L’Illustre Gaudissart

L’Illustre Gaudissart

d’ Honoré de Balzac

A MADAME LA DUCHESSE DE CASTRIES.

Le Commis-Voyageur, personnage inconnu dans l’antiquité,n’est-il pas une des plus curieuses figures créées, par les moeurs de l’époque actuelle ? N’est-il pas destiné, dans un certain ordre de choses, à marquer la grande transition qui, pour les observateurs, soude le temps des exploitations matérielles au temps des exploitations intellectuelles. Notre siècle reliera le règne de la force isolée, abondante en créations originales, au règne de la force uniforme, mais niveleuse, égalisant les produits, les jetant par masses, et obéissant à une pensée unitaire, dernière expression des sociétés. Après les saturnales de l’esprit généralisé, après les derniers efforts de civilisations qui accumulent les trésors de la terre sur un point, les ténèbres de la barbarie ne viennent-ils pas toujours ? Le Commis-Voyageur n’est-il pas aux idées ce que nos diligences sont aux choses et aux hommes ? il les voiture, les met en mouvement, les fait se choquer les unes aux autres ; il prend, dans le centre lumineux, sa charge de rayons et les sème à travers les populations endormies. Ce pyrophore humain est un savant ignorant, un mystificateur mystifié,un prêtre incrédule qui n’en parle que mieux de ses mystères et de ses dogmes. Curieuse figure ! Cet homme a tout vu, il sait tout, il connaît tout le monde. Saturé des vices de Paris, il peut affecter la bonhomie de la province. N’est-il pas l’anneau qui joint le village à la capitale, quoique essentiellement il ne soit ni Parisien, ni provincial ? car il est voyageur. Il ne voit rien à fond ; des hommes et des lieux, il en apprend les noms ; des choses, il en apprécie les surfaces ; il a son mètre particulier pour tout auner à sa mesure ; enfin son regard glisse sur les objets et ne les traverse pas. Il s’intéresse à tout, et rien ne l’intéresse. Moqueur et chansonnier, aimant en apparence tous les partis, il est généralement patriote au fond del’âme. Excellent mime, il sait prendre tour à tour le sourire del’affection, du contentement, de l’obligeance, et le quitter pourrevenir à son vrai caractère, à un état normal dans lequel il serepose. Il est tenu d’être observateur sous peine de renoncer à sonmétier. N’est-il pas incessamment contraint de sonder les hommespar un seul regard, d’en deviner les actions, les moeurs, lasolvabilité surtout ; et, pour ne pas perdre son temps,d’estimer soudain les chances de succès ? aussi l’habitude dese décider promptement en toute affaire le rend-elleessentiellement jugeur : il tranche, il parle en maître desthéâtres de Paris, de leurs acteurs et de ceux de la province. Puisil connaît les bons et les mauvais endroits de la France, de actuet visu. Il vous piloterait au besoin au Vice ou à la Vertu avec lamême assurance. Doué de l’éloquence d’un robinet d’eau chaude quel’on tourne à volonté, ne peut-il pas également arrêter etreprendre sans erreur sa collection de phrases préparées quicoulent sans arrêt et produisent sur sa victime l’effet d’unedouche morale ? Conteur, égrillard, il fume, il boit. Il a desbreloques, il impose aux gens de menu, passe pour un milord dansles villages, ne se laisse jamais embêter, mot de son argot, etsait frapper à temps sur sa poche pour faire retentir son argent,afin de n’être pas pris pour un voleur par les servantes,éminemment défiantes, des maisons bourgeoises où il pénètre. Quantà son activité, n’est-ce pas la moindre qualité de cette machinehumaine. Ni le milan fondant sur sa proie, ni le cerf inventant denouveaux détours pour passer sous les chiens et dépister leschasseurs ; ni les chiens subodorant le gibier, ne peuventêtre comparés à la rapidité de son vol quand il soupçonne unecommission, à l’habileté du croc en jambe qu’il donne à son rivalpour le devancer, à l’art avec lequel il sent, il flaire etdécouvre un placement de marchandises. Combien ne faut il pas à untel homme de qualités supérieures ! Trouverez-vous, dans unpays, beaucoup de ces diplomates de bas étage, de ces profondsnégociateurs parlant au nom des calicots, du bijou, de la draperie,des vins, et souvent plus habiles que les ambassadeurs, qui, laplupart, n’ont que des formes ? Personne en France ne se doutede l’incroyable puissance incessamment déployée par les Voyageurs,ces intrépides affronteurs de négations qui, dans la dernièrebourgade, représentent le génie de la civilisation et lesinventions parisiennes aux prises avec le bon sens, l’ignorance oula routine des provinces. Comment oublier ici ces admirablesmanoeuvres qui pétrissent l’intelligence des populations, entraitant par la parole les masses les plus réfractaires, et quiressemblent à ces infatigables polisseurs dont la lime lèche lesporphyres les plus durs ! Voulez-vous connaître le pouvoir dela langue et la haute pression qu’exerce la phrase sur les écus lesplus rebelles, ceux du propriétaire enfoncé dans sa baugecampagnarde ;… écoutez le discours d’un des grands dignitairesde l’industrie parisienne au profit desquels trottent, frappent etfonctionnent ces intelligents pistons de la machine à vapeur nomméeSpéculation.

– Monsieur, disait à un savant économiste ledirecteur-caissier-gérant-secrétaire-général et administrateur del’une des plus célèbres Compagnies d’Assurance contre l’Incendie,monsieur, en province, sur cinq cent mille francs de primes àrenouveler, il ne s’en signe pas de plein gré pour plus decinquante mille francs ; les quatre cent cinquante millerestants nous reviennent ramenés par les instances de nos agentsqui vont chez les Assurés retardataires les embêter, jusqu’à cequ’ils aient signé de nouveau leurs chartes d’assurance, en leseffrayant et les échauffant par d’épouvantables narrés d’incendies,etc. Ainsi l’éloquence, le flux labial entre pour les neuf dixièmesdans les voies et moyens de notre exploitation.

Parler ! se faire écouter, n’est-ce pas séduire ? Unenation qui a ses deux Chambres, une femme qui prête ses deuxoreilles, sont également perdues. Eve et son serpent forment lemythe éternel d’un fait quotidien qui a commencé, qui finirapeut-être avec le monde.

– Après une conversation de deux heures, un homme doit être àvous, disait un avoué retiré des affaires.

Tournez autour du Commis-Voyageur ? Examinez cettefigure ? N’en oubliez ni la redingote olive, ni le manteau, nile col en maroquin, ni la pipe, ni la chemise de calicot à raiesbleues. Dans cette figure, si originale qu’elle résiste aufrottement, combien de natures diverses ne découvrirez-vouspas ? Voyez ! quel athlète, quel cirque, quelles armes :lui, le monde et sa langue. Intrépide marin, il s’embarque, muni dequelques phrases, pour aller pêcher cinq à six cent mille francs endes mers glacées, au pays des Iroquois, en France ! Nes’agit-il pas d’extraire, par des opérations purementintellectuelles, l’or enfoui dans les cachettes de province, del’en extraire sans douleur ! Le poisson départemental nesouffre ni le harpon ni les flambeaux, et ne se prend qu’à lanasse, à la seine, aux engins les plus doux. Penserez-vousmaintenant sans frémir au déluge des phrases qui recommence sescascades au point du jour, en France ? Vous connaissez leGenre, voici l’Individu.

Il existe à Paris un incomparable Voyageur, le parangon de sonespèce, un homme qui possède au plus haut degré toutes lesconditions inhérentes à la nature de ses succès. Dans sa parole serencontre à la fois du vitriol et de la glu : de la glu, pourappréhender, entortiller sa victime et se la rendreadhérente ; du vitriol, pour en dissoudre les calculs les plusdurs. Sa partie était le chapeau ; mais son talent et l’artavec lequel il savait engluer les gens lui avaient acquis une sigrande célébrité commerciale, que les négociants de l’Article-Parislui faisaient tous la cour afin d’obtenir qu’il daignât se chargerde leurs commissions. Aussi, quand, au retour de ses marchestriomphales, il séjournait à Paris, était-il perpétuellement ennoces et festins ; en province, les correspondants lechoyaient ; à Paris, les grosses maisons le caressaient.Bienvenu, fêté, nourri partout ; pour lui, déjeuner ou dînerseul était une débauche, un plaisir. Il menait une vie desouverain, ou mieux de journaliste. Mais n’était-il pas le vivantfeuilleton du commerce parisien ? Il se nommait Gaudissart, etsa renommée, son crédit, les éloges dont il était accablé, luiavaient valu le surnom d’illustre. Partout où ce garçon entrait,dans un comptoir comme dans une auberge, dans un salon comme dansune diligence, dans une mansarde comme chez un banquier, chacun dedire en le voyant : – Ah ! voilà l’illustre Gaudissart. Jamaisnom ne fut plus en harmonie avec la tournure, les manières, laphysionomie, la voix, le langage d’aucun homme. Tout souriait auVoyageur et le Voyageur souriait à tout. Similia similibus il étaitpour l’homoeopa- thie. Calembours, gros rire, figure monacale,teint de cordelier, enveloppe rabelaisienne ; vêtement, corps,esprit, figure s’accordaient pour mettre de la gaudisserie, de lagaudriole en toute sa personne. Rond en affaires, bon homme,rigoleur, vous eussiez reconnu en lui l’homme aimable de lagrisette, qui grimpe avec élégance sur l’impériale d’une voiture,donne la main à la dame embarrassée pour descendre du coupé,plaisante en voyant le foulard du postillon, et lui vend unchapeau ; sourit à la servante ; la prend ou par lataille ou par les sentiments ; imite à table le gouglou d’unebouteille en se donnant des chiquenaudes sur une joue tendue ;sait faire partir de la bière en insufflant l’air entre seslèvres ; tape de grands coups de couteau sur les verres à vinde Champagne sans les casser, et dit aux autres : – Faites-enautant ! qui gouaille les voyageurs timides, dément les gensinstruits, règne à table et y gobe les meilleurs morceaux. Hommefort d’ailleurs, il pouvait quitter à temps toutes sesplaisanteries, et semblait profond au moment où, jetant le bout deson cigare, il disait en regardant une ville : – Je vais voir ceque ces gens-là ont dans le ventre ! Gaudissart devenait alorsle plus fin, le plus habile des ambassadeurs. Il savait entrer enadministrateur chez le sous-préfet, en capitaliste chez lebanquier, en homme religieux et monarchique chez le royaliste, enbourgeois chez le bourgeois ; enfin il était partout ce qu’ildevait être, laissait Gaudissart à la porte et le reprenait ensortant.

Jusqu’en 1830, l’illustre Gaudissart était resté fidèle àl’Article-Paris. En s’adressant à la majeure partie des fantaisieshumaines, les diverses branches de ce commerce lui avaient permisd’observer les replis du coeur, lui avaient enseigné les secrets deson éloquence attractive, la manière de faire dénouer les cordonsdes sacs les mieux ficelés, de réveiller les caprices des femmes,des maris, des enfants, des servantes, et de les engager à lessatisfaire. Nul mieux que lui ne connaissait l’art d’amorcer lesnégociants par les charmes d’une affaire, et de s’en aller aumoment où le désir arrivait à son paroxysme. Plein dereconnaissance envers la chapellerie, il disait que c’était entravaillant l’extérieur de la tête qu’il en avait comprisl’intérieur, il avait l’habitude de coiffer les gens, de se jeter àleur tête, etc. Ses plaisanteries sur les chapeaux étaientintarissables. Néanmoins, après août et octobre 1830, il quitta lachapellerie et l’article Paris, laissa les commissions du commercedes choses mécaniques et visibles pour s’élancer dans les sphèresles plus élevées de la spéculation parisienne. Il abandonna,disait-il, la matière pour la pensée, les produits manufacturéspour les élaborations infiniment plus pures de l’intelligence. Ceciveut une explication.

Le déménagement de 1830 enfanta, comme chacun le sait, beaucoupde vieilles idées, que d’habiles spéculateurs essayèrent derajeunir. Depuis 1830, plus spécialement, les idées devinrent desvaleurs ; et, comme l’a dit un écrivain assez spirituel pourne rien publier, on vole aujourd’hui plus d’idées que de mouchoirs.Peut-être, un jour, verrons-nous une Bourse pour les idées ;mais déjà, bonnes ou mauvaises, les idées se cotent, se récoltent,s’importent, se portent, se vendent, se réalisent et rapportent.S’il ne se trouve pas d’idées à vendre, la Spéculation tâche demettre des mots en faveur, leur donne la consistance d’une idée, etvit de ses mots comme l’oiseau de ses grains de mil. Ne riezpas ! Un mot vaut une idée dans un pays où l’on est plusséduit par l’étiquette du sac que par le contenu. N’avons-nous pasvu la Librairie exploitant le mot pittoresque, quand la littératureeut tué le mot fantastique. Aussi le Fisc a-t-il deviné l’impôtintellectuel, il a su parfaitement mesurer le champ des Annonces,cadastrer les Prospectus, et peser la pensée, rue de la Paix, hôteldu Timbre. En devenant une exploitation, l’intelligence et sesproduits devaient naturellement obéir au mode employé par lesexploitations manufacturières. Donc, les idées conçues, aprèsboire, dans le cerveau de quelques-uns de ces Parisiens enapparence oisifs, mais qui livrent des batailles morales en vidantbouteille ou levant la cuisse d’un faisan, furent livrées, lelendemain de leur naissance cérébrale, à des Commis-Voyageurschargés de présenter avec adresse, urbi et orbi, à Paris et enprovince, le lard grillé des Annonces et des Prospectus, au moyendesquels se prend, dans la souricière de l’entreprise, ce ratdépartemental, vulgairement appelé tantôt l’abonné, tantôtl’actionnaire, tantôt membre correspondant, quelquefoissouscripteur ou protecteur, mais partout un niais.

– Je suis un niais ! a dit plus d’un pauvre propriétaireattiré par la perspective d’être fondateur de quelque chose, etqui, en définitive, se trouve avoir fondu mille ou douze centsfrancs.

– Les abonnés sont des niais qui ne veulent pas comprendre que,pour aller en avant dans le royaume intellectuel, il faut plusd’argent que pour voyager en Europe, etc., dit le spéculateur. Ilexiste donc un perpétuel combat entre le public retardataire qui serefuse à payer les contributions parisiennes, et les percepteursqui, vivant de leurs recettes, lardent le public d’idées nouvelles,le bardent d’entreprises, le rôtissent de prospectus, l’embrochentde flatteries, et finissent par le manger à quelque nouvelle saucedans laquelle il s’empêtre, et dont il se grise, comme une mouchede sa plombagine. Aussi, depuis 1830, que n’a-t-on pas prodiguépour stimuler en France le zèle, l’amour-propre des massesintelligentes et progressives ! Les titres, les médailles, lesdiplômes, espèce de Légion-d’Honneur inventée pour le commun desmartyrs, se sont rapidement succédé. Enfin toutes les fabriques deproduits intellectuels ont découvert un piment, un gingembrespécial, leurs réjouissances. De là les primes, de là lesdividendes anticipés ; de là cette conscription de nomscélèbres levée à l’insu des infortunés artistes qui les portent, etse trouvent ainsi coopérer activement à plus d’entreprises quel’année n’a de jours, car la loi n’a pas prévu le vol des noms. Delà ce rapt des idées, que, semblables aux marchands d’esclaves enAsie, les entrepreneurs d’esprit public arrachent au cerveaupaternel à peine écloses, et déshabillent et traînent aux yeux deleur sultan hébété, leur Shahabaham, ce terrible public qui, s’ilne s’amuse pas, leur tranche la tête en leur retranchant leurpicotin d’or.

Cette folie de notre époque vint donc réagir sur l’illustreGaudissart, et voici comment. Une Compagnie d’assurances sur la Vieet les Capitaux entendit parler de son irrésistible éloquence, etlui proposa des avantages inouïs, qu’il accepta. Marché conclu,traité signé, le Voyageur fut mis en sevrage chez lesecrétaire-général de l’administration qui débarrassa l’esprit deGaudissart de ses langes, lui commenta les ténèbres de l’affaire,lui en apprit le patois, lui en démonta le mécanisme pièce à pièce,lui anatomisa le public spécial qu’il allait avoir à exploiter, lebourra de phrases, le nourrit de réponses à improviser,l’approvisionna d’arguments péremptoires ; et, pour tout dire,aiguisa le fil de la langue qui devait opérer sur la Vie en France.Or, le poupon répondit admirablement aux soins qu’en prit monsieurle secrétaire-général. Les chefs des Assurances sur la Vie et lesCapitaux vantèrent si chaudement l’illustre Gaudissart, eurent pourlui tant d’attentions, mirent si bien en lumière, dans la sphère dela haute banque et de la haute diplomatie intellectuelle, lestalents de ce prospectus vi- vant, que les directeurs financiers dedeux journaux, célèbres à cette époque et morts depuis, eurentl’idée de l’employer à la récolte des abonnements. Le Globe, organede la doctrine saint-simonienne, et le Mouvement, journalrépublicain, attirèrent l’illustre Gaudissart dans leurs comptoirs,et lui proposèrent chacun dix francs par tête d’abonné s’il enrapportait un millier ; mais cinq francs seulement s’il n’enattrapait que cinq cents. LA PARTIE Journal politique ne nuisantpas à la PARTIE Assurances de capitaux, le marché fut conclu.Néanmoins Gaudissart réclama une indemnité de cinq cents francspour les huit jours pendant lesquels il devait se mettre au fait dela doctrine de Saint-Simon, en objectant les prodigieux efforts demémoire et d’intelligence nécessaires pour étudier à fond cetarticle, et pouvoir en raisonner convenablement, « de manière,dit-il, à ne pas se mettre dedans. » Il ne demanda rien auxRépublicains. D’abord, il inclinait vers les idées républicaines,les seules qui, selon la philosophie Gaudissarde, pussent établirune égalité rationnelle ; puis Gaudissart avait jadis trempédans les conspirations des Carbonari français, il fut arrêté ;mais relâché faute de preuves ; enfin, il fit observer auxbanquiers du journal que depuis Juillet il avait laissé croître sesmoustaches, et qu’il ne lui fallait plus qu’une certaine casquetteet de longs éperons pour représenter la République. Pendant unesemaine, il alla donc se faire saint-simoniser le matin au Globe,et courut apprendre, le soir, dans les bureaux de l’assurance, lesfinesses de la langue financière. Son aptitude, sa mémoire étaientsi prodigieuses, qu’il put entreprendre son voyage vers le 15avril, époque à laquelle il faisait chaque année sa premièrecampagne. Deux grosses maisons de commerce, effrayées de la baissedes affaires, séduisirent, dit-on, l’ambitieux Gaudissart, et ledéterminèrent à prendre encore leurs commissions. Le roi desVoyageurs se montra clément en considération de ses vieux amis etaussi de la prime énorme qui lui fut allouée.

– Ecoute, ma petite Jenny, disait-il en fiacre à une joliefleuriste.

Tous les vrais grands hommes aiment à se laisser tyranniser parun être faible, et Gaudissart avait dans Jenny son tyran, il laramenait à onze heures du Gymnase où il l’avait conduite, en grandeparure, dans une loge louée à l’avant-scène des premières.

– A mon retour, Jenny, je te meublerai ta chambre, et d’unemanière soignée. La grande Mathilde, qui te scie le dos avec sescomparaisons, ses châles véritables de l’Inde apportés par descourriers d’ambassade russe, son vermeil et son Prince Russe quim’a l’air d’être un fier blagueur, n’y trouvera rien à redire. Jeconsacre à l’ornement de ta chambre tous les Enfants que je feraien province.

– Hé ! bien, voilà qui est gentil, cria la fleuriste.Comment, monstre d’homme, tu me parles tranquillement de faire desenfants, et tu crois que je te souffrirai ce genre-là ?

– Ah ! çà, deviens-tu bête, ma Jenny ?… C’est unemanière de parler dans notre commerce.

– Il est joli, votre commerce !

– Mais écoute donc ; si tu parles toujours, tu aurasraison.

– Je veux avoir toujours raison ! Tiens, tu n’es pas gêné àc’t’heure !

– Tu ne veux donc pas me laisser achever ? J’ai pris sousma protection une excellente idée, un journal que l’on va fairepour les Enfants. Dans notre partie, les Voyageurs, quand ils ontfait dans une ville, une supposition, dix abonnements [Coquille duFurne : abonnnements.] au Journal des Enfants, disent : J’ai faitdix enfants ; comme si j’y fais dix abonnements au journal leMouvement, je dirai : J’ai fait ce soir dix mouvements…Comprends-tu maintenant ?

– C’est du propre ! Tu te mets donc dans lapolitique ? Je te vois à Sainte-Pélagie, où il faudra que jetrotte tous les jours. Ah ! quand on aime un homme, si l’onsavait à quoi l’on s’engage, ma parole d’honneur, on vouslaisserait vous arranger tout seuls, vous autres hommes !Allons, tu pars demain, ne nous fourrons pas dans les papillonsnoirs ; c’est des bêtises.

Le fiacre s’arrêta devant une jolie maison nouvellement bâtie,rue d’Artois, où Gaudissart et Jenny montèrent au quatrième étage.Là demeurait mademoiselle Jenny Courand qui passait généralementpour être secrètement mariée à Gaudissart, bruit que le Voyageur nedémentait pas. Pour maintenir son despotisme, Jenny Courandobligeait l’Illustre Gaudissart à mille petits soins, en lemenaçant toujours de le planter là s’il manquait au plus minutieux.Gaudissart devait lui écrire dans chaque ville où il s’arrêtait etlui rendre compte de ses moindres actions.

– Et combien faudra-t-il d’enfants pour meubler machambre ? dit-elle en jetant son châle et s’asseyant auprèsd’un bon feu. – J’ai cinq sous par abonnement.

– Joli ! Et c’est avec cinq sous que tu prétends me faireriche ! à moins que tu ne soyes comme le juif errant et que tun’aies tes poches bien cousues.

– Mais, Jenny, je ferai des milliers d’enfants. Songe donc queles enfants n’ont jamais eu de journal. D’ailleurs je suis bienbête de vouloir t’expliquer la politique des affaires ; tu necomprends rien à ces choses-là.

– Eh ! bien, dis donc, dis donc, Gaudissart, si je suis sibête, pourquoi m’aimes-tu ?

– Parce que tu es une bête… sublime ! Ecoute, Jenny.Vois-tu, si je fais prendre le Globe, le Mouvement, les Assuranceset mes articles Paris, au lieu de gagner huit à dix misérablesmille francs par an en roulant ma bosse, comme un vrai Mayeux, jesuis capable de rapporter vingt à trente mille francs maintenantpar voyage.

– Délace-moi, Gaudissart, et va droit, ne me tire pas.

– Alors, dit le Voyageur en regardant le dos poli de lafleuriste, je deviens actionnaire dans les journaux, comme Finot,un de mes amis, le fils d’un chapelier, qui a maintenant trentemille livres de rente, et qui va se faire nommer pair deFrance ! Quand on pense que le petit Popinot… Ah ! monDieu, mais j’oublie de dire que monsieur Popinot est nommé d’hierministre du Commerce… Pourquoi n’aurais-je pas de l’ambition,moi ? Hé ! hé ! j’attraperais parfaitement lebagoult de la tribune et pourrais devenir ministre, et uncrâne ! Tiens, écoute-moi :

« Messieurs, dit-il en se posant derrière un fauteuil, la Pressen’est ni un instrument ni un commerce. Vue sous le rapportpolitique, la Presse est une institution. Or nous sommesfurieusement tenus ici de voir politiquement les choses, donc… (Ilreprit haleine.)– Donc nous avons à examiner si elle est utile ounuisible, à encourager ou à réprimer, si elle doit être imposée oulibre : questions graves ! Je ne crois pas abuser des moments,toujours si précieux de la Chambre, en examinant cet article et envous en faisant apercevoir les conditions. Nous marchons à unabîme. Certes, les lois ne sont pas feutrées comme il le faut…»

– Hein ? dit-il en regardant Jenny. Tous les orateurs fontmarcher la France vers un abîme ; ils disent cela ou parlentdu char de l’Etat, de tempêtes et d’horizons politiques. Est-ce queje ne connais pas toutes les couleurs ! J’ai le truc de chaquecommerce. Sais-tu pourquoi ? Je suis né coiffé. Ma mère agardé ma coiffe, je te la donnerai ! Donc je serai bientôt aupouvoir, moi !

– Toi…

– Pourquoi ne serais-je pas le baron Gaudissart, pair deFrance ? N’a-t-on pas nommé déjà deux fois monsieur Popinotdéputé dans le quatrième arrondissement, il dîne avecLouis-Philippe ! Finot va, dit-on, devenir conseillerd’Etat ! Ah ! si on m’envoyait à Londres, ambassadeur,c’est moi qui te dis que je mettrais les Anglais à quia. Jamaispersonne n’a fait le poil à Gaudissart, à l’Illustre Gaudissart.Oui, jamais personne ne m’a enfoncé, et l’on ne m’enfoncera jamais,dans quelque partie que ce soit, politique ou impolitique, icicomme autre part. Mais, pour le moment, il faut que je sois toutaux Capitaux, au Globe, au Mouvement, aux Enfants et à l’articleParis.

– Tu te feras attraper avec tes journaux. Je parie que tu neseras pas seulement allé jusqu’à Poitiers que tu te seras laissépincer ?

– Gageons, mignonne.

– Un châle !

– Va ! si je perds le châle, je reviens à mon article Pariset à la chapellerie. Mais, enfoncer Gaudissart, jamais,jamais !

Et l’illustre Voyageur se posa devant Jenny, la regardafièrement, la main passée dans son gilet, la tête de trois quarts,dans une attitude napoléonienne.

– Oh ! es-tu drôle ? Qu’as-tu donc mangé cesoir ?

Gaudissart était un homme de trente-huit ans, de taille moyenne,gros et gras, comme un homme habitué à rouler en diligence ; àfigure ronde comme une citrouille, colorée, régulière et semblableà ces classiques visages adoptés par les sculpteurs de tous lespays pour les statues de l’Abondance, de la Loi, de la Force, duCommerce, etc. Son ventre protubérant affectait la forme de lapoire ; il avait de petites jambes, mais il était agile etnerveux. Il prit Jenny à moitié déshabillée et la porta dans sonlit.

– Taisez-vous, femme libre ! dit-il. Tu ne sais pas ce quec’est que la femme libre, le Saint-Simonisme, l’Antagonisme, leFouriérisme, le Criticisme, et l’exploitation passionnée ;hé ! bien, c’est… enfin, c’est dix francs par abonnement,madame Gaudissart. – Ma parole d’honneur, tu deviens fou,Gaudissart.

– Toujours plus fou de toi, dit-il en jetant son chapeau sur ledivan de la fleuriste.

Le lendemain matin, Gaudissart, après avoir notablement déjeunéavec Jenny Courand, partit à cheval, afin d’aller dans leschefs-lieux de canton dont l’exploration lui était particulièrementrecommandée par les diverses entreprises à la réussite desquellesil vouait ses talents. Après avoir employé quarante-cinq jours àbattre les pays situés entre Paris et Blois, il resta deux semainesdans cette dernière ville, occupé à faire sa correspondance et àvisiter les bourgs du département. La veille de son départ pourTours, il écrivit à mademoiselle Jenny Courand la lettre suivante,dont la précision et le charme ne pourraient être égalés par aucunrécit, et qui prouve d’ailleurs la légitimité particulière desliens par lesquels ces deux personnes étaient unies.

LETTRE DE GAUDISSART A JENNY COURAND.

« Ma chère Jenny, je crois que tu perdras la gageure. A l’instarde Napoléon, Gaudissart a son étoile et n’aura point de Waterloo.J’ai triomphé partout dans les conditions données. L’Assurance surles Capitaux va très-bien. J’ai, de Paris à Blois, placé près dedeux millions ; mais à mesure que j’avance vers le centre dela France, les têtes deviennent singulièrement plus dures, etconséquemment les millions infiniment plus rares. L’article-Parisva son petit bonhomme de chemin. C’est une bague au doigt. Avec monancien fil, je les embroche parfaitement, ces bons boutiquiers.J’ai placé cent soixante-deux châles de cachemire Ternaux àOrléans. Je ne sais pas, ma parole d’honneur, ce qu’ils en feront,à moins qu’ils ne les remettent sur le dos de leurs moutons. Quantà l’Article-Journaux, diable ! c’est une autre paire demanches. Grand saint bon Dieu ! comme il faut serinerlong-temps ces particuliers-là avant de leur apprendre un airnouveau ! Je n’ai encore fait que soixante-deuxMouvements ! C’est, dans toute ma route, cent de moins que leschâles Ternaux dans une seule ville. Ces farceurs de républicains,ça ne s’abonne pas du tout : vous causez avec eux, ils causent, ilspartagent vos opinions, et l’on est bientôt d’accord pour renversertout ce qui existe. Tu crois que l’homme s’abonne ? ah !bien, oui, je t’en fiche ! Pour peu qu’il ait trois pouces deterre, de quoi faire venir une douzaine de choux, ou des bois dequoi se faire un curedent, mon homme parle alors de laconsolidation des propriétés, des impôts, des rentrées, desréparations, d’un tas de bêtises, et je dépense mon temps et masalive en patriotisme. Mauvaise affaire ! Généralement leMouvement est mou. Je l’écris à ces messieurs. Ça me fait de lapeine, rapport à mes opinions. Pour le Globe, autre engeance. Quandon parle de doctrines nouvelles aux gens qu’on croit susceptiblesde donner dans ces godans-là, il semble qu’on leur parle de brûlerleurs maisons. J’ai beau leur dire que c’est l’avenir, l’intérêtbien entendu, l’exploitation où rien ne se perd ; qu’il y abien assez long-temps que l’homme exploite l’homme, et que la femmeest esclave, qu’il faut arriver à faire triompher la grande penséeprovidentielle et obtenir une coordonnation plus rationnelle del’ordre social, enfin tout le tremblement de mes phrases… Ah !bien, oui, quand j’ouvre ces idées-là, les gens de province fermentleurs armoires, comme si je voulais leur emporter quelque chose, etils me prient de m’en aller. Sont-ils bêles, ces canards-là !Le Globe est enfoncé. Je leur ai dit : – Vous êtes tropavancés ; vous allez en avant, c’est bien ; mais il fautdes résultats, la province aime les résultats. Cependant j’aiencore fait cent Globes, et vu l’épaisseur de ces boulescampagnardes, c’est un miracle. Mais je leur promets tant de belleschoses, que je ne sais pas, ma parole d’honneur, comment lesglobules, globistes, globards ou globiens, feront pour lesréaliser ; mais comme ils m’ont dit qu’ils ordonneraient lemonde infinirnent mieux qu’il ne l’est, je vais de l’avant etprophétise à raison de dix francs par abonnement. Il y a un fermierqui a cru que ça concernait les terres, a cause du nom, et je l’aienfoncé dans le Globe. Bah ! il y mordra, c’est sûr, il a unfront bombé, tous les fronts bombés sont idéologues. Ah !parlez-moi des Enfants ! J’ai fait deux mille Enfants de Parisà Blois. Bonne petite affaire ! Il n’y a pas tant de paroles àdire. Vous montrez la petite vignette a la mère en cahette del’enfant pour que l’enfant veuille la voir ; naturellementl’enfant la voit, il tire maman par sa robe jusqu’a ce qu’il aitson journal, parce que papa na son journal. La maman a une robe devingt francs, et ne veut pas que son marmot la lui déchire ;le journal ne coûte que six francs, il y a économie, l’abonnementdéboule. Excellente chose, c’est un besoin réel, c’est placé entrela confiture et l’image, deux éternels besoins de l’enfance. Ilslisent déjà, les enragés d’enfants ! Ici, j’ai eu, à la tabled’hôte une querelle à propos des journaux et de mes opinions.J’étais à manger tranquillement à côté d’un monsieur, en chapeaugris, qui lisait les Débats. Je me dis en moi-même : – Faut quej’essaie mon éloquence de tribune. En voilà un qui est pour ladynastie, je vais essayer de le cuire. Ce triomphe serait unefameuse assurance de mes talents ministériels. Et je me mets àl’ouvrage, en commençant par lui vanter son journal. Hein !c’était tiré de longueur. De fil en ruban, je me mets à dominer monhomme, en lâchant les phrases à quatre chevaux, les raisonnementsen fa-dièze et toute la sacrée machine. Chacun m’écoutait, et jevis un homme qui avait du juillet dans les moustaches, près demordre au Mouvement. Mais je ne sais pas comment j’ai laissé mal àpropos échapper le mot ganache. Bah ! voilà mon chapeaudynastique, mon chapeau gris, mauvais chapeau du reste, un Lyonmoitié soie, moitié coton, qui prend le mors aux dents et se fâche.Moi je ressaisis mon grand air, tu sais, et je lui dis : –Ah ! çà, monsieur, vous êtes un singulier pistolet. Si vousn’êtes pas content, je vous rendrai raison. Je me suis battu enJuillet. – Quoique père de famille, me dit-il, je suis prêt à… –Vous êtes père de famille, mon cher monsieur, lui répondis-je.Auriez-vous des enfants ? – Oui, monsieur. – De onzeans ? – A peu près. – Hé ! bien, monsieur, le journal desEnfants va paraître : six francs par an, un numéro par mois, deuxcolonnes, rédigé par les sommités littéraires, un journal bienconditionné, papier solide, gravures dues aux crayons spirituels denos meilleurs artistes, de véritables dessins des Indes et dont lescouleurs ne passeront pas. Puis je lâche ma bordée. Voilà un pèreconfondu ! La querelle a fini par un abonnement. – Il n’y aque Gaudissart pour faire de ces tours-là ! disait le petitcriquet de Lamard à ce grand imbécile de Bulot en lui racontant lascène au café.

Je pars demain pour Amboise. Je ferai Amboise en deux jours, ett’écrirai maintenant de Tours, où je vais tenter de me mesurer avecles campagnes les plus incolores, sous le rapport intelligent etspéculatif. Mais, foi de Gaudissart ! on les roulera !ils seront roulés ! roulés ! Adieu, ma petite, aime-moitoujours, et sois fidèle. La fidélité quand même est une desqualités de la femme libre. Qui est-ce qui t’embrasse sur lesoeils ?

» Ton FELIX, pour toujours. » Cinq jours après, Gaudissartpartit un matin de l’hôtel du Faisan où il logeait à Tours, et serendit à Vouvray, canton riche et populeux dont l’esprit public luiparut susceptible d’être exploité. Monté sur son cheval, iltrottait le long de la Levée, ne pensant pas plus à ses phrasesqu’un acteur ne pense au rôle qu’il a joué cent fois. L’illustreGaudissart allait, admirant le paysage, et marchait insoucieusement, sans se douter que dans les joyeuses vallées de Vouvraypérirait son infaillibilité commerciale.

Ici, quelques renseignements sur l’esprit public de la Tourainedeviennent nécessaires. L’esprit conteur, rusé, goguenard,épigrammatique dont, à chaque page, est empreinte l’oeuvre deRabelais, exprime fidèlement l’esprit tourangeau, esprit fin, policomme il doit l’être dans un pays où les Rois de France ont,pendant long-temps, tenu leur cour ; esprit ardent, artiste,poétique, voluptueux, mais dont les dispositions premièress’abolissent promptement. La mollesse de l’air, la beauté duclimat, une certaine facilité d’existence et la bonhomie des moeursy étouffent bientôt le sentiment des arts, y rétrécissent le plusvaste coeur, y corrodent la plus tenace des volontés. Transplantezle Tourangeau, ses qualités se développent et produisent de grandeschoses, ainsi que l’ont prouvé, dans les sphères d’activité lesplus diverses, Rabelais et Semblançay ; Plantin l’imprimeur,et Descartes, Boucicault, le Napoléon de son temps, et Pinaigrierqui peignit la majeure partie des vitraux dans les cathédrales,puis Verville et Courier. Ainsi le Tourangeau, si remarquable audehors, chez lui demeure comme l’Indien sur sa natte, comme le Turcsur son divan. Il emploie son esprit à se moquer du voisin, à seréjouir, et arrive au bout de la vie, heureux. La Touraine est lavéritable abbaye de Thélême, si vantée dans le livre de Gargantua,il s’y trouve, comme dans l’oeuvre du poète, de complaisantesreligieuses, et la bonne chère tant célébrée par Rabelais y trône.Quant à la fainéantise, elle est sublime et admirablement expriméepar ce dicton populaire : – Tourangeau, veux-tu de la soupe ?– Oui. – Apporte ton écuelle ? – Je n’ai plus faim. Est-ce àla joie du vignoble, est-ce à la douceur harmonieuse des plus beauxpaysages de la France, est-ce à la tranquillité d’un pays où jamaisne pénètrent les armes de l’étranger, qu’est dû le mol abandon deces faciles et douces moeurs. A ces questions, nulle réponse. Allezdans cette Turquie de la France, vous y resterez paresseux, oisif,heureux. Fussiez-vous ambitieux comme l’était Napoléon, ou poètecomme l’était Byron, une force inouïe, invincible vous obligerait àgarder vos poésies pour vous, et à convertir en rêves vos projetsambitieux.

L’Illustre Gaudissart devait rencontrer là, dans Vouvray, l’unde ces railleurs indigènes dont les moqueries ne sont offensivesque par la perfection même de la moquerie, et avec lequel il eut àsoutenir une cruelle lutte. A tort ou à raison, les Tourangeauxaiment beaucoup à hériter de leurs parents. Or, la doctrine deSaint-Simon y était alors particulièrement prise en haine etvilipendée ; mais comme on prend en haine, comme on vilipendeen Touraine, avec un dédain et une supériorité de plaisanteriedigne du pays des bons contes et des tours joués aux voisins,esprit qui s’en va de jour en jour devant ce que lord Byron a nomméle cant anglais.

Pour son malheur, après avoir débarqué au Soleil-d’Or, aubergetenue par Mitouflet, un ancien grenadier de la Garde impériale, quiavait épousé une riche vigneronne, et auquel il confiasolennellement son cheval, Gaudissart alla chez le malin deVouvray, le boute-en-train du bourg, le loustic obligé par son rôleet par sa nature à maintenir son endroit en liesse. Ce Figarocampagnard, ancien teinturier, jouissait de sept à huit millelivres de rente, d’une jolie maison assise sur le coteau, d’unepetite femme grassouillette, d’une santé robuste. Depuis dix ans,il n’avait plus que son jardin et sa femme à soigner, sa fille àmarier, sa partie à faire le soir, à connaître de toutes lesmédisances qui relevaient de sa juridiction, à entraver lesélections, guerroyer avec les gros propriétaires et organiser debons dîners ; à trotter sur la levée, aller voir ce qui sepassait à Tours et tracasser le curé ; enfin, pour tout drame,attendre la vente d’un morceau de terre enclavé dans ses vignes.Bref, il menait la vie tourangelle, la vie de petite ville à lacampagne. Il était d’ailleurs la notabilité la plus imposante de labourgeoisie, le chef de la petite propriété jalouse, envieuse,ruminant et colportant contre l’aristocratie les médisances, lescalomnies avec bonheur, rabaissant tout à son niveau, ennemie detoutes les supériorités, les méprisant même avec le calme admirablede l’ignorance. Monsieur Vernier, ainsi se nommait ce petit grandpersonnage du bourg, achevait de déjeuner, entre sa femme et safille, lorsque Gaudissart se présenta dans la salle par lesfenêtres de laquelle se voyaient la Loire et le Cher, une des plusgaies salles à manger du pays. – Est-ce à monsieur Vernierlui-même… dit le Voyageur en pliant avec tant de grâce sa colonnevertébrale qu’elle semblait élastique.

– Oui, monsieur, répondit le malin teinturier en l’interrompantet lui jetant un regard scrutateur par lequel il reconnut aussitôtle genre d’homme auquel il avait affaire.

– Je viens, monsieur, reprit Gaudissart, réclamer le concours devos lumières pour me diriger dans ce canton où Mitouflet m’a ditque vous exerciez la plus grande influence. Monsieur, je suisenvoyé dans les départements pour une entreprise de la plus hauteimportance, formée par des banquiers qui veulent…

– Qui veulent nous tirer des carottes, dit en riant Vernierhabitué jadis à traiter avec le Commis-Voyageur et à le voirvenir.

– Positivement, répondit avec insolence l’Illustre Gaudissart.Mais vous devez savoir, monsieur, puisque vous avez un tact si fin,qu’on ne peut tirer de carottes aux gens qu’autant qu’ils trouventquelque intérêt à se les laisser tirer. Je vous prie donc de ne pasme confondre avec les vulgaires Voyageurs qui fondent leur succèssur la ruse ou sur l’importunité. Je ne suis plus Voyageur, je lefus, monsieur, je m’en fais gloire. Mais aujourd’hui j’ai unemission de la plus haute importance et qui doit me faire considérerpar les esprits supérieurs, comme un homme qui se dévoue à éclairerson pays. Daignez m’écouter, monsieur, et vous verrez que vousaurez gagné beaucoup dans la demi-heure de conversation que j’ail’honneur de vous prier de m’accorder. Les plus célèbres banquiersde Paris ne se sont pas mis fictivement dans cette affaire commedans quelques-unes de ces honteuses spéculations que je nomme, moi,des ratières ; non, non, ce n’est plus cela ; je ne mechargerais pas, moi, de colporter de semblables attrape-nigauds.Non, monsieur, les meilleures et les plus respectables maisons deParis sont dans l’entreprise, et comme intéressées et commegarantie…

Là Gaudissart déploya la rubannerie de ses phrases, et monsieurVernier le laissa continuer en l’écoutant avec un apparent intérêtqui trompa Gaudissart. Mais, au seul mot de garantie, Vernier avaitcessé de faire attention à la rhétorique du Voyageur, il pensait àlui jouer quelque bon tour, afin de délivrer de ces espèces dechenilles parisiennes, un pays à juste titre nommé barbare par lesspéculateurs qui ne peuvent y mordre. En haut d’une délicieusevallée, nommée la Vallée Coquette, à cause de ses sinuosités, deses courbes qui renaissent à chaque pas, et paraissent plus bellesà mesure que l’on s’y avance, soit qu’on en monte ou qu’on endescende le joyeux cours, demeurait dans une petite maison entouréed’un clos de vignes, un homme à peu près fou, nommé Margaritis.D’origine italienne, Margaritis était marié, n’avait pointd’enfant, et sa femme le soignait avec un courage généralementapprécié. Madame Margaritis courait certainement des dangers prèsd’un homme qui, entre autres manies, voulait porter sur lui deuxcouteaux à longue lame, avec lesquels il la menaçait parfois. Maisqui ne connaît l’admirable dévouement avec lequel les gens deprovince se consacrent aux êtres souffrants, peut-être à cause dudéshonneur qui attend une bourgeoise si elle abandonne son enfantou son mari aux soins publics de l’hôpital ? Puis, qui neconnaît aussi la répugnance qu’ont les gens de province à payer lapension de cent louis ou de mille écus exigée à Charenton, ou parles Maisons de Santé ? Si quelqu’un parlait à madameMargaritis des docteurs Dubuisson, Esquirol, Blanche ou autres,elle préférait avec une noble indignation garder ses trois millefrancs en gardant le bonhomme. Les incompréhensibles volontés quedictait la folie à ce bonhomme se trouvant liées au dénoûment decette aventure, il est nécessaire d’indiquer les plus saillantes.Margaritis sortait aussitôt qu’il pleuvait à verse, et sepromenait, la tête nue, dans ses vignes. Au logis, il demandait àtout moment le journal ; pour le contenter, sa femme ou saservante lui donnaient un vieux journal d’Indre-et-Loire ; et,depuis sept ans, il ne s’était point encore aperçu qu’il lisaittoujours le même numéro. Peut-être un médecin n’eût-il pas observé,sans intérêt, le rapport qui existait entre la recrudescence desdemandes de journal et les variations atmosphériques. La plusconstante occupation de ce fou consistait à vérifier l’état duciel, relativement à ses effets sur la vigne. Ordinairement, quandsa femme avait du monde, ce qui arrivait presque tous les soirs,les voisins ayant pitié de sa situation, venaient jouer chez elleau boston ; Margaritis restait silencieux, se mettait dans uncoin, et n’en bougeait point ; mais quand dix heures sonnaientà son horloge enfermée dans une grande armoire oblongue, il selevait au dernier coup avec la précision mécanique des figuresmises en mouvement par un ressort dans les châsses des joujoux[Coquille du Furne : joujous.] allemands, il s’avançait lentementjusqu’aux joueurs, leur jetait un regard assez semblable au regardautomatique des Grecs et des Turcs exposés sur le boulevard duTemple à Paris, et leur disait : – Allez-vous-en ! A certainesépoques, cet homme recouvrait son ancien esprit, et donnait alors àsa femme d’excellents conseils pour la vente de ses vins ;mais alors il devenait extrêmement tourmentant, il volait dans lesarmoires des friandises et les dévorait en cachette. Quelquefois,quand les habitués de la maison entraient, il répondait à leursdemandes avec civilité, mais le plus souvent il leur disait leschoses les plus incohérentes. Ainsi, à une dame qui lui demandait :– Comment vous sentez-vous aujourd’hui, monsieur Margaritis ?– Je me suis fait la barbe, et vous ?… lui répondait-il. –Etes-vous mieux, monsieur ? lui demandait une autre. –Jérusalem ! Jérusalem ! répondait-il. Mais la plupart dutemps il regardait ses hôtes d’un air stupide, sans mot dire, et safemme leur disait alors : – Le bonhomme n’entend rien aujourd’hui.Deux ou trois fois en cinq ans, il lui arriva toujours, versl’équinoxe, de se mettre en fureur à cette observation, de tirerson couteau et de crier : – Cette garce me déshonore. D’ailleurs,il buvait, mangeait, se promenait comme eût fait un homme enparfaite santé. Aussi chacun avait-il fini par ne pas lui accorderplus de respect ni d’attention que l’on n’en a pour un gros meuble.Parmi toutes ses bizarreries, il y en avait une dont personnen’avait pu découvrir le sens ; car, à la longue, les espritsforts du pays avaient fini par commenter et expliquer les actes lesplus déraisonnables de ce fou. Il voulait toujours avoir un sac defarine au logis, et garder deux pièces de vin de sa récolte, sanspermettre qu’on touchât à la farine ni au vin. Mais quand venait lemois de juin, il s’inquiétait de la vente du sac et des deux-piècesde vin avec toute la sollicitude d’un fou. Presque toujours madameMargaritis lui disait alors avoir vendu les deux poinçons à un prixexorbitant, et lui en remettait l’argent qu’il cachait, sans que nisa femme, ni sa servante eussent pu, même en le guettant, découvriroù était la cachette.

La veille du jour où Gaudissart vint à Vouvray ; madameMargaritis éprouva plus de peine que jamais à tromper son mari dontla raison semblait revenue.

– Je ne sais en vérité comment se passera pour moi la journée dedemain, avait-elle dit à madame Vernier. Figurez-vous que lebonhomme a voulu voir ses deux pièces de vin. Il m’a si bien faitendêver (mot du pays) pendant toute la journée, qu’il a fallu luimontrer deux poinçons pleins. Notre voisin Pierre Champlain avaitheureusement deux pièces qu’il n’a pas pu vendre ; et à maprière, il a les roulées dans notre cellier. Ah ! çà, nevoilà-t-il pas que le bonhomme, depuis qu’il a vu les poinçons,prétend les brocanter lui-même ?

Madame Vernier venait de confier à son mari l’embarras où setrouvait madame Margaritis un moment avant l’arrivée de Gaudissart.Au premier mot du Commis-Voyageur, Vernier se proposa de le mettreaux prises avec le bonhomme Margaritis.

– Monsieur, répondit l’ancien teinturier quand l’IllustreGaudissart eut lâché sa première bordée, je ne vous dissimuleraipas les difficultés que doit rencontrer ici votre entreprise. Notrepays est un pays qui marche à la grosse suo modo, un pays où jamaisune idée nouvelle ne prendra. Nous vivons comme vivaient nos pères,en nous amusant à faire quatre repas par jour, en nous occupant àcultiver nos vignes et à bien placer nos vins. Pour tout négocenous tâchons boonifacement de vendre les choses plus cher qu’ellesne coûtent. Nous resterons dans cette ornière-là sans que ni Dieudiable puisse nous en sortir. Mais je vais vous donner un bonconseil, et un bon conseil vaut un oeil dans la main. Nous avonsdans le bourg un ancien banquier dans les lumières duquel j’ai, moiparticulièrement, la plus grande confiance ; et, si vousobtenez son suffrage, j’y joindrai le mien. Si vos propositionsconstituent des avantages réels, si nous en sommes convaincus, à lavoix de monsieur Margaritis qui entraîne la mienne, il se trouve àVouvray vingt maisons riches dont toutes les bourses s’ouvriront etprendront votre vulnéraire.

En entendant le nom du fou, madame Vernier leva la tête etregarda son mari.

– Tenez, précisément, ma femme a, je crois, l’intention de faireune visite à madame Margaritis, chez laquelle elle doit aller avecune de nos voisines. Attendez un moment, ces dames vous yconduiront. – Tu iras prendre madame Fontanieu, dit le vieuxteinturier en guignant sa femme.

Indiquer la commère la plus rieuse, la plus éloquente, la plusgrande goguenarde du pays, n’était-ce pas dire à madame Vernier deprendre des témoins pour bien observer la scène qui allait avoirlieu entre le Commis-Voyageur et le fou, afin d’en amuser le bourgpendant un mois ? Monsieur et madame Vernier jouèrent si bienleur rôle que Gaudissart ne conçut aucune défiance, et donnapleinement dans le piége ; il offrit galamment le bras àmadame Vernier, et crut avoir fait, pendant le chemin, la conquêtedes deux dames, avec lesquelles il fut étourdissant d’esprit, depointes et de calembours incompris.

La maison du prétendu banquier était située à l’endroit oùcommence la Vallée Coquette. Ce logis, appelé La Fuye, n’avait riende bien remarquable. Au rez-de-chaussée se trouvait un grand salonboisé, de chaque côté duquel était une chambre à coucher, celle dubonhomme et celle de sa femme. On entrait dans le salon par unvestibule qui servait de salle à manger, et auquel communiquait lacuisine. Ce rez-de-chaussée, dénué de l’élégance extérieure quidistingue les plus humbles maisons en Touraine, était couronné pardes mansardes auxquelles on montait par un escalier bâti en dehorsde la maison, appuyé sur un des pignons et couvert d’un appentis.Un petit jardin, plein de soucis, de seringas, de sureaux, séparaitl’habitation des clos. Autour de la cour, s’élevaient les bâtimentsnécessaires à l’exploitation des vignes.

Assis dans son salon, près d’une fenêtre, sur un fauteuil envelours d’Utrecht jaune, Margaritis ne se leva point en voyantentrer les deux dames et Gaudissart, il pensait à vendre ses deuxpièces de vin. C’était un homme sec, dont le crâne chauvepar-devant, garni de cheveux rares par derrière, avait uneconformation piriforme. Ses yeux enfoncés, surmontés de grossourcils noirs et fortement cernés ; son nez en lame decouteau ; ses os maxillaires saillants, et ses jouescreuses ; ses lignes généralement oblongues, tout, jusqu’à sonmenton démesurément long et plat, contribuait à donner à saphysionomie un air étrange, celui d’un vieux professeur derhétorique ou d’un chiffonnier.

– Monsieur Margaritis, lui dit madame Vernier, allons,remuez-vous donc ! Voilà un monsieur que mon mari vous envoie,il faut l’écouter avec attention. Quittez vos calculs demathématiques, et causez avec lui.

En entendant ces paroles, le fou se leva, regarda Gaudissart,lui fit signe de s’asseoir, et lui dit : – Causons, monsieur.

Les trois femmes allèrent dans la chambre de madame Margaritis,en laissant la porte ouverte, afin de tout entendre et de pouvoirintervenir au besoin. A peine furent-elles installées que monsieurVernier arriva doucement par le clos, se fit ouvrir la tenêtre, etentra sans bruit.

– Monsieur, dit Gaudissart, a été dans les affaires…

– Publiques, répondit Margaritis en l’interrompant. J’ai pacifiéla Calabre sons le règne du roi Murat.

– Tiens, il est allé en Calabre maintenant ! dit à voixbasse monsieur Vernier.

– Oh ! alors, reprit Gaudissart, nous nous entendronsparfaitement.

– Je vous écoute, répondit Margaritis en prenant le maintiend’un homme qui pose pour son portrait chez un peintre.

– Monsieur, dit Gaudissart en faisant tourner la clef de samontre à laquelle il ne cessa d’imprimer par distraction unmouvement rotatoire et périodique dont s’occupa beaucoup le fou etqui contribua peut-être à le faire tenir tranquille, monsieur, sivous n’étiez pas un homme supérieur… (Ici le fou s’inclina.) Je mecontenterais de vous chiffrer matériellement les avantages del’affaire, dont les motifs psychologiques valent la peine de vousêtre exposés. Ecoutez ! De toutes les richesses sociales, letemps n’est-il pas la plus précieuse ; et, l’économiser,n’est-ce pas s’enrichir ? Or, y a-t-il rien qui consomme plusde temps dans la vie que les inquiétudes sur ce que j’appelle lepot au feu, locution vulgaire, mais qui pose nettement laquestion ? Y a-t-il aussi rien qui mange plus de temps que ledéfaut de garantie à offrir à ceux auxquels vous demandez del’argent, quand, momentanément pauvre, vous êtes riched’espérance ?

– De l’argent, nous y sommes, dit Margaritis.

– Eh ! bien, monsieur, je suis envoyé dans les Départementspar une compagnie de banquiers et de capitalistes, qui ont aperçula perte énorme que font ainsi, en temps et conséquemment enintelligence ou en activité productive, les hommes d’avenir. Or,nous avons eu l’idée de capitaliser à ces hommes ce même avenir, deleur escompter leurs talents, en leur escomptant quoi ?… letemps dito, et d’en assurer la valeur à leurs héritiers. Il nes’agit plus là d’économiser le temps, mais de lui donner un prix,de le chiffrer, d’en représenter pécuniairement les produits quevous présumez en obtenir dans cet espace intellectuel, enreprésentant les qualités morales dont vous êtes doué et qui sont,monsieur, des forces vives, comme une chute d’eau, comme unernachine à vapeur de trois, dix, vingt, cinquante chevaux.Ah ! ceci est un progrès, un mouvement vers un meilleur ordrede choses, mouvement dû à l’activité de notre époque,essentiellement progressive, ainsi que je vous le prouverai, quandnous en viendrons aux idées d’une plus logique coordonnation desintérêts sociaux. Je vais m’expliquer par des exemples sensibles.Je quitte le raisonnement purement abstrait, ce que nous nommons,nous autres, la mathématique des idées. Au lieu d’être unpropriétaire vivant de vos rentes, vous êtes un peintre, unmusicien, un artiste, un poète…

– Je suis peintre, dit le fou en manière de parenthèse.

– Eh ! bien, soit, puisque vous comprenez bien mamétaphore, vous êtes peintre, vous avez un bel avenir, un richeavenir. Mais je vais plus loin…

En entendant ces mots, le fou examina Gaudissart d’un airinquiet pour voir s’il voulait sortir, et ne se rassura qu’enl’apercevant toujours assis.

– Vous n’êtes même rien du tout, dit Gaudissart en continuant,mais vous vous sentez…

– Je me sens, dit le fou.

– Vous vous dites : Moi, je serai ministre. Eh ! bien, vouspeintre, vous artiste, homme de lettres, vous ministre futur, vouschiffrez vos espérances, vous les taxez, vous vous tarifez jesuppose à cent mille écus…

– Vous m’apportez donc cent mille écus ? dit le fou.

– Oui, monsieur, vous allez voir. Ou vos héritiers les palperontnécessairement si vous venez à mourir, puisque l’entreprises’engage à les leur compter, ou vous les touchez par vos travauxd’art, par vos heureuses spéculations si vous vivez. Si vous vousêtes trompé, vous pouvez même recommencer. Mais, une fois que vousavez, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, fixé le chiffre devotre capital intellectuel, car c’est un capital intellectuel,saisissez bien ceci, intellectuel…

– Je comprends, dit le fou.

– Vous signez un contrat d’Assurance avec l’administration quivous reconnaît une valeur de cent mille écus, à vous peintre…

– Je suis peintre, dit le fou.

– Non, reprit Gaudissart, à vous musicien, à vous ministre, ets’engage à les payer à votre famille, à vos héritiers ; si,par votre mort, les espérances, le pot au feu fondé sur le capitalintellectuel venait à être renversé. Le payement de la prime suffità consolider ainsi votre…

– Votre caisse, dit le fou en l’interrompant.

– Mais, naturellement, monsieur. Je vois que monsieur a été dansles affaires.

– Oui, dit le fou, j’ai fondé la Banque Territoriale de la ruedes Fossés-Montmartre, à Paris, en 1798.

– Car, reprit Gaudissart, pour payer les capitaux intellectuels,que chacun se reconnaît et s’attribue, ne faut-il pas que lagénéralité des Assurés donne une certaine prime, trois pour cent,une annuité de trois pour cent ? Ainsi, par le payement d’unefaible somme, d’une misère, vous garantissez votre famille dessuites fâcheuses de votre mort.

– Mais je vis, dit le fou.

– Ah ! si vous vivez long-temps ! Voilà l’objection laplus communément faite, objection vulgaire, et vous comprenez quesi nous ne l’avions pas prévue, foudroyée, nous ne serions pasdignes d’être… quoi ?… que sommes-nous, après tout ? lesteneurs de livres du grand bureau des intelligences. Monsieur, jene dis pas cela pour vous, mais je rencontre partout des gens quiont la prétention d’apprendre quelque chose de nouveau, de révélerun raisonnement quelconque à des gens qui ont pâli sur uneaffaire !… ma parole d’honneur, cela fait pitié. Mais le mondeest comme ça, je n’ai pas la prétention de le réformer. Votreobjection, monsieur, est un non-sens…

– Quésaco ? dit Margaritis.

– Voici pourquoi. Si vous vivez et que vous ayez les moyensévalués dans votre charte d’assurance contre les chances de lamort, suivez bien…

– Je suis.

– Eh ! bien, vous avez réussi dans vos entreprises !vous avez dû réussir précisément à cause de ladite charted’assurance ; car vous avez doublé vos chances de succès envous débarrassant de toutes les inquiétudes que l’on a quand ontraîne avec soi une femme, des enfants que notre mort peut réduireà la plus affreuse misère. Si vous êtes arrivé, vous avez alorstouché le capital intellectuel, pour lequel l’Assurance a été unebagatelle, une vraie bagatelle, une pure bagatelle.

– Excellente idée ! – N’est-ce pas, monsieur ? repritGaudissart. Je nomme cette Caisse de bienfaisance, moi, l’Assurancemutuelle contre la misère !… ou, si vous voulez, l’escompte dutalent. Car le talent, monsieur, le talent est une lettre de changeque la Nature donne à l’homme de génie, et qui se trouve souvent àbien longue échéance… hé ! hé !

– Oh ! la belle usure ! s’écria Margaritis.

– Eh ! diable ! il est fin, le bonhomme. Je me suistrompé, pensa Gaudissart. Il faut que je domine mon homme par deplus hautes considérations, par ma blague numéro 1 – Du tout,monsieur, s’écria Gaudissart à haute voix, pour vous qui…

– Accepteriez-vous un verre de vin ? demandaMargaritis.

– Volontiers, répondit Gaudissart.

– Ma femme, donne-nous donc une bouteille du vin dont il nousreste deux pièces. – Vous êtes ici dans la tête de Vouvray, dit lebonhomme en montrant ses vignes à Gaudissart. Le closMargaritis !

La servante apporta des verres et une bouteille de vin del’année 1819. Le bonhomme Margaritis en versa précieusement dans unverre, et le présenta solennellement à Gaudissart qui le but.

– Mais vous m’attrapez, monsieur, dit le Commis-Voyageur, ceciest du vin de Madère, vrai vin de Madère.

– Je le crois bien, dit le fou. L’inconvénient du vin deVouvray, monsieur, est de ne pouvoir se servir ni comme vinordinaire, ni comme vin d’entremets ; il est trop généreux,trop fort ; aussi vous le vend-on à Paris pour du vin deMadère en le teignant d’eau-de-vie. Notre vin est si liquoreux quebeaucoup de marchands de Paris, quand notre récolte n’est pas assezbonne pour la Hollande et la Belgique, nous achètent nosvins ; ils les coupent avec les vins des environs de Paris, eten font alors des vins de Bordeaux. Mais ce que vous buvez en cemoment, mon cher et très-aimable monsieur, est un vin de roi, latête de Vouvray. J’en ai deux pièces, rien que deux pièces. Lesgens qui aiment les grands vins, les hauts vins, et qui veulentservir sur leurs tables des qualités en dehors du commerce, commeplusieurs maisons de Paris qui ont de l’amour-propre pour leursvins, se font fournir directement par nous. Connaissez-vousquelques personnes qui…

– Revenons à notre affaire, dit Gaudissart.

– Nous y sommes, monsieur, reprit le fou. Mon vin est capi-teux, capiteux s’accorde avec capital en étymologie ; or, vousparlez capitaux… hein ? caput, tête ! tête de Vouvray,tout cela se tient…

– Ainsi donc, dit Gaudissart, ou vous avez réalisé vos capitauxintellectuels…

– J’ai réalisé, monsieur. Voudriez-vous donc de mes deuxpièces ? je vous en arrangerais bien pour les termes.

– Non, je parle, dit l’illustre Gaudissart, de l’Assurance descapitaux intellectuels et des opérations sur la vie. Je reprendsmon raisonnement.

Le fou se calma, reprit sa pose, et regarda Gaudissart.

– Je dis, monsieur, que, si vous mourez, le capital se paye àvotre famille sans difficulté.

– Sans difficulté.

– Oui, pourvu qu’il n’y ait pas suicide…

– Matière à chicane.

– Non, monsieur. Vous le savez, le suicide est un de ces actestoujours faciles à constater.

– En France, dit le fou. Mais…

– Mais à l’étranger, dit Gaudissart. Eh ! bien, monsieur,pour terminer sur ce point, je vous dirai que la simple mort àl’étranger et la mort sur le champ de bataille sont en dehorsde…

– Qu’assurez-vous donc alors ?… rien du tout ! s’écriaMargaritis. Moi, ma Banque Territoriale reposait sur…

– Rien du tout, monsieur ?… s’écria Gaudissart eninterrompant le bonhomme. Rien du tout ?… et la maladie, etles chagrins, et la misère et les passions ? Mais ne nousjetons pas dans les cas exceptionnels.

– Non, n’allons pas dans ces cas-là, dit le fou.

– Que résulte-t-il de cette affaire ? s’écria Gaudissart. Avous banquier, je vais chiffrer nettement le produit. Un hommeexiste, a un avenir, il est bien mis, il vit de son art, il abesoin d’argent, il en demande… néant. Toute la civilisation refusede la monnaie à cet homme qui domine en pensée la civilisation, etdoit la dominer un jour par le pinceau, par le ciseau, par laparole, par une idée, par un système. Atroce civilisation !elle n’a pas de pain pour ses grands hommes qui lui donnent sonluxe ; elle ne les nourrit que d’injures et de moqueries,cette gueuse dorée !… L’expression est forte, mais je ne larétracte point. Ce grand homme incompris vient alors chez nous,nous le réputons grand homme, nous le saluons avec respect, nousl’écoutons et il nous dit : « Messieurs de l’Assurance sur lescapitaux, ma vie vaut tant ; sur mes produits je vous donneraitant pour cent !… » Eh ! bien, que faisons-nous ?…Immédiatement, sans jalousie, nous l’admettons au superbe festin dela civilisation comme un puissant convive…

– Il faut du vin alors… dit le fou.

– Comme un puissant convive. Il signe sa Police d’Assurance, ilprend nos chiffons de papier, nos misérables chiffons, qui, vilschiffons, ont néanmoins plus de force que n’en avait son génie. Eneffet, s’il a besoin d’argent, tout le monde, sur le vu de sacharte, lui prête de l’argent. A la Bourse, chez les banquiers,partout, et même chez les usuriers, il trouve de l’argent parcequ’il offre des garanties. Eh ! bien, monsieur, n’était-ce pasune lacune à combler dans le système social ? Mais, monsieur,ceci n’est qu’une partie des opérations entreprises par la Sociétésur la vie. Nous assurons les débiteurs, moyennant un autre systèmede primes. Nous offrons des intérêts viagers à un taux graduéd’après l’âge, sur une échelle infiniment plus avantageuse que nel’ont été jusqu’à présent les tontines, basées sur des tables demortalité reconnues fausses. Notre Société opérant sur des masses,les rentiers viagers n’ont pas à redouter les pensées quiattristent leurs vieux jours, déjà si tristes par eux-mêmes ;pensées qui les attendent nécessairement quand un particulier leura pris de l’argent à rente viagère. Vous le voyez, monsieur, cheznous la vie a été chiffrée dans tous les sens…

– Sucée par tous les bouts, dit le bonhomme ; mais, buvezun verre de vin, vous le méritez bien. Il faut vous mettre duvelours sur l’estomac, si vous voulez entretenir convenablementvotre margoulette. Monsieur, le vin de Vouvray, bien conservé,c’est un vrai velours.

– Que pensez-vous de cela ? dit Gaudissart en vidant sonverre.

– Cela est très-beau, très-neuf, très-utile ; mais j’aimemieux les escomptes de valeurs territoriales qui se faisaient à mabanque de la rue des Fossés-Montmartre.

– Vous avez parfaitement raison, monsieur, réponditGaudissart ; mais cela est pris, c’est repris, c’est fait etrefait. Nous avons maintenant la Caisse Hypothécaire qui prête surles propriétés et fait en grand le réméré. Mais n’est-ce pas unepetite idée en com- paraison de celle de solidifier lesespérances ! solidifier les espérances, coaguler,financièrement parlant, les désirs de fortune de chacun, lui enassurer la réalisation ! Il a fallu notre époque, monsieur,époque de transition, de transition et de progrès tout à lafois !

– Oui, de progrès, dit le fou. J’aime le progrès, surtout celuique fait faire à la vigne un bon temps…

– Le temps, reprit Gaudissart sans entendre la phrase deMargaritis, le Temps, monsieur, mauvais journal. Si vous le lisez,je vous plains…

– Le journal ! dit Margaritis, je crois bien, je suispassionné pour les journaux. – Ma femme ! ma femme ! oùest le journal ? cria-t-il en se tournant vers la chambre.

– Hé ! bien, monsieur, si vous vous intéressez auxjournaux, nous sommes faits pour nous entendre.

– Oui ; mais avant d’entendre le journal, avouez-moi quevous trouvez ce vin…

– Délicieux, dit Gaudissart.

– Allons, achevons à nous deux la bouteille. Le fou se versadeux doigts de vin dans son verre et remplit celui de Gaudissart. –Hé ! bien, monsieur, j’ai deux pièces de ce vin-là. Si vous letrouvez bon et que vous vouliez vous en arranger…

– Précisément, dit Gaudissart, les Pères de la FoiSaint-Simonienne m’ont prié de leur expédier les denrées que je…Mais parlons de leur grand et beau journal ? Vous quicomprenez bien l’affaire des capitaux, et qui me donnerez votreaide pour la faire réussir dans ce canton…

– Volontiers, dit Margaritis, si…

– J’entends, si je prends votre vin. Mais il est très-bon, votrevin, monsieur, il est incisif.

– On en fait du vin de Champagne, il y a un monsieur, unParisien qui vient en faire ici, à Tours.

– Je le crois, monsieur. Le Globe dont vous avez entenduparler…

– Je l’ai souvent parcouru, dit Margaritis.

– J’en étais sûr, dit Gaudissart. Monsieur, vous avez une têtepuissante, une caboche que ces messieurs nomment la tête chevaline: il y a du cheval dans la tête de tous les grands hommes. Or, onpeut être un beau génie et vivre ignoré. C’est une farce qui ar-rive assez généralement à ceux qui, malgré leurs moyens, restentobscurs, et qui a failli être le cas du grand Saint-Simon, et celuide M. Vico, homme fort qui commence à se pousser. Il va bien,Vico ! J’en suis content. Ici nous entrons dans la théorie etla formule nouvelle de l’Humanité.. Attention, monsieur…

– Attention, dit le fou.

– L’exploitation de l’homme par l’homme aurait dû cesser,monsieur, du jour où Christ, je ne dis pas Jésus-Christ, je disChrist, est venu proclamer l’égalité des hommes devant Dieu. Maiscette égalité n’a-t-elle pas été jusqu’à présent la plus déplorablechimère. Or, Saint-Simon est le complément de Christ. Christ a faitson temps.

– Il est donc libéré ? dit Margaritis.

– Il a fait son temps comme le libéralisme. Maintenant, il y aquelque chose de plus fort en avant de nous, c’est la nouvelle foi,c’est la production libre, individuelle, une coordination socialequi fasse que chacun reçoive équitablement son salaire socialsuivant son oeuvre, et ne soit plus exploité par des individus qui,sans capacité, font travailler tous au profit d’un seul ; delà la doctrine…

– Que faites-vous des domestiques ? demanda Margaritis.

– Ils restent domestiques, monsieur, s’ils n’ont que la capacitéd’être domestiques.

– Hé ! bien, à quoi bon la doctrine ?

– Oh ! pour en juger, monsieur, il faut vous mettre aupoint de vue très-élevé d’où vous pouvez embrasser clairement unaspect général de l’Humanité. Ici, nous entrons en pleinBallanche ! Connaissez-vous monsieur Ballanche ?

– Nous ne faisons que de ça ! dit le fou qui entendit de laplanche.

– Bon, reprit Gaudissart. Eh ! bien, si le spectaclepalingénésique des transformations successives du Globespiritualisé vous touche, vous transporte, vous émeut ;eh ! bien, mon cher monsieur, le journal le Globe, bon nom quien exprime nettement la mission, le Globe est le cicérone qui vousexpliquera tous les matins les conditions nouvelles dans lesquelless’accomplira, dans peu de temps, le changement politique et moraldu monde.

– Quésaco ! dit le bonhomme.

– Je vais vous faire comprendre le raisonnement par une image,reprit Gaudissart. Si, enfants, nos bonnes nous ont menés chezSéraphin, ne faut-il pas, à nous vieillards, les tableaux del’avenir ? Ces messieurs…

– Boivent-ils du vin ?

– Oui, monsieur. Leur maison est montée, je puis le dire, sur unexcellent pied, un pied prophétique : beaux salons, toutes lessommités, grandes réceptions.

– Eh ! bien, dit le fou, les ouvriers qui démolissent ontbien autant besoin de vin que ceux qui bâtissent.

– A plus forte raison, monsieur, quand on démolit d’une main etqu’on reconstruit de l’autre, comme le font les apôtres duGlobe.

– Alors il leur faut du vin, du vin de Vouvray, les deux piècesqui me restent, trois cent bouteilles, pour cent francs,bagatelle.

– A combien cela met-il la bouteille ? dit Gaudissart encalculant Voyons ? il y a le port, l’entrée, nous n’arrivonspas à sept sous ; mais ce serait une bonne affaire. Ils payenttous les autres vins plus cher. (Bon, je tiens mon homme, se ditGaudissart ; tu veux me vendre du vin dont j’ai besoin, jevais te dominer.) – Eh ! bien, monsieur, reprit-il, des hommesqui disputent sont bien près de s’entendre. Parlons franchement,vous avez une grande influence sur ce canton ?

– Je le crois, dit le fou. Nous sommes la tête de Vouvray.

– Hé ! bien, vous avez parfaitement compris l’entreprisedes capitaux intellectuels ?

– Parfaitement.

– Vous avez mesuré toute la portée du Globe ?

– Deux fois… à pied.

Gaudissart n’entendit pas, parce qu’il restait dans le milieu deses pensées et s’écoutait lui-même en homme sûr de triompher.

– Or, eu égard à la situation où vous êtes, je comprends quevous n’ayez rien à assurer à l’âge où vous êtes arrivé. Mais,monsieur, vous pouvez faire assurer les personnes qui, dans lecanton, soit par leur valeur personnelle, soit par la positionprécaire de leurs familles, voudraient se faire un sort. Donc, enprenant un abonnement au Globe, et en m’appuyant de votre autoritédans le Canton pour le placement des capitaux en rente viagère, caron affectionne le viager en province ; eh ! bien, nouspourrons nous entendre relativement aux deux pièces de vin.Prenez-vous le Globe ?

– Je vais sur le Globe.

– M’appuyez-vous près des personnes influentes ducanton ?

– J’appuie…

– Et…

– Et…

– Et je… Mais vous prenez un abonnement au Globe.

– Le Globe, bon journal, dit le fou, journal viager.

– Viager, monsieur ?… Eh ! oui, vous avez raison, ilest plein de vie, de force, de science, bourré de science, bienconditionné, bien imprimé, bon teint, feutré. Ah ! ce n’estpas de la camelote, du colifichet, du papillotage, de la soie quise déchire quand on la regarde ; c’est foncé, c’est desraisonnements que l’on peut méditer à son aise et qui font passerle temps très-agréablement au fond d’une campagne.

– Cela me va, répondit le fou.

– Le Globe coûte une bagatelle, quatre-vingts francs.

– Cela ne me va plus, dit le bonhomme.

– Monsieur, dit Gaudissart, vous avez nécessairement despetits-entants ?

– Beaucoup, répondit Margaritis qui entendit, vous aimez au lieude vous avez.

– Hé ! bien, le journal des Enfants, sept francs paran.

– Prenez mes deux pièces de vin, je vous prends un abonnementd’Enfants, ça me va, belle idée. Exploitation intellectuelle,l’enfant ?… n’est-ce pas l’homme par l’homme, hein ?

– Vous y êtes, monsieur, dit Gaudissart.

– J’y suis.

– Vous consentez donc à me piloter dans le canton ?

– Dans le canton.

– J’ai votre approbation ?

– Vous l’avez.

– Hé ! bien, monsieur, je prends vos deux pièces de vin, àcent francs…

– Non, non, cent dix.

– Monsieur, cent dix francs, soit, mais cent dix pour lescapacités de la Doctrine, et cent francs pour moi. Je vous faisopérer une vente, vous me devez une commission. – Portez-leur centvingt. (Sans vin.)

– Joli calembour. Il est non-seulement très-fort, mais encoretrès-spirituel.

– Non, spiritueux, monsieur.

– De plus fort en plus fort, comme chez Nicolet.

– Je suis comme cela, dit le fou. Venez voir mon clos ?

– Volontiers, dit Gaudissart, ce vin porte singulièrement à latête.

Et l’illustre Gaudissart sortit avec monsieur Margaritis qui lepromena de provin en provin, de cep en cep, dans ses vignes. Lestrois dames et monsieur Vernier purent alors rire à leur aise, envoyant de loin, le Voyageur et le fou discutant, gesticulant,s’arrêtant, reprenant leur marche, parlant avec feu.

– Pourquoi le bonhomme nous l’a-t-il donc emmené ? ditVernier.

Enfin Margaritis revint avec le Commis-Voyageur, en marchanttous deux d’un pas accéléré comme des gens empressés de terminerune affaire.

– Le bonhomme a, fistre, bien enfoncé le Parisien !… ditmonsieur Vernier.

Et, de fait, l’Illustre Gaudissart écrivit sur le bout d’unetable à jouer, à la grande joie du bonhomme, une demande delivraison des deux pièces de vin. Puis, après avoir lu l’engagementdu Voyageur, monsieur Margaritis lui donna sept francs pour unabonnement au journal des Enfants.

– A demain donc, monsieur, dit l’illustre Gaudissart en faisanttourner sa clef de montre, j’aurai l’honneur de venir vous prendredemain. Vous pourrez expédier directement le vin à Paris, àl’adresse indiquée, et vous ferez suivre en remboursement.

Gaudissart était Normand, et il n’y avait jamais pour luid’engagement qui ne dût être bilatéral : il voulut un engagement demonsieur Margaritis, qui, content comme l’est un fou de satisfaireson idée favorite, signa, non sans lire, un bon à livrer deuxpièces de vin du clos Margaritis. Et l’Illustre Gaudissart s’enalla sautillant, chanteronnant le Roi des mers, prends plusbas ! à l’auberge du Soleil-d’or, où il causa naturellementavec l’hôte en attendant le dîner. Mitouflet était un vieux soldatnaïvement rusé comme le sont les paysans, mais ne riant jamaisd’une plaisanterie, en homme accoutumé à entendre le canon et àplaisanter sous les armes. – Vous avez des gens très-forts ici, luidit Gaudissart en s’appuyant sur le chambranle de la porte etallumant son cigare à la pipe de Mitouflet.

– Comment l’entendez-vous ? demanda Mitouflet.

– Mais des gens ferrés à glace sur les idées politiques etfinancières.

– De chez qui venez-vous donc, sans indiscrétion ? demandanaïvement l’aubergiste en faisant savamment jaillir d’entre seslèvres la sputation périodiquement expectorée par les fumeurs.

– De chez un lapin nommé Margaritis.

Mitouflet jeta successivement à sa pratique deux regards pleinsd’une froide ironie.

– C’est juste, le bonhomme en sait long ! Il en sait troppour les autres, ils ne peuvent pas toujours le comprendre…

– Je le crois, il entend foncièrement bien les hautes questionsde finance.

– Oui, dit l’aubergiste. Aussi, pour mon compte, ai-je toujoursregretté qu’il soit fou.

– Comment, fou ?

– Fou, comme on est fou, quand on est fou, répéta Mitouflet,mais il n’est pas dangereux, et sa femme le garde. Vous vous êtesdonc entendus ? dit du plus grand sang-froid l’impitoyableMitouflet. C’est drôle.

– Drôle ! s’écria Gaudissart ! drôle, mais votremonsieur Vernier s’est donc moqué de moi ?

– Il vous y a envoyé ? demanda Mitouflet.

– Oui.

– Ma femme, cria l’aubergiste, écoute donc. Monsieur Verniern’a-t-il pas eu l’idée d’envoyer monsieur chez le bonhommeMargaritis ?…

– Et quoi donc, avez-vous pu vous dire tous deux, mon chermignon monsieur, demanda la femme, puisqu’il est fou ?

– Il m’a vendu deux pièces de vin.

– Et vous les avez achetées ?

– Oui.

– Mais c’est sa folie de vouloir vendre du vin, il n’en apas.

– Bon, dit le Voyageur. Je vais d’abord aller remercier monsieurVernier.

Et Gaudissart se rendit bouillant de colère chez l’ancienteintu- rier, qu’il trouva dans sa salle, riant avec des voisinsauxquels il racontait déjà l’histoire.

– Monsieur, dit le prince des Voyageurs en lui jetant desregards enflammés, vous êtes un drôle et un polisson, qui, souspeine d’être le dernier des argousins, gens que je place au-dessousdes forçats, devez me rendre raison de l’insulte que vous venez deme faire en me mettant en rapport avec un homme que vous saviezfou. M’entendez-vous, monsieur Vernier le teinturier ?

Telle était la harangue que Gaudissart avait préparée comme untragédien prépare son entrée en scène.

– Comment ! répondit Vernier que la présence de ses voisinsanima, croyez-vous que nous n’avons pas le droit de nous moquerd’un monsieur qui débarque en quatre bateaux dans Vouvray pour nousdemander nos capitaux, sous prétexte que nous sommes des grandshommes, des peintres, des poétriaux ; et qui, par ainsi, nousassimile gratuitement à des gens sans le sou, sans aveu, sans feuni lieu ! Qu’avons-nous fait pour cela, nous pères defamille ? Un drôle qui vient nous proposer des abonnements auGlobe, journal qui prêche une religion dont le premier commandementde Dieu ordonne, s’il vous plaît, de ne pas succéder à ses père etmère ! Ma parole d’honneur la plus sacrée, le père Margaritisdit des choses plus sensées. D’ailleurs, de quoi vousplaignez-vous ? Vous vous êtes parfaitement entendus tous lesdeux, monsieur. Ces messieurs peuvent vous attester que, quand vousauriez parlé à tous les gens du canton, vous n’auriez pas été sibien compris.

– Tout cela peut vous sembler excellent à dire, mais je me tienspour insulté, monsieur, et vous me rendrez raison.

– Hé ! bien, monsieur, je vous tiens pour insulté, si celapeut vous être agréable, et je ne vous rendrai pas raison, car iln’y a pas assez de raison dans cette affaire-là pour que je vous enrende. Est-il farceur, donc !

A ce mot, Gaudissart fondit sur le teinturier pour lui appliquerun soufflet ; mais les Vouvrillons attentifs se jetèrent entreeux, et l’Illustre Gaudissart ne souffleta que la perruque duteinturier, laquelle alla tomber sur la tête de mademoiselle ClaireVernier.

– Si vous n’êtes pas content, dit-il, monsieur, je reste jusqu’àdemain matin à l’hôtel du Soleil-d’or, vous m’y trouverez, prêt àvous expliquer ce que veut dire rendre raison d’une offense !Je me suis battu en Juillet, monsieur. – Hé ! bien, vous vousbattrez à Vouvray, répondit le teinturier, et vous y resterez pluslong-temps que vous ne croyez.

Gaudissart s’en alla, commentant cette réponse, qu’il trouvaitpleine de mauvais présages. Pour la première fois de sa vie, leVoyageur ne dîna pas joyeusement. Le bourg de Vouvray fut mis enémoi par l’aventure de Gaudissart et de monsieur Vernier. Iln’avait jamais été question de duel dans ce benin pays.

– Monsieur Mitouflet, je dois me battre demain avec monsieurVernier, je ne connais personne ici, voulez-vous me servir detémoin ? dit Gaudissart à son hôte.

– Volontiers, répondit l’aubergiste.

A peine Gaudissart eut-il achevé de dîner que madame Fontanieuet l’adjoint de Vouvray vinrent au Soleil-d’Or, prirent à partMitouflet, et lui représentèrent combien il serait affligeant pourle canton qu’il y eût une mort violente ; ils lui peignirentl’affreuse situation de la bonne madame Vernier, en le conjurantd’arranger cette affaire, de manière à sauver l’honneur dupays.

– Je m’en charge, dit le malin aubergiste.

Le soir Mitouflet monta chez le voyageur des plumes, de l’encreet du papier.

– Que m’apportez-vous là ? demanda Gaudissart.

– Mais vous vous battez demain, dit Mitouflet ; j’ai penséque vous seriez bien aise de faire quelques petitesdispositions ; enfin que vous pourriez avoir à écrire, car ona des êtres qui nous sont chers. Oh ! cela ne tue pas.Etes-vous fort aux armes ? voulez-vous vous rafraîchir lamain ? j’ai des fleurets.

– Mais volontiers.

Mitouflet revint avec des fleurets et deux masques.

– Voyons !

L’hôte et le Voyageur se mirent tous deux en garde ;Mitouflet, en sa qualité d’ancien prévôt des grenadiers, poussasoixante-huit bottes à Gaudissart, en le bousculant et l’adossant àla muraille.

– Diable ! vous êtes fort, dit Gaudissart essoufflé.

– Monsieur Vernier est plus fort que je ne le suis.

– Diable ! diable ! je me battrai donc aupistolet.

– Je vous le conseille, parce que, voyez-vous, en prenant degros pistolets d’arçon et les chargeant jusqu’à la gueule, on nerisque jamais rien, les pistolets écartent, et chacun se retire enhomme d’honneur. Laissez-moi arranger cela ? Hein !sapristi, deux braves gens seraient bien bêtes de se tuer pour ungeste.

– Etes-vous sûr que les pistolets écarteront suffisamment ?Je serais fâché de tuer cet homme, après tout, dit Gaudissart.

– Dormez en paix.

Le lendemain matin, les deux adversaires se rencontrèrent un peublêmes au bas du pont de la Cise. Le brave Vernier faillit tuer unevache qui paissait à dix pas de lui, sur le bord d’un chemin.

– Ah ! vous avez tiré en l’air, s’écria Gaudissart.

A ces mots, les deux ennemis s’embrassèrent.

– Monsieur, dit le Voyageur, votre plaisanterie était un peuforte, mais elle était drôle. Je suis fâché de vous avoirapostrophé, j’étais hors de moi, je vous tiens pour hommed’honneur.

– Monsieur, nous vous ferons vingt abonnements au Journal desEnfants, répliqua le teinturier encore pâle.

– Cela étant, dit Gaudissart, pourquoi ne déjeunerions-nous pasensemble ? les hommes qui se battent ne sont-ils pas bien prèsde s’entendre ?

– Monsieur Mitouflet, dit Gaudissart en revenant à l’auberge,vous devez avoir un huissier ici…

– Pourquoi ?

– Eh ! je vais envoyer une assignation à mon cher petitmonsieur Margaritis, pour qu’il ait à me fournir deux pièces de sonclos.

– Mais il ne les a pas, dit Vernier.

– Hé ! Dieu, monsieur, l’affaire pourra s’arranger,moyennant vingt francs d’indemnité. Je ne veux pas qu’il soit ditque votre bourg ait fait le poil à l’Illustre Gaudissart.

Madame Margaritis, effrayée par un procès dans lequel ledemandeur devait avoir raison, apporta les vingt francs au clémentVoyageur, auquel on évita d’ailleurs la peine de s’engager dans undes plus joyeux cantons de la France, mais un des plusrécalcitrants aux idées nouvelles.

Au retour de son voyage dans les contrées méridionales,l’Illustre Gaudissart occupait la première place du coupé dans ladiligence de Laffitte-Caillard, où il avait pour voisin un jeunehomme auquel il daignait, depuis Angoulême, expliquer les mystèresde la vie, en le prenant sans doute pour un enfant.

En arrivant à Vouvray, le jeune homme s’écria : – Voilà un beausite ! – Oui, monsieur, dit Gaudissart, mais le pays n’est pastenable, à cause des habitants. Vous y auriez un duel tous lesjours. Tenez, il y a trois mois, je me suis battu là, dit-il enmontrant le pont de la Cise, au pistolet, avec un mauditteinturier ; mais… je l’ai roulé !…

Paris, novembre 1832.

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