas l’ombre d’un remords. Mais voici ceque j’ai observé : le scélérat le plus endurci et le plusdénué de remords se sent cependant criminel, c’est-à-direque, dans sa conscience, il se rend compte qu’il a mal agi, bienqu’il n’éprouve aucun repentir. Et c’était le cas de tous cesprisonniers. Mais les criminels dont parle Eugène Pavlovitch neveulent même plus se considérer comme tels ; dans leur forintérieur, ils estiment qu’ils ont eu le droit pour eux et qu’ilsont bien agi ou peu s’en faut. Il y a là, à mon sens, une terribledifférence. Et remarquez que ce sont tous des jeunes gens,c’est-à-dire que leur âge est celui où l’homme est le plus désarmécontre l’influence des idées démoralisantes.

Le prince Stch… avait cessé de rire etécoutait le prince d’un air perplexe. Alexandra Ivanovna, qui avaitdepuis longtemps une remarque à placer, garda le silence comme siune considération particulière l’eût retenue. Quant à EugènePavlovitch, il regardait le prince avec une surprise manifeste et,cette fois, sans la moindre ironie.

– Mais qu’avez-vous, mon cher monsieur, àle fixer avec cet air ébahi ? intervint soudain ElisabethProkofievna. – Vous le croyiez donc plus bête que vous et incapablede raisonner à votre manière ?

– Non, madame, je ne croyais pas cela,fit Eugène Pavlovitch ; mais une chose m’étonne, prince(excusez ma question) ? si vous saisissez et pénétrez ainsi lesens de ce problème, comment avez-vous pu (encore une fois,excusez-moi), dans cette étrange affaire, il y a quelques jours…l’affaire Bourdovski, si je ne me trompe… comment, dis-je,avez-vous pu remarquer la même dépravation des idées et du sensmoral ? Le cas était cependant identique. J’ai cru observer àce moment-là que vous ne vous en aperceviez pas du tout.

– Eh ! sachez, mon cher monsieur,dit en s’échauffant Elisabeth Prokofievna, que, si nous tous quisommes ici l’avons remarqué et avons tiré de notre sagacité unsentiment de supériorité sur le prince, c’est cependant lui qui areçu aujourd’hui une lettre de l’un des compagnons de Bourdovski,le plus marquant, celui qui avait la figure bourgeonnée ; tute rappelles, Alexandra ? Dans cette lettre, il lui demandepardon – à sa manière naturellement – et déclare avoir rompu avecle camarade qui lui avait monté la tête ce jour-là ; tu tesouviens, Alexandra ? Et il ajoute que c’est maintenant auprince qu’il accorde le plus de confiance. Aucun de nous n’a encorereçu une lettre pareille, bien que nous soyons habitués à traiterde haut son destinataire.

– Et Hippolyte aussi a déménagé pourvenir s’installer chez nous ! s’écria Kolia.

– Comment ! Il est déjà ici ?demanda le prince, non sans une certaine inquiétude.

– Il est arrivé aussitôt après votredépart avec Elisabeth Prokofievna. C’est moi qui l’ai amené envoiture.

Oubliant tout à fait qu’elle venait de fairel’éloge du prince, Elisabeth Prokofievna partit comme une soupe aulait.

– Je parie qu’il est monté hier dans legrenier de ce mauvais garnement pour lui demander pardon à genouxet venir s’installer ici ! As-tu été le voir hier ? Tul’as toi-même avoué ce tantôt. Y es-tu allé oui ou non ?T’es-tu mis à genoux, oui ou non ?

– Il ne s’est pas du tout mis à genoux,s’écria Kolia. C’est tout le contraire ! Hippolyte a pris hierla main du prince et l’a baisée à deux reprises. J’ai été témoin dela scène ; à cela s’est bornée leur explication ; leprince ayant simplement ajouté qu’il se porterait mieux dans lavilla, Hippolyte a répondu sur-le-champ qu’il s’y installerait dèsqu’il se sentirait moins mal.

– Vous avez tort, Kolia, balbutia leprince en se levant et en prenant son chapeau ; pourquoiracontez-vous cela ? Je…

– Où vas-tu ? demanda ElisabethProkofievna en l’arrêtant.

– Ne vous tourmentez pas, prince, repritKolia avec animation ; n’allez pas le voir et troubler sonrepos ; il s’est endormi à la suite des fatigues du voyage. Ilest enchanté. Franchement, prince, je crois qu’il vaut beaucoupmieux que vous ne vous retrouviez pas aujourd’hui ; remettezcela à demain pour ne pas le rendre encore confus. Il a dit cematin qu’il y a six bons mois qu’il ne s’était senti aussi disposet aussi fort. Il tousse même trois fois moins.

Le prince remarqua qu’Aglaé avait brusquementchangé de place pour se rapprocher de la table. Il n’osait pas laregarder, mais tout son être sentait qu’à cet instant les yeuxnoirs de la jeune fille étaient posés sur lui ; ces yeuxexprimaient sûrement l’indignation, peut-être la menace ; levisage d’Aglaé devait s’être empourpré.

– Il me semble, Nicolas Ardalionovitch,que vous avez eu tort de l’amener ici, si c’est ce jeune hommepoitrinaire qui s’est mis l’autre jour à fondre en larmes et qui ainvité les assistants à son enterrement, fit observer EugènePavlovitch. – Il a parlé avec tant d’éloquence du mur qui se dressedevant sa maison, qu’il regrettera ce mur, croyez-m’en !

– Rien de plus vrai : il techerchera noise, il en viendra aux mains avec toi et s’enira ; c’est comme si c’était fait.

Et Elisabeth Prokofievna, d’un geste plein dedignité, attira à elle sa corbeille à ouvrage, oubliant que tout lemonde était déjà levé pour partir en promenade.

– Je me rappelle l’emphase avec laquelleil a parlé de ce mur, reprit Eugène Pavlovitch ; il a prétenduque, sans ce mur, il ne pourrait pas mourir avec éloquence. Et iltient à mourir avec éloquence.

– Eh bien, après ? murmura leprince. Si vous ne voulez pas lui pardonner, il se passera de votrepardon et mourra quand même… C’est à cause des arbres qu’il estvenu s’installer ici.

– Oh ! pour ce qui est de moi, jelui pardonne tout ; vous pouvez le lui dire.

– Ce n’est pas ainsi qu’il fautcomprendre la chose, dit le prince doucement et comme àcontre-cœur, les yeux toujours fixés sur un point du plancher. – Ilfaut que vous-même consentiez à accepter son pardon.

– En quel honneur ? Quel tort luiai-je fait ?

– Si vous ne comprenez pas, je n’insistepas… Mais vous comprenez parfaitement. Son désir était alors… denous bénir tous et de recevoir aussi votre bénédiction. Voilàtout.

Le prince Stch… échangea un rapide coup d’œilavec quelques-unes des personnes présentes.

– Mon bon et cher prince, dit-il assezvivement mais en pesant ses mots, le paradis n’est guère facile àréaliser sur terre, et ce que vous cherchez, c’est en somme leparadis. La chose est difficile, prince, bien plus difficile que nese le figure, votre excellent cœur. Tenons-nous-en là,croyez-moi ; sans quoi nous retomberons tous dans la confusionet alors…

– Allons écouter la musique, fitElisabeth Prokofievna d’un ton impératif. Et, dans un mouvement decolère, elle se leva.

Tout le monde l’imita.

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