L’Interdiction

L’Interdiction

d’ Honoré de Balzac

DEDIE A MONSIEUR LE CONTRE-AMIRAL BAZOCHE,

Gouverneur de l’Ile Bourbon,

par l’auteur reconnaissant,

DE BALZAC.

En 1828, vers une heure du matin, deux personnes sortaient d’un hôtel situé dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, près de l’Elysée-Bourbon : l’une était un médecin célèbre, Horace Bianchon ; l’autre un des hommes les plus élégants de Paris,le baron de Rastignac, tous deux amis depuis long-temps. Chacun d’eux avait renvoyé sa voiture, il ne s’en trouva point dans le faubourg ; mais la nuit était belle et le pavé sec.

– Allons à pied jusqu’au boulevard, dit Eugène de Rastignac à Bianchon, tu prendras une voiture au Cercle ; il y en a là jusqu’au matin. Tu m’accompagneras jusque chez moi.

– Volontiers.

– Eh ! bien, mon cher, qu’en dis-tu ?

– De cette femme ? répondit froidement le docteur.

– Je reconnais mon Bianchon, s’écria Rastignac.

– Hé ! bien, quoi ?

– Mais tu parles, mon cher, de la marquise d’Espard comme d’une malade à placer dans ton hôpital.

– Veux-tu savoir ce que je pense, Eugène ? Si tu quittes madame de Nucingen pour cette marquise, tu changeras ton cheval borgne contre un aveugle.

– Madame de Nucingen a trente-six ans, Bianchon. – Et celle-cien a trente-trois, répliqua vivement le docteur.

– Ses plus cruelles ennemies ne lui en donnent quevingt-six.

– Mon cher, quand tu auras intérêt à connaître l’âge d’unefemme, regarde ses tempes et le bout de son nez. Quoi que fassentles femmes avec leurs cosmétiques, elles ne peuvent rien sur cesincorruptibles témoins de leurs agitations. Là chacune de leursannées a laissé ses stigmates. Quand les tempes d’une femme sontattendries, rayées, fanées d’une certaine façon&|160;; quand aubout de son nez il se trouve de ces petits points qui ressemblentaux imperceptibles parcelles noires que font pleuvoir à Londres lescheminées où l’on brûle du charbon de terre, votre serviteur&|160;!la femme a passé trente ans. Elle sera belle, elle seraspirituelle, elle sera aimante, elle sera tout ce que tuvoudras&|160;; mais elle aura passé trente ans, mais elle arrive àsa maturité. Je ne blâme pas ceux qui s’attachent à ces sortes defemmes&|160;; seulement, un homme aussi distingué que tu l’es nedoit pas prendre une reinette de février pour une petite pommed’api qui sourit sur sa branche et demande un coup de dent. L’amourne va jamais consulter les registres de l’Etat Civil&|160;;personne n’aime une femme parce qu’elle a tel ou tel âge, parcequ’elle est belle ou laide, bête ou spirituelle : on aime parcequ’on aime.

– Eh&|160;! bien, moi, je l’aime par bien d’autres raisons. Elleest marquise d’Espard, elle est née Blamont-Chauvry, elle est à lamode, elle a de l’âme, elle a un pied aussi joli que celui de laduchesse de Berri, elle a peut-être cent mille livres de rente, etje l’épouserai peut-être un jour&|160;! enfin elle payera mesdettes.

– Je te croyais riche, dit Bianchon en interrompantRastignac.

– Bah&|160;! j’ai quinze mille livres de rente, précisément cequ’il faut pour mon écurie. J’ai été roué, mon cher, dans l’affairede monsieur de Nucingen, je te raconterai cette histoire-là. J’aimarié mes soeurs, voilà le plus clair de ce que j’ai gagné depuisque nous nous sommes vus, et j’aime mieux les avoir établies que deposséder cent mille écus de rente. Maintenant que veux-tu que jedevienne&|160;? J’ai de l’ambition. Où peut me mener madame deNucingen&|160;? Encore un an, je serai chiffré, casé, comme l’estun homme marié. J’ai tous les désagréments du mariage et ceux ducélibat sans avoir les avantages ni de l’un ni de l’autre,situation fausse, à laquelle arrivent tous ceux qui restent troplong-temps attachés à une même jupe. – Eh&|160;! crois-tu donctrouver ici la pie au nid&|160;? dit Bianchon. Ta marquise, moncher, ne me revient pas du tout.

– Tes opinions libérales te troublent l’oeil. Si madame d’Espardétait une madame Rabourdin…

– Ecoute, mon cher, noble ou bourgeoise, elle serait toujourssans âme, elle serait toujours le type le plus achevé de l’égoïsme.Crois-moi, les médecins sont habitués à juger les hommes et leschoses&|160;; les plus habiles d’entre nous confessent l’âme enconfessant le corps. Malgré ce joli boudoir où nous avons passé lasoirée, malgré le luxe de cet hôtel, il serait possible que madamela marquise fût endettée.

– Qui te le fait croire&|160;?

– Je n’affirme pas, je suppose. Elle a parlé de son âme commefeu Louis XVIII parlait de son coeur. Ecoute-moi&|160;! cette femmefrêle, blanche, aux cheveux châtains, et qui se plaint pour sefaire plaindre, jouit d’une santé de fer, possède un appétit deloup, une force et une lâcheté de tigre. Jamais ni la gaze, ni lasoie, ni la mousseline, n’ont été plus habilement entortillésautour d’un mensonge&|160;! Ecco.

– Tu m’effraies, Bianchon&|160;! tu as donc appris bien deschoses depuis notre séjour à la Maison-Vauquer&|160;?

– Oui, depuis ce temps-là, mon cher, j’en ai vu, desmarionnettes, des poupées et des pantins&|160;! Je connais un peude ces belles dames de qui vous soignez le corps et ce qu’elles ontde plus précieux, leur enfant, quand elles l’aiment, ou leur visagequ’elles adorent toujours. Vous passez les nuits à leur chevet,vous vous exterminez pour leur sauver la plus légère altération debeauté, n’importe où&|160;; vous avez réussi, vous leur gardez lesecret comme si vous étiez mort, elles vous envoient demander votremémoire et le trouvent horriblement cher. Qui les a sauvées&|160;?la nature&|160;! Loin de vous prôner, elles médisent de vous, encraignant de vous donner pour médecin à leurs bonnes amies. Moncher, ces femmes de qui vous dites : – « C’est des anges&|160;! »moi, je les ai vues déshabillées des petites mines sous lesquelleselles couvrent leur âme, aussi bien que des chiffons sous lesquelselles déguisent leurs imperfections, sans manières [Balzac avaitd’abord écrit : leurs imperfections : sans manières] et sanscorset. Elles ne sont pas belles. Nous avons commencé par voir biendes graviers, bien des saletés sous le flot du monde, quand nousétions échoués sur le roc de la Maison-Vauquer&|160;; ce que nous yavons vu n’était rien. Depuis que je vais dans la haute société,j’ai rencontré des monstruosités habillées de satin, des Michonneauen gants blancs, des Poiret chamarrés de cordons, des grandsseigneurs faisant mieux l’usure que le papa Gobseck&|160;! A lahonte des hommes, quand j’ai voulu donner une poignée de main à lavertu, je l’ai trouvée grelottant dans un grenier, poursuivie decalomnies, vivotant avec quinze cents francs de rente oud’appointements, et passant pour une folle, pour une originale ouune bête. Enfin, mon cher, ta marquise est une femme à la mode, etj’ai précisément ces sortes de femmes en horreur. Veux-tu savoirpourquoi&|160;? Une femme qui a l’âme élevée, le goût pur, unesprit doux, le coeur richement étoffé, qui mène une vie simple,n’a pas une seule chance d’être à la mode. Conclus&|160;? Une femmeà la mode et un homme au pouvoir sont deux analogies&|160;; mais àcette différence près, que les qualités par lesquelles un hommes’élève au-dessus des autres le grandissent et font sagloire&|160;; tandis que les qualités par lesquelles une femmearrive à son empire d’un jour sont d’effroyables vices : elle sedénature pour cacher son caractère&|160;; elle doit, pour mener lavie militante du monde, avoir une santé de fer sous une apparencefrêle. En qualité de médecin, je sais que la bonté de l’estomacexclut la bonté du coeur. Ta femme à la mode ne sent rien, safureur de plaisir a sa cause dans une envie de réchauffer sa naturefroide, elle veut des émotions et des jouissances, comme unvieillard se met en espalier à la rampe de l’opéra. Comme elle aplus de tête que de coeur, elle sacrifie à son triomphe lespassions vraies et les amis, comme un général envoie au feu sesplus dévoués lieutenants pour gagner une bataille. La femme à lamode n’est plus une femme : elle n’est ni mère, ni épouse, niamante&|160;; elle est un sexe dans le cerveau, médicalementparlant. Aussi ta marquise a-t-elle tous les symptômes de samonstruosité, elle a le bec de l’oiseau de proie, l’oeil clair etfroid, la parole douce&|160;; elle est polie comme l’acier d’unemécanique, elle émeut tout, moins le coeur.

– Il y a du vrai dans ce que tu dis, Bianchon.

– Du vrai&|160;! reprit Bianchon, tout est vrai. Crois-tu doncque je n’aie pas été atteint jusqu’au fond du coeur parl’insultante politesse avec laquelle elle me faisait mesurer ladistance idéale que la noblesse met entre nous&|160;? que je n’aiepas été pris d’une profonde pitié pour ses caresses de chatte enpensant à son but. Dans un an d’ici, elle n’écrirait pas un motpour me rendre le plus léger ser- vice, et ce soir elle m’a cribléde sourires, en croyant que je puis influencer mon oncle Popinot,de qui dépend le gain de son procès… ..

– Mon cher, aurais-tu mieux aimé qu’elle te fît dessottises&|160;? J’admets ta catilinaire contre les femmes à lamode&|160;; mais tu n’es pas dans la question. Je préféreraitoujours pour femme une marquise d’Espard à la plus chaste, à laplus recueillie, à la plus aimante créature de la terre. Epousez unange&|160;! il faut aller s’enterrer dans son bonheur au fond d’unecampagne. La femme d’un homme politique est une machine àgouvernement, une mécanique à beaux compliments, àrévérences&|160;; elle est le premier, le plus fidèle desinstruments dont se sert un ambitieux&|160;; enfin c’est un ami quipeut se compromettre sans danger, et que l’on désavoue sansconséquence. Suppose Mahomet à Paris, au dix-neuvième siècle&|160;?sa femme serait une Rohan, fine et flatteuse comme uneambassadrice, rusée comme Figaro. Ta femme aimante ne mène à rien,une femme du monde mène à tout, elle est le diamant avec lequel unhomme coupe toutes les vitres, quand il n’a pas la clef d’or aveclaquelle s’ouvrent toutes les portes. Aux bourgeois les vertusbourgeoises, aux ambitieux les vices de l’ambition. D’ailleurs, moncher, crois-tu que l’amour d’une duchesse de Langeais ou deMaufrigneuse, d’une lady Dudley n’apporte pas d’immensesplaisirs&|160;? Si tu savais combien le maintien froid et sévère deces femmes donne du prix à la moindre preuve de leuraffection&|160;! quelle joie de voir une pervenche poindant [Lire «pointant ».] sous la neige&|160;! Un sourire jeté sous l’éventaildément la réserve d’une attitude imposée, et qui vaut toutes lestendresses débridées de tes bourgeoises à dévouementhypothétique&|160;; car en amour le dévouement est bien près de laspéculation. Puis, une femme à la mode, une Blamont-Chauvry a sesvertus aussi&|160;! Ses vertus sont la fortune, le pouvoir,l’éclat, un certain mépris pour tout ce qui est au-dessousd’elle…

– Merci, dit Bianchon.

– Vieux Boniface&|160;! répondit en riant Rastignac. Allons, nesois pas vulgaire, fais comme ton ami Desplein : sois baron, soischevalier de l’ordre de Saint-Michel, deviens pair de France, etmarie tes filles à des ducs.

– Moi, je veux que les cinq cent mille diables…

– Là, là, tu n’as donc de supériorité qu’en médecine&|160;;vraiment tu me fais beaucoup de peine. – Je hais ces sortes degens, je souhaite une révolution qui nous en délivre à jamais.

– Ainsi, cher Roberspierre [Coquille du Furne : Robespierre.Balzac avait dans les éditions antérieures écrit « Roberspierre ».]à lancette, tu n’iras pas demain chez ton oncle Popinot&|160;?

– Si, dit Bianchon, quand il s’agit de toi, j’irais chercher del’eau en enfer…

– Cher ami, tu m’attendris&|160;; j’ai juré que le marquisserait interdit&|160;! Tiens, je me trouve encore une vieille larmepour te remercier.

– Mais, dit Horace en continuant, je ne te promets pas deréussir à vos souhaits près de Jean-Jules Popinot, tu ne le connaispas&|160;; mais je l’amènerai après-demain chez ta marquise, ellel’entortillera si elle peut. J’en doute. Toutes les truffes, toutesles duchesses, toutes les poulardes et tous les couteaux deguillotine seraient là dans la grâce de leurs séductions&|160;; leroi lui promettrait la pairie, le bon Dieu lui donneraitl’investiture du Paradis et les revenus du Purgatoire&|160;; aucunde ces pouvoirs n’obtiendrait de lui, de faire passer un fétu d’unplateau à l’autre de sa balance. Il est juge comme la mort est lamort.

Les deux amis étaient arrivés devant le Ministère des Affairesétrangères, au coin du boulevard des Capucines.

– Te voilà chez toi, dit en riant Bianchon qui lui montral’hôtel du ministre. Et voici ma voiture, ajouta-t-il en montrantun fiacre. Ainsi se résume pour chacun de nous l’avenir.

– Tu seras heureux au fond de l’eau, tandis que je lutteraitoujours à la surface avec les tempêtes, jusqu’à ce qu’en sombrant,j’aille te demander place dans ta grotte, mon vieux&|160;!

– A samedi, répliqua Bianchon.

– Convenu, dit Rastignac. Tu me promets le Popinot&|160;?

– Oui, je ferai tout ce que ma conscience me permettra de faire.Peut-être cette demande en interdiction cache-t-elle quelque petitdramorama, pour nous rappeler par un mot notre mauvais bontemps.

– Pauvre Bianchon&|160;! ce ne sera jamais qu’un honnête homme,se dit Rastignac en voyant le fiacre s’éloigner.

– Rastignac m’a chargé de la plus difficile de toutes lesnégociations, se dit Bianchon en se souvenant à son lever de lacommission délicate qui lui était confiée. Mais je n’ai jamaisdemandé à mon oncle le moindre petit service au Palais, et j’aifait pour lui plus de mille visites gratis. D’ailleurs, entre nous,nous ne nous gênons point. Il me dira oui ou non, et tout serafini.

Après ce petit monologue, le célèbre docteur se dirigea, dèssept heures du matin, vers la rue du Fouarre où demeurait monsieurJean-Jules Popinot, juge au Tribunal de Première Instance duDépartement de la Seine. La rue du Fouarre, mot qui signifiaitautrefois rue de la Paille, fut au treizième siècle la plusillustre rue de Paris. Là furent les écoles de l’Université, quandla voix d’Abeilard et celle de Gerson retentissaient dans le mondesavant. Elle est aujourd’hui l’une des plus sales rues du douzièmeArrondissement, le plus pauvre quartier de Paris, celui dans lequelles deux tiers de la population manquent de bois en hiver, celuiqui jette le plus de marmots au tour des Enfants-Trouvés, le plusde malades à l’Hôtel-Dieu, le plus de mendiants dans les rues, quienvoie le plus de chiffonniers au coin des bornes, le plus devieillards souffrants le long des murs où rayonne le soleil, leplus d’ouvriers sans travail sur les places, le plus de prévenus àla Police correctionnelle. Au milieu de cette rue toujours humidedont le ruisseau roule vers la Seine les eaux noires de quelquesteintureries, est une vieille maison, sans doute restaurée sousFrançois Ier, et construite en briques maintenues par des chaînesen pierre de taille. Sa solidité semble attestée par uneconfiguration extérieure qu’il n’est pas rare de voir à quelquesmaisons de Paris. S’il est permis de hasarder ce mot, elle a commeun ventre produit par le renflement que décrit son premier étageaffaissé sous le poids du second et du troisième, mais que soutientla forte muraille du rez-de-chaussée. Au premier coup d’oeil, ilsemble que les entre-deux des croisées, quoique renforcés par leursbordures en pierre de taille, vont éclater&|160;; maisl’observateur ne tarde pas à s’apercevoir qu’il en est de cettemaison comme de la tour de Bologne : les vieilles briques et lesvieilles pierres rongées conservent invinciblement leur centre degravité. Par toutes les saisons, les solides assises durez-de-chaussée offrent la teinte jaunâtre et l’imperceptiblesuintement que l’humidité donne à la pierre. Le passant a froid enlongeant ce mur où des bornes échancrées le protègent mal contre laroue des cabriolets. Comme dans toutes les maisons bâties avantl’invention des voitures, la baie de la porte forme une arcadeextrêmement basse, assez semblable au porche d’une prison. A droitede cette porte, sont trois croisées revêtues extérieurement degrilles en fer à mail- les si serrées qu’il est impossible auxcurieux de voir la destination intérieure des pièces humides etsombres, tant d’ailleurs les vitres sont sales et poudreuses&|160;;à gauche, sont deux autres croisées semblables dont une parfoisouverte permet d’apercevoir le portier, sa femme et ses enfantsgrouillant, travaillant, cuisinant, mangeant et criant au milieud’une salle planchéiée, boisée où tout tombe en lambeaux et où l’ondescend par deux marches, profondeur qui semble indiquer leprogressif exhaussement du pavé parisien. Si, par un jour de pluie,quelque passant s’abrite sous la longue voûte à solives saillanteset blanchies à la chaux qui mène de la porte à l’escalier, il luiest difficile de ne pas contempler le tableau que présentel’intérieur de cette maison. A gauche, se trouve un jardinet carréqui ne permet pas de faire plus de quatre enjambées en tout sens,jardin à terre noire où il existe des treillages sans pampres, où,à défaut de végétation, il vient à l’ombre de deux arbres, despapiers, de vieux linges, des tessons, des gravats tombés dutoit&|160;; terre infertile où le temps a jeté sur les murs, sur letronc des arbres et sur leurs branches une poudreuse empreintesemblable à de la suie froide. Les deux corps de logis en équerredont se compose la maison, tirent leur jour de ce jardinet entourépar deux maisons voisines bâties en colombage, décrépites, menaçantruine, où se voit à chaque étage quelque grotesque attestation del’état exercé par le locataire. Ici de longs bâtons supportentd’immenses écheveaux de laine teinte qui sèchent&|160;; là sur descordes se balancent des chemises blanchies&|160;; plus haut desvolumes endossés montrent sur un ais leurs tranches fraîchementmarbrées&|160;; les femmes chantent, les maris sifflent, lesenfants crient&|160;; le menuisier scie ses planches, un tourneuren cuivre fait grincer son métal&|160;; toutes les industriess’accordent pour produire un bruit que le nombre des instrumentsrend furibond. Le système général de la décoration intérieure de cepassage, qui n’est ni une cour, ni un jardin, ni une voûte, et quitient de toutes ces choses, consiste en piliers de bois posés surdes dés en pierre, et qui figurent des ogives. Deux arcades donnentsur le jardinet&|160;; deux autres qui font face à la portecochère, laissent voir un escalier de bois dont la rampe fut jadisune merveille de serrurerie tant le fer y affecte des formesbizarres, et dont les marches usées tremblent sous le pied. Lesportes de chaque appartement ont des chambranles bruns de crasse,de graisse, de poussière, et sont garnies de doubles portesrevêtues de velours d’Utrecht semé [Coquille du Furne : semées.] declous dédo- rés disposés en losanges. Ces restes de splendeurannoncent que, sous Louis XIV, cette maison était habitée parquelque conseiller au Parlement, par de riches ecclésiastiques oupar quelque trésorier des Parties Casuelles. Mais ces vestiges del’ancien luxe attirent un sourire sur les lèvres par un naïfcontraste entre le présent et le passé. Monsieur Jean-Jules Popinotdemeurait au premier étage de cette maison où l’obscurité naturelleaux premiers étages des maisons parisiennes était redoublée parl’étroitesse de la rue. Ce vieux logis était connu de tout ledouzième Arrondissement, auquel la Providence avait donné cemagistrat comme elle donne une plante bienfaisante pour guérir oumodérer chaque maladie. Voici le croquis de ce personnage quevoulait séduire la brillante marquise d’Espard.

En qualité de magistrat, monsieur Popinot était toujours vêtu denoir, costume qui contribuait à le rendre ridicule aux yeux desgens habitués à tout juger sur un examen superficiel. Les hommesjaloux de conserver la dignité qu’impose ce vêtement, doivent sesoumettre à des soins continuels et minutieux&|160;; mais le chermonsieur Popinot était incapable d’obtenir sur lui-même la propretépuritaine qu’exige le noir. Son pantalon toujours usé ressemblait àdu voile, étoffe avec laquelle se font les robes d’avocat&|160;; etson maintien habituel finissait par y dessiner une si grandequantité de plis, qu’il s’y trouvait par places des lignesblanchâtres, rouges ou luisantes qui dénonçaient une avaricesordide ou la pauvreté la plus insoucieuse. Ses gros bas de lainegrimaçaient dans ses souliers déformés. Son linge avait ce ton rouxcontracté dans l’armoire par un long séjour, et qui annonçait enfeu madame Popinot la manie du linge&|160;; suivant la modeflamande, elle ne se donnait sans doute que deux fois par anl’embarras d’une lessive. L’habit et le gilet du magistrat étaienten harmonie avec le pantalon, les souliers, les bas et le linge. Ilavait un bonheur constant dans son incurie, car le jour où ilendossait un habit neuf, il l’appropriait à l’ensemble de satoilette en y faisant des taches avec une inexplicable promptitude.Le bonhomme attendait que sa cuisinière le prévint de la vétusté deson chapeau pour le renouveler. Sa cravate était toujours torduesans apprêt, et jamais il ne rétablissait le désordre que son rabatde juge avait mis dans le col de sa chemise recroquevillé. Il neprenait aucun soin de sa chevelure grise, et ne se faisait la barbeque deux fois par semaine. Il ne portait jamais de gants, etfourrait habituelle- ment ses mains dans ses goussets vides dontl’entrée salie, presque toujours déchirée, ajoutait un trait deplus à la négligence de sa personne. Quiconque a fréquenté lePalais de Justice à Paris, endroit où s’observent toutes lesvariétés du vêtement noir, pourra se figurer la tournure demonsieur Popinot. L’habitude de siéger pendant des journéesentières modifie beaucoup le corps, de même que l’ennui causé pard’interminables plaidoyers agit sur la physionomie des magistrats.Enfermé dans des salles ridiculement étroites, sans majestéd’architecture et où l’air est promptement vicié, le juge parisienprend forcément un visage refrogné, grimé par l’attention, attristépar l’ennui&|160;; son teint s’étiole, contracte des teintes ouverdâtres ou terreuses, suivant le tempérament de l’individu.Enfin, dans un temps donné, le plus florissant jeune homme devientune pâle machine à considérants, une mécanique appliquant le codesur tous les cas, avec le flegme des volants d’une horloge. Si doncla nature avait doué monsieur Popinot d’un extérieur peu agréable,la magistrature ne l’avait pas embelli. Sa charpente offrait deslignes heurtées. Ses gros genoux, ses grands pieds, ses largesmains contrastaient avec une figure sacerdotale qui ressemblaitvaguement à une tête de veau, douce jusqu’à la fadeur, mal éclairéepar des yeux vairons, dénuée de sang, fendue par un nez droit etplat, surmontée d’un front sans protubérance, décorée de deuximmenses oreilles qui fléchissaient sans grâce. Ses cheveux grêleset rares laissaient voir son crâne par plusieurs sillonsirréguliers. Un seul trait recommandait ce visage au physionomiste.Cet homme avait une bouche sur les lèvres de laquelle respirait unebonté divine. C’était de bonnes grosses lèvres rouges, à milleplis, sinueuses, mouvantes, dans lesquelles la nature avait expriméde beaux sentiments&|160;; des lèvres qui parlaient au coeur etannonçaient en cet homme l’intelligence, la clarté, le don deseconde vue, un angélique esprit&|160;; aussi l’eussiez-vous malcompris en le jugeant seulement sur son front déprimé, sur ses yeuxsans chaleur et sur sa piteuse allure. Sa vie répondait à saphysionomie, elle était pleine de travaux secrets et cachait lavertu d’un saint. De fortes études sur le Droit l’avaient si bienrecommandé quand Napoléon réorganisa la justice en 1806 et 1811,que, sur l’avis de Cambacérès, il fut inscrit un des premiers poursiéger à la Cour impériale de Paris. Popinot n’était pas intrigant.A chaque nouvelle exigence, à chaque nouvelle sollicitation, leministre reculait Popinot, qui ne mit jamais les pieds ni chezl’Archichancelier ni chez le Grand-Juge. De la Cour, il fut exportésur les listes du Tribunal, puis repoussé jusqu’au dernier échelonpar les intrigues des gens actifs et remuants. Il fut nomméJuge-suppléant. Un cri général s’éleva dans le Palais : – PopinotJuge-suppléant&|160;! Cette injustice frappa le monde judiciaire,les avocats, les huissiers, tout le monde, excepté Popinot, qui nese plaignit point. La première clameur passée, chacun trouva quetout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, quicertes doit être le monde judiciaire. Popinot fut Juge-suppléantjusqu’au jour où le plus célèbre Garde des Sceaux de laRestauration vengea les passe-droits faits à cet homme modeste etsilencieux par les Grands-Juges de l’Empire. Après avoir étéJuge-suppléant pendant douze années, monsieur Popinot devait sansdoute mourir simple Juge au Tribunal de la Seine.

Pour expliquer l’obscure destinée d’un des hommes supérieurs del’ordre judiciaire, il est nécessaire d’entrer ici dans quelquesconsidérations qui serviront à dévoiler sa vie, son caractère, etqui montreront d’ailleurs quelques-uns des rouages de cette grandemachine nommée la Justice. Monsieur Popinot fut classé par lestrois Présidents qu’eut successivement le Tribunal de la Seine,dans une catégorie de jugerie, seul mot qui puisse rendre l’idée àexprimer. Il n’obtint pas dans cette compagnie la réputation decapacité que ses travaux lui avaient méritée par avance. De mêmequ’un peintre est invariablement enfermé dans la catégorie despaysagistes, des portraitistes, des peintres [Coquille du Furne :des peintre.] d’histoire, de marine ou de genre par le public desartistes, des connaisseurs ou des niais qui par envie, qui paromnipotence critique, qui par préjugé, le barricadent dans sonintelligence en croyant tous qu’il existe des calus dans toutes lescervelles, étroitesse de jugement que le monde applique auxécrivains, aux hommes d’Etat, à tous les gens qui commencent parune spécialité avant d’être proclamés universels&|160;; de même,Popinot eut sa destination et fut cerclé dans son genre. Lesmagistrats, les avocats, les avoués, tout ce qui pâture sur leterrain judiciaire, distingue deux éléments dans une cause : leDroit et l’Equité. L’équité résulte des faits, le droit estl’application des principes aux faits. Un homme peut avoir raisonen équité, tort en justice, sans que le juge soit accusable. Entrela conscience et le fait, il est un abîme de raisons déterminantesqui sont inconnues au juge, et qui condamnent ou légitiment unfait. Un juge n’est pas Dieu, son devoir est d’adapter les faitsaux principes, de juger des espèces variées à l’infini, en seservant d’une mesure déterminée. Si le juge avait le pouvoir delire dans la conscience et de démêler les motifs afin de rendred’équitables arrêts, chaque juge serait un grand homme. La France abesoin d’environ six mille juges&|160;; aucune génération n’a sixmille grands hommes à son service, à plus forte raison ne peut-elleles trouver pour sa magistrature. Popinot était au milieu de lacivilisation parisienne un très-habile cadi, qui par la nature deson esprit et à force d’avoir frotté la lettre de la loi dansl’esprit des faits, avait reconnu le défaut des applicationsspontanées et violentes. Aidé par sa seconde vue judiciaire, ilperçait l’enveloppe du double mensonge sous lequel les plaideurscachent l’intérieur des procès. Juge comme l’illustre Despleinétait chirurgien, il pénétrait les consciences comme ce savantpénétrait les corps. Sa vie et ses moeurs l’avaient conduit àl’appréciation exacte des pensées les plus secrètes par l’examendes faits. Il creusait un procès comme Cuvier fouillait l’humus duglobe. Comme ce grand penseur, il allait de déductions endéductions avant de conclure, et reproduisait le passé de laconscience comme Cuvier reconstruisait un anoplothérium. A proposd’un rapport, il s’éveillait souvent la nuit, surpris par un filonde vérité qui brillait soudain dans sa pensée. Frappé desinjustices profondes qui couronnaient ces luttes où tout dessertl’honnête homme, où tout profite aux fripons, il concluait souventcontre le droit en faveur de l’équité dans toutes les causes où ils’agissait de questions en quelque sorte divinatoires. Il passadonc parmi ses collègues pour un esprit peu pratique, ses raisonslonguement déduites allongeaient d’ailleurs lesdélibérations&|160;; quand Popinot remarqua leur répugnance àl’écouter, il donna son avis brièvement. On dit qu’il jugeait malces sortes d’affaires&|160;; mais, comme son génie d’appréciationétait frappant, que son jugement était lucide et sa pénétrationprofonde, il fut regardé comme possédant une aptitude spéciale pourles pénibles fonctions de Juge d’Instruction. Il demeura donc Juged’Instruction pendant la plus grande partie de sa vie judiciaire.Quoique ses qualités le rendissent éminemment propre à cettecarrière difficile, et qu’il eût la réputation d’être un profondcriminaliste à qui ses fonctions plaisaient, la bonté de son coeurle mettait constamment à la torture, et il était pris entre saconscience et sa pitié comme dans un étau. Quoique mieux rétribuéesque celles de Juge civil, les fonctions de Juge d’Instruction netentent personne&|160;; elles sont trop assujettissantes. Popinot,homme de modestie et de vertueux savoir, sans ambition, travailleurinfatigable, ne se plaignit pas de sa destination : il fit au bienpublic le sacrifice de ses goûts, de sa compatissance, et se laissadéporter dans les lagunes de l’Instruction criminelle, où il sutêtre à la fois sévère et bienfaisant. Parfois, son greffierremettait au prévenu de l’argent pour acheter du tabac, ou pouravoir un vêtement chaud en hiver, en le reconduisant du cabinet dujuge à la Souricière, prison temporaire où l’on tient les prévenusà la disposition de l’instructeur. Il savait être juge inflexibleet homme charitable. Aussi nul n’obtenait-il plus facilement quelui des aveux sans recourir aux ruses judiciaires. Il avaitd’ailleurs la finesse de l’observateur. Cet homme, d’une bonténiaise en apparence, simple et distrait, devinait les ruses desCrispins du bagne, déjouait les filles les plus astucieuses, etfaisait fléchir les scélérats. Des circonstances peu communesavaient aiguisé sa perspicacité&|160;; mais pour les dire, besoinest de pénétrer dans sa vie intime : car le juge était en lui lecôté social&|160;; un autre homme plus grand et moins connu setrouvait en lui.

Douze ans avant le jour où cette histoire commence, en 1816, parcette terrible disette qui coïncida fatalement avec le séjour desalliés en France, Popinot fut nommé président de la commissionextraordinaire instituée pour distribuer des secours aux indigentsde son quartier au moment où il projetait d’abandonner la rue duFouarre, dont l’habitation ne lui déplaisait pas moins qu’à safemme. Ce grand jurisconsulte, ce profond criminaliste, de qui lasupériorité paraissait à ses collègues une aberration, avait depuiscinq ans aperçu les résultats judiciaires sans en voir les causes.En montant dans les greniers, en apercevant les misères, enétudiant les nécessités cruelles qui conduisent graduellement lespauvres à des actions blâmables, en mesurant enfin leurs longuesluttes, il fut saisi de compassion. Ce juge devint alors le saintVincent-de-Paul de ces grands enfants, de ces ouvriers souffrants.Sa transformation ne fut pas tout à coup complète. La bienfaisancea son entraînement comme les vices ont le leur. La charité dévorela bourse d’un saint comme la roulette mange les biens du joueur,graduellement. Popinot alla d’infortune en infortune, d’aumône enaumône&|160;; puis, quand il eut soulevé tous les haillons quiforment à cette misère publique comme un appareil sous lequels’envenime une plaie fiévreuse, il devint, au bout d’un an, laprovidence de son quartier. Il fut membre du comité de bienfaisanceet du bureau de charité. Partout où des fonctions gratuites étaientà exercer, il acceptait et agissait sans emphase, à la manière del’homme au petit manteau qui passe sa vie à porter des soupes dansles marchés et dans les endroits où sont les gens affamés. Popinotavait le bonheur d’agir sur une plus vaste circonférence et dansune sphère plus élevée : il veillait à tout, il prévenait le crime,il donnait de l’ouvrage aux ouvriers inoccupés, il faisait placerles impotents, il distribuait ses secours avec discernement surtous les points menacés, se constituant le conseil de la veuve, leprotecteur des enfants sans asile, le commanditaire des petitscommerces. Personne au Palais ni dans Paris ne connaissait cettevie secrète de Popinot. Il est des vertus si éclatantes qu’ellescomportent l’obscurité : les hommes s’empressent de les mettre sousle boisseau. Quant aux obligés du magistrat, tous, travaillantpendant le jour et fatigués la nuit, étaient peu propres à leprôner&|160;; ils avaient l’ingratitude des enfants, qui ne peuventjamais s’acquitter parce qu’ils doivent trop. Il y a desingratitudes forcées&|160;; mais quel coeur a pu semer le bien pourrécolter la reconnaissance et se croire grand&|160;? Dès ladeuxième année de son apostolat secret, Popinot avait fini parconvertir en un parloir le magasin du rez-de-chaussée de sa maison,qui était éclairé par les trois croisées à grilles en fer. Les murset le plafond de cette grande pièce avaient été blanchis à lachaux, et le mobilier consistait en bancs de bois semblables à ceuxdes écoles, en une armoire grossière, un bureau de noyer et unfauteuil. Dans l’armoire étaient ses registres de bienfaisance, sesmodèles de bons de pain, son journal. Il tenait ses écriturescommercialement, afin de ne pas être la dupe de son coeur. Toutesles misères du quartier étaient chiffrées, casées dans un livre oùchaque malheur avait son compte, comme chez un marchand lesdébiteurs divers. Lorsqu’il y avait doute sur une famille, sur unhomme à secourir, le magistrat trouvait à ses ordres lesrenseignements de la police de sûreté. Lavienne, domestique faitpour le maître, était son aide-de-camp. Il dégageait ou renouvelaitles reconnaissances du Mont-de-Piété, et courait aux endroits lesplus menacés pendant que son maître travaillait au Palais. Dequatre à sept heures du matin en été, de six à neuf heures enhiver, cette salle était pleine de femmes, d’enfants, d’indigents,auxquels Popinot don- nait audience. Il n’était nullement besoin depoêle en hiver&|160;; la foule abondait si drûment que l’atmosphèredevenait chaude&|160;; seulement Lavienne mettait de la paille surle carreau trop humide.

A la longue, les bancs étaient devenus polis comme de l’acajouverni&|160;; puis, à hauteur d’homme, la muraille avait reçu je nesais quelle sombre peinture appliquée par les haillons et lesvêtements délabrés de ces pauvres gens. Ces malheureux aimaienttant Popinot que, quand, avant l’ouverture de sa porte, ils étaientattroupés vers le matin en hiver, les femmes se chauffant avec desgueux, les hommes se brassant pour s’échauffer, jamais un murmuren’avait troublé son sommeil. Les chiffonniers, les gens à étatnocturne connaissaient ce logis, et voyaient souvent le cabinet dumagistrat éclairé à des heures indues. Enfin les voleurs disaienten passant : Voilà sa maison, et la respectaient. Le matinappartenait aux pauvres, le milieu du jour aux criminels, le soiraux travaux judiciaires.

Le génie d’observation que possédait Popinot était doncnécessairement bifrons : il devinait les vertus de la misère, lesbons sentiments froissés, les belles actions en principe, lesdévouements inconnus, comme il allait chercher au fond desconsciences les plus légers linéaments du crime, les fils les plusténus des délits, pour en tout discerner. Le patrimoine de Popinotvalait mille écus de rente. Sa femme, soeur de monsieur Bianchon lepère, médecin à Sancerre, lui en avait apporté deux fois autant.Elle était morte depuis cinq ans, et avait laissé sa fortune à sonmari. Comme les appointements de juge-suppléant ne sont pasconsidérables, et que Popinot n’était juge en pied que depuisquatre ans, il est facile de deviner la cause de sa parcimonie danstout ce qui concernait sa personne ou sa vie, en voyant combien sesrevenus étaient médiocres, combien grande était sa bienfaisance.D’ailleurs l’indifférence en fait de vêtements, qui signalait enPopinot l’homme préoccupé, n’est-elle pas la marque distinctive dela haute science, de l’art cultivé follement, de la penséeperpétuellement active&|160;? Pour achever ce portrait, il suffirad’ajouter que Popinot était du petit nombre des juges du Tribunalde la Seine auxquels la décoration de la Légion-d’Honneur n’avaitpas été donnée.

Tel était l’homme que le Président de la deuxième Chambre duTribunal, à laquelle appartenait Popinot, rentré depuis deux ansparmi les juges civils, avait commis pour procéder à l’interroga-toire du marquis d’Espard, sur la requête présentée par sa femmeafin d’obtenir une interdiction.

La rue du Fouarre, où fourmillaient tant de malheureux de sigrand matin, devenait déserte à neuf heures et reprenait son aspectsombre et misérable. Bianchon pressa donc le trot de son cheval,afin de surprendre son oncle au milieu de son audience. Il ne pensapas sans sourire à l’étrange contraste que produirait le jugeauprès de madame d’Espard&|160;; mais il se promit de l’amener àfaire une toilette qui ne le rendît pas trop ridicule.

– Mon oncle a-t-il seulement un habit neuf&|160;? se disaitBianchon en entrant dans la rue du Fouarre, où les croisées duparloir jetaient une pâle lumière. Je ferai bien, je crois, dem’entendre là-dessus avec Lavienne.

Au bruit du cabriolet, une dizaine de pauvres surpris sortirentde dessous le porche et se découvrirent en reconnaissant lemédecin&|160;; car Bianchon, qui traitait gratuitement les maladesque lui recommandait le juge, n’était pas moins connu que lui desmalheureux assemblés là. Bianchon aperçut son oncle au milieu duparloir, dont les bancs étaient en effet garnis d’indigents quiprésentaient les grotesques singularités de costume à l’aspectdesquelles s’arrêtent en pleine rue les passants les moinsartistes. Certes, un dessinateur, un Rembrandt, s’il en existait unde nos jours, aurait conçu là l’une de ses plus magnifiquescompositions en voyant ces misères naïvement posées etsilencieuses. Ici la rugueuse figure d’un austère vieillard à barbeblanche, au crâne apostolique, offrait un saint Pierre tout fait.Sa poitrine, découverte en partie, laissait voir des musclessaillants, indice d’un tempérament de bronze qui lui avait servi depoint d’appui pour soutenir tout un poème de malheurs. Là une jeunefemme donnait à téter [Coquille du Furne : teter.] à son dernierenfant pour l’empêcher de crier, en en tenant un autre, âgé de cinqans environ, entre ses genoux. Ce sein dont la blancheur éclataitau milieu des haillons, cet enfant à chairs transparentes, et sonfrère, dont la pose révélait un avenir de gamin, attendrissaientl’âme par une sorte d’opposition à demi gracieuse avec la longuefile de figures rougies par le froid, au milieu de laquelleapparaissait cette famille. Plus loin une vieille femme, pâle etfroide, présentait ce masque repoussant du paupérisme en révolte,prêt à venger en un jour de sédition toutes ses peines passées. Ily était aussi l’ouvrier jeune, débile, paresseux, de qui l’oeilplein d’in- telligence annonçait de hautes facultés comprimées pardes besoins vainement combattus, se taisant sur ses souffrances, etprès de mourir faute de rencontrer l’occasion de passer entre lesbarreaux de l’immense vivier où s’agitent ces misères quis’entre-dévorent. Les femmes étaient en majorité&|160;; leursmaris, partis pour leurs ateliers, leur laissaient sans doute lesoin de plaider la cause du ménage avec cet esprit qui caractérisela femme du peuple, presque toujours la reine dans son taudis. Vouseussiez vu sur toutes les têtes des foulards déchirés, des robesbordées de boue, des fichus en lambeaux, des casaquins sales ettroués, mais partout des yeux qui brillaient comme autant deflammes vives. Réunion horrible, dont l’aspect inspirait d’abord ledégoût, mais qui bientôt causait une sorte de terreur au moment oùl’on apercevait que, purement fortuite, la résignation de ces âmes,aux prises avec tous les besoins de la vie, était une spéculationfondée sur la bienfaisance. Les deux chandelles qui éclairaient leparloir vacillaient dans une espèce de brouillard causé par lapuante atmosphère de ce lieu mal aéré.

Le magistrat n’était pas le personnage le moins pittoresque aumilieu de cette assemblée. Il avait sur la tête un bonnet de cotonroussâtre. Comme il était sans cravate, son cou, rouge de froid etridé, se dessinait nettement au-dessus du collet pelé de sa vieillerobe de chambre. Sa figure fatiguée offrait l’expression à demistupide que donne la préoccupation. Sa bouche, pareille à celle detous ceux qui travaillent, s’était ramassée comme une bourse donton a serré les cordons. Son front contracté semblait supporter lefardeau de toutes les confidences qui lui étaient faites : ilsentait, analysait et jugeait. Attentif autant qu’un prêteur à lapetite semaine, ses yeux quittaient ses livres et sesrenseignements pour pénétrer jusqu’au for intérieur des individusqu’il examinait avec la rapidité de vision par laquelle les avaresexpriment leurs inquiétudes. Debout derrière son maître, prêt àexécuter ses ordres, Lavienne faisait sans doute la police etaccueillait les nouveaux venus en les encourageant contre leurpropre honte. Quand le médecin parut, il se fit un mouvement surles bancs. Lavienne tourna la tête et fut étrangement surpris devoir Bianchon.

– Ah&|160;! te voilà, mon garçon, dit Popinot en se détirant lesbras. Qui t’amène à cette heure&|160;?

– Je craignais que vous ne fissiez aujourd’hui, sans m’avoir vu,certaine visite judiciaire au sujet de laquelle je veux vousentretenir.

– Eh&|160;! bien, reprit le juge en s’adressant à une grossepetite femme qui restait debout prés de lui, si vous ne me ditespas ce que vous avez, je ne le devinerai pas, ma fille.

– Dépêchez-vous, lui dit Lavienne, ne prenez pas le temps desautres.

– Monsieur, dit enfin la femme en rougissant et baissant la voixde manière à n’être entendu que de Popinot et de Lavienne, je suismarchande des quatre saisons, et j’ai mon petit dernier pour lequelje dois les mois de nourrice. Donc j’avais caché mon pauvreargent…

– Eh&|160;! bien, votre homme l’a pris&|160;? dit Popinot endevinant le dénoûment de la confession.

– Oui, monsieur.

– Comment vous nommez-vous&|160;?

– La Pomponne.

– Votre mari&|160;?

– Toupinet.

– Rue du Petit-Banquier&|160;? reprit Popinot en feuilletant sonregistre. Il est en prison, dit-il en lisant une observation enmarge de la case où ce ménage était inscrit.

– Pour dettes, mon cher monsieur.

Popinot hocha la tête.

– Mais, monsieur, je n’ai pas de quoi garnir ma brouette, lepropriétaire est venu hier et m’a forcée de le payer, sans quoij’étais à la porte.

Lavienne se pencha vers son maître et lui dit quelques mots àl’oreille.

– Eh&|160;! bien, que vous faut-il pour acheter votre fruit à laHalle&|160;?

– Mais, mon cher monsieur, j’aurais besoin, pour continuer moncommerce, de… Oui, j’aurais bien besoin de dix francs.

Le juge fit un signe à Lavienne, qui tira d’un grand sac dixfrancs et les donna à la femme pendant que le juge inscrivait leprêt sur son registre. A voir le mouvement de joie qui fittressaillir la marchande, Bianchon devina les anxiétés parlesquelles cette femme avait été sans doute agitée en venant de samaison chez le juge. – A vous, dit Lavienne au vieillard à barbeblanche.

Bianchon tira le domestique à part, et s’enquit du temps queprendrait cette audience.

– Monsieur a eu deux cents personnes ce matin, en voici encorequatre-vingts à faire, dit Lavienne&|160;; monsieur le docteuraurait le temps d’aller à ses premières visites.

– Mon garçon, dit le juge en se retournant et saisissant Horacepar le bras, tiens, voici deux adresses ici près, l’une rue deSeine, et l’autre rue de l’Arbalète. Cours-y. Rue de Seine, unejeune fille vient de s’asphyxier, et tu trouveras rue de l’Arbalèteun homme à faire entrer à ton hôpital. Je t’attendrai pourdéjeuner.

Bianchon revint au bout d’une heure. La rue du Fouarre étaitdéserte, le jour commençait à poindre, son oncle remontait chezlui, le dernier pauvre de qui le magistrat venait de panser l’âmes’en allait, le sac de Lavienne était vide.

– Eh&|160;! bien, comment vont-ils&|160;? dit le juge au docteuren montant l’escalier.

– L’homme est mort, répondit Bianchon, la jeune fille s’entirera.

Depuis que l’oeil et la main d’une femme y manquaient,l’appartement où demeurait Popinot avait pris une physionomie enharmonie avec celle du maître. L’incurie de l’homme emporté par unepensée dominante imprimait son cachet bizarre en toutes choses.Partout une poussière invétérée, partout dans les objets ceschangements de destination dont l’industrie rappelait celle desménages de garçon. C’était des papiers dans des vases de fleurs,des bouteilles d’encre vides sur les meubles, des assiettesoubliées, des briquets phosphoriques convertis en bougeoirs aumoment où il fallait faire une recherche, des déménagementspartiels commencés et oubliés, enfin tous les encombrements et lesvides occasionnés par des pensées de rangement abandonnées. Mais lecabinet du magistrat, particulièrement remué par ce désordreincessant, accusait sa marche sans haltes, l’entraînement del’homme accablé d’affaires, poursuivi par des nécessités qui secroisent. La bibliothèque était comme au pillage, les livrestraînaient, les uns empilés le dos dans les pages ouvertes, lesautres tombés les feuillets contre terre&|160;; les dossiers deprocédure disposés en ligne, le long du corps de la bibliothèque,encombraient le parquet. Ce parquet n’avait pas été frotté depuisdeux ans. Les tables et les meubles étaient chargés d’ex votoapportés par la misère reconnaissante. Sur les cornets en verrebleu qui ornaient la cheminée se trouvaient deux globes de verre, àl’intérieur desquels étaient répandues diverses couleurs mêlées, cequi leur donnait l’apparence d’un curieux produit de la nature. Desbouquets en fleurs artificielles, des tableaux où le chiffre dePopinot était entouré de coeurs et d’immortelles décoraient lesmurs. Ici des boîtes en ébénisterie prétentieusement faites, et quine pouvaient servir à rien. Là, des serre-papiers travaillés dansle goût des ouvrages exécutés au bagne par les forçats. Ceschefs-d’oeuvre de patience, ces rébus de gratitude, ces bouquetsdesséchés donnaient au cabinet et à la chambre du juge l’air d’uneboutique de jouets d’enfant. Le bonhomme se faisait des memento deces ouvrages, il les emplissait de notes, de plumes oubliées et demenus papiers. Ces sublimes témoignages d’une charité divineétaient pleins de poussière, sans fraîcheur. Quelques oiseauxparfaitement empaillés, mais rongés par les mites, se dressaientdans cette forêt de colifichets où dominait un angora, le chatfavori de madame Popinot, à laquelle un naturaliste sans le soul’avait restitué sans doute avec toutes les apparences de la vie,payant ainsi par un trésor éternel une légère aumône. Quelqueartiste du quartier, de qui le coeur avait égaré les pinceaux,avait également fait les portraits de monsieur et de madamePopinot. Jusque dans l’alcôve de la chambre à coucher se voyaientdes pelotes brodées, des paysages en point de marque, et des croixen papier plié dont les fioritures décelaient un travail insensé.Les rideaux de fenêtres étaient noircis par la fumée, et lesdraperies n’avaient plus aucune couleur. Entre la cheminée et lalongue table carrée sur laquelle travaillait le magistrat, lacuisinière avait servi deux tasses de café au lait sur un guéridon.Deux fauteuils d’acajou garnis en étoffe de crin attendaientl’oncle et le neveu. Comme le jour intercepté par les croiséesn’arrivait pas jusqu’à cette place, la cuisinière avait laissé deuxchandelles dont la mèche démesurément longue formait champignon, etjetait cette lumière rougeâtre qui fait durer la chandelle par lalenteur de la combustion&|160;; découverte due aux avares.

– Cher oncle, vous devriez vous vêtir plus chaudement quand vousdescendez à ce parloir.

– Je me fais scrupule de les faire attendre, ces pauvresgens&|160;! Eh&|160;! bien, que me veux-tu, toi&|160;? – Mais, jeviens inviter à dîner demain chez la marquise d’Espard.

– Une de nos parentes&|160;? demanda le juge d’un air sinaïvement préoccupé que Bianchon se mit à rire.

– Non, mon oncle, la marquise d’Espard est une haute etpuissante dame, qui a présenté une requête au tribunal, à l’effetde faire interdire son mari, et vous avez été commis… .

– Et tu veux que j’aille dîner chez elle&|160;! Es-tu fou&|160;?dit le juge en saisissant le code de procédure. Tiens, lis doncl’article qui défend au magistrat de boire et de manger chez l’unedes parties qu’il doit juger. Qu’elle vienne me voir si elle aquelque chose à me dire, ta marquise. Je devais en effet allerdemain interroger son mari, après avoir examiné l’affaire pendantla nuit prochaine. Il se leva, prit un dossier qui se trouvait sousun serre-papier à portée de sa vue, et dit après en avoir lul’intitulé : Voici les pièces. Puisque cette haute et puissantedame t’intéresse, dit-il, voyons la requête&|160;!

Popinot croisa sa robe de chambre dont les pans retombaienttoujours en laissant sa poitrine à nu&|160;; il trempa sesmouillettes dans son café refroidi, et chercha la requête qu’il luten se permettant quelques parenthèses et quelques discussionsauxquelles son neveu prit part.

« A monsieur le Président du Tribunal civil de Première Instancedu département de la Seine, séant au Palais de Justice.

Madame Jeanne-Clémentine-Athénaïs de Blamont-Chauvry, épouse demonsieur Charles-Maurice-Marie Andoche, comte de Nègrepelisse,marquis d’Espard (Bonne noblesse), propriétaire&|160;; ladite damed’Espard demeurant rue du Faubourg-Saint-Honoré, n°104, et leditsieur d’Espard, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, n°22(Ah&|160;! oui, monsieur le président m’a dit que c’était dans monquartier&|160;!), ayant Me Desroches pour avoué, »

– Desroches&|160;! un petit faiseur d’affaires, un homme mal vudu Tribunal et de ses confrères, qui nuit à ses clients&|160;!

– Pauvre garçon&|160;! dit Bianchon, il est malheureusement sansfortune, et il se démène [Coquille du Furne : demène.] comme undiable dans un bénitier, voilà tout.

« A l’honneur de vous exposer, monsieur le président, que depuisune année les facultés morales et intellectuelles de monsieurd’Espard, son mari, ont subi une altération si profonde, qu’ellesconstituent aujourd’hui l’état de démence et d’imbécillité prévupar l’article 486 du Code civil, et appellent au secours de safortune, de sa personne, et dans l’intérêt de ses enfants qu’ilgarde près de lui, l’application des dispositions voulues par lemême article&|160;;

Qu’en effet l’état moral de monsieur d’Espard, qui, depuisquelques années, offrait des craintes graves fondées sur le systèmeadopté par lui pour le gouvernement de ses affaires, a parcouru,pendant cette dernière année surtout, une déplorable échelle dedépression&|160;; que la volonté, la première, a ressenti leseffets du mal, et que son anéantissement a laissé monsieur lemarquis d’Espard livré à tous les dangers d’une incapacitéconstatée par les faits suivants :

Depuis long-temps tous les revenus que procurent les biens dumarquis d’Espard passent, sans causes plausibles et sans avantages,même temporaires, à une vieille femme de qui la laideur repoussanteest généralement remarquée, et nommée madame Jeanrenaud, demeuranttantôt à Paris, rue de La Vrillière, numéro 8&|160;; tantôt àVilleparisis, près Claye, département de Seine-et-Marne, et auprofit de son fils, âgé de trente-six ans, officier de l’ex-gardeimpériale, que, par son crédit, monsieur le marquis d’Espard aplacé dans la garde royale en qualité de chef d’escadron au premierrégiment de cuirassiers. Ces personnes, réduites en 1814 à ladernière misère, ont successivement acquis des immeubles d’un prixconsidérable, entre autres et dernièrement un hôtel Grande rueVerte, où le sieur Jeanrenaud fait actuellement des dépensesconsidérables afin de s’y établir avec la dame Jeanrenaud sa mère,en vue du mariage qu’il poursuit&|160;; lesquelles dépensess’élèvent déjà à plus de cent mille francs. Ce mariage est procurépar les démarches du marquis d’Espard auprès de son banquier, lesieur Mongenod, duquel il a demandé la nièce en mariage pour leditsieur Jeanrenaud, en promettant son crédit pour lui obtenir ladignité de baron. Cette nomination a eu lieu effectivement parordonnance de Sa Majesté en date du 29 décembre dernier, sur lessollicitations du marquis d’Espard, ainsi qu’il peut en êtrejustifié par Sa Grandeur monseigneur le Garde des Sceaux, si letribunal jugeait à propos de recourir à son témoignage&|160;;

Qu’aucune raison, même prise parmi celles que la morale et laloi réprouvent également, ne peut justifier l’empire que la dameveuve Jeanrenaud a pris sur le marquis d’Espard, qui, d’ailleurs,la voit très-rarement&|160;; ni expliquer son étrange affectionpour ledit sieur baron Jeanrenaud, avec qui ses communications sontpeu fréquentes : cependant leur autorité se trouve être si grande,que chaque fois qu’ils ont besoin d’argent, fût-ce même poursatisfaire de simples fantaisies, cette dame ou son fils… »

– Hé&|160;! hé&|160;! raison que la morale et la loiréprouvent&|160;! Que veut nous insinuer le clerc ou l’avoué&|160;?dit Popinot.

Bianchon se mit à rire.

«… cette dame ou son fils obtiennent sans aucune discussion dumarquis d’Espard ce qu’ils demandent, et, à défaut d’argentcomptant, monsieur d’Espard signe des lettres de change négociéespar le sieur Mongenod, lequel a fait offre à l’exposante d’entémoigner&|160;;

Que d’ailleurs, à l’appui de ces faits, il est arrivé récemment,lors du renouvellement des baux de la terre d’Espard, que lesfermiers ayant donné une somme assez importante pour lacontinuation de leurs contrats, le sieur Jeanrenaud s’en est faitfaire immédiatement la délivrance&|160;;

Que la volonté du marquis d’Espard a si peu de concours àl’abandon de ces sommes, que quand il lui en été parlé il n’a pointparu s’en souvenir&|160;; que, toutes les fois que des personnesgraves l’ont questionné sur son dévouement à ces deux individus,ses réponses ont indiqué une si entière abnégation de ses idées, deses intérêts, qu’il existe nécessairement en cette affaire unecause occulte sur laquelle l’exposante appelle l’oeil de lajustice, attendu qu’il est impossible que cette cause ne soit pascriminelle, abusive et tortionnaire, ou d’une nature appréciablepar la médecine légale, si toutefois cette obsession n’est pas decelles qui rentrent dans l’abus des forces morales, et qu’on nepeut qualifier qu’en se servant du terme extraordinaire depossession… »

– Diable&|160;! reprit Popinot, que dis-tu de cela, toi,docteur&|160;? Ces faits-là sont bien étranges.

– Ils pourraient être, répondit Bianchon, un effet du pouvoirmagnétique.

– Tu crois donc aux bêtises de Mesmer, à son baquet, à la vue autravers des murailles&|160;?

– Oui, mon oncle, dit gravement le docteur. En vous entendantlire cette requête, j’y pensais. Je vous déclare que j’ai vérifié,dans une autre sphère d’action, plusieurs faits analogues,relativement à l’empire sans bornes qu’un homme peut acquérir surun autre. Je suis, contrairement à l’opinion de mes confrères,entièrement convaincu de la puissance de la volonté, considéréecomme une force motrice. J’ai vu, tout compérage et charlatanisme àpart, les effets de cette possession. Les actes promis aumagnétiseur par le magnétisé pendant le sommeil ont étéscrupuleusement accomplis dans l’état de veille. La volonté de l’unétait devenue la volonté de l’autre.

– Toute espèce d’acte&|160;?

– Oui.

– Même criminel&|160;?

– Même criminel.

– Il faut que ce soit toi pour que je t’écoute.

– Je vous en rendrai témoin, dit Bianchon.

– Hum&|160;! hum&|160;! fit le juge. En supposant que la causede cette prétendue possession appartînt à cet ordre de faits, elleserait difficile à constater et à faire admettre en justice.

– Je ne vois pas, si cette dame Jeanrenaud est affreusementlaide et vieille, quel autre moyen de séduction elle pourraitavoir, dit Bianchon.

– Mais, reprit le juge, en 1814, époque à laquelle la séductionaurait éclaté, cette femme devait avoir quatorze ans demoins&|160;; si elle a été liée dix ans auparavant avec monsieurd’Espard, ces calculs de date nous reportent à vingt-quatre ans enarrière, époque à laquelle la dame pouvait être jeune, jolie, etavoir conquis, par des moyens fort naturels, pour elle aussi bienque pour son fils, sur monsieur d’Espard, un empire auquel certainshommes ne savent pas se soustraire. Si la cause de cet empiresemble répréhensible aux yeux de la justice, il est justifiable auxyeux de la nature. Madame Jeanrenaud aura pu se fâcher du mariagecontracté probablement vers ce temps par le marquis d’Espard avecmademoiselle de Blamont-Chauvry&|160;; et il pourrait n’y avoir aufond de ceci qu’une rivalité de femme, puisque le marquis nedemeure plus depuis long-temps avec madame d’Espard.

– Mais cette laideur repoussante, mon oncle&|160;?

– La puissance des séductions, reprit le juge, est en raisondirecte avec la laideur&|160;; vieille question&|160;! D’ailleurs,et la petite vérole, docteur&|160;? Mais continuons.

« Que dès l’année 1815, pour fournir aux sommes exigées par cesdeux personnes, monsieur le marquis d’Espard est allé se loger avecses deux enfants rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, dans unappartement dont le dénûment est indigne de son nom et de saqualité (on se loge comme on veut&|160;!)&|160;; qu’il y détientses deux enfants, le comte Clément d’Espard, et le vicomte Camilled’Espard, dans les habitudes d’une vie en désaccord avec leuravenir, avec leur nom et leur fortune&|160;; que souvent le manqued’argent est tel, que récemment le propriétaire, un sieur Maraist,fit saisir les meubles garnissant les lieux&|160;; que quand cettevoie de poursuite fut effectuée en sa présence, le marquis d’Esparda aidé l’huissier, qu’il a traité comme un homme de qualité, en luiprodiguant toutes les marques de courtoisie et d’attention qu’ilaurait eues pour une personne élevée au-dessus de lui en dignité…»

L’oncle et le neveu se regardèrent en riant.

« Que, d’ailleurs, tous les actes de sa vie, en dehors des faitsallégués à l’égard de la dame veuve Jeanrenaud et du sieur baronJeanrenaud son fils, sont empreints de folie&|160;; que, depuisbientôt dix ans, il s’occupe si exclusivement de la Chine, de sescoutumes, de ses moeurs, de son histoire, qu’il rapporte tout auxhabitudes chinoises&|160;; que, questionné sur ce point, il confondles affaires du temps, les événements de la veille, avec les faitsrelatifs à la Chine&|160;; qu’il censure les actes du gouvernementet la conduite du Roi, quoique d’ailleurs il l’aimepersonnellement, en les comparant à la politiquechinoise&|160;;

Que cette monomanie a poussé le marquis d’Espard à des actionsdénuées de sens&|160;; que, contre les habitudes de son rang et lesidées qu’il professait sur le devoir de la noblesse, il a entreprisune affaire commerciale pour laquelle il souscrit journellement desobligations à terme qui menacent aujourd’hui son honneur et safortune, attendu qu’elles emportent pour lui la qualité denégociant, et peuvent, faute de payement, le faire déclarer enfaillite&|160;; que ces obligations, contractées envers lesmarchands de papier, les imprimeurs, les lithographes et lescoloristes, qui ont fourni les éléments nécessaires à cettepublication intitulée : Histoire pittoresque de la Chine, etparaissant par livraisons, sont d’une telle importance, que cesmêmes fournisseurs ont supplié l’exposante de requérirl’interdiction du marquis d’Espard afin de sauver leurs créances…»

– Cet homme est un fou, s’écria Bianchon.

– Tu crois cela, toi&|160;! dit le juge. Il faut l’entendre. Quin’écoute qu’une cloche n’entend qu’un son.

– Mais il me semble… .., dit Bianchon. – Mais il me semble, ditPopinot, que, si quelqu’un de mes parents voulait s’emparer del’administration de mes biens, et qu’au lieu d’être un simple juge,de qui les collègues peuvent examiner tous les jours l’état moral,je fusse duc et pair, un avoué quelque peu rusé, comme estDesroches, pourrait dresser une requête semblable contre moi.

« Que l’éducation de ses enfants a souffert de cette monomanie,et qu’il leur a fait apprendre, contrairement à tous les usages del’enseignement, les faits de l’histoire chinoise qui contredisentles doctrines de la religion catholique, et leur a fait apprendreles dialectes chinois… »

– Ici Desroches me parait drôle, dit Bianchon.

– La requête a été dressée par quelque premier clerc qui n’étaitpas très-Chinois, dit le juge.

« Qu’il laisse souvent ses enfants dénués des choses les plusnécessaires&|160;; que l’exposante, malgré ses instances, ne peutles voir&|160;; que le sieur marquis d’Espard les lui amène uneseule fois par an&|160;; que, sachant les privations auxquelles ilssont soumis, elle a fait de vains efforts pour leur donner leschoses les plus nécessaires à l’existence, et desquelles ilsmanquaient… »

– Oh&|160;! madame la marquise, voici des farces. Qui prouvetrop ne prouve rien. Mon cher enfant, dit le juge en laissant ledossier sur ses genoux, quelle est la mère qui jamais a manqué decoeur, d’esprit, d’entrailles, au point de rester au-dessous desinspirations suggérées par l’instinct animal&|160;? Une mère estaussi rusée pour arriver à ses enfants qu’une jeune fille peutl’être pour conduire à bien une intrigue d’amour. Si ta marquiseavait voulu nourrir ou vêtir ses enfants, le diable ne l’en aurait,certes, pas empêchée&|160;! hein&|160;? Elle est un peu troplongue, cette couleuvre, pour un vieux juge&|160;!Continuons&|160;?

« Que l’âge auquel arrivent lesdits enfants exige, dès àprésent, qu’il soit pris des précautions pour les soustraire à lafuneste influence de cette éducation, qu’il y soit pourvu selonleur rang, et qu’ils n’aient point sous les yeux l’exemple que leurdonne la conduite de leur père&|160;;

Qu’à l’appui des faits présentement allégués, il existe despreuves dont le tribunal obtiendra facilement la répétition :maintes fois monsieur d’Espard a nommé le juge de paix du douzièmearrondissement un mandarin de troisième classe&|160;; il a souventappelé les professeurs du collège Henri IV des lettrés (Ils s’enfâchent&|160;!). A propos des choses les plus simples, il a dit quecela ne se passait pas ainsi en Chine&|160;; il fait, dans le coursd’une conversation ordinaire, allusion soit à la dame Jeanrenaud,soit à des événements arrivés sous le règne de Louis XIV, etdemeure alors plongé dans une mélancolie noire : il s’imagineparfois être en Chine. Plusieurs de ses voisins, notamment lessieurs Edme Becker, étudiant en médecine, Jean-Baptiste Frémiot,professeur, domiciliés dans la même maison, pensent, après avoirpratiqué le marquis d’Espard, que sa monomanie, en tout ce qui estrelatif à la Chine, est une conséquence d’un plan formé par lesieur baron Jeanrenaud et la dame veuve sa mère pour acheverl’anéantissement des facultés morales du marquis d’Espard, attenduque le seul service que paraît rendre à monsieur d’Espard la dameJeanrenaud est de lui procurer tout ce qui a rapport à l’empire dela Chine&|160;;

Qu’enfin l’exposante offre de prouver au Tribunal que les sommesabsorbées par les sieur et dame veuve Jeanrenaud, de 1814 à 1828,ne s’élèvent pas à moins d’un million de francs.

A la confirmation des faits qui précèdent, l’exposante offre àmonsieur le Président le témoignage des personnes qui voienthabituellement monsieur le marquis d’Espard, et dont les noms etqualités sont désignés ci-dessous, parmi lesquelles beaucoup l’ontsuppliée de provoquer l’interdiction de monsieur le marquisd’Espard, comme le seul moyen de mettre sa fortune à l’abri de sadéplorable administration, et ses enfants loin de sa funesteinfluence.

Ce considéré, monsieur le Président, et vu les piècesci-jointes, l’exposante requiert qu’il vous plaise, attendu que lesfaits qui précèdent prouvent évidemment l’état de démence etd’imbécillité de monsieur le marquis d’Espard, ci-dessus nommé,qualifié et domicilié, ordonner que, pour parvenir à l’interdictiond’icelui, la présente requête et les pièces à l’appui serontcommuniquées à monsieur le procureur du Roi, et commettre l’un demessieurs les juges du tribunal à l’effet de faire le rapport aujour que vous voudrez bien indiquer, pour être sur le tout par leTribunal statué ce qu’il appartiendra, et vous ferez justice, »etc.

– Et voici, dit Popinot, l’ordonnance du Président qui mecommet&|160;! Eh&|160;! bien, que veut de moi la marquised’Espard&|160;? Je sais tout. J’irai demain avec mon greffier chezmonsieur le marquis, car ceci ne me paraît pas clair du tout. –Ecoutez, mon cher oncle, je ne vous ai jamais demandé le moindrepetit service qui eût trait à vos fonctions judiciaires&|160;;eh&|160;! bien, je vous prie d’avoir pour madame d’Espard unecomplaisance que mérite sa situation. Si elle venait ici, vousl’écouteriez&|160;?

– Oui.

– Eh&|160;! bien, allez l’entendre chez elle : madame d’Espardest une femme maladive, nerveuse, délicate, qui se trouverait maldans votre nid à rats. Allez-y le soir, au lieu d’y accepter àdîner, puisque la loi vous défend de boire et de manger chez vosjusticiables.

– La loi ne vous défend-elle pas de recevoir des legs de vosmorts&|160;? dit Popinot croyant apercevoir une teinte d’ironie surles lèvres de son neveu.

– Allons, mon oncle, quand ce ne serait que pour deviner le vraide cette affaire, accordez-moi ma demande&|160;? Vous viendrez làcomme juge d’instruction, puisque les choses ne vous semblent pasclaires. Diantre&|160;! l’interrogatoire de la marquise n’est pasmoins nécessaire que celui de son mari.

– Tu as raison, dit le magistrat, elle pourrait bien être lafolle. J’irai.

– Je viendrai vous prendre&|160;; écrivez sur votre agenda :Demain soir à neuf heures chez madame d’Espard. Bien, dit Bianchonen voyant son oncle notant le rendez-vous.

Le lendemain soir, à neuf heures, le docteur Bianchon monta lepoudreux escalier de son oncle, et le trouva travaillant à larédaction de quelque jugement épineux. L’habit demandé par Laviennen’avait pas été apporté par le tailleur, en sorte que Popinot pritson vieil habit plein de taches, et fut le Popinot incomptus dontl’aspect excitait le rire sur les lèvres de ceux auxquels sa vieintime était inconnue. Bianchon obtint cependant de mettre en ordrela cravate de son oncle et de lui boutonner son habit, il en cachales taches en croisant les revers des basques de droite à gauche etprésentant ainsi la partie encore neuve du drap. Mais en quelquesinstants le juge retroussa son habit sur sa poitrine par la manièredont il mit ses mains dans ses goussets en obéissant à sonhabitude. L’habit, démesurément plissé par-devant et par-derrière,forma comme une bosse au milieu du dos, et produisit entre le giletet le pantalon une solution de continuité par laquelle se montra lachemise. Pour son malheur, Bianchon ne s’aperçut de ce surcroît deridicule qu’au moment où son oncle se présenta chez lamarquise.

Une légère esquisse de la vie de la personne chez laquelle serendaient en ce moment le docteur et le juge est ici nécessairepour rendre intelligible la conférence que Popinot allait avoiravec elle.

Madame d’Espard était, depuis sept ans, très à la mode à Paris,où la Mode élève et abaisse tour à tour des personnages qui, tantôtgrands, tantôt petits, c’est-à-dire tour à tour en vue et oubliés,deviennent plus tard des personnes insupportables comme le sonttous les ministres disgraciés et toutes les majestés déchues.Incommodes par leurs prétentions fanées, ces flatteurs du passésavent tout, médisent de tout, et, comme les dissipateurs ruinés,sont les amis de tout le monde. Pour avoir été quittée par son marivers l’année 1815, madame d’Espard devait s’être mariée aucommencement de l’année 1812&|160;; ses enfants avaient doncnécessairement, l’un quinze et l’autre treize ans. Par quel hasardune mère de famille, âgée d’environ trente-trois ans, était-elle àla mode&|160;? Quoique la Mode soit capricieuse et que nul nepuisse à l’avance désigner ses favoris, que souvent elle exalte lafemme d’un banquier ou quelque personne d’une élégance et de beautédouteuses, il doit sembler surnaturel que la Mode eût pris desallures constitutionnelles en adoptant la présidence d’âge. Ici laMode avait fait comme tout le monde, elle acceptait madame d’Espardpour une jeune femme. La marquise avait trente-trois ans sur lesregistres de l’état civil, et vingt-deux ans le soir dans un salon.Mais combien de soins et d’artifices&|160;! Des bouclesartificieuses lui cachaient les tempes. Elle se condamnait chezelle au demi-jour en faisant la malade afin de rester dans lesteintes protectrices d’une lumière passée à la mousseline. CommeDiane de Poitiers, elle pratiquait l’eau froide pour sesbains&|160;; comme elle encore, la marquise couchait sur le crin,dormait sur des oreillers de maroquin pour conserver sa chevelure,mangeait peu, ne buvait que de l’eau, combinait ses mouvements afind’éviter la fatigue, et mettait une exactitude monastique dans lesmoindres actes de sa vie. Ce rude système a, dit-on, été pousséjusqu’à l’emploi de la glace au lieu d’eau et jusqu’aux alimentsfroids par une illustre Polonaise qui, de nos jours, allie une viedéjà séculaire aux occupations, aux moeurs de la petite-maîtresse.Destinée à vivre autant que vécut Marion de Lorme, à laquelle desbiographes accordent cent trente ans, l’ancienne Vice-Reine de laPologne montre, à près de cent ans, un esprit et un coeur jeunes,une gracieuse figure, une taille charmante&|160;; elle peut dans saconversation où les mots pétillent comme les sarments au feucomparer les hommes et les livres de la littérature actuelle, auxhommes et aux livres du dix-huitième siècle. De Varsovie, ellecommande ses bonnets chez Herbault. Grande dame, elle a ledévouement d’une petite fille&|160;; elle nage, elle court comme unlycéen, et sait se jeter sur une causeuse aussi gracieusementqu’une jeune coquette&|160;; elle insulte la mort et se rit de lavie. Elle étonna jadis l’empereur Alexandre, et peut aujourd’huisurprendre l’empereur Nicolas par la magnificence de ses fêtes.Elle fait encore verser des larmes à quelque jeune homme épris, carelle a l’âge qu’il lui plaît d’avoir. Enfin, elle est un véritableconte de fée, si toutefois elle n’est pas la fée du conte. Madamed’Espard avait-elle connu madame Zayoncsek&|160;? voulait-elle larecommencer&|160;? Quoi qu’il en soit, la marquise prouvait labonté de ce régime, son teint était pur, son front n’avait point derides, son corps gardait, comme celui de la bien-aimée de Henri II,la souplesse, la fraîcheur, attraits cachés qui ramènent et fixentl’amour auprès d’une femme. Les précautions si simples de ce régimeindiqué par l’art, par la nature, peut-être aussi par l’expérience,trouvaient d’ailleurs en elle un système général qui lescorroborait. La marquise était douée d’une profonde indifférencepour tout ce qui n’était pas elle&|160;; les hommes l’amusaient,mais aucun d’eux ne lui avait causé ces grandes excitations quiremuent profondément les deux natures et brisent l’une par l’autre.Elle n’avait ni haine ni amour. Offensée, elle se vengeaitfroidement et tranquillement, à son aise, en attendant l’occasionde satisfaire la mauvaise pensée qu’elle conservait sur quiconques’était mal posé dans son souvenir. Elle ne se remuait pas, nes’agitait point&|160;; elle parlait, car elle savait qu’en disantdeux mots une femme peut faire tuer trois hommes. Elle s’était vuequittée par monsieur d’Espard avec un singulier plaisir :n’emmenait-il pas deux enfants qui, pour le moment, l’ennuyaient,et qui, plus tard, pouvaient nuire à ses prétentions&|160;? Sesamis les plus intimes, comme ses adorateurs les moins persévérants,ne lui voyant aucun de ces bijoux à la Cornélie qui vont etviennent en avouant sans le savoir l’âge d’une mère, tous laprenaient pour une jeune femme. Les deux enfants, de qui lamarquise paraissait tant s’in- quiéter dans sa requête, étaientaussi bien que leur père inconnus du monde comme le passagenord-est est inconnu des marins. Monsieur d’Espard passait pour unoriginal qui avait abandonné sa femme sans avoir contre elle leplus petit sujet de plainte. Maîtresse d’elle-même à vingt-deuxans, et maîtresse de sa fortune, qui consistait en vingt-six millelivres de rente, la marquise hésita longtemps avant de prendre unparti, et de décider son existence. Quoiqu’elle profitât desdépenses que son mari avait faites dans son hôtel, qu’elle gardâtles ameublements, les équipages, les chevaux, enfin toute unemaison montée, elle mena d’abord une vie retirée pendant les années16, 17 et 18, époque à laquelle les familles se remettaient desdésastres occasionnés par les tourmentes politiques. Appartenantd’ailleurs à l’une des maisons les plus considérables et les plusillustres du faubourg Saint-Germain, ses parents lui conseillèrentde vivre en famille, après la séparation forcée à laquelle lacondamnait l’inexplicable caprice de son mari. En 1820, la marquisesortit de sa léthargie, parut à la cour, dans les fêtes et reçutchez elle. De 1821 à 1827, elle tint un grand état de maison, sefit remarquer par son goût et par sa toilette&|160;; elle eut sonjour, ses heures de réception&|160;; puis elle s’assit bientôt surle trône où précédemment avaient brillé madame la vicomtesse deBeauséant, la duchesse de Langeais, madame Firmiani, laquelle,après son mariage avec monsieur de Camps, avait résigné le sceptreaux mains de la duchesse de Maufrigneuse, à qui madame d’Espardl’arracha. Le monde ne savait rien de plus sur la vie intime de lamarquise d’Espard. Elle paraissait devoir demeurer long-temps àl’horizon parisien, comme un soleil près de se coucher, mais qui nese coucherait jamais. La marquise s’était étroitement liée avec uneduchesse non moins célèbre par sa beauté que par son dévouement àla personne d’un prince alors en disgrâce, mais habitué à toujoursentrer en dominateur dans les gouvernements à venir. Madamed’Espard était également l’amie d’une étrangère près de laquelle unillustre et rusé diplomate russe analysait les affaires publiques.Enfin une vieille comtesse accoutumée à battre les cartes du grandjeu politique l’avait maternellement adoptée. Pour tout homme àhaute vue, madame d’Espard se préparait ainsi à faire succéder unesourde, mais réelle influence, au règne public et frivole qu’elledevait à la mode. Son salon prenait une consistance politique. Cesmots : Qu’en dit-on chez madame d’Espard&|160;? Le salon de madamed’Espard est contre telle mesure, commençaient à se répéter par unassez grand nombre de sots pour donner à son troupeau de fidèlesl’autorité d’une coterie. Quelques blessés politiques, pansés,chatouillés par elle, tels que le favori de Louis XVIII, qui nepouvait plus se faire prendre en considération, et d’anciensministres près de revenir au pouvoir, la disaient aussi forte endiplomatie que l’était à Londres la femme de l’ambassadeur russe.La marquise avait plusieurs fois donné, soit à des députés, soit àdes pairs, des mots et des idées qui de la tribune avaient retentien Europe. Elle avait souvent bien jugé de quelques événements surlesquels ses habitués n’osaient émettre un avis. Les principauxpersonnages de la cour venaient jouer au whist chez elle le soir.Elle avait d’ailleurs les qualités de ses défauts. Elle passaitpour être discrète et l’était. Son amitié paraissait être à touteépreuve. Elle servait ses protégés avec une persistance quiprouvait qu’elle tenait moins à se faire des créatures qu’àaugmenter son crédit. Cette conduite était inspirée par sa passiondominante, la vanité. Les conquêtes et les plaisirs auxquelstiennent tant de femmes, lui semblaient à elle des moyens : ellevoulait vivre sur tous les points du plus grand cercle que puissedécrire la vie. Parmi les hommes encore jeunes auxquels l’avenirappartenait et qui se pressaient dans ses salons aux grands jours,se remarquaient messieurs de Marsay, de Ronquerolles, deMontriveau, de La Roche-Hugon, de Sérizy, Ferraud, Maxime deTrailles, de Listomère, les deux Vandenesse, du Châtelet, etc.Souvent elle admettait un homme sans vouloir recevoir sa femme, etson pouvoir était assez fort déjà pour imposer ces dures conditionsà certaines personnes ambitieuses telles que deux célèbresbanquiers royalistes, messieurs de Nucingen et Ferdinand du Tillet.Elle avait si bien étudié le fort et le faible de la vieparisienne, qu’elle s’était toujours conduite de façon à ne laisserà aucun homme le moindre avantage sur elle. On aurait pu promettreune somme énorme d’un billet ou d’une lettre où elle se seraitcompromise, sans en pouvoir trouver un seul. Si la sécheresse deson âme lui permettait de jouer son rôle au naturel, son extérieurne la servait pas moins bien. Elle avait une taille jeune. Sa voixétait à commandement souple et fraîche, claire, dure. Ellepossédait éminemment les secrets de cette attitude aristocratiquepar laquelle une femme efface le passé. La marquise connaissaitbien l’art de mettre un espace immense entre elle et l’homme qui secroit des droits à la familiarité après un bonheur de hasard. Sonregard imposant savait tout nier. Dans sa conversation, les grandset beaux sentiments, les nobles déterminations paraissaientdécouler naturellement d’une âme et d’un coeur pur&|160;; mais elleétait en réalité tout calcul, et bien capable de flétrir un hommemaladroit dans ses transactions, au moment où elle transigeraitsans honte au profit de ses intérêts personnels. En essayant des’attacher à cette femme, Rastignac avait bien deviné le plushabile des instruments : mais il ne s’en était pas encoreservi&|160;; loin de pouvoir le manier, il se faisait déjà broyerpar lui. Ce jeune condottiere de l’intelligence, condamné, commeNapoléon, à toujours livrer bataille en sachant qu’une seuledéfaite était le tombeau de sa fortune, avait rencontré dans saprotectrice un dangereux adversaire. Pour la première fois de savie turbulente, il faisait une partie sérieuse avec un partnerdigne de lui. Dans la conquête de madame d’Espard il apercevait unministère. Aussi la servait-il avant de s’en servir : dangereuxdébut.

L’hôtel d’Espard exigeait un nombreux domestique, le train de lamarquise était considérable. Les grandes réceptions avaient lieu aurez-de-chaussée, mais la marquise habitait le premier étage de samaison. La tenue d’un grand escalier magnifiquement orné, desappartements décorés dans le goût noble qui jadis respirait àVersailles, annonçaient une immense fortune. Quand le juge vit laporte cochère s’ouvrant devant le cabriolet de son neveu, ilexamina par un rapide coup d’oeil la loge, le suisse, la cour, lesécuries, les dispositions de cette demeure, les fleurs quigarnissaient l’escalier, l’exquise propreté des rampes, des murs,des tapis, et compta les valets en livrée qui, au coup de cloche,arrivèrent sur le palier. Ses yeux, qui, la veille, sondaient aufond de son parloir la grandeur des misères sous les vêtementsboueux du peuple, étudièrent avec la même lucidité de visionl’ameublement et le décor des pièces par lesquelles il passa, poury découvrir les misères de la grandeur.

– Monsieur Popinot. – Monsieur Bianchon.

Ces deux noms furent dits à l’entrée du boudoir où se trouvaitla marquise, jolie pièce récemment remeublée et qui donnait sur lejardin de l’hôtel. En ce moment, madame d’Espard était assise dansun de ces anciens fauteuils rococo que MADAME avait mis à la mode.Rastignac occupait près d’elle, à sa gauche, une chauffeuse dansla- quelle il s’était établi comme le primo d’une dame italienne.Debout, à l’angle de la cheminée, se tenait un troisièmepersonnage. Ainsi que le savant docteur l’avait deviné, la marquiseétait une femme d’un tempérament sec et nerveux : sans son régime,son teint eût pris la couleur rougeâtre que donne un constantéchauffement&|160;; mais elle ajoutait encore à sa blancheurfactice par les nuances et les tons vigoureux des étoffes dont elles’entourait ou avec lesquelles elle s’habillait. Le brun-rouge, lemarron, le bistre à reflets d’or, lui allaient à merveille. Sonboudoir, copié sur celui d’une célèbre lady alors à la mode àLondres, était en velours couleur de tan&|160;; mais elle y avaitajouté de nombreux agréments dont les jolis dessins atténuaient lapompe excessive de cette royale couleur. Elle était coiffée commeune jeune personne, en bandeaux terminés par des boucles quifaisaient ressortir l’ovale un peu long de sa figure&|160;; maisautant la forme ronde est ignoble, autant la forme oblongue estmajestueuse. Les doubles miroirs à facettes qui allongent ouaplatissent à volonté les figures donnent une preuve évidente decette règle applicable à la physiognomonie. En apercevant Popinotqui s’arrêta sur la porte comme un animal effrayé, tendant le cou,la main gauche dans son gousset, la droite armée d’un chapeau dontla coiffe était crasseuse, la marquise jeta sur Rastignac un regarddans lequel la moquerie était en germe. L’aspect un peu niais dubonhomme s’accordait si bien avec sa grotesque tournure, avec sonair effaré, qu’en voyant la figure contristée de Bianchon, qui sesentait humilié dans son oncle, Rastignac ne put s’empêcher de rireen détournant la tête. La marquise salua par un geste de tête, etfit un pénible effort pour se soulever dans son fauteuil où elleretomba non sans grâce, en paraissant s’excuser de son impolitessesur une débilité jouée.

En ce moment, le personnage qui se trouvait debout entre lacheminée et la porte salua légèrement, avança deux chaises en lesprésentant par un geste au docteur et au juge&|160;; puis, quand illes vit assis, il se remit le dos contre la tenture, et se croisales bras. Un mot sur cet homme. Il est de nos jours un peintre,Decamps, qui possède au plus haut degré l’art d’intéresser à cequ’il représente à vos regards, que ce soit une pierre ou un homme.Sous ce rapport, son crayon est plus savant que son pinceau. Qu’ildessine une chambre nue et qu’il y laisse un balai sur lamuraille&|160;; s’il le veut, vous frémirez : vous croirez que cebalai vient d’être l’instrument d’un crime et qu’il est trempé desang&|160;; ce sera le balai dont s’est servie la veuve Bancal pournettoyer la salle où Fualdès fut égorgé. Oui, le peintreébouriffera le balai comme l’est un homme en colère, il enhérissera les brins comme si c’était vos cheveux frémissants&|160;;il en fera comme un truchement entre la poésie secrète de sonimagination et la poésie qui se déploiera dans la vôtre. Après vousavoir effrayé par la vue de ce balai, demain il en dessineraquelque autre auprès duquel un chat endormi, mais mystérieux dansson sommeil, vous affirmera que ce balai sert à la femme d’uncordonnier allemand pour se rendre au Broken. Ou bien ce seraquelque balai pacifique auquel il suspendra l’habit d’un employé auTrésor. Decamps a dans son pinceau ce que Paganini avait dans sonarchet, une puissance magnétiquement communicative. Eh&|160;! bien,il faudrait transporter dans le style ce génie saisissant, cechique du crayon pour peindre l’homme droit, maigre et grand, vêtude noir, à longs cheveux noirs, qui resta debout sans mot dire. Ceseigneur avait une figure à lame de couteau, froide, âpre, dont leteint ressemblait aux eaux de la Seine quand elle est trouble etqu’elle charrie les charbons de quelque bateau coulé. Il regardaità terre, écoutait et jugeait. Sa pose effrayait. Il était là commele célèbre balai auquel Decamps a donné le pouvoir accusateur derévéler un crime. Parfois, la marquise essaya durant la conférenced’obtenir un avis tacite en arrêtant pendant un instant ses yeuxsur ce personnage&|160;; mais quelque vive que fût la muetteinterrogation, il demeura grave et raide, autant que la statue duCommandeur.

Le bon Popinot, assis au bord de sa chaise, en face du feu, sonchapeau entre les jambes, regardait les candélabres dorés en ormoulu, la pendule, les curiosités entassées sur la cheminée,l’étoffe et les agréments de la tenture, enfin tous ces jolis rienssi coûteux dont s’entoure une femme à la mode. Il fut tiré de sacontemplation bourgeoise par madame d’Espard qui lui disait d’unevoix flûtée : – Monsieur, je vous dois un million deremercîments…

– Un million de remercîments, se dit le bonhomme en lui-même,c’est trop, il n’y en a pas un.

–&|160;… Pour la peine que vous daignez…

– Daignez&|160;! pensa-t-il, elle se moque de moi.

–&|160;… Daignez prendre en venant voir une pauvre plaideuse,trop malade pour pouvoir sortir…

Ici le juge coupa la parole à la marquise en lui jetant unregard d’inquisiteur par lequel il examina l’état sanitaire de lapauvre plaideuse. – Elle se porte comme un charme&|160;! sedit-il.

– Madame, répondit-il en prenant un air respectueux, vous ne medevez rien. Quoique ma démarche ne soit pas dans les habitudes duTribunal, nous ne devons rien épargner pour arriver à la découvertede la vérité dans ces sortes d’affaires. Nos jugements sont alorsdéterminés moins par le texte de la loi, que par les inspirationsde notre conscience. Que je cherche la vérité dans mon cabinet ouici, pourvu que je la trouve, tout sera bien.

Pendant que Popinot parlait, Rastignac serrait la main àBianchon, et la marquise faisait au docteur une petite inclinationde tête pleine de gracieuses faveurs.

– Quel est ce monsieur&|160;? dit Bianchon à l’oreille deRastignac en lui montrant l’homme noir.

– Le chevalier d’Espard, le frère du marquis.

– Monsieur votre neveu m’a dit, répondit la marquise à Popinot,combien vous aviez d’occupations, et je sais déjà que vous êtesassez bon pour vouloir cacher un bienfait, afin de dispenser vosobligés de la reconnaissance. Il paraît que ce tribunal vousfatigue extrêmement. Pourquoi ne double-t-on pas le nombre desjuges&|160;?

– Ah&|160;! madame, ça n’est pas l’embarras, dit Popinot, çan’en serait pas plus mal. Mais quand ça se fera, les poules aurontdes dents.

En entendant cette phrase, qui allait si bien à la physionomiedu juge, le chevalier d’Espard le toisa d’un coup d’oeil, et eutl’air de se dire : Nous en aurons facilement raison.

La marquise regarda Rastignac, qui se pencha vers elle.

– Voilà, lui dit-il, comment sont faits les gens chargés deprononcer sur les intérêts et sur la vie des particuliers.

Comme la plupart des hommes vieillis dans un métier, Popinot selaissait volontiers aller aux habitudes qu’il y avait contractées,habitudes de pensée d’ailleurs. Sa conversation sentait le juged’Instruction. Il aimait à questionner ses interlocuteurs, à lespresser entre des conséquences inattendues, à leur faire dire plusqu’ils ne voulaient en faire savoir. Pozzo di Borgo s’amusait,dit-on, à surprendre les secrets de ses interlocuteurs, à lesembarrasser dans ses pièges diplomatiques : il déployait ainsi, parune invincible accoutumance, son esprit trempé de ruse. Aussitôtque Popinot eut, pour ainsi dire, toisé le terrain sur lequel il setrouvait, il ju- gea qu’il était nécessaire d’avoir recours auxfinesses les plus habiles, les mieux déguisées et les mieuxentortillées, en usage au Palais pour surprendre la vérité.

Bianchon demeurait froid et sévère comme un homme qui se décideà subir un supplice en taisant ses douleurs&|160;; mais,intérieurement, il souhaitait à son oncle le pouvoir de marcher surcette femme comme on marche sur une vipère : comparaison que luiinspirèrent la longue robe, la courbe de la pose, le col allongé,la petite tête et les mouvements onduleux de la marquise.

– Eh&|160;! bien, monsieur, reprit madame d’Espard, quelle quesoit ma répugnance à faire de l’égoïsme, je souffre depuis troplongtemps pour ne pas souhaiter que vous la finissiez promptement.Aurai-je bientôt une solution heureuse&|160;?

– Madame, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour la terminer,dit Popinot d’un air plein de bonhomie. Ignorez-vous la cause qui anécessité la séparation existant entre vous et le marquisd’Espard&|160;? demanda le juge en regardant la marquise.

– Oui, monsieur, répondit-elle en se posant pour débiter unrécit préparé. Au commencement de l’année 1816, monsieur d’Espard,qui, depuis trois mois, avait tout à fait changé d’humeur, meproposa d’aller vivre auprès de Briançon, dans une de ses terres,sans avoir égard à ma santé, que ce climat aurait ruinée, sanstenir compte de mes habitudes&|160;; je refusai de le suivre. Monrefus lui inspira des reproches si mal fondés, que, dès ce moment,j’eus des soupçons sur la rectitude de son esprit. Le lendemain ilme quitta, me laissant son hôtel, la libre disposition de mesrevenus, et alla se loger rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, enemmenant mes deux enfants.

– Permettez, madame, dit le juge en interrompant, quels étaientces revenus&|160;?

– Vingt-six mille livres de rente, répondit-elle en parenthèse.Je consultai sur-le-champ le vieux monsieur Bordin pour savoir ceque j’avais à faire, reprit-elle&|160;; mais il paraît que lesdifficultés sont telles pour ôter à un père le gouvernement de sesenfants, que j’ai dû me résigner à demeurer seule à vingt-deux ans,âge auquel beaucoup de jeunes femmes peuvent faire des sottises.Vous avez sans doute lu ma requête, monsieur&|160;; vous connaissezles principaux faits sur lesquels je me fonde pour demanderl’interdiction de monsieur d’Espard&|160;? – Avez-vous fait,madame, demanda le juge, des démarches auprès de lui pour obtenirvos enfants&|160;?

– Oui, monsieur&|160;; mais elles ont été toutes inutiles Il estbien cruel pour une mère d’être privée de l’affection de sesenfants, surtout quand ils peuvent donner des jouissancesauxquelles tiennent toutes les femmes.

– L’aîné doit avoir seize ans, dit le juge.

– Quinze&|160;! répondit vivement la marquise.

Ici Bianchon regarda Rastignac. Madame d’Espard se mordit leslèvres.

– En quoi l’âge de mes enfants vous importe-t-il&|160;?

– Ha&|160;! madame, dit le juge sans avoir l’air de faireattention à la portée de ses paroles, un jeune garçon de quinze anset son frère, âgé sans doute de treize ans, ont des jambes et del’esprit, ils pourraient venir vous voir en cachette&|160;; s’ilsne viennent pas, ils obéissent à leur père et pour lui obéir en cepoint il faut l’aimer beaucoup.

– Je ne vous comprends pas, dit la marquise.

– Vous ignorez peut-être, répondit Popinot, que votre avouéprétend dans votre requête que vos chers enfants sonttrès-malheureux près de leur père…

Madame d’Espard dit avec une charmante innocence : – Je ne saispas ce que l’avoué m’a fait dire.

– Pardonnez-moi ces inductions, mais la justice pèse tout,reprit Popinot. Ce que je vous demande, madame, est inspiré par ledésir de bien connaître l’affaire. Selon vous, monsieur d’Espardvous aurait quittée sur le prétexte le plus frivole. Au lieud’aller à Briançon, où il voulait vous emmener, il est resté àParis. Ce point n’est pas clair. Connaissait-il cette dameJeanrenaud avant son mariage&|160;?

– Non, monsieur, répondit la marquise avec une sorte dedéplaisir visible seulement pour Rastignac et pour le chevalierd’Espard.

Elle se trouvait blessée d’être mise sur la sellette par cejuge, quand elle se proposait d’en pervertir le jugement&|160;;mais, comme l’attitude de Popinot restait niaise à force depréoccupation, elle finit par attribuer ses questions au génieinterrogant du bailli de Voltaire.

– Mes parents, dit-elle en continuant, m’ont mariée à l’âge deseize ans avec monsieur d’Espard, de qui le nom, la fortune, leshabitudes répondaient à ce que ma famille exigeait de l’homme quidevait être mon mari. Monsieur d’Espard avait alors vingt-six ans,il était gentilhomme dans l’acception anglaise de ce mot&|160;; sesmanières me plurent, il paraissait avoir beaucoup d’ambition, etj’aime les ambitieux, dit-elle en regardant Rastignac. Si monsieurd’Espard n’avait pas rencontré cette dame Jeanrenaud, ses qualités,son savoir, ses connaissances l’auraient porté, selon le jugementde ses amis d’alors, au gouvernement des affaires&|160;; le roiCharles X, alors MONSIEUR, le tenait haut dans son estime, et lapairie, une charge à la cour, une place élevée l’attendaient. Cettefemme lui a tourné la tête et a détruit l’avenir de toute unefamille.

– Quelles étaient alors les opinions religieuses de monsieurd’Espard&|160;?

– Il était, dit-elle, il est encore d’une haute piété.

– Vous ne pensez pas que madame Jeanrenaud ait agi sur lui aumoyen du mysticisme&|160;?

– Non, monsieur.

– Vous avez un bel hôtel, madame, dit brusquement Popinot enretirant ses mains de ses goussets, et se levant pour écarter lesbasques de son habit et se chauffer. Ce boudoir est fort bien,voilà des chaises magnifiques, vos appartements sont biensomptueux&|160;; vous devez gémir en effet, en vous trouvant ici,de savoir vos enfants mal logés, mal vêtus et mal nourris. Pour unemère, je n’imagine rien de plus affreux&|160;!

– Oui, monsieur. Je voudrais tant procurer quelques plaisirs àces pauvres petits que leur père fait travailler du matin au soir àce déplorable ouvrage sur la Chine&|160;!

– Vous donnez de beaux bals, ils s’y amuseraient, mais ils yprendraient peut-être le goût de la dissipation&|160;; cependantleur père pourrait bien vous les envoyer une ou deux fois parhiver.

– Il me les amène au jour de l’an et le jour de ma naissance.Ces jours-là, monsieur d’Espard me fait la grâce de dîner avec euxchez moi.

– Cette conduite est bien singulière, dit Popinot en prenantl’air d’un homme convaincu. Avez-vous vu cette dameJeanrenaud&|160;?

– Un jour, mon beau-frère, qui, par intérêt pour son frère…

– Ah&|160;! monsieur, dit le juge en interrompant la marquise,est le frère de monsieur d’Espard&|160;? Le chevalier s’inclinasans dire une parole.

– Monsieur d’Espard, qui a suivi cette affaire, m’a menée àl’Oratoire où cette femme va au prêche, car elle est protestante.Je l’ai vue, elle n’a rien d’attrayant, elle ressemble à unebouchère&|160;; elle est extrêmement grasse, horriblement marquéede la petite vérole&|160;; elle a les mains et les pieds d’unhomme, elle louche, enfin c’est un monstre.

– Inconcevable&|160;! dit le juge en paraissant le plus niais detous les juges du royaume. Et cette créature demeure ici près, rueVerte, dans un hôtel&|160;! Il n’y a donc plus debourgeois&|160;!

– Un hôtel où son fils a fait des dépenses folles.

– Madame, dit le juge, j’habite le faubourg Saint-Marceau, je neconnais pas ces sortes de dépenses : qu’appelez-vous des dépensesfolles&|160;?

– Mais, dit la marquise, une écurie, cinq chevaux, troisvoitures, une calèche, un coupé, un cabriolet.

– Cela coûte donc gros&|160;? dit Popinot étonné.

– Enormément, dit Rastignac en l’interrompant. Un train pareildemande pour l’écurie, pour l’entretien des voitures etl’habillement des gens, entre quinze et seize mille francs.

– Croyez-vous, madame&|160;? demanda le juge d’un airsurpris.

– Oui, au moins, répondit la marquise.

– Et l’ameublement de l’hôtel a dû coûter encore gros&|160;?

– Plus de cent mille francs, répondit la marquise qui ne puts’empêcher de sourire de la vulgarité du juge.

– Les juges, madame, reprit le bonhomme, sont assez incrédules,ils sont même payés pour l’être, et je le suis. Monsieur le baronJeanrenaud et sa mère auraient, si cela est, étrangement spoliémonsieur d’Espard. Voici une écurie qui, selon vous, coûteraitseize mille francs par an. La table, les gages des gens, lesgrosses dépenses de maison devraient aller au double, ce quiexigerait cinquante ou soixante mille francs par an. Croyez-vousque ces gens, naguère si misérables, puissent avoir une si grandefortune&|160;? Un million donne à peine quarante mille livres derente.

– Monsieur, le fils et la mère ont placé les fonds donnés parmonsieur d’Espard en rentes sur le grand-livre, quand elles étaientà 60 ou 80. Je crois que leurs revenus doivent monter à plus desoixante mille francs. Le fils a d’ailleurs de très-beauxappointements. – S’ils dépensent soixante mille francs, dit lejuge, combien dépensez-vous donc&|160;?

– Mais, répondit madame d’Espard, à peu près autant.

Le chevalier fit un mouvement, la marquise rougit, Bianchonregarda Rastignac&|160;; mais le juge prit un air de bonhomie quitrompa madame d’Espard. Le chevalier ne prit plus aucune part à laconversation, il vit tout perdu.

– Ces gens, madame, dit Popinot, peuvent être traduits devant lejuge extraordinaire.

– Telle était mon opinion, reprit la marquise enchantée. Menacésde la police correctionnelle, ils auraient transigé.

– Madame, dit Popinot, quand monsieur d’Espard vous quitta, nevous donna-t-il pas une procuration pour gérer et administrer vosbiens&|160;?

– Je ne comprends pas le but de ces questions, dit vivement lamarquise. Il me semble que si vous preniez en considération l’étatoù me met la démence de mon mari, vous devriez vous occuper de luiet non de moi.

– Madame, dit le juge, nous y arrivons. Avant de confier à vousou à d’autres l’administration des biens de monsieur d’Espard, s’ilétait interdit, le tribunal doit savoir comment vous avez gouvernéles vôtres. Si monsieur d’Espard vous avait remis une procuration,il vous aurait témoigné de la confiance, et le tribunalapprécierait ce fait. Avez-vous eu sa procuration&|160;? Vouspourriez avoir acheté, vendu des immeubles, placé desfonds&|160;?

– Non. monsieur&|160;; il n’est pas dans les habitudes desBlamont-Chauvry de faire le commerce, dit-elle, vivement piquéedans son orgueil nobiliaire et oubliant son affaire. Mes biens sontrestés intacts, et monsieur d’Espard ne m’a pas donné deprocuration.

Le chevalier mit la main sur ses yeux pour ne pas laisser voirla vive contrariété que lui faisait éprouver le peu de prévoyancede sa belle-soeur, qui se tuait par ses réponses. Popinot avaitmarché droit au fait malgré les détours de son interrogatoire.

– Madame, dit le juge en montrant le chevalier, monsieur, sansdoute, vous appartient par les liens du sang&|160;? nous pouvonsparler à coeur ouvert devant ces messieurs.

– Parlez, dit la marquise étonnée de cette précaution.

– Hé&|160;! bien, madame, j’admets que vous ne dépensiez quesoixante mille francs par an, et cette somme semblera bien em-ployée à qui voit vos écuries, votre hôtel, votre nombreuxdomestique, et les habitudes d’une maison dont le luxe me semblesupérieur à celui des Jeanrenaud.

La marquise lit un geste d’assentiment.

– Or, reprit le juge, si vous ne possédez que vingt-six millefrancs de rente, entre nous soit dit, vous pourriez avoir unecentaine de mille francs de dettes. Le tribunal serait donc endroit de croire qu’il existe dans les motifs qui vous portent àdemander l’interdiction de monsieur votre mari un intérêtpersonnel, un besoin d’acquitter vos dettes, si… vous… en… aviez.Les sollicitations qui m’ont été faites m’ont intéressé à votresituation, examinez-la bien, confessez-vous. Il serait encoretemps, dans le cas où mes suppositions seraient justes, d’éviter lescandale d’un blâme qu’il serait dans les attributions du tribunald’exprimer dans les attendu de son jugement, si vous ne rendiez pasvotre position nette et claire. Nous sommes forcés d’examiner lesmotifs des demandeurs aussi bien que d’écouter les défenses del’homme à interdire, de rechercher si les requérants ne sont pasguidés par la passion, égarés par des cupidités malheureusementtrop communes… ..

La marquise était sur le gril de Saint-Laurent.

–&|160;… Et j’ai besoin d’avoir des explications à ce sujet,disait le juge. Madame, je ne demande pas à compter avec vous, maisseulement à savoir comment vous avez suffi à un train de soixantemille livres de rente, et cela depuis quelques années. Il estbeaucoup de femmes qui accomplissent ce phénomène dans leur ménage,mais vous n’êtes pas de ces femmes-là. Parlez, vous pouvez avoirdes moyens fort légitimes, des grâces royales, quelques ressourcesdans les indemnités récemment accordées&|160;; mais, dans ce cas,l’autorisation de votre mari eût été nécessaire pour lesrecueillir.

La marquise était muette.

– Songez, dit Popinot, que monsieur d’Espard peut vouloir sedéfendre, et son avocat aura le droit de rechercher si vous avezdes créanciers. Ce boudoir est fraîchement meublé, vos appartementsn’ont pas le mobilier que vous laissait, en 1816, monsieur lemarquis. Si, comme vous me faisiez l’honneur de me le dire, lesameublements sont coûteux pour des Jeanrenaud, ils le sont encoreplus pour vous, qui êtes une grande dame. Si je suis juge, je suishomme, je puis me tromper, éclairez-moi. Songez aux devoirs que laloi m’impose, aux recherches rigoureuses qu’elle exige alors qu’ils’agit de prononcer l’interdiction d’un père de famille qui setrouve dans toute la force de l’âge. Aussi excuserez-vous, madamela marquise, les objections que j’ai l’honneur de vous soumettre,et sur lesquelles il vous est facile de me donner quelquesexplications. Quand un homme est interdit pour le fait de démence,il lui faut un curateur, qui serait le curateur&|160;?

– Son frère, dit la marquise.

Le chevalier salua. Il y eut un moment de silence qui fut gênantpour ces cinq personnes en présence. En se jouant, le juge avaitdécouvert la plaie de cette femme. La figure bourgeoisement bonasse[Coquille du Furne : bonnasse.] de Popinot, de qui la marquise, lechevalier et Rastignac étaient disposés à rire, avait acquis àleurs yeux sa physionomie véritable. En le regardant à la dérobée,tous trois apercevaient les mille significations de cette boucheéloquente. L’homme ridicule devenait un juge perspicace. Sonattention à évaluer le boudoir s’expliquait : il était parti del’éléphant doré qui soutenait la pendule pour questionner ce luxe,et venait de lire au fond du coeur de cette femme.

– Si le marquis d’Espard est fou de la Chine, dit Popinot enmontrant la garniture de cheminée, j’aime à voir que les produitsvous en plaisent également. Mais peut-être est-ce à monsieur lemarquis que vous devez les charmantes chinoiseries que voici,dit-il en désignant de précieuses babioles.

Cette raillerie de bon goût fit sourire Bianchon, pétrifiaRastignac, et la marquise mordit ses lèvres minces.

– Monsieur, dit madame d’Espard, au lieu d’être le défenseurd’une femme placée dans la cruelle alternative de voir sa fortuneet ses enfants perdus, ou de passer pour l’ennemie de son mari,vous m’accusez&|160;! vous soupçonnez mes intentions&|160;! Avouezque votre conduite est étrange…

– Madame, répondit vivement le juge, la circonspection que letribunal apporte en ces sortes d’affaires vous aurait donné, danstout autre juge, un critique peut-être moins indulgent que je ne lesuis. D’ailleurs, croyez-vous que l’avocat de monsieur d’Espardsera très-complaisant&|160;? Ne saura-t-il pas envenimer desintentions qui peuvent être pures et désintéressées&|160;? Votrevie lui appartiendra, il la fouillera sans mettre à ses recherchesla respectueuse déférence que j’ai pour vous. – Monsieur, je vousremercie, répondit ironiquement la marquise. Admettons pour unmoment que je doive trente mille, cinquante mille francs, ce seraitd’abord une bagatelle pour les maisons d’Espard et deBlamont-Chauvry&|160;; mais si mon mari ne jouit pas de sesfacultés intellectuelles, serait-ce un obstacle à soninterdiction&|160;?

– Non, madame, dit Popinot.

– Quoique vous m’ayez interrogée avec un esprit de ruse que jene devais pas supposer chez un juge, dans une circonstance où lafranchise suffisait pour tout apprendre, reprit-elle, et que je meregarde comme autorisée à ne plus rien dire, je vous répondrai sansdétour que mon état dans le monde, que tous ces efforts faits pourme conserver des relations sont en désaccord avec mes goûts. J’aicommencé la vie par demeurer long-temps dans la solitude&|160;;mais l’intérêt de mes enfants a parlé, j’ai senti que je devaisremplacer leur père. En recevant mes amis, en entretenant toutesces relations, en contractant ces dettes, j’ai garanti leur avenir,je leur ai préparé de brillantes carrières où ils trouveront aideet soutien&|160;; et, pour avoir ce qu’ils ont acquis ainsi, biendes calculateurs, magistrats ou banquiers payeraient volontierstout ce qu’il m’en a coûté.

– J’apprécie votre dévouement, madame, répondit le juge. Il voushonore, et je ne blâme en rien votre conduite. Le magistratappartient à tous : il doit tout connaître, il lui faut toutpeser.

Le tact de la marquise et son habitude de juger les hommes luifirent deviner que monsieur Popinot ne pourrait être influencé paraucune considération. Elle avait compté sur quelque magistratambitieux, elle rencontrait un homme de conscience. Elle songeasoudain à d’autres moyens pour assurer le succès de son affaire.Les domestiques apportèrent le thé.

– Madame a-t-elle d’autres explications à me donner&|160;? ditPopinot en voyant ces apprêts.

– Monsieur, lui répondit-elle avec hauteur, faites votre métier: interrogez monsieur d’Espard, et vous me plaindrez, j’en suiscertaine… Elle releva la tête en regardant Popinot avec une fiertémêlée d’impertinence, le bonhomme la salua respectueusement.

– Il est gentil, ton oncle, dit Rastignac à Bianchon. Il necomprend donc rien, il ne sait donc pas ce qu’est la marquise d’Es-pard, il ignore donc son influence, son pouvoir occulte sur lemonde&|160;? Elle aura demain chez elle le Garde des Sceaux…

– Mon cher, que veux-tu que j’y fasse, dit Bianchon, ne t’ai-jepas prévenu&|160;? Ce n’est pas un homme coulant.

– Non, dit Rastignac, c’est un homme à couler.

Le docteur fut forcé de saluer la marquise et son muet chevalierpour courir après Popinot, qui, n’étant pas homme à demeurer dansune situation gênante, trottinait dans les salons.

– Cette femme-là doit cent mille écus, dit le juge en montantdans le cabriolet de son neveu.

– Que pensez-vous de l’affaire&|160;?

– Moi, dit le juge, je n’ai jamais d’opinion avant d’avoir toutexaminé. Demain, de bon matin, je manderai madame Jeanrenaudpar-devant moi, dans mon cabinet, à quatre heures, pour luidemander des explications sur les faits qui lui sont relatifs, carelle est compromise.

– Je voudrais bien savoir la fin de cette affaire.

– Eh&|160;! mon Dieu, ne vois-tu pas que la marquise estl’instrument de ce grand homme sec qui n’a pas soufflé mot. Il y aun peu de Caïn chez lui, mais du Caïn qui cherche sa massue dans leTribunal, où, malheureusement, nous avons quelques épées deCaïn.

– Ah&|160;! Rastignac, s’écria Bianchon, que fais-tu dans cettegalère&|160;?

– Nous sommes accoutumés à voir de ces petits complots dans lesfamilles : il ne se passe pas d’année qu’il n’y ait des jugementsde non-lieu sur des demandes en interdiction. Dans nos moeurs, onn’est pas déshonoré pour ces sortes de tentatives&|160;; tandis quenous envoyons aux galères un pauvre diable pour avoir cassé lavitre qui le séparait d’une sébile pleine d’or. Notre code n’estpas sans défauts.

– Mais les faits de la requête&|160;?

– Mon garçon, tu ne connais donc pas encore les romansjudiciaires que les clients imposent à leurs avoués&|160;? Si lesavoués se condamnaient à ne présenter que la vérité, ils negagneraient pas l’intérêt de leurs charges.

Le lendemain, à quatre heures après midi, une grosse dame, quiressemblait assez à une futaille à laquelle on aurait mis une robeet une ceinture, suait et soufflait en montant l’escalier du jugePopinot. Elle était à grand’peine sortie d’un landau vert qui luiseyait à merveille : la femme ne se concevait pas sans le landau,ni le landau sans la femme.

– C’est moi, mon cher monsieur, dit-elle en se présentant à laporte du cabinet du juge, madame Jeanrenaud, que vous avez demandéeni plus ni moins que si elle était une voleuse. Ces parolescommunes furent prononcées d’une voix commune, scandée par lessifflements obligés d’un asthme, et terminée par un accès de toux.Quand je traverse les endroits humides, vous ne sauriez croirecomme je souffre, monsieur. Je ne ferai pas de vieux os, sauf votrerespect. Enfin me voilà.

Le juge resta tout ébahi à l’aspect de cette prétendue maréchaled’Ancre. Madame Jeanrenaud avait une figure percée d’une infinitéde trous, très-colorée, à front bas, un nez retroussé, une figureronde comme une boule&|160;; car chez la bonne femme tout étaitrond. Elle avait les yeux vifs d’une campagnarde, l’air franc, laparole joviale, des cheveux châtains retenus par un faux bonnetsous un chapeau vert orné d’un vieux bouquet d’oreilles-d’ours. Sesseins volumineux excitaient le rire en faisant craindre unegrotesque explosion à chaque tousserie. Ses grosses iambes étaientde celles qui font dire d’une femme, par les gamins de Paris,qu’elle est bâtie sur pilotis. La veuve avait une robe verte garniede chinchilla, qui lui allait comme une tache de cambouis sur levoile d’une mariée. Enfin chez elle tout était d’accord avec sondernier mot : – Me voilà.

– Madame, lui dit Popinot, vous êtes soupçonnée d’avoir employéla séduction sur monsieur le marquis d’Espard pour vous faireattribuer des sommes considérables.

– De quoi, de quoi&|160;? dit-elle, la séduction&|160;! mais,mon cher monsieur, vous êtes un homme respectable, et d’ailleurs,comme magistrat, vous devez avoir du bon sens, regardez-moi&|160;?Dites-moi si je suis femme à séduire quelqu’un. Je ne peux pasnouer les cordons de mes souliers ni me baisser. Voilà vingt ansque, Dieu merci, je ne peux pas mettre de corset sous peine de mortviolente. J’étais mince comme une asperge à dix-sept ans, et jolie,je peux vous le dire aujourd’hui. J’ai donc épousé Jeanrenaud, unbrave homme, conducteur des bateaux de sel. J’ai eu mon fils, quiest un beau garçon : il est ma gloire&|160;; et, sans me mépriser,c’est mon plus bel ouvrage. Mon petit Jeanrenaud était un soldatflatteur pour Napoléon et l’a servi dans la garde impériale.Hélas&|160;! la mort de mon homme, qui a péri noyé, m’a fait unerévolution : j’ai eu la petite vérole, je suis restée deux ans dansma chambre sans bouger, et j’en suis sortie grosse comme vousvoyez, laide à perpétuité et malheureuse comme les pierres… Voilàmes séductions&|160;!

– Mais, madame, quels sont donc alors les motifs que peut avoirmonsieur d’Espard pour vous avoir donné des sommes&|160;?…

– Inmenses, monsieur, dites le mot, je le veux bien&|160;; maisquant aux motifs, je ne suis pas autorisée à les déclarer.

– Vous auriez tort. En ce moment sa famille, justement inquiète,va le poursuivre…

– Dieu de Dieu&|160;! dit la bonne femme en se levant avecvivacité, serait-il donc susceptible d’être tourmenté à monégard&|160;? le roi des hommes, un homme qui n’a pas sonpareil&|160;! Plutôt qu’il lui arrive le moindre chagrin, etj’oserais dire un cheveu de moins sur la tête, nous rendrons tout,monsieur le juge. Mettez cela sur vos papiers. Dieu de Dieu&|160;!je cours dire à Jeanrenaud ce qu’il en est. Ah&|160;! voilà dupropre&|160;!

Et la petite vieille se leva, sortit, roula par les escaliers,et disparut.

– Elle ne ment pas, celle-là, se dit le juge. Allons, je sauraitout demain, car demain j’irai chez le marquis d’Espard.

Les gens qui ont dépassé l’âge auquel l’homme dépense sa vie àtort et à travers connaissent l’influence exercée sur lesévénements majeurs par des actes en apparence indifférents, et nes’étonneront pas de l’importance attachée au petit fait que voici.Le lendemain Popinot eut un coryza, maladie sans danger, connuesous le nom impropre et ridicule de rhume de cerveau. Incapable desoupçonner la gravité d’un délai, le juge, qui se sentit un peu defièvre, garda la chambre et n’alla pas interroger le marquisd’Espard. Cette journée perdue fut, dans cette affaire, ce que fut,à la journée des Dupes, le bouillon pris par Marie de Médicis, qui,retardant sa conférence avec Louis XIII, permit à Richelieud’arriver le premier à Saint-Germain et de ressaisir son royalcaptif. Avant de suivre le magistrat et son greffier chez lemarquis d’Espard, peut-être est-il nécessaire de jeter un coupd’oeil sur la maison, sur l’intérieur et les affaires de ce père defamille représenté comme un fou dans la requête de sa femme.

Il se rencontre çà et là dans les vieux quartiers de Paris plu-sieurs bâtiments où l’archéologue reconnaît un certain désird’orner la ville, et cet amour de la propriété qui porte à donnerde la durée aux constructions. La maison où demeurait alorsmonsieur d’Espard, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, était un deces antiques monuments bâtis en pierre de taille, et qui nemanquaient pas d’une certaine richesse dans l’architecture&|160;;mais le temps avait noirci la pierre, et les révolutions de laville en avaient altéré le dehors et le dedans. Les hautspersonnages, qui jadis habitaient le quartier de l’Université, s’enétant allés avec les grandes institutions ecclésiastiques, cettedemeure avait abrité des industries et des habitants auxquels ellene fut jamais destinée. Dans le dernier siècle, une imprimerie enavait dégradé les parquets, sali les boiseries, noirci lesmurailles, et détruit les principales dispositions intérieures.Autrefois l’hôtel d’un cardinal, cette noble maison étaitaujourd’hui livrée à d’obscurs locataires. Le caractère de sonarchitecture indiquait qu’elle avait été bâtie durant les règnes deHenri III, de Henri IV et de Louis XIII, à l’époque où seconstruisaient aux environs les hôtels Mignon, Serpente, le palaisde la princesse Palatine et la Sorbonne. Un vieillard se souvenaitde l’avoir entendu, dans le dernier siècle, nommer l’hôtelDuperron. Il paraissait vraisemblable que cet illustre cardinall’avait construite ou seulement habitée. Il existe en effet àl’angle de la cour un perron composé de plusieurs marches, parlequel on entre dans la maison&|160;; et l’on descend au jardin parun autre perron construit au milieu de la façade intérieure. Malgréles dégradations, le luxe déployé par l’architecte dans lesbalustrades et dans la tribune de ces deux perrons annonce la naïveintention de rappeler le nom du propriétaire, espèce de calemboursculpté que se permettaient souvent nos ancêtres. Enfin, à l’appuide cette preuve, les archéologues peuvent voir dans les tympans quiornent les deux principales façades quelques traces des cordons duchapeau romain. Monsieur le marquis d’Espard occupait lerez-de-chaussée, sans doute afin d’avoir la jouissance du jardin,qui pouvait passer dans ce quartier pour spacieux, et se trouvait àl’exposition du midi, deux avantages qu’exigeait impérieusement lasanté de ses enfants. La situation de la maison, dans une rue dontle nom indique la pente rapide, procurait, à ce rez-de-chaussée,une assez grande élévation pour qu’il n’y eût [Coquille du Furne :eut.] jamais d’humidité. Monsieur d’Espard avait dû louer sonappartement pour une très-modique somme, les loyers étant peu chersà l’époque où il vint dans ce quartier, afin d’être au centre descolléges et de surveiller l’éducation de ses enfants. D’ailleurs,l’état dans lequel il prit des lieux où tout était à réparer avaitnécessairement décidé le propriétaire à se montrer fortaccommodant. Monsieur d’Espard avait donc pu, sans être taxé defolie, faire chez lui quelques dépenses pour s’y établirconvenablement. La hauteur des pièces, leur disposition, leursboiseries dont les cadres seuls subsistaient, l’agencement desplafonds, tout respirait cette grandeur que le Sacerdoce a impriméeaux choses entreprises ou créées par lui, et que les artistesretrouvent aujourd’hui dans les plus légers fragments qui ensubsistent, ne fût-ce qu’un livre, un habillement, un pan debibliothèque, ou quelque fauteuil. Les peintures ordonnées par lemarquis offraient ces tons bruns aimés par la Hollande, parl’ancienne bourgeoisie parisienne, et qui fournissent aujourd’huide beaux effets aux peintres de genre. Les panneaux étaient tendusde papiers unis qui s’accordaient avec les peintures. Les fenêtresavaient des rideaux d’étoffe peu coûteuse, mais choisie de manièreà produire un effet en harmonie avec l’aspect général. Les meublesétaient rares et bien distribués. Quiconque entrait dans cettedemeure ne pouvait se défendre d’un sentiment doux et paisible,inspiré par le calme profond, par le silence qui y régnait, par lamodestie et par l’unité de la couleur, en donnant à cetteexpression le sens qu’y attachent les peintres. Une certainenoblesse dans les détails, l’exquise propreté des meubles, unaccord parfait entre les choses et les personnes, tout amenait surles lèvres le mot suave. Peu de personnes étaient admises dans cesappartements habités par le marquis et ses deux fils, dontl’existence pouvait sembler mystérieuse à tout le voisinage. Dansun des corps de logis en retour sur la rue, au troisième étage, ilexiste trois grandes chambres qui restaient dans l’état dedélabrement et de nudité grotesque où les avait mises l’imprimerie.Ces trois pièces, destinées à l’exploitation de l’Histoirepittoresque de la Chine, étaient disposées de manière à contenir unbureau, un magasin et un cabinet où se tenait monsieur d’Espardpendant une partie de la journée, car après le déjeuner, jusqu’àquatre heures du soir, le marquis demeurait dans son cabinet, autroisième étage, pour surveiller la publication qu’il avaitentreprise. Les personnes qui venaient le voir le trouvaienthabituellement là. Souvent, au retour de leurs classes, ses deuxenfants montaient à ce bureau. L’appartement du rez-de-chausséeformait donc un sanctuaire où le père et ses fils demeuraientdepuis le dîner jusqu’au lendemain. Sa vie de famille était ainsisoigneusement murée. Il avait pour tout domestique une cuisinière,vieille femme depuis long-temps attachée à sa maison, et un valetde chambre âgé de quarante ans, qui le servait avant qu’iln’épousât mademoiselle de Blamont. La gouvernante des enfants étaitrestée prés d’eux. Les soins minutieux dont témoignait la tenue del’appartement annonçaient l’esprit d’ordre, le maternel amour quecette femme déployait pour les intérêts de son maître dans laconduite de sa maison et dans le gouvernement des enfants. Graveset peu communicatifs, ces trois braves gens semblaient avoircompris la pensée qui dirigeait la vie intérieure du marquis. Cecontraste entre leurs habitudes et celles de la plupart des valetsconstituait une singularité qui jetait sur cette maison un air demystère, et qui servait beaucoup la calomnie à laquelle monsieurd’Espard donnait lui-même prise. Des motifs louables lui avaientfait prendre la résolution de ne se lier avec aucun des locatairesde la maison. En entreprenant l’éducation de ses enfants, ildésirait les garantir de tout contact avec des étrangers. Peut-êtreaussi voulut-il éviter les ennuis du voisinage. Chez un homme de saqualité, par un temps où le libéralisme agitait particulièrement lequartier latin, cette conduite devait exciter contre lui de petitespassions, des sentiments dont la niaiserie n’est comparable qu’àleur bassesse, et qui engendraient des commérages de portiers, despropos envenimés de porte à porte, ignorés de monsieur d’Espard etde ses gens. Son valet de chambre passait pour être un jésuite, sacuisinière était une sournoise, la gouvernante s’entendait avecmadame Jeanrenaud pour dépouiller le fou. Le fou était le marquis.Les locataires arrivèrent insensiblement à taxer de folie une foulede choses observées chez monsieur d’Espard, et passées au tamis deleurs appréciations sans qu’ils y trouvassent des motifsraisonnables. Croyant peu au succès de sa publication sur la Chine,ils avaient fini par persuader au propriétaire de la maison quemonsieur d’Espard était sans argent, au moment même où, par unoubli que commettent beaucoup de gens occupés, il avait laissé lereceveur des contributions lui envoyer une contrainte pour lepayement de sa cote arriérée. Le propriétaire avait alors réclamé,dès le 1er janvier, son terme par l’envoi d’une quittance que laportière s’était amusée à garder. Le 15 un commandement avait étésignifié, la portière l’avait tardivement remis à monsieurd’Espard, qui prit cet acte pour un malentendu, sans croire à demauvais procédés de la part d’un homme chez lequel il demeuraitdepuis douze ans. Le marquis fut saisi par un huissier pendant queson valet de chambre allait porter l’argent du terme chez sonpropriétaire. Cette saisie, insidieusement racontée aux personnesavec lesquelles il était en relation pour son entreprise, en avaitalarmé quelques-unes, qui doutaient déjà de la solvabilité demonsieur d’Espard, à cause des sommes énormes que lui soutiraient,disait-on, le baron Jeanrenaud et sa mère. Les soupçons deslocataires, des créanciers et du propriétaire étaient d’ailleurspresque justifiés par la grande économie que le marquis apportaitdans ses dépenses. Il se conduisait en homme ruiné. Ses domestiquespayaient immédiatement dans le quartier les plus menus objetsnécessaires à la vie, et agissaient comme des gens qui ne veulentpas de crédit&|160;; s’ils eussent demandé quoi que ce fût surparole, ils auraient peut-être éprouvé des refus, tant lescommérages calomnieux avaient obtenu de créance dans le quartier.Il est des marchands qui aiment celles de leurs pratiques qui lespayent mal, quand ils ont avec elles des rapports constants&|160;;tandis qu’ils en haïssent d’excellentes qui se tiennent sur uneligne trop élevée pour leur permettre des accointances, motvulgaire mais expressif. Les hommes sont ainsi. Dans presque toutesles classes, ils accordent au compérage ou à des âmes viles qui lesflattent les facilités, les faveurs refusées à la supériorité quiles blesse quelle que soit la manière dont elle se révèle. Leboutiquier qui crie contre la cour a ses courtisans. Enfin lesfaçons du marquis et celles de ses enfants devaient engendrer demauvaises dispositions chez leurs voisins, et les porterinsensiblement à un degré de malfaisance auquel les gens nereculent plus devant une lâcheté quand elle nuit à l’adversairequ’ils se sont créé. Monsieur d’Espard était gentilhomme, comme safemme était une grande dame : deux types magnifiques, déjà si raresen France que l’observateur peut y compter les personnes qui enoffrent une complète réalisation. Ces deux personnages reposent surdes idées primitives, sur des croyances pour ainsi dire innées, surdes habitudes prises dès l’enfance, et qui n’existent plus. Pourcroire au sang pur, à une race privilégiée, pour se mettre par lapensée au-dessus des autres hommes, ne faut-il pas, dès sanaissance, avoir mesuré l’espace qui sépare les patri- ciens dupeuple&|160;? Pour commander, ne faut-il pas ne point avoir connud’égaux&|160;? Ne faut-il pas enfin que l’éducation inculque lesidées que la nature inspire aux grands hommes à qui elle a mis unecouronne au front avant que leur mère n’y puisse mettre unbaiser&|160;? Ces idées et cette éducation ne sont plus possiblesen France, où depuis quarante ans le hasard s’est arrogé le droitde faire des nobles en les trempant dans le sang des batailles, enles dorant de gloire, en les couronnant de l’auréole dugénie&|160;; où l’abolition des substitutions et des majorats, enémiettant les héritages, force le noble à s’occuper de ses affairesau lieu de s’occuper des affaires de l’Etat, et où la grandeurpersonnelle ne peut plus être qu’une grandeur acquise après delongs et patients travaux : ère toute nouvelle. Considéré comme undébris de ce grand corps nommé la féodalité, monsieur d’Espardméritait une admiration respectueuse. S’il se croyait par le sangau-dessus des autres hommes, il croyait également à toutes lesobligations de la noblesse&|160;; il possédait les vertus et laforce qu’elle exige. Il avait élevé ses enfants dans ses principes,et leur avait communiqué dès le berceau la religion de sa caste. Unsentiment profond de leur dignité, l’orgueil du nom, la certituded’être grands par eux-mêmes, enfantèrent chez eux une fiertéroyale, le courage des preux et la bonté protectrice des seigneurschâtelains&|160;; leurs manières en harmonie avec leurs idées, etqui eussent paru belles chez des princes, blessaient tout le monderue de la Montagne-Sainte-Geneviève, pays d’égalité s’il en fût, oùl’on croyait d’ailleurs monsieur d’Espard ruiné, où, depuis le pluspetit jusqu’au plus grand, tout le monde refusait les priviléges dela noblesse à un noble sans argent, par la raison que chacun leslaisse usurper aux bourgeois enrichis. Ainsi, le défaut decommunication entre cette famille et les autres personnes existaitau moral comme au physique.

Chez le père aussi bien que chez les enfants, l’extérieur etl’âme étaient en harmonie. Monsieur d’Espard, alors âgé d’environcinquante ans, aurait pu servir de modèle pour exprimerl’aristocratie nobiliaire au dix-neuvième siècle. Il était mince etblond, sa figure avait cette distinction native dans la coupe etdans l’expression générale qui annonçait des sentimentsélevés&|160;; mais elle portait l’empreinte d’une froideur calculéequi commandait un peu trop le respect. Son nez aquilin, tordu dansle bout, de gauche à droite, légère déviation qui n’était pas sansgrâce&|160;; ses yeux bleus, son front haut, assez saillant auxsourcils pour former un épais cordon qui arrêtait la lumière enombrant l’oeil, indiquaient un esprit droit, susceptible depersévérance, une grande loyauté, mais donnaient en même temps unair étrange à sa physionomie. Cette cambrure du front aurait pufaire croire en effet à quelque peu de folie, et ses épais sourcilsrapprochés ajoutaient encore à cette apparente bizarrerie. Il avaitles mains blanches et soignées des gentilshommes, ses pieds étaientétroits et hauts. Son parler indécis, non-seulement dans laprononciation qui ressemblait à celle d’un bègue, mais encore dansl’expression des idées, sa pensée et sa parole produisaient dansl’esprit de l’auditeur l’effet d’un homme qui va et vient, qui,pour employer un mot de la langue familière, tatillonne, touche àtout, s’interrompt dans ses gestes, et n’achève rien. Ce défaut,purement extérieur, contrastait avec la décision de sa bouchepleine de fermeté, avec le caractère tranché de sa physionomie. Sadémarche un peu saccadée seyait à sa manière de parler. Cessingularités contribuaient à confirmer sa prétendue folie. Malgréson élégance, il était pour sa personne d’une économiesystématique, et portait pendant trois ou quatre ans la mêmeredingote noire, brossée avec un soin extrême par son vieux valetde chambre. Quant à ses enfants, tous deux étaient beaux et douésd’une grâce qui n’excluait pas l’expression d’un dédainaristocratique. Ils avaient cette vive coloration, cette fraîcheurde regard, cette transparence dans la chair qui dénonce des moeurspures, l’exactitude dans le régime, la régularité des travaux etdes amusements. Tous deux avaient des cheveux noirs et des yeuxbleus, le nez tordu comme celui de leur père&|160;; mais peut-êtreleur mère leur avait-elle transmis cette dignité du parler, duregard et de la contenance, héréditaire chez les Blamont-Chauvry.Leur voix fraîche comme le cristal possédait le don d’émouvoir etcette mollesse qui exerce de si grandes séductions&|160;; enfin,ils avaient la voix qu’une femme aurait voulu entendre après avoirreçu la flamme de leurs regards. Ils conservaient surtout lamodestie de leur fierté, une chaste réserve, un noli me tangere,qui, plus tard, aurait pu paraître un effet du calcul, tant cettecontenance inspirait l’envie de les connaître. L’aîné, le comteClément de Nègrepelisse, entrait dans sa seizième année. Depuisdeux ans il avait quitté la jolie petite veste anglaise queconservait encore son frère, le vicomte Camille d’Espard. Le comte,qui depuis environ six mois n’allait plus au collége Henri IV,était vêtu comme un jeune homme adonné aux premiers bonheurs queprocure l’élégance. Son père n’avait pas voulu lui faire faireinutilement une année de philosophie, il tâchait de donner à sesconnaissances une sorte de lien par l’étude des mathématiquestranscendantes. En même temps le marquis lui apprenait les languesorientales, le droit diplomatique de l’Europe, le blason, etl’histoire aux grandes sources, l’histoire dans les chartes, dansles pièces authentiques, dans les recueils d’ordonnances. Camilleétait entré récemment en Rhétorique.

Le jour où Popinot se proposa de venir interroger monsieurd’Espard, fut un jeudi, jour de congé. Avant que leur père nes’éveillât, sur les neuf heures, les deux frères jouaient dans lejardin. Clément se défendait mal contre les instances de son frèrequi désirait aller au tir pour la première fois, et qui luidemandait d’appuyer sa demande auprès du marquis. Le vicomteabusait toujours un peu de sa faiblesse, et prenait souvent plaisirà lutter avec son frère. Tous deux se mirent donc à se quereller età se battre en jouant comme des écoliers. En courant dans lejardin, l’un après l’autre, ils firent assez de bruit pour éveillerleur père qui se mit à sa fenêtre, sans être aperçu par eux, grâceà la chaleur du combat. Le marquis se plut à considérer ses deuxenfants qui s’entrelaçaient comme deux serpents, et montraientleurs têtes animées par le déploiement de leurs forces : leursvisages étaient blancs et roses, leurs yeux lançaient des éclairs,leurs membres se tordaient comme des cordes au feu&|160;; ilstombaient, se relevaient, se reprenaient comme deux athlètes dansun cirque, et causaient à leur père un de ces bonheurs quirécompenserait les plus vives peines d’une vie agitée. Deuxpersonnes, l’une au second, l’autre au premier étage de la maison,regardèrent dans le jardin, et dirent aussitôt que le vieux fous’amusait à faire battre ses enfants. Aussitôt plusieurs têtesparurent aux fenêtres&|160;; le marquis les aperçut, dit un mot àses fils, qui tout à coup grimpèrent à sa fenêtre, sautèrent danssa chambre, et Clément obtint aussitôt la permission demandée parCamille. Il ne fut bruit dans la maison que du nouveau trait defolie du marquis.

Quand Popinot se présenta vers midi, accompagné de son greffier,à la porte où il demanda monsieur d’Espard, la portière leconduisit au troisième étage, en lui racontant comme quoi monsieurd’Espard, pas plus tard que ce matin, avait fait bat- tre ses deuxenfants, et riait, comme un monstre qu’il était, en voyant le cadetqui mordait l’aîné jusqu’au sang, et comment sans doute il voulaitles voir se détruire.

– Demandez-moi pourquoi&|160;! ajouta-t-elle, il ne le sait paslui-même.

Au moment où la portière disait au juge ce mot décisif, ellel’avait amené sur le palier du troisième étage, en face d’une porteplacardée d’affiches qui annonçaient les livraisons successives del’Histoire pittoresque de la Chine. Ce palier fangeux, cette rampesale, cette porte où l’imprimerie avait laissé ses stigmates, cettefenêtre délabrée et les plafonds où les apprentis s’étaient plu àdessiner des monstruosités avec la flamme fumeuse de leurschandelles, les tas de papiers et d’ordures amoncelés dans lescoins, à dessein ou par insouciance&|160;; enfin tous les détailsdu tableau qui s’offrait aux regards s’accordaient si bien avec lesfaits allégués par la marquise que, malgré son impartialité, lejuge ne put s’empêcher d’y croire.

– Vous y êtes, messieurs, dit la portière, voilà la manifacture[La portière parle un langage déformé : il faut bien lire «manifacture ».] où les Chinois mangent de quoi nourrir tout lequartier.

Le greffier regarda le juge en souriant, et Popinot eut quelquepeine à conserver son sérieux. Tous deux entrèrent dans la premièrechambre, où se trouvait un vieil homme qui sans doute faisait à lafois le service d’un garçon de bureau, d’un garçon de magasin etd’un caissier. Ce vieillard était le maître Jacques de la Chine. Delongues planches, sur lesquelles étaient entassées les livraisonspubliées, garnissaient les murs de cette chambre. Au fond, unecloison en bois et en grillage, intérieurement ornée de rideauxverts, formait un cabinet. Une chatière [Lapsus : chattière.]destinée à recevoir ou à donner les écus indiquait le siége de lacaisse.

– Monsieur d’Espard&|160;? dit Popinot en s’adressant à cethomme vêtu d’une blouse grise.

Le garçon de magasin ouvrit la porte de la seconde chambre, oùle magistrat et son greffier aperçurent un vieillard vénérable, àchevelure blanche, simplement vêtu, décoré de la croix deSaint-Louis, assis devant un bureau, et qui cessa de comparer desfeuilles coloriées pour regarder les deux survenants. Cette pièceétait un bureau modeste, rempli de livres et d’épreuves. Il s’ytrouvait une table en bois noir, où sans doute venait travaillerune personne absente en ce moment. – Monsieur est monsieur lemarquis d’Espard&|160;? dit Popinot.

– Non, monsieur, répondit le vieillard en se levant. Quedésirez-vous de lui&|160;? ajouta-t-il en s’avançant vers eux, ettémoignant par son maintien des manières élevées et des habitudesdues à l’éducation d’un gentilhomme.

– Nous voudrions lui parler d’affaires qui lui sont entièrementpersonnelles, répondit Popinot.

– D’Espard, voici des messieurs qui te demandent, dit alors cepersonnage en entrant dans la dernière pièce où le marquis était aucoin de la cheminée occupé [Coquille du Furne : occupée.] à lireles journaux.

Ce dernier cabinet avait un tapis usé, les fenêtres étaientgarnies de rideaux en toile grise, il n’y avait que quelqueschaises en acajou, deux fauteuils, un secrétaire à cylindre, unbureau à la Tronchin, puis sur la cheminée une méchante pendule etdeux vieux candélabres. Le vieillard précéda Popinot et songreffier, leur avança deux chaises, comme s’il était le maître dulogis, et monsieur d’Espard le laissa faire. Après des salutationsrespectives pendant lesquelles le juge observa le prétendu fou, lemarquis demanda naturellement quel était l’objet de cette visite.Ici Popinot regarda le vieillard et le marquis d’un air assezsignificatif.

– Je crois, monsieur le marquis, répondit-il, que la nature demes fonctions et l’enquête qui m’amène, exigent que nous soyonsseuls, quoiqu’il soit dans l’esprit de la loi que, dans ce cas, lesinterrogatoires reçoivent une sorte de publicité domestique. Jesuis Juge au Tribunal de Première Instance du département de laSeine, et commis par monsieur le Président pour vous interroger surles faits articulés dans une requête en interdiction présentée parmadame la marquise d’Espard.

Le vieillard se retira. Quand le juge et son justiciable furentseuls, le greffier ferma la porte, s’établit sans cérémonie aubureau à la Tronchin où il déroula ses papiers et prépara sonprocès-verbal. Popinot n’avait pas cessé de regarder monsieurd’Espard, il observait l’effet produit sur lui par cettedéclaration, si cruelle pour un homme plein de raison. Le marquisd’Espard, dont la figure était ordinairement pâle comme le sont lesfigures des personnes blondes, devint subitement rouge decolère&|160;; il eut un léger tressaillement, s’assit, posa sonjournal sur la cheminée, et baissa les yeux. Il reprit bientôt ladignité du gentilhomme et contempla le juge, comme pour cherchersur sa physionomie les indices de son caractère. – Comment,monsieur, n’ai-je pas été prévenu d’une semblable requête&|160;?lui demanda-t-il.

– Monsieur le marquis, les personnes dont l’interdiction estrequise n’étant pas censées jouir de leur raison, la significationde la requête est inutile. Le devoir du Tribunal est de vérifier,avant tout, les allégations des requérants.

– Rien n’est plus juste, répondit le marquis. Eh&|160;! bien,monsieur, veuillez m’indiquer la manière dont je dois me conduire…..

– Vous n’avez qu’à répondre à mes demandes, en n’omettant aucundétail. Quelque délicates que soient les raisons qui vous auraientporté à agir de manière à donner à madame d’Espard le prétexte desa requête, parlez sans crainte. Il est inutile de vous faireobserver que la magistrature connaît ses devoirs, et qu’ensemblable occurrence le secret le plus profond…

– Monsieur, dit le marquis dont les traits accusèrent unedouleur vraie, si de mes explications il résultait un blâme de laconduite tenue par madame d’Espard, qu’en adviendrait-il&|160;?

– Le Tribunal pourrait exprimer une censure dans les motifs deson jugement.

– Cette censure est-elle facultative&|160;? Si je stipulais avecvous, avant de vous répondre, qu’il ne sera rien dit de blessantpour madame d’Espard au cas où votre rapport me serait favorable,le Tribunal aurait-il égard à ma prière&|160;?

Le juge regarda le marquis, et ces deux hommes échangèrent alorsdes pensées d’une égale noblesse.

– Noël, dit Popinot à son greffier, retirez-vous dans l’autrepièce. Si vous êtes utile, je vous rappellerai. – Si, comme je suisen ce moment disposé à le croire, il se rencontre en cette affairedes malentendus, je puis vous promettre, monsieur, que, sur votredemande, le Tribunal agirait avec courtoisie, reprit-il ens’adressant au marquis quand le greffier fut sorti. Il est unpremier fait allégué par madame d’Espard, le plus grave de tous, etsur lequel je vous prie de m’éclairer, dit le juge après une pause.Il s’agit de la dissipation de votre fortune au profit d’une dameJeanrenaud, veuve d’un conducteur de bateaux, ou plutôt au profitde son fils le colonel que vous auriez placé, pour qui vous auriezépuisé la faveur dont vous jouissez auprès du Roi, enfin enverslequel vous auriez poussé la protection jusqu’à lui procurer un bonmariage. La re- quête donne à penser que cette amitié dépasse endévouement tous les sentiments, même ceux que la moraleréprouve…

Une rougeur subite colora le visage et le front du marquis, illui vint même des larmes aux yeux, ses cils furent humectés&|160;;puis un juste orgueil réprima cette sensibilité qui, chez un homme,passe pour de la faiblesse.

– En vérité, monsieur, répondit le marquis d’une voix altérée,vous me jetez dans une étrange perplexité. Les motifs de maconduite étaient condamnés à mourir avec moi… Pour en parler, jedois vous découvrir des plaies secrètes, vous livrer l’honneur dema famille, et, chose délicate que vous apprécierez, parler de moi.J’espère, monsieur, que tout sera secret entre nous. Vous saureztrouver dans les formes judiciaires un mode qui permette de rédigerun jugement sans qu’il y soit question de mes révélations… .

– Sous ce rapport, tout est possible, monsieur le marquis.

– Monsieur, dit monsieur d’Espard, quelque temps après monmariage ma femme avait fait de si grandes dépenses, que je fusobligé d’avoir recours à un emprunt. Vous savez quelle fut lasituation des familles nobles pendant la Révolution&|160;? Il nem’avait point été permis d’avoir d’intendant ni d’homme d’affaires.Aujourd’hui les gentilshommes sont à peu près tous forcés de faireeux-mêmes leurs affaires. La plupart de mes titres de propriétéavaient été rapportés du Languedoc, de la Provence ou du Comtat àParis par mon père qui craignait, avec assez de raison, lesrecherches que les titres de famille, et ce qu’on nommait alors lesparchemins des privilégiés, attiraient à leurs propriétaires. Noussommes Nègrepelisse en notre nom. D’Espard est un titre acquis sousHenri IV par une alliance qui nous a donné les biens et les titresde la maison d’Espard, à la condition de mettre en abîme sur nosarmes l’écusson des d’Espard, vieille famille du Béarn, alliée à lamaison d’Albret par les femmes : d’or, à trois pals de sable,écartelé d’azur à deux pates de griffon d’argent onglées de gueulesposées en sautoir, avec le fameux : DES PARTEM LEONIS pour devise.Aux jours de cette alliance, nous perdîmes Nègrepelisse, petiteville aussi célèbre dans les guerres de religion, que le fut alorscelui de mes ancêtres qui en portait le nom. Le capitaine deNègrepelisse fut ruiné par l’incendie de ses biens, car lesprotestants n’épargnèrent pas un ami de Montluc. La Couronne futinjuste envers monsieur de Nègrepelisse, il n’eut ni le bâton demaréchal, ni gouvernement, ni in- demnités&|160;; le roi CharlesIX, qui l’aimait, mourut sans avoir pu le récompenser&|160;; HenriIV moyenna bien son mariage avec mademoiselle d’Espard, et luiprocura les domaines de cette maison&|160;; mais tous les biens desNègrepelisse avaient déjà passé dans les mains des créanciers. Monbisaïeul le marquis d’Espard fut, comme moi, mis assez jeune à latête de ses affaires par la mort de son père, lequel après avoirdissipé la fortune de sa femme, ne lui laissa que les terressubstituées de la maison d’Espard, mais grevées d’un douaire. Lejeune marquis d’Espard se trouva donc d’autant plus gêné qu’ilavait une charge à la cour. Particulièrement bien vu de Louis XIV,la faveur du roi fut un brevet de fortune. Ici, monsieur, fut faitesur notre écusson une tache inconnue, horrible, une tache de boueet de sang, que je suis occupé à laver. Je découvris ce secret dansles titres relatifs à la terre de Nègrepelisse, et dans des liassesde correspondances.

En ce moment solennel, le marquis parlait sans bégaiement, il nelui échappait aucune des répétitions qui lui étaienthabituelles&|160;; mais chacun a pu observer que les personnes qui,dans les choses ordinaires de la vie, sont affectées de ces deuxdéfauts, s’en débarrassent au moment où quelque passion vive animeleur discours.

– La révocation de l’édit de Nantes eut lieu, reprit-il.Peut-être ignorez-vous, monsieur, que, pour beaucoup de favoris, cefut une occasion de fortune. Louis XIV donna aux grands de sa courles terres confisquées sur les familles protestantes qui ne semirent pas en règle pour la vente de leurs biens. Quelquespersonnes en faveur allèrent, comme on disait alors, à la chasseaux protestants. J’ai acquis la certitude que la fortune actuellede deux familles ducales se compose de terres confisquées sur demalheureux négociants. Je ne vous expliquerai point, à vous, hommede justice, les manoeuvres employées pour tendre des piéges auxréfugiés qui avaient de grandes fortunes à emporter : qu’il voussuffise de savoir que la terre de Nègrepelisse composée devingt-deux clochers et de droits sur la ville&|160;; que celle deGravenges, qui jadis nous avait appartenu, se trouvaient entre lesmains d’une famille protestante. Mon grand-père y rentra par ladonation que lui en fit Louis XIV. Cette donation reposait sur desactes marqués au coin d’une épouvantable iniquité. Le propriétairede ces deux terres croyant pouvoir rentrer en France, avait simuléune vente et allait en Suisse rejoindre sa famille, qu’il y avaitenvoyée tout d’abord. Il voulait sans doute profiter de tous lesdélais accordés par l’ordonnance afin de régler les affaires de soncommerce. Cet homme fut arrêté par un ordre du gouverneur, lefidéicommissaire déclara la vérité, le pauvre négociant fut pendu,mon père eut les deux terres. J’aurais voulu pouvoir ignorer lapart que mon aïeul prit à cette intrigue&|160;; mais le gouverneurétait son oncle maternel, et j’ai lu malheureusement une lettre parlaquelle il le priait de s’adresser à Déodatus, mot convenu entreles courtisans pour parler du Roi. Il règne dans cette lettre, àpropos de la victime, un ton de plaisanterie qui m’a fait horreur.Enfin, monsieur, les sommes envoyées par la famille réfugiée pourracheter la vie du pauvre homme furent gardées par le gouverneur,qui n’en dépêcha pas moins le négociant.

Le marquis d’Espard s’arrêta.

– Ce malheureux se nommait Jeanrenaud, reprit-il. Ce nom doitvous expliquer ma conduite. Je n’ai pas pensé, sans une vivedouleur, à la honte secrète qui pesait sur ma famille. Cettefortune permit à mon grand-père d’épouser une Navarreins-Lansac,héritière des biens de cette branche cadette, beaucoup plus richealors que ne l’était la branche aînée de Navarreins. Mon père setrouva dès lors un des plus considérables propriétaires du royaume.Il put épouser ma mère, qui était une Grandlieu de la branchecadette. Quoique mal acquis, ces biens nous ont étrangementprofité&|160;! Résolu de promptement réparer le mal, j’écrivis enSuisse, et n’eus de repos qu’au moment où je fus sur la trace deshéritiers du protestant. Je finis par savoir que les Jeanrenaud,réduits à la dernière misère, avaient quitté Fribourg, et qu’ilsétaient revenus habiter la France. Enfin, je découvris dansmonsieur Jeanrenaud, simple lieutenant de cavalerie sous Bonaparte,l’héritier de cette malheureuse famille. A mes yeux, monsieur, ledroit des Jeanrenaud était clair. Pour que la prescriptions’établisse, ne faut-il pas que les détenteurs puissent êtreattaqués&|160;? A quel pouvoir les réfugiés se seraient-ilsadressés&|160;? leur tribunal était là-haut, ou plutôt, monsieur,le tribunal était là, dit le marquis en se frappant le coeur. Jen’ai pas voulu que mes enfants pussent penser de moi ce que j’aipensé de mon père et de mes aïeux&|160;; j’ai voulu leur léguer unhéritage et des écussons sans souillure, je n’ai pas voulu que lanoblesse fût un mensonge en ma personne. Enfin, politiquementparlant, les émigrés qui réclament contre les confiscationsrévolutionnaires, doivent-ils garder encore des biens qui sont lefruit de confiscations obtenues par des crimes&|160;? J’airencontré chez monsieur Jeanrenaud et chez sa mère une probitérevêche : à les entendre, il semblait qu’ils me spoliassent. Malgrémes instances, ils n’ont accepté que la valeur qu’avaient lesterres au jour où ma famille les reçut du Roi. Ce prix fut arrêtéentre nous à la somme de onze cent mille francs, qu’ils melaissèrent la facilité de payer, à ma convenance, sans intérêts.Pour obtenir ce résultat, j’ai dû me priver de mes revenus pendantlongtemps. Ici, monsieur, commença la perte de quelques illusionsque je m’étais faites sur le caractère de madame d’Espard. Quand jelui proposai de quitter Paris et d’aller en province, où avec lamoitié de ses revenus, nous pourrions vivre honorablement, etarriver ainsi plus promptement à une restitution dont je luiparlai, sans lui dire la gravité des faits, madame d’Espard metraita de fou. Je découvris alors le vrai caractère de ma femme :elle eût approuvé sans scrupule la conduite de mon grand-père, etse serait moquée des huguenots&|160;; effrayé de sa froideur, deson peu d’attachement pour ses enfants, qu’elle m’abandonnait sansregret, je résolus de lui laisser sa fortune, après avoir acquitténos dettes communes. Ce n’était pas d’ailleurs à elle à payer messottises, me dit-elle. N’ayant plus assez de revenus pour vivre etpourvoir à l’éducation de mes enfants, je me décidai à les élevermoi-même, à en faire des hommes de coeur et des gentilshommes. Enplaçant mes revenus dans les fonds publics, j’ai pu m’acquitterbeaucoup plus promptement que je ne l’espérais, car je profitai deschances que présenta l’augmentation des rentes. En me réservantquatre mille livres pour mes fils et moi, je n’aurais pu payer quevingt mille écus par an, ce qui aurait exigé près de dix-huitannées pour achever ma libération, tandis que dernièrement j’aisoldé les onze cent mille francs dus. Ainsi, j’ai le bonheurd’avoir accompli cette restitution sans avoir causé le moindre tortà mes enfants. Voilà, monsieur, la raison des payements faits àmadame Jeanrenaud et à son fils.

– Ainsi, dit le juge en contenant l’émotion que lui donnait cerécit, madame la marquise connaissait les motifs de votreretraite&|160;?

– Oui, monsieur.

Popinot fit un haut-le-corps assez expressif, se leva soudain,et ouvrit la porte du cabinet.

– Noël, allez-vous-en, dit-il à son greffier. Monsieur, repritle juge, quoique ce que vous venez de me dire suffise pourm’éclairer, je désirerais vous entendre relativement aux autresfaits allégués en la requête. Ainsi, vous avez entrepris ici uneaffaire commerciale en dehors des habitudes d’un homme dequalité.

– Nous ne saurions parler de cette affaire ici, dit le marquisen faisant signe au juge de sortir. – Nouvion, reprit-il ens’adressant au vieillard, je descends chez moi, mes enfants vontrevenir, tu dîneras avec nous.

– Monsieur le marquis, dit Popinot sur l’escalier, ceci n’estdonc pas votre appartement&|160;?

– Non, monsieur. J’ai loué ces chambres pour y mettre lesbureaux de cette entreprise. Voyez, reprit-il en montrant uneaffiche, cette histoire est publiée sous le nom d’un des plushonorables libraires de Paris, et non par moi.

Le marquis fit entrer le juge au rez-de-chaussée en lui disant :– Voici mon appartement, monsieur.

Popinot fut naturellement ému par la poésie plutôt trouvée quecherchée qui respirait sous ces lambris. Le temps était magnifique,les fenêtres étaient ouvertes, l’air du jardin répandait au salondes senteurs végétales&|160;; les rayons du soleil égayaient etanimaient les boiseries un peu brunes de ton. A cet aspect, Popinotjugea qu’un fou serait peu capable d’inventer l’harmonie suave quile saisissait en ce moment.

– Il me faudrait un appartement semblable, pensait-il. Vousquitterez bientôt ce quartier&|160;? demanda-t-il à haute voix.

– Je l’espère, répondit le marquis&|160;; mais j’attendrai quemon plus jeune fils ait fini ses études, et que le caractère de mesenfants soit entièrement formé, avant de les introduire dans lemonde et près de leur mère&|160;; d’ailleurs, après leur avoirdonné la solide instruction qu’ils possèdent, je veux la compléteren les faisant voyager dans les capitales de l’Europe afin de leurfaire voir les hommes et les choses, et les habituer à parler leslangues qu’ils ont apprises. Monsieur, dit-il en faisant asseoir lejuge dans le salon, je ne pouvais vous entretenir de la publicationsur la Chine devant un vieil ami de ma famille, le comte deNouvion, revenu de l’émigration sans aucune espèce de fortune, etavec qui j’ai fait cette affaire, moins pour moi que pour lui. Sanslui confier les motifs de ma retraite, je lui dis que j’étais ruinécomme lui, mais que j’avais assez d’argent pour entreprendre unespéculation dans laquelle il pouvait s’employer utilement. Monprécepteur fut l’abbé Grozier, qu’à ma recommandation Charles Xnomma son bibliothécaire à la bibliothèque de l’Arsenal, qui luifut rendue quand il était MONSIEUR. L’abbé Grozier possédait desconnaissances profondes sur la Chine, sur ses moeurs et sescoutumes&|160;; il m’avait fait son héritier à un âge où il estdifficile qu’on ne se fanatise pas pour ce que l’on apprend. Avingt-cinq ans je savais le chinois, et j’avoue que je n’ai jamaispu me défendre d’une admiration exclusive pour ce peuple, qui aconquis ses conquérants, dont les annales remontentincontestablement à une époque beaucoup plus reculée que ne le sontles temps mythologiques ou bibliques&|160;; qui, par sesinstitutions immuables, a conservé l’intégrité de son territoire,dont les monuments sont gigantesques, dont l’administration estparfaite, chez lequel les révolutions sont impossibles, qui a jugéle beau idéal comme un principe d’art infécond, qui a poussé leluxe et l’industrie à un si haut degré que nous ne pouvons lesurpasser en aucun point, tandis qu’il nous égale là où nous nouscroyons supérieurs. Mais, monsieur, s’il m’arrive souvent deplaisanter en comparant à la Chine la situation des étatseuropéens, je ne suis pas Chinois, je suis un gentilhomme français.Si vous aviez des doutes sur la finance de cette entreprise, jepuis vous prouver nous comptons deux mille cinq cents souscripteursà ce monument littéraire, iconographique, statistique et religieux,dont l’importance a été généralement appréciée, nos souscripteursappartiennent à toutes les nations de l’Europe, nous n’en avons quedouze cents en France. Notre ouvrage coûtera environ trois centsfrancs, et le comte de Nouvion y trouvera six à sept mille livresde rente pour sa part, car son bien-être fut le secret motif decette entreprise. Pour mon compte, je n’ai en vue que lapossibilité de donner à mes enfants quelques douceurs. Les centmille francs que j’ai gagnés, bien malgré moi, payeront leursleçons d’armes, leurs chevaux, leur toilette, leurs spectacles,leurs maîtres d’agrément, les toiles qu’ils barbouillent, leslivres qu’ils veulent acheter, enfin toutes ces petites fantaisiesque les pères ont tant de plaisir à satisfaire. S’il avait fallurefuser ces jouissances à mes pauvres enfants si méritants, sicourageux dans le travail, le sacrifice que je fais à notre nomm’aurait été doublement pénible. En effet, monsieur, les douzeannées pendant lesquelles je me suis retiré du monde pour élevermes enfants m’ont valu l’oubli le plus complet à la cour. J’aidéserté la carrière politique, j’ai perdu toute ma fortunehistorique, toute une illustration nouvelle que je pouvais léguer àmes enfants&|160;; mais notre maison n’aura rien perdu, mes filsseront des hommes distingués. Si la pairie m’a manqué, ils laconquerront noblement en se consacrant aux affaires de leur pays,et lui rendront de ces services qui ne s’oublient pas. Tout enpurifiant le passé de notre maison, je lui assurais un glorieuxavenir : n’est-ce pas avoir accompli une belle tâche quoiquesecrète et sans gloire&|160;? Avez-vous maintenant, monsieur,quelques autres éclaircissements à me demander&|160;?

En ce moment le bruit de plusieurs chevaux retentit dans lacour.

– Les voici, dit le marquis.

Bientôt les deux jeunes gens, de qui la mise était à la foisélégante et simple, entrèrent dans le salon, bottés, éperonnés,gantés, agitant gaiement leur cravache. Leur figure animéerapportait la fraîcheur du grand air, ils étaient étincelants desanté. Tous deux vinrent serrer la main de leur père, échangèrentavec lui, comme entre amis, un coup d’oeil plein de muettetendresse, et saluèrent froidement le juge. Popinot regarda commetout à fait inutile d’interroger le marquis sur ses relations avecses fils.

– Vous êtes-vous bien amusés&|160;? leur demanda le marquis.

– Oui, mon père. J’ai, pour la première fois, abattu six poupéesen douze coups&|160;! dit Camille.

– Où êtes-vous allés vous promener&|160;?

– Au bois, où nous avons vu notre mère.

– S’est-elle arrêtée&|160;?

– Nous allions si vite en ce moment, qu’elle ne nous a sansdoute pas vus, répondit le jeune comte.

– Mais alors pourquoi n’êtes-vous pas allés vousprésenter&|160;?

– J’ai cru remarquer, mon père, qu’elle n’est pas contente de sevoir abordée par nous en public, dit Clément à voix basse. Noussommes un peu trop grands.

Le juge avait l’oreille assez fine pour entendre cette phrase,qui attira quelques nuages sur le front du marquis. Popinot se plutà contempler le spectacle que lui offraient le père et les enfants.Ses yeux, empreints d’une sorte d’attendrissement, revenaient surla figure de monsieur d’Espard, de qui les traits, la contenance etles manières lui représentaient la probité sous sa plus belleforme, la probité spirituelle et chevaleresque, la noblesse danstoute sa beauté. – Vous, vous voyez, monsieur, lui dit le marquisen reprenant son bégaiement, vous voyez que la justice, que lajustice peut entrer ici, ici, à toute heure&|160;; oui, à touteheure ici. S’il y a des fous, s’il y a des fous, ce ne peut êtreque les enfants, qui sont un peu fous de leur père, et le père quiest très-fou de ses enfants&|160;; mais c’est une folie de bonaloi.

En ce moment la voix de madame Jeanrenaud se fit entendre dansl’antichambre, et la bonne femme entra dans le salon malgré lesobservations du valet de chambre.

– Je ne vais pas par quatre chemins, moi&|160;! criait-elle.Oui, monsieur le marquis, dit-elle en faisant un salut à la ronde,il faut que je vous parle à l’instant même. Parbleu&|160;! je suisvenue encore trop tard, puisque voilà monsieur le jugecriminel.

– Criminel&|160;! dirent les deux enfants.

– Il y avait de bien bonnes raisons pour que je ne voustrouvasse pas chez vous, puisque vous étiez ici. Ah, bah&|160;! lajustice est toujours là quand il s’agit de mal faire. Je viens,monsieur le marquis, vous dire que je suis d’accord avec mon filsde tout vous rendre, puisqu’il y va de notre honneur, qui estmenacé. Mon fils et moi, nous aimons mieux tout vous restituer quede vous causer le plus léger chagrin. En vérité, faut être bêtecomme des pots sans anse pour vouloir vous interdire…

– Interdire notre père&|160;! crièrent les deux enfants en seserrant contre le marquis. Qu’y a-t-il&|160;?

– Chut, madame&|160;! dit Popinot.

– Mes enfants, laissez-nous, dit le marquis.

Les deux jeunes gens allèrent au jardin.

– Madame, dit le juge, les sommes que monsieur le marquis vous aremises vous sont légitimement dues, quoiqu’elles vous aient étédonnées en vertu d’un principe de probité très-étendu. Si les gensqui possèdent des biens confisqués de quelque manière que ce soit,même par des manoeuvres perfides, étaient, après cent cinquanteans, obligés à des restitutions, il se trouverait en France peu depropriétés légitimes. Les biens de Jacques Coeur ont enrichi vingtfamilles nobles, les confiscations abusives prononcées par lesAnglais au profit de leurs adhérents, quand l’Anglais possédait unepartie de la France, ont fait la fortune de plusieurs maisonsprincières. Notre législation permet à monsieur le marquis dedisposer de ses revenus à titre gratuit, sans qu’il puisse êtreaccusé de dissipation. L’interdiction d’un homme se base surl’absence de toute raison dans ses actes&|160;; mais ici la causedes remises qui vous sont faites est puisée dans les motifs lesplus sacrés, les plus honorables. Ainsi vous pouvez tout gardersans remords et laisser le monde mal interpréter cette belleaction. A Paris, la vertu la plus pure est l’objet des plus salescalomnies. Il est malheureux que l’état actuel de notre sociétérende la conduite de monsieur le marquis sublime. Je voudrais, pourl’honneur de notre pays, que de semblables actes y fussent trouvéstout simples&|160;; mais les moeurs sont telles que je suis forcé,par comparaison, de regarder monsieur d’Espard comme un hommeauquel il faudrait décerner une couronne au lieu de le menacer d’unjugement d’interdiction. Pendant tout le cours d’une longue viejudiciaire, je n’ai rien vu ni entendu qui m’ait plus ému que ceque je viens de voir et d’entendre. Mais il n’y a riend’extraordinaire à trouver la vertu sous sa plus belle forme alorsqu’elle est mise en pratique par des hommes qui appartiennent à laclasse la plus élevée. Après m’être expliqué de cette manière,j’espère, monsieur le marquis, que vous serez certain de monsilence, et que vous n’aurez aucune inquiétude sur le jugement àintervenir, s’il y a jugement.

– Eh&|160;! bien, à la bonne heure, dit madame Jeanrenaud, envoilà un de juge&|160;! Tenez, mon cher monsieur, je vousembrasserais si je n’étais pas si laide&|160;; vous parlez comme unlivre.

Le marquis tendit sa main à Popinot, et Popinot y frappadoucement de la sienne en jetant à ce grand homme de la vie privéeun regard plein d’harmonies pénétrantes, auquel le marquis réponditpar un gracieux sourire. Ces deux natures si pleines, si riches,l’une bourgeoise et divine, l’autre noble et sublime, s’étaientmises à l’unisson doucement, sans choc, sans éclat de passion,comme si deux lumières pures se fussent confondues. Le père de toutun quartier se sentait digne de presser la main de cet homme deuxfois noble, et le marquis éprouvait au fond de son coeur unmouvement qui l’avertissait que la main du juge était une de cellesd’où s’échappent incessamment les trésors d’une inépuisablebienfaisance.

– Monsieur le marquis, ajouta Popinot en le saluant, je suisheureux d’avoir à vous dire que, dès les premiers mots de cetinterrogatoire, j’avais jugé mon greffier inutile. Puis ils’approcha du marquis, l’entraîna dans l’embrasure d’une croisée etlui dit : – Il est temps que vous rentriez chez vous,monsieur&|160;; je crois qu’en cette affaire madame la marquise asubi des influences que vous devez combattre dès aujourd’hui.

Popinot sortit, se retourna plusieurs fois dans la cour et dansla rue, attendri par le souvenir de cette scène. Elle appartenait àces effets qui s’implantent dans la mémoire pour y refleurir àcertaines heures où l’âme cherche des consolations.

– Cet appartement me conviendrait bien, se dit-il en arrivantchez lui.

Le lendemain, vers dix heures du matin, Popinot, qui la veilleavait rédigé son rapport, s’achemina au Palais dans l’intention defaire prompte et bonne justice. Au moment où il entrait auvestiaire pour y prendre sa robe et mettre son rabat, le garçon desalle lui dit que le Président du Tribunal le priait de passer dansson cabinet, où il l’attendait. Popinot s’y rendit aussitôt.

– Bonjour mon cher Popinot, lui dit le magistrat en l’emmenantdans l’embrasure de la fenêtre.

– Monsieur le Président, s’agit-il d’une affairesérieuse&|160;?

– Une niaiserie, dit le Président. Le Garde des sceaux, aveclequel j’ai eu l’honneur de dîner hier, m’a pris à part dans uncoin. Il avait su que vous étiez allé prendre le thé chez madamed’Espard, dans l’affaire de laquelle vous avez été commis. Il m’afait entendre qu’il était convenable que vous ne siégiez point danscette cause…

– Ah&|160;! monsieur le Président je puis affirmer que je suissorti de chez madame d’Espard au moment où le thé fut servi&|160;;d’ailleurs ma conscience…

– Oui, oui, dit le Président, le Tribunal tout entier, la Cour,le Palais vous connaissent. Je ne vous répéterai pas ce que j’aidit de vous à Sa Grandeur&|160;; mais vous savez : la femme deCésar ne doit pas être soupçonnée. Aussi ne faisons-nous pas decette niaiserie une affaire de discipline, mais une question deconvenance. Entre nous, il s’agit moins de vous que duTribunal.

– Mais, monsieur le Président, si vous connaissiez l’espèce, ditle juge en essayant de tirer son rapport de sa poche.

– Je suis persuadé d’avance que vous avez apporté dans cetteaffaire la plus stricte indépendance. Et moi-même, en province,simple juge, j’ai souvent pris bien plus qu’une tasse de thé avecles gens que j’avais à juger&|160;; mais il suffit que le Garde dessceaux en ait parlé, que l’on puisse causer de vous, pour que leTribunal évite une discussion à ce sujet. Tout conflit avecl’opinion publique est toujours dangereux pour un Corps constitué,même quand il a raison contre elle, parce que les armes ne sont paségales. Le journalisme peut tout dire, tout supposer&|160;; etnotre dignité nous interdit tout, même la réponse. D’ailleurs j’enai conféré avec votre Président, et monsieur Camusot vient d’êtrecommis sur la récusation que vous allez donner. C’est une chosearrangée en famille, car je vous demande votre récusation comme unservice personnel, et en revanche, vous aurez la croix de laLégion-d’Honneur qui vous est depuis si long-temps due, j’en faismon affaire.

En voyant monsieur Camusot, un juge récemment appelé d’unTribunal du ressort à celui de Paris et qui s’avança pour lesaluer, Popinot ne put retenir un sourire ironique. Ce jeune hommeblond et pâle, plein d’ambition cachée, semblait prêt à pendre et àdépendre, au bon plaisir des rois de la terre, les innocents aussibien que les coupables et à suivre l’exemple des Laubardemontplutôt que celui des Molé. Popinot se retira en saluant lePrésident et le juge, et dédaigna de relever la mensongèreaccusation portée contre lui.

Paris, février 1836.

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