L’oeil du chat – Tome II

L’oeil du chat – Tome II

de Fortuné du Boisgobey

 

Chapitre 1

&|160;

Une semaine s’est écoulée, une semaine que Maxime de Chalandrey a passée dans son lit.

Il est resté quinze heures sans connaissance,et quand il est revenu à lui, le délire l’a pris et l’a tenu quatre jours.

Enfin, il est sauvé. Il est même sur pied et en état de répondre aux questions de son oncle, qui ne l’a pas quitté, depuis le lendemain de l’accident.

Ils causent ensemble, devant la cheminée du fumoir, et c’est la première fois que le commandant interroge son neveu, car le médecin, qui avait défendu au blessé de parler, vient seulement de lever l’interdiction.

–&|160;Alors, dit M.&|160;d’Argental, tu ne te rappelles de rien&|160;?

–&|160;Rien… à partir du moment où je suis tombé… et je n’ai gardé qu’un souvenir très vague de ce qui s’est passé auparavant.

–&|160;C’est l’effet ordinaire des chutes sur la tête, m’a déclaré ce brave docteur Morin qui t’a si bien soigné.La commotion au cerveau a pour résultat immédiat la perte totale de la mémoire… qui revient du reste plus tard.

–&|160;Elle revient déjà un peu et je crois qu’elle reviendrait tout à fait, si vous m’aidiez à la retrouver.

–&|160;Essayons. Quand je t’ai quitté pour rentrer à Paris, nous étions à la pointe du lac, du côté de l’avenue du Bois de Boulogne.

–&|160;De cela, je me souviens très bien. Je me souviens aussi que vous m’avez dit, avant de me quitter&|160;:Je viendrai demain matin te demander à déjeuner.

–&|160;Je suis venu, parbleu&|160;!… à midi,heure militaire… et tu ne m’as pas reconnu… Ah&|160;! Je l’aisecoué comme il le méritait, ton imbécile de valet de chambre quin’a pas eu l’idée si simple de m’envoyer chercher, lorsqu’on t’arapporté chez toi&|160;!… mais, peu importe, te voilà tiréd’affaire.

Maintenant, voyons&|160;! qu’as-tu fait aprèsnotre séparation&|160;? tu m’as dit que tu allais pousser unepointe jusqu’au restaurant de Madrid… le diable m’emporte si j’aideviné pourquoi, par exemple&|160;!

–&|160;C’était mon intention, je m’en souviensaussi… et j’ai pris le chemin de Madrid… mais j’ai dû changerd’avis en route.

–&|160;Assurément, puisque ta jument s’estabattue, tout près du restaurant de la Cascade… mais comments’est-elle abattue&|160;?… Elle avait des jambes excellentes, cettebête, et tu montes proprement… c’est moi qui t’ai donné tespremières leçons… Il est vrai que, depuis quelques années, tu t’esgâté la main, en fréquentant les Anglais.

–&|160;Je crois bien que mon cheval s’estemballé.

–&|160;Moi, j’en suis sûr. Des gens attablésau café t’ont vu arriver à fond de train et passer par dessus latête de ton pur-sang qui a manqué tout à coup des quatre pieds etqui s’est tué net. Ce que je ne comprends pas, c’est que tu n’aiespas pu l’arrêter, car tu sais très bien ce qu’il faut faire enpareil cas. Et puis, pourquoi s’est-il emballé&|160;?Est-ce qu’il a eu peur de quelque chose&|160;?

–&|160;Je ne crois pas. Il n’était pasombrageux… et comme le chemin de fer de ceinture passe fort loin del’allée où je me promenais, ce n’est pas le sifflet de lalocomotive qui l’a effrayé.

–&|160;Alors, c’est bien ce que je pensais… Onlui a coulé une balle de plomb dans le cornet de l’oreille.

–&|160;Quelle idée&|160;! murmura Maxime,pensif.

–&|160;Celui qui l’a eue ne prendra pas unbrevet d’invention… d’autres l’ont eue avant lui et ça s’est faitplus d’une fois. C’est un excellent moyen de se débarrasser ducheval et du cavalier… généralement, ils se tuent tous les deux,l’un portant l’autre.

»&|160;Et c’est ce qui a failli t’arriver.

Chalandrey passa sa main sur son front, commeun homme qui cherche à rassembler ses idées.

–&|160;Pendant que tu chevauchais sur la routede Madrid, as-tu été abordé par quelqu’un&|160;?

–&|160;Il me semble que&|160;: non… etpourtant… attendez donc&|160;!… oui… je me rappelle maintenant…j’allais au pas… un homme en blouse, qui marchait devant moi, s’estrangé pour me laisser le chemin libre et pour allumer sa pipe…j’avais à la bouche un cigare que je ne songeais guère à fumer… Cethomme m’a offert du feu… j’ai accepté… je me suis penché sur maselle… il m’a tendu son briquet…

–&|160;Et il a laissé tomber un morceaud’amadou enflammé dans l’oreille de ta jument.

–&|160;Un morceau d’amadou&|160;!… oui, je mesouviens maintenant.

–&|160;C’est encore plus sûr que la balle deplomb… le cheval, en secouant la tête, peut rejeter la balle,tandis que l’amadou… quand il y est, il y reste. La bête devientfolle de douleur et elle court jusqu’à ce qu’elle crève.

–&|160;Oui… cela s’est passé ainsi… je medemande comment j’ai pu oublier cette scène… à présent, je revoisla figure du vieil ouvrier…

–&|160;Un sinistre farceur, tonouvrier&|160;!… À moins qu’il n’ait prémédité de se défaire detoi.

–&|160;En doutez-vous&|160;?… Moi, j’aicompris, dès le premier moment.

–&|160;Ah&|160;! ça, tu as donc des ennemisbien féroces&|160;?

–&|160;Si j’en ai&|160;!… Ah&|160;! je croisbien&|160;!

–&|160;Quel intérêt avait cet homme àt’envoyer à la mort&|160;?

–&|160;On l’a payé pour cela.

–&|160;Qui l’a payé&|160;? Tu ne vas pas, jesuppose, me répondre que c’est la police qui t’en veut.

–&|160;Les assassins aussi m’en veulent… lesassassins du pavillon… ils doivent savoir que j’y suis entré avecvous et que nous nous y sommes abouchés avec M.&|160;Pigache,sous-chef de la sûreté.

–&|160;Alors, je n’aurais qu’à bien me tenir,puisque j’y étais&|160;; mais comment diable&|160;! lesauraient-ils&|160;? tu te figures donc qu’ils ont des accointancesavec les agents de la sûreté&|160;?

–&|160;Non, mais…

–&|160;Ton idée est absurde, mon garçon. Cesgens-là ne s’occupent pas de nous… Ils ne songent qu’à secacher.

Il n’aurait tenu qu’à Chalandrey de démontrerque les bandits du pavillon avaient juré de le supprimer, car cettetentative de meurtre n’était pas la première. Il lui aurait suffide raconter à son oncle l’accident du quai aux fleurs&|160;; maisl’oncle ne se serait pas contenté de ce récit&|160;; il auraitvoulu remonter de l’effet à la cause et son neveu ne pouvait paslui dire que la persécution avait commencé le jour où les espionsde la bande l’avaient vu, dans le square Notre-Dame, recevoir lesconfidences de la comtesse qui les avait surpris en flagrant délitd’assassinat.

Mieux valait se taire que de chercher àdétromper le commandant qui reprit, en haussant lesépaules&|160;:

–&|160;Tu as eu tout bonnement affaire à unmaladroit qui, sans le vouloir, a manqué de te faire rompre lecou.

Maxime ne contesta pas cette conclusion.L’histoire de l’amadou dans l’oreille du cheval avait réveillé samémoire et d’autres souvenirs lui revenaient, des souvenirs encoreconfus qu’il s’efforçait de débrouiller.

–&|160;Vous dites que je suis tombé près de lacascade&|160;? demanda-t-il en hésitant.

–&|160;Oui, mon cher Max, répondit lecommandant, et ta chute a eu de nombreux spectateurs.

–&|160;Comment savez-vous cela&|160;?

–&|160;J’y suis allé le lendemain, à cerestaurant de la Cascade, et j’ai questionné le maître del’établissement. Il m’a raconté que tu es arrivé ventre à terre,par l’allée de Longchamp et que, au rond-point, tout près du champde courses, tu as essayé de jeter ta jument à droite. C’est à cemoment qu’elle s’est abattue. J’aurais voulu l’examiner, mais ellen’y était plus. Les gardes du bois l’avaient déjà fait enlever. Laselle et la bride étaient restées au café, pour le cas où onviendrait les réclamer. J’ai dit que j’étais ton oncle&|160;; je mesuis nommé et le harnachement complet a été rapporté ici, deuxjours après.

–&|160;Qui donc m’y a ramené, moi&|160;?

–&|160;Ah&|160;! voilà&|160;!… Un monsieur setrouvait là, un monsieur qui est médecin, à ce qu’il paraît, et quiconnaissait ton adresse. On t’a mis dans un fiacre et il s’estchargé de te reconduire, rue de Naples… Il t’y a en effetreconduit… Il a même poussé la complaisance jusqu’à aider ton valetde chambre à te monter au premier étage, à te déshabiller et à tecoucher dans ton lit.

–&|160;Alors, il a dû dire qui ilétait&|160;?

–&|160;Pas du tout. Il a, d’autorité, envoyéton domestique chercher cet excellent docteur Morin, lequel, commetu sais, demeure à deux pas d’ici, et François, prenant le monsieurpour un de tes amis, s’est empressé de lui obéir.

»&|160;Quand il est revenu, une demi-heureaprès, avec le docteur, il n’a plus trouvé personne.

»&|160;Ton sauveur t’avait planté là.

–&|160;Comment&|160;! il étaitparti&|160;!

–&|160;Sans tambours ni trompettes, mon cher,et on ne l’a plus revu. Je m’empresse d’ajouter qu’il n’a rien voléchez toi.

–&|160;Qu’y venait-il faire alors&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien du tout. C’estpeut-être un philanthrope modeste qui aime à secourir sessemblables, mais qui tient à les secourir incognito. Ce qu’il y ade sûr, c’est qu’il n’est pas médecin, comme on l’avait cru,là-bas, car il n’a pas pris la peine d’examiner ta blessure etencore moins de la panser… le docteur Morin t’a trouvé comme cemonsieur t’avait laissé.

–&|160;Quel espèce d’homme est-ce&|160;?

–&|160;François, qui l’a vu et qui lui aparlé, dit que c’est un gaillard solide, et qui n’a pas l’aircommode… très bien habillé d’ailleurs.

–&|160;Mais… sa figure&|160;?

–&|160;N’a rien de particulier… c’est du moinsl’avis de ton valet de chambre. Est-ce que tu penses leconnaître&|160;?

–&|160;Je pense à quelqu’un que j’ai vu làavant ma chute…

–&|160;Ce monsieur était venu à la cascade àcheval…

–&|160;C’est bien cela.

»&|160;Pour te conduire en fiacre, il a laisséson cheval au restaurant, et il est revenu le chercher dans lasoirée. Mais il n’a pas dit qui il était, ni où il demeurait.Aussi, ai-je bien peur de ne jamais trouver le mot de cette énigme…car c’est une énigme que la conduite de ce personnage.

»&|160;Je m’étais demandé d’abord s’il n’yavait pas là-dessous une affaire de femme… Si l’individu ne s’étaitpas introduit ici dans le but de fouiller les tiroirs et d’ychercher des lettres d’une de tes anciennes…

–&|160;Il aurait perdu son temps. J’ai toutbrûlé.

–&|160;Tu as bien fait. Il ne faut jamaisconserver ces correspondances-là&|160;; mais, ton domestiqueaffirme qu’on n’a ouvert aucun de tes meubles… Il a retrouvé lesclés dans tes poches… Donc, tu n’as rien à craindre pour la suite…à moins que cet homme n’ait pris les empreintes des serrures etqu’il ne se propose de revenir.

»&|160;C’est ainsi que procédait jadis cettebande des habits noirs, dont Cabardos, l’autre jour, nous racontaitles exploits.

Maxime se demanda un instant si son onclen’avait pas deviné et si ce monsieur n’était pas un émissaire desbrigands du pavillon qui l’auraient envoyé faire une perquisitiondans son appartement. Il ne s’arrêta point à cette idée. Il enavait une autre plus vraisemblable et il y revint, mais il jugeainutile de l’exposer au commandant.

–&|160;Que nous importe&|160;! dit-il enjouant l’indifférence. Ce singulier mystère s’éclaircira quelquejour. Parlons d’autre chose.

–&|160;Est-on venu me voir depuis monaccident&|160;?

–&|160;Qui ça&|160;?… des gens ducercle&|160;?… Ils ne songent guère à toi, mon pauvre Max, et tupourrais bien mourir sans qu’ils se dérangeassent.

–&|160;Oh&|160;! je les en dispense… Mais…madame de Pommeuse&|160;?…

–&|160;Madame de Pommeuse&|160;?… Pourquoiserait-elle venue&|160;?… avant ton accident, elle ne t’a jamaisfait de visites, que je sache.

–&|160;Elle aurait pu du moins envoyer prendrede mes nouvelles.

–&|160;Elle n’y aurait pas manqué, si elleavait appris que tu as failli te rompre le cou.

–&|160;Quoi&|160;! vous ne lui avez pasdit…

–&|160;Je ne l’ai pas vue… et je n’ai pas eule temps de lui écrire… depuis que je veille à ton chevet, j’ai euautre chose à faire que d’avertir tes connaissances. Mais, puisquetu es décidé à ne pas l’épouser, d’où vient que tu te préoccupestant d’elle&|160;?

–&|160;Je ne veux pas l’épouser, c’est vrai,et elle n’y songe pas non plus, mais elle est restée en excellentstermes avec moi… vous avez bien vu qu’elle m’a parfaitement reçu,lorsque je l’ai abordée au bois. Et quand elle saura ce qui m’estarrivé, après l’avoir quittée, Dieu sait ce qu’elle pensera de vousqui ne l’avez pas prévenue que j’étais entre la vie et la mort.

–&|160;Elle pensera ce qu’elle voudra. Elle nem’intéresse plus autant, depuis qu’il n’est plus question de tonmariage avec elle.

Maxime s’abstint d’insister. Il ne luidéplaisait pas que son oncle cessât de fréquenter le salon del’avenue Marceau, car son oncle, qui ne connaissait pas les dessousde la situation, n’aurait pu que le gêner, s’il eût continué à voirsouvent la comtesse.

Maxime, d’ailleurs, avait un autresouci&|160;; il songeait à Odette.

Maxime se demandait avec angoisse ce qu’étaitdevenue la jeune fille qu’il aimait éperdument et qu’il n’avait pasrevue depuis la pénible scène de l’atelier de la rue des Dames.

Il l’avait laissée sous le coup des menaces àpeine déguisées de ce Pigache qui suspectait et menaçait tout lemonde.

Elle attendait encore les explications queMaxime avait promises à Lucien, avant de quitter le frère et lasœur pour reconduire la comtesse, car depuis ce départ précipité,Maxime, hors d’état de bouger ni d’écrire, ne leur avait plus donnésigne de vie.

Odette devait croire qu’il l’abandonnait etque l’auteur de la lettre anonyme qu’elle avait reçue ne lecalomniait pas en l’accusant de se moquer d’elle.

Maxime ne pouvait pas confier ses angoisses aucommandant qui désapprouvait fort les nouvelles amours de son neveuet qui n’aurait pas manqué de fulminer contre la petite chanteuseau cachet, comme il l’appelait, en son irrévérencieux langage desoldat.

–&|160;Alors, il n’est venu personne, dittristement Chalandrey.

L’oncle d’Argental ne se pressa pas derépondre. Il lui en coûtait sans doute de dire la vérité, mais ilne voulait pas mentir et il finit par grommeler&|160;:

–&|160;Il est venu ce garçon dont tu t’esentiché parce qu’il a fait son volontariat dans le même régimentque toi… ce bellâtre qui tourne autour de la comtesse…

–&|160;Lucien Croze&|160;!

–&|160;Oui, Lucien Croze. Il a sonné à laporte de l’hôtel, le lendemain de ton accident et il a demandé à tevoir. Ton domestique, par mon ordre, lui a répondu que tu nepouvais pas le recevoir.

–&|160;Sans lui dire que j’étaisblessé&|160;?

–&|160;À quoi bon&|160;?… Il aurait insisté,ou bien il serait revenu, et le docteur avait expressément interditles visites.

–&|160;Mais c’est indigne ce que vous avezfait là&|160;!

–&|160;Ménage tes expressions, je teprie&|160;! Je suis ton oncle…

–&|160;Je le sais… mais me brouiller avec monmeilleur ami, en le renvoyant, sans lui donnerd’explication&|160;!…

–&|160;Ton meilleur ami&|160;!… tu me labailles belle&|160;!… Un monsieur que tu as rencontré dans la rue,il y a une quinzaine de jours, après l’avoir perdu de vue pendantsept ans&|160;!… Avoue donc plutôt que sa sœur t’a tourné latête.

–&|160;Je ne m’en cache pas et je suis résoluà l’épouser, vous le savez bien.

–&|160;Libre à toi, je te l’ai déjà dit, lejour où tu t’es affolé d’elle, chez madame de Pommeuse. Épouse, mongarçon&|160;!… je m’en lave les mains, mais je ne suis pas tenu defavoriser ce beau mariage… et, si j’y ai nui en fermant la porte aufrère, tant mieux pour toi&|160;!… tu me maudis maintenant, tu m’ensauras gré plus tard.

–&|160;Jamais&|160;!… et je vais réparer lemal que vous avez fait…, à bonne intention, j’aime à le croire…J’irai aujourd’hui même voir mademoiselle Croze.

–&|160;Tu veux sortir, dans l’état où tues&|160;!

–&|160;Je me ferais porter chez elle sur unbrancard, si je ne pouvais pas y aller en voiture.

–&|160;Décidément, tu es fou, mon pauvre Max…fou à lier… épouser une demoiselle qui va en ville…

–&|160;Comment&|160;?… qu’osez-vousdire&|160;?

–&|160;Elle accompagnait son frère quand ils’est présenté ici, j’ai oublié de te l’apprendre… aller trouverson amoureux, à domicile, il paraît que ça se fait dans le monde oùelle vit.

Maxime pâlit de colère, mais il secontint.

Et il se dit que si Odette était venue, c’estqu’il se passait des choses graves, car Odette, quoi qu’en pûtpenser M.&|160;d’Argental, savait fort bien qu’il n’est pasconvenable qu’une demoiselle aille chez un jeune homme, même quandce jeune homme est son fiancé.

Avait-elle eu, de nouveau, maille à partiravec ce terrible policier qui ne s’était pas clairement expliquésur les moyens d’action qu’il comptait employer, mais qui cherchaitpartout les assassins du pavillon et leurs complices&|160;?

Il tardait à Chalandrey de le savoir et il sepromettait de se transporter, rue des Dames, aussitôt qu’il seraitdélivré de la compagnie de son oncle.

Malheureusement, le commandant ne faisait pasmine de lever le siège. Après avoir été le garde-malade de sonneveu, il paraissait avoir l’intention de se constituer son gardedu corps, et Maxime ne pouvait guère le mettre à la porte.

Maxime, en attendant que M.&|160;d’Argental sedécidât à partir, pensait à ce monsieur qui l’avait ramené enfiacre, après sa chute sur l’hippodrome de Longchamp, et qui,ensuite, s’était empressé de disparaître comme un voleur, pendantl’absence du valet de chambre.

Plus il y pensait, plus il se persuadait quecet étrange sauveteur était l’homme qu’il avait aperçu, monté surun cheval noir, devant le restaurant de la Cascade, – l’Américaindu cercle – et moins il s’expliquait la conduite de cepersonnage.

M.&|160;Atkins, qu’il avait publiquementrefusé de saluer, ne pouvait lui vouloir aucun bien et il devaitavoir eu, pour le secourir, des raisons particulières queChalandrey ne pouvait pas deviner.

–&|160;Je t’ai fait de la peine, je le vois,reprit le commandant, et je le regrette, mais c’était mon devoir dete dire ce que je pense, au risque de t’affliger. Je n’y reviendraiplus.

»&|160;Permets-moi seulement de te rappeler latriste fin de ton père… mort assassiné.

–&|160;Je ne l’ai pas oubliée et je nel’oublierai jamais… mais je ne vois pas quel rapport il y a…

–&|160;Entre cette mort tragique et tasituation présente. Eh&|160;! bien, prends la peine de réfléchir ettu reconnaîtras que la catastrophe qui a terminé son existence estpour toi une leçon… un avertissement. Ton père avait le mêmecaractère… et les mêmes défauts que toi. Il ne m’écoutait pas quandje lui donnais de sages avis. Il n’écoutait personne. Il n’écoutaitque ses passions et elles l’ont mené loin. À force de courir lesaventures galantes, il y a laissé sa peau. C’est l’épée d’un mariqui lui a troué la poitrine.

–&|160;Qu’en savez-vous&|160;?

–&|160;Je ne suis pas en mesure de l’affirmer,mais je n’en doute pas… et je suis sûr que les femmes portentmalheur aux Chalandrey… Exemple&|160;: celle que tu as rencontréerue du Rocher et que tu as conduite aux fortifications.

»&|160;Tu ne nieras pas qu’elle ne t’ait jetédans de terribles embarras, cette donzelle masquée.

–&|160;Est-ce une raison pour que mon mariageavec une honnête jeune fille m’attire d’autresmésaventures&|160;?

–&|160;Ce n’est pas une raison…, c’est unechance… ou si tu veux, une superstition de ma part.

–&|160;Cette chance, je l’aurais courue toutaussi bien en épousant madame de Pommeuse, répliqua vivementMaxime, qui aurait pu fournir beaucoup de preuves à l’appui de cequ’il disait, mais que l’intérêt de la comtesse condamnait à setaire.

M.&|160;d’Argental regardait le portrait dubrave officier qui avait été son beau-frère et semblait le prendreà témoin de l’utilité des conseils qu’il donnait à Maxime.

–&|160;Si quelqu’un doutait que tu sois lefils de ton père, murmura-t-il, tu n’aurais qu’à lui montrer cettetoile. C’est toi, trait pour trait. Et si l’homme qui l’a tué terencontrait, il croirait que les morts reviennent… car àquarante-cinq ans qu’il avait quand il a été frappé, mon pauvre amiparaissait aussi jeune que tu l’es maintenant.

–&|160;Que ne puis-je reconnaître le meurtriercomme il me reconnaîtrait, dit entre ses dents Maxime. Je luiferais payer cher le crime qu’il a commis.

–&|160;Et je t’y aiderais… mais il n’estprobablement plus de ce monde… Si les traîtres vivaient longtemps,ce serait que Dieu n’est pas juste.

–&|160;Dieu a pu l’épargner pour que j’aie unjour la joie de venger mon père.

–&|160;Malheureusement, alors même qu’ilvivrait, tu ne le trouverais pas. Je l’ai assez cherché jadis etj’y ai perdu mes peines.

»&|160;Après dix ans d’impunité, il ne viendrapas se dénoncer… et même, s’il sait que tu existes, il éviterasoigneusement de te rencontrer.

–&|160;Et s’il ne le sait pas&|160;?

–&|160;Il prendra probablement moins deprécautions pour se cacher, mais tu le trouverais sur ton cheminque tu n’en serais pas plus avancé, car, en le voyant, tu nedevinerais pas que c’est lui. Son crime n’est pas écrit sur safigure. Tu l’as peut-être déjà coudoyé, sans te douter que tupassais à côté du meurtrier de ton père.

–&|160;Non… vous venez de me dire qu’il mereconnaîtrait à la ressemblance… il se troublerait et son troublele trahirait certainement…

–&|160;Oui, s’il se rappelait le visage decelui qu’il a tué&|160;; mais, au bout de dix ans, il a pul’oublier.

Maxime cessa tout à coup de discuter. Sonfront se plissa, ses yeux se fermèrent à demi, sa bouche secontracta et ces signes de contention d’esprit étonnèrent son onclequi lui demanda&|160;:

–&|160;À quoi penses-tu&|160;?

Et comme Maxime hésitait à répondre, l’onclereprit&|160;:

–&|160;Aurais-tu surpris sur la physionomie dequelqu’un le trouble caractéristique dont tu parlais tout àl’heure.

–&|160;Le trouble&|160;?… non… mais toutrécemment, j’ai été frappé de la persistance avec laquelle un hommeme regardait… un homme que je n’avais jamais vu…

–&|160;Un passant&|160;?

–&|160;Non… un membre de notre cercle. Iltenait la banque au baccarat. Aussitôt que je me suis approché dela table, il s’est mis à me dévisager comme on dévisage un ami… ouun ennemi… qu’on retrouve après une longue absence et qu’on n’estpas sûr de bien reconnaître.

»&|160;Il y avait là vingt personnes qui l’ontremarqué.

–&|160;Et tu ne lui as pas demandé raison decette impertinence&|160;?

–&|160;Si&|160;; après la partie, mais j’aicommencé par jouer contre lui et il m’a gagné la forte somme. Il neme connaissait pas, car je l’ai fort bien vu, demander mon nom à unde ses voisins de table. Et il a fait mieux. Il a levé la banque enemportant un gros bénéfice et, dans le salon rouge, il a eul’audace de m’aborder pour m’adresser des compliments decondoléance.

–&|160;C’était du plus mauvais goût etj’espère que tu l’as relevé vertement.

–&|160;Je lui ai demandé pourquoi il s’étaitpermis de me regarder fixement. Il m’a répondu, sans s’émouvoir,qu’il m’avait pris pour un monsieur Caxton, de Chicago.

–&|160;Eh&|160;! bien, mais… c’est peut-êtrevrai… quoique tu n’aies pas du tout l’air d’un Yankee.

–&|160;Je m’étais promis de vous raconter cetincident, chez madame de Pommeuse où nous avons passé la soirée… etpuis, j’ai oublié… à ce moment-là, je n’y attachais pas beaucoupd’importance.

–&|160;Il me paraît assez insignifiant.T’es-tu informé de ce qu’est ce personnage&|160;?

–&|160;On m’a dit qu’il s’appelle Atkins etqu’il est Américain.

–&|160;Atkins&|160;!… mais… n’est-ce pas lemonsieur que tu as refusé de saluer au Bois de Boulogne&|160;?

–&|160;Justement.

–&|160;Et parce que ce citoyen des États-Unist’a examiné au cercle avec trop d’attention, tu te figures qu’ilt’a reconnu à ta ressemblance avec ton père&|160;! Tu as tropd’imagination, mon cher.

–&|160;C’est une idée qui m’est venue tout àl’heure.

–&|160;Elle n’a pas le sens commun, tonidée.

–&|160;Vous changerez d’avis quand je vousaurai dit que c’est cet homme qui m’a ramené ici, après machute.

–&|160;Quoi&|160;! le monsieur qui estdescendu de cheval pour te relever et t’emballer dans unfiacre…

–&|160;C’était lui, j’en suis certain. Avantde tomber, je l’ai vu sur un grand cheval noir, arrêté près durestaurant.

–&|160;Comment savait-il que tu demeurais ruede Naples&|160;?

–&|160;Après la partie de baccarat, il ademandé mon adresse au cercle et on la lui a donnée.

–&|160;Et il s’est dérangé pour te ramenerchez toi depuis l’hippodrome de Longchamp&|160;?… Dans quel but, jete prie&|160;?

–&|160;Je vais vous le dire.

–&|160;Tu me feras plaisir, car je ne m’endoute pas&|160;; à moins que ce ne soit pour te voler… et ton valetde chambre affirme qu’on n’a rien pris chez toi.

–&|160;Supposez que M.&|160;Atkins, le soir oùil m’a vu pour la première fois, au cercle, ait été frappé de maressemblance avec un monsieur qu’il a connu jadis et qu’il se soitdemandé si ce monsieur était mon père.

–&|160;Eh bien, il n’est pas resté longtempsdans l’incertitude, puisque, pendant la partie, on lui a dit tonnom.

–&|160;Supposez que mon nom ne l’ait pasrenseigné.

–&|160;Voilà bien des suppositions&|160;! Oùveux-tu en venir&|160;?

–&|160;À établir qu’il tenait à être fixé surun point qui l’intéressait vivement.

–&|160;Quel point&|160;?… Je comprends demoins en moins.

–&|160;Sur le point de savoir si je suis lefils de l’officier qu’il a tué, il y a dix ans.

–&|160;Comment peux-tu croire que c’est cetétranger qui s’est battu avec ton père&|160;?

–&|160;Pourquoi ne serait-ce paslui&|160;?

–&|160;Prends donc la peine de raisonner, moncher Max. Si c’était lui, il aurait su à quoi s’en tenir sur tafiliation, aussitôt qu’il a su que tu t’appelais Chalandrey. Il n’yen a pas des masses de Chalandrey… Il n’y a plus que toi.

–&|160;Rien ne prouve qu’il ait su autrefoisle nom de mon père. Ils se sont battus sans témoins… ils ont bienpu se prendre de querelle, sans se connaître… et se battreimmédiatement.

–&|160;Allons donc&|160;!… ça ne se passe pluscomme ça, depuis le temps où les gentilshommes dégainaient dans larue… ou plutôt depuis qu’on ne porte plus l’épée au côté.

–&|160;Il n’est jamais difficile de seprocurer des épées ou des fleurets. Mon père avait certainement desamis parmi les officiers qui tenaient garnison à Vincennes. Il auraemprunté des armes à l’un d’eux.

–&|160;Alors, il aurait prié celui-là del’assister sur le terrain. Et dans tous les cas, on aurait su à quiil s’était adressé. Or, l’enquête a été longue, minutieuse… ons’est renseigné de tous les côtés… et s’il avait eu recours à uncamarade, ce camarade l’aurait dit.

–&|160;Il a peut-être craint de secompromettre. Et d’ailleurs, il y a une autre explication. Rienn’empêche que les armes appartinssent à son adversaire qui habitaitVincennes et qui sera allé les chercher chez lui, aussitôt après laquerelle que, d’un commun accord, ils voulaient vider, séancetenante.

–&|160;C’est bien invraisemblable.

–&|160;Je ne trouve pas. Mon père était trèsvif et très peu endurant, vous me l’avez dit cent fois.

–&|160;Vif comme la poudre et susceptible endiable. Je l’ai vu une fois, dans un café, camper un soufflet à unmonsieur qui le regardait de travers.

–&|160;Il a bien pu traiter de la même façonl’homme avec lequel il s’est battu.

–&|160;La scène aurait fait du bruit et onaurait, sans peine, retrouvé le souffleté.

–&|160;Oui, si le soufflet avait été donnépubliquement. Mais si la querelle s’est engagée en plein air… dansun sentier du bois, par exemple… un sentier où personne ne passaiten ce moment… Je la vois, la scène… mon père, pour un motifquelconque, gifle un monsieur qui lui demande une réparationimmédiate et sur place…

–&|160;Il est certain que Chalandrey ne la luiaurait pas refusée. Le côté romanesque de la rencontre l’auraitmême séduit, mais…

–&|160;Eh&|160;! bien, l’offensé lui auradit&|160;: je loge à deux pas, j’ai des épées chez moi et je voussomme de m’attendre ici. Croyez-vous que mon père aurait quitté leterrain&|160;?

–&|160;Non. Il était friand de la lame etn’aurait eu garde de manquer une si belle occasion de battre lefer. Il aurait plutôt attendu son adversaire toute la journée.

–&|160;Donc, vous devez admettre que leschoses ont pu se passer comme je le suppose.

–&|160;Oui, c’est possible, à la rigueur. Maisavant de s’aligner avec le premier venu, ton père lui auraitdemandé son nom et il aurait commencé par lui dire le sien.

–&|160;Pourquoi donc&|160;?… Ils étaientfurieux et ils n’avaient pas besoin de formalités pours’entrégorger.

–&|160;Tu as réponse à tout et jen’entreprendrai pas de te convaincre que tu te trompes&|160;; maistu ne me persuaderas pas que ton explication est la bonne. Nousraisonnons tous les deux sur des hypothèses… c’est perdre notretemps et nos paroles.

»&|160;Arrive à conclure.

–&|160;Ma conclusion est très nette. Atkins,en me voyant au cercle, a cru revoir mon père. Il s’est informé demon nom qui ne lui a rien appris. Alors, il a essayé de se lieravec moi, parce qu’il pensait que plus tard, je le renseigneraissur la mort de mon père. Je l’ai coupé, vous lesavez&|160;; j’ai même refusé de lui rendre son salut et il acompris qu’il ne parviendrait pas à nouer avec moi des relationssuivies.

–&|160;Tu oublies qu’il aurait pu apprendrepar d’autres comment ton père est mort.

–&|160;Par qui&|160;?… il n’y a pas un membredu cercle qui le sache. Et cet Américain ne connaît personne àParis.

–&|160;Ce n’est cependant pas la première foisqu’il y vient, si, comme tu le prétends, il s’y est battu en duelautrefois.

–&|160;Il se peut même qu’il y ait été élevé,car il parle admirablement le français… Mais autrefois, pas plusque maintenant, il ne voyait le monde où a vécu mon père. Cet hommen’est qu’un aventurier.

–&|160;Je le crois, mais achève tes déductionsqui me paraissent se compliquer beaucoup.

–&|160;Je vous disais donc qu’il voulait àtout prix savoir si j’étais vraiment le fils de son adversaire dubois de Vincennes. Une occasion s’est présentée de s’introduirechez moi. Il en a profité…

–&|160;Supposes-tu aussi que c’est lui qui afait emballer ton cheval, dans l’espoir de te ramasser etde te rapporter à ton domicile&|160;? demanda en goguenardantM.&|160;d’Argental.

–&|160;Non, ce n’est pas de lui que part lecoup… J’ai dit&|160;: une occasion. Le hasard a tout fait. Atkinss’est trouvé là quand je suis tombé… et vous savez comment il amanœuvré.

–&|160;Oui, il s’est donné pour médecin et unefois entré ici, il s’est arrangé pour y rester seul. Mais, encoreun coup, quel intérêt avait-il à faire tout cela&|160;?

–&|160;Il comptait s’éclairer en visitant monhôtel du haut en bas. Le tout était de s’y introduire et d’y avoirses coudées franches… il y a réussi en éloignant mon domestique… etil a trouvé ce qu’il cherchait.

–&|160;Quoi donc&|160;? demanda l’oncle,ahuri… Tu m’embrouilles tellement avec tes conjectures que je perdsle fil de mes idées.

–&|160;Il y a trouvé ce portrait, réponditMaxime, en montrant le cadre accroché à la muraille, à droite de lacheminée.

–&|160;Le portrait de ton père&|160;!

–&|160;La ressemblance avec moi est sifrappante que le meurtrier ne doute plus que je sois le fils de savictime.

–&|160;Mais, morbleu&|160;! il ne pouvait passavoir qu’il était ici, ce portrait.

–&|160;Il n’en était pas sûr, mais il lesupposait… on a toujours chez soi un portrait de son père… et il asuffi qu’il le supposât pour qu’il se décidât à tenterl’aventure.

–&|160;Je ne vois pas trop ce qu’il y a gagné.À quoi ont abouti toutes ses combinaisons&|160;? À lui procurer lacertitude que tu es le fils d’un officier, puisque ton père s’étaitfait peindre en uniforme de capitaine aux guides. J’admets, si tuveux, qu’il a reconnu son ancien adversaire. Et après&|160;?… queva-t-il faire&|160;?… Penses-tu qu’il se propose d’exterminer toutela race des Chalandrey et qu’il va te chercher noise pour te forcerà accepter une rencontre où il te tuerait, comme il a tué ton père…sans témoins&|160;?

–&|160;Je ne sais pas ce qu’il fera, mais jesais fort bien ce que je ferai, moi.

–&|160;Et que feras-tu&|160;?

–&|160;Je le provoquerai, et je me battraiavec lui.

–&|160;Sous quel prétexte&|160;?

–&|160;Le prétexte est tout trouvé. Il s’estpermis d’entrer chez moi… de s’y installer… de fureter partout… jelui demanderai raison de ces procédés…

–&|160;As-tu seulement la preuve que c’est luiqui est venu ici&|160;?

–&|160;Je l’aurai… dussé-je le mettre enprésence de François, que j’amènerai au cercle et qui lereconnaîtra.

–&|160;Soit&|160;!… que t’enreviendra-t-il&|160;? Cet Américain dira qu’il t’a rendu service ente ramenant à ton domicile après t’avoir assisté, il est partiparce qu’il a pensé qu’il ne pouvait plus t’être utile. Tout lemonde te donnera tort.

–&|160;Eh&|160;! bien, j’emploierai les grandmoyens…

–&|160;Les voies de fait. Tu le soufflèteras…et tu te mettras encore plus dans ton tort. Envisage donc lasituation telle qu’elle est. De deux choses l’une&|160;: ou Atkinsn’a jamais connu ton père et alors tu n’as contre lui aucun griefsérieux&|160;; ou, au contraire, il l’a assassiné… tué en traître,ce qui revient au même… et dans ce cas, ton devoir de fils est dele dénoncer à la justice. On ne se bat pas avec un assassin.

Ce raisonnement, sous forme de dilemme, parutfaire impression sur Maxime qui se mit à lisser sa moustache –signe d’indécision bien connu – et l’oncle, profitant de l’effetproduit, corsa son argumentation.

–&|160;Si tu lui faisais cet honneur,reprit-il, ce serait comme si tu reconnaissais qu’il est digne decroiser le fer avec un galant homme et tu ne pourrais plus déposerplainte contre lui. Je crois d’ailleurs que, si tu le dénonçais, onne le poursuivrait pas, fût-il cent fois coupable, car l’affaire duduel sans témoins est vieille de plus de dix ans, et il y aprescription. Mais on l’expulserait de France, par ordonnance depolice. Ce serait toujours ça.

–&|160;Oui, s’il est étranger… et j’en doutefort.

–&|160;Je me charge de vérifier le fait.Cabardos m’y aidera.

–&|160;Cabardos&|160;? interrogea Maxime, quin’avait pas la mémoire des noms.

–&|160;Le brigadier de la sûreté… mon ancienmaréchal des logis… il m’est tout dévoué et de plus, il est monobligé, car je crois bien que, sans moi, son chef l’aurait cassé deson grade. Je le prierai de se renseigner discrètement sur cetAméricain… il en a les moyens, puisqu’il est de la police… et il neme refusera pas ce bon office. Lorsque je connaîtrai le résultat deses recherches, nous verrons ce que nous aurons à faire pour nousdébarrasser de M.&|160;Atkins.

Maxime allait sans doute élever de nouvellesobjections, mais François, son domestique, entra sans qu’il l’eûtsonné, et Maxime, revenant à son idée fixe, lui demandabrusquement&|160;:

–&|160;Tu le reconnaîtrais, n’est-ce pas, cemonsieur qui m’a ramené&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, répondit sans hésiter levalet de chambre, qui était jeune et intelligent.

–&|160;Et tu crois qu’il a rôdé dans l’hôtel,pendant que tu étais allé chercher le docteur Morin&|160;?

–&|160;Je suis sûr qu’il est entré ici dans lefumoir, car il y a renversé une chaise et déplacé un fauteuil…celui qui est là, à droite, près de la cheminée… Je me suis aperçuen revenant qu’il n’était plus au même endroit, et ce n’est pasmonsieur qui y a touché, puisque monsieur était sur son lit, sansconnaissance.

–&|160;Il l’a dérangé pour regarder leportrait de plus près, dit Maxime en s’adressant à son oncle.

–&|160;Monsieur, reprit François, il y a enbas une personne qui désire parler à M.&|160;d’Argental.

–&|160;À moi&|160;! s’écria le commandant.Comment sait-elle que je suis ici&|160;?… une personne&|160;?… tuveux dire une femme&|160;?…

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;La comtesse, peut-être, pensaMaxime.

–&|160;Elle vient pour une affaire trèsimportante et elle dit qu’elle est certaine que M.&|160;d’Argentalla recevra.

–&|160;Elle a de l’aplomb, celle-là. Dans tousles cas, je ne la recevrai pas ici.

–&|160;Il serait bon de savoir qui c’est, ditChalandrey.

–&|160;Eh&|160;! bien, je vais y aller voir,grommela l’oncle&|160;; mais, toi, François, tu aurais dû luidemander son nom.

–&|160;Je le lui ai demandé, monsieur. Elles’appelle madame Crochard.

Ce nom de Crochard n’apprenait rien àChalandrey qui l’avait complètement oublié, comme il avait oubliécelui de Cabardos, brigadier de la sûreté&|160;; mais le commandantsavait fort bien qu’il s’agissait de son ancienne cantinière, plusconnue sous le pseudonyme de la mère Caspienne.

Et il changea immédiatement d’avis, car ilcomprit que la brave femme apportait des nouvelles qui devaientintéresser Maxime.

–&|160;C’est bon&|160;! fais-la monter, dit-ilau valet de chambre.

Et dès que François fut sorti&|160;:

–&|160;Mon cher Max, voilà des renseignementsqui nous arrivent.

–&|160;Sur quoi&|160;? sur Atkins&|160;?

–&|160;Au diable ton Atkins&|160;!… sur lecrime du pavillon, parbleu&|160;!

–&|160;Comment&|160;! cette femme…

–&|160;C’est la cabaretière du Lapin quisaute, et pour qu’elle vienne me relancer chez toi, il fautqu’il se soit passé là-bas des événements. Oui, mon petit, c’est lamère Caspienne qui va fouler le tapis de ton fumoir. Je parie quetu te figurais que c’était madame de Pommeuse qui me demandait.

–&|160;Sa visite m’aurait moins surpris quecelle de madame Crochard.

–&|160;Et probablement elle aurait été moinsutile, car la pauvre comtesse n’a rien à t’apprendre, tandis queVirginie…

La porte s’ouvrit et l’ex-cantinière entra, enexécutant le salut militaire.

–&|160;Bonjour, mon commandant, dit-elle de sagrosse voix enrouée. Faut pas m’en vouloir d’avoir forcé laconsigne.

»&|160;Le larbin ne voulait pas melaisser monter. Monsieur m’excusera quand il saura pourquoi jeviens.

–&|160;Laisse-nous, dit Chalandrey à sondomestique.

–&|160;Comment diable&|160;! as-tu deviné quetu me trouverais chez mon neveu&|160;? demandaM.&|160;d’Argental.

–&|160;Je ne l’ai pas deviné. Je suis alléed’abord chez vous, rue du Helder. Là on m’a dit que monsieur étaitmalade et que depuis huit jours, vous ne le quittiez pas. On m’adonné l’adresse et me v’là. Mais il y a une trotte depuis la citédu Bastion et je n’en peux plus.

–&|160;Assieds-toi.

La mère Caspienne ne se fit pas prier. Elle selaissa tomber dans un fauteuil qui gémit sous son poids et elle semit à souffler comme une baleine échouée.

–&|160;Il y a du nouveau, là-bas, hein&|160;?lui demanda M.&|160;d’Argental.

–&|160;Il y a qu’on vient de me mettre à laporte, répondit tristement la cabaretière.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;La police a fait fermer ma cambuse.

–&|160;Et pourquoi&|160;?

–&|160;Sous prétexte que je reçois toute sortede monde… moi&|160;! une médaillée de Crimée&|160;!… moi qui n’aijamais servi à boire qu’à des pratiques connues dans le quartier etqui n’ai jamais souffert un pochard dans mon établissement&|160;!…Vous êtes là pour le dire, mon commandant… et monsieur aussi,puisqu’il y est venu avec vous.

–&|160;J’atteste que le jour où nous avonsdéjeuné chez toi, tout y était paisible.

–&|160;Eh&|160;! bien, c’était tous les jourscomme ça…, et la police le sait bien, car depuis que je tiens leLapin qui saute, je n’ai pas eu de contravention. C’est unprétexte qu’ils ont pris pour se débarrasser de moi.

–&|160;Tu les gênais donc&|160;?

–&|160;Faut croire… à cause de lasouricière…

–&|160;Qu’est-ce que c’est que ça, lasouricière&|160;?

–&|160;Un mot qu’ils ont inventé… ils ont misdes agents partout, dans le pavillon, dans le souterrain, dans lecabaret, et ils se figurent que les assassins viendront se prendreau piège. Sont-ils bêtes, ces roussins&|160;!

–&|160;C’est Cabardos qui a eu cette idée-là.Il nous en a parlé l’autre jour, en nous conduisant à travers tescaves. Alors, ces messieurs se figurent que tu éventerais la mèche,si les étrangleurs montraient leur nez aux alentours dupavillon&|160;?

–&|160;Comme si je les connaissais, lesétrangleurs&|160;!… Il y avait p’t-être des années qu’ils faisaientleur sabbat dans l’enclos et je ne m’en suis jamais doutée, vu quepour y entrer, ils ne passaient pas par ma cuisine. Mais… voussavez… quant on veut tuer son chien, on dit qu’il a la gale.

»&|160;Si je vous disais, mon commandant,qu’ils m’ont cherché des raisons parce que je n’ai pas pu leurdonner l’adresse du particulier qui touche les loyers.

–&|160;Et pourquoi ne la leur as-tu pasdonnée&|160;?

–&|160;Parce que je ne la connais pas. Ilvenait chercher tous les trimestres l’argent du terme et je l’aitoujours payé rubis sur l’ongle… mais il ne m’a jamais dit où ildemeurait.

–&|160;Bon&|160;!… mais il signait lesquittances.

–&|160;Naturellement.

–&|160;Alors, tu sais son nom.

–&|160;Oui, mon commandant. Il s’appelleTévenec… à moins qu’il n’ait fait des faux… toutes les quittancessont signées de ce nom-là… je croyais vous l’avoir dit le jour oùvous êtes venu déjeuner.

–&|160;Possible… je l’avais oublié.

–&|160;Moi pas, dit à demi-voix Chalandrey quiécoutait avec un intérêt passionné les explications de la mèreCaspienne.

De M.&|160;Tévenec à madame de Pommeuse, iln’y avait pas loin et Maxime sentait que l’orage s’amassait sur latête de la malheureuse comtesse.

–&|160;Et le commissaire les a confisquées,les quittances, reprit Virginie Crochard.

–&|160;Alors, il soupçonne ce gérant d’avoirfait partie de la bande, murmura l’oncle, beaucoup moins informéque son neveu.

–&|160;Ça me fait cet effet-là. Ehben&|160;! s’il veut voir Tévenec, il n’a qu’à venir lejour du prochain terme, le 15 avril. En attendant, cherche, monbonhomme&|160;!… mais c’est pas sûr que tu trouveras.

–&|160;Non, puisque jusqu’à présent, la policeen est toujours au même point. On n’a rien découvert de nouveau,hein&|160;?

–&|160;On dit dans le quartier qu’ils ontpincé des messieurs de la haute… des gros bonnets… descapitalisses, comme ils les appellent. Mais c’est desbêtises et j’en crois pas un mot… d’abord, ça serait susles journaux. Il y a aussi un gabelou de la porte de Clichy qui m’aconté hier qu’on allait faire comme qui dirait une répétitiongénérale de l’affaire… amener au pavillon les rupinsqu’ils ont pincés… et les mettre en face d’un individu qui les adénoncés… et qui les reconnaîtra, si on les lui montre.

–&|160;Est-ce que la comtesse aurait suivi leconseil que je lui ai donné&|160;? se demanda Maxime, de plus enplus attentif.

–&|160;Et à ce que prétend le gabelou, çaserait la raison pourquoi on m’a chassée de mon débit et on a closles volets. Les chefs de la rousse ne veulent pas êtredérangés par mes pratiques.

–&|160;C’est très possible, dit le commandant.Et si c’est ainsi, quand la confrontation aura eu lieu, on terendra la permission qu’on t’a retirée provisoirement.

–&|160;Et d’ici là, qu’est-ce que jedeviendrai&|160;? s’écria Virginie. On ne m’a pas seulement laisséle temps d’emporter mes hardes et mon mobilier est sous lesscellés. Hier soir, à la tombée de la nuit, ils sont arrivés,trois&|160;; ils m’ont montré un ordre du commissaire etpuis&|160;: Allons&|160;! la vieille&|160;!… houste&|160;!…décanille&|160;! Ah&|160;! ils n’y mettent pas de cérémonie&|160;!…ça ne se passerait pas autrement dans le pays des Cosaques… et direque nous sommes à Paris&|160;!

–&|160;Le fait est que le procédé est raide.Il faut que je m’abouche avec Cabardos, pour savoir où ils en sont.Il n’était pas de cette belle expédition, Cabardos&|160;?

–&|160;Non, mon commandant, et j’en suis bienaise, car il a servi sous vos ordres et je n’aurais pas pum’empêcher de lui dire des sottises. Mais, avec tout ça, me v’làsur le pavé et j’aurais couché à la belle étoile, si je n’avais pasgardé l’habitude que j’ai prise en Crimée de porter mon argent dansune ceinture, entre ma chemise et ma peau.

»&|160;Enfin, j’ai trouvé une chambre dans ungarni de la rue des Épinettes, et ce matin, j’ai pensé tout desuite à venir vous raconter la chose, mon commandant.

–&|160;Tu as bien fait, sacrebleu&|160;! et jete remercie, car tout ce que tu viens de nous dire nous intéressebeaucoup, mon neveu et moi… mon neveu surtout. Et ne t’inquiètepas, maman Caspienne&|160;; je te soutiendrai, si on te tracasse.Les anciens de Sébastopol sont toujours là. Mon neveu Chalandreyn’y était pas à Sébastopol, mais tu peux compter sur lui tout demême.

–&|160;C’est bien de la bonté de sa part.

–&|160;Maintenant, quand tu voudras me voir,tu n’auras plus besoin de venir ici. Maxime est tiré d’affaire etil peut se passer de garde-malade. Je vais reprendre mes habitudes.Tu me trouveras tous les soirs, de cinq à six, devant le café duHelder… avec des vieux camarades de Crimée qui te connaissentpresque tous et qui prennent là leur absinthe.

»&|160;Si ça te gêne de t’asseoir à côté denous, à cause de ton chapeau ciré, tu n’auras qu’à me faire signeen passant sur le boulevard. Je viendrai te parler… quand bien mêmeje serais l’invité d’un général.

–&|160;Merci, mon commandant, dit en se levantVirginie Crochard. Et, vous savez… ils m’ont consignée à la portede ma boîte, mais ils n’ont pas le droit de m’empêcher de flânerdans le quartier et d’écouter les on-dit. Dès qu’il y aura dunouveau, j’arriverai au rapport.

–&|160;Très bien. Et si j’avais à te parler,où faudrait-il aller te chercher&|160;?

–&|160;Rue des Épinettes, le premier garni àgauche, en arrivant par l’avenue de Clichy, comme la dernièrefois.

–&|160;Salut, mon commandant… et toute lacompagnie&|160;!

Ayant dit, la mère Caspienne fit demi-touravec la précision d’un soldat à l’exercice, et sortit au pasordinaire.

–&|160;Eh bien&|160;! qu’en dis-tu&|160;?demanda l’oncle. Ça marche là-bas. On tient la bande et la justiceva travailler les côtes à tous ces coquins. J’en suis ravi, parceque maintenant elle va te laisser en repos. Tu ne seras plusfilé.

Maxime n’en était pas très convaincu. Maximeétait très content qu’on arrêtât les assassins, mais il redoutaitle contrecoup de l’arrestation, moins pour lui que pour madame dePommeuse que ces scélérats pourraient bien dénoncer.

Et, d’ailleurs, ils n’étaient probablement pastous pris, et les affiliés qui battaient encore le pavé de Parisrecommenceraient leurs tentatives contre sa personne à lui.

Les deux premières avaient échoué&|160;; latroisième pouvait réussir, et quoi qu’en dît le commandant, Maximene se sentait pas complètement rassuré.

–&|160;Rien ne t’empêchera plus de te donnerdu bon temps, continua M.&|160;d’Argental. Oublie toutes cesvilaines histoires, mon garçon, et puisque tu ne veux pas de madamede Pommeuse, amuse-toi tant que tu pourras, maintenant que te voilàguéri. Si tu pouvais oublier aussi ta dulcinée du solfège, jebénirais l’accident qui t’a cloué chez toi pendant huit jours.

Maxime ne crut pas devoir relever l’épithètemalséante que son oncle venait d’appliquer à mademoiselleCroze&|160;; Maxime se contenta de répliquer&|160;:

–&|160;Il y a une chose que je n’oublieraipas, quoi qu’il arrive… c’est que le sang de mon père crievengeance.

–&|160;Je ne l’oublierai pas non plus, s’écriad’Argental, et si tu me laisses faire, sans t’en mêler, je tepromets que tu l’auras, ta vengeance. Là-dessus, mon petit, je telaisse au coin de ton feu. J’éprouve une forte envie de marcherpour me dégourdir les jambes&|160;; toi, tu n’es pas encore en étatde sortir. Ce sera, j’espère, pour demain. Tu me donneras le braset nous descendrons ensemble sur le boulevard.

»&|160;Aujourd’hui, je vais y descendre sanstoi, à seule fin de montrer ma figure à de vieux amis qui ne m’ontpas vu depuis la semaine dernière, et qui doivent croire que j’aipris ma feuille de route pour l’autre monde.

Le commandant qui, au fond, adorait son neveu,l’embrassa sur les deux joues, et s’en alla en faisant le moulinetavec sa canne.

Maxime n’attendait que le départ de son onclepour courir à la rue des Dames d’abord, et ensuite à l’avenueMarceau. Il lui tardait de rentrer en grâce auprès d’Odette et desavoir où en était la comtesse avec ses ennemis.

Pierre d’Argental avait d’autres desseinsqu’il s’était abstenu d’exposer au fils de sa sœur, mais l’heuren’était pas venue de les mettre à exécution et avant de setransporter au cercle, il tenait à boire frais, en plein air.

C’était un type tout particulier que cetancien chef d’escadron. Il tenait tout à la fois du gentilhomme etdu soudard.

Les Argental étaient de la plus vieillenoblesse. Ils avaient figuré aux Croisades et, sous Louis&|160;XIV,ils avaient, haut la main, fait leurs preuves pour monter dans lescarrosses du roi.

Malheureusement, la Révolution les avaitruinés à fond et, à la rentrée des émigrés, le père du commandants’était estimé très heureux de servir en qualité de sous-lieutenantdans les armées de l’usurpateur, c’est-à-dire deNapoléon&|160;Ier.

Il y avait fait son chemin et, en 1814, legouvernement de la Restauration l’avait confirmé dans le grade decolonel qu’il avait gagné à la pointe de son épée.

Il était même passé général, vers 1820, etcinq ans après, à la veille de prendre sa retraite, il s’étaitmarié avec une jeune demoiselle très noble et très pauvre qui luiavait donné un fils et une fille.

Le fils avait suivi la carrière militaire etla fille, moins bien dotée par ses parents que par la nature, avaitépousé, sur le tard, un M.&|160;de&|160;Chalandrey, aussi bien néqu’elle et beaucoup plus riche, car sa fortune patrimonialereprésentait à peu près cinquante mille francs de rente.

Ce Chalandrey avait eu une jeunesse orageuseet n’avait pas donné à sa femme, morte en couches, tout le bonheurqu’elle attendait de lui. Engagé volontaire à vingt-cinq ans, ilétait devenu, en dépit de ses fredaines, officier dans la garde, etil avait mal fini, tué en duel par un inconnu suspect, et laissantà son fils Maxime ses défauts, ses qualités et un héritage pas tropécorné.

Pierre d’Argental, son beau-frère, avaitconservé de sa première éducation d’excellentes façons et le goûtde la bonne compagnie, mais la vie de soldat qu’il avait menéependant vingt ans avait laissé son empreinte sur ce descendant despreux du moyen âge.

Il ne recherchait pas le monde aristocratique,mais il ne le craignait pas et il y faisait encore bonnefigure&|160;; seulement, il se trouvait plus à son aise avec devieux troupiers comme lui. Il allait volontiers chez les anciensamis de son père, et même chez la comtesse de Pommeuse qui,cependant, ne datait pas des croisades, mais il allait aussi aucafé, et l’heure de l’absinthe comptait dans son existence à deuxfaces.

Son neveu, qu’il aimait tendrement, occupaitle reste. Il lui consacrait tout le temps qu’il ne donnait pas àses visites mondaines ou à ses camarades et s’il le prêchaitsouvent, c’était à peu près pour la forme, car au fond il ne leblâmait pas de jeter sa jeunesse à tous les vents du plaisir et ilse sentait revivre en lui.

Il avait craint de le perdre, après ce funesteaccident de cheval, et maintenant que Maxime était sauvé, le restelui importait médiocrement.

Que Maxime épousât ou n’épousât pas une jeunefille sans dot, il s’en souciait peu, pourvu que Maxime restât sonami&|160;; et rassuré sur ce point, il pouvait, en toute libertéd’esprit, s’en aller prendre son divertissement favori, quiconsistait à s’asseoir, sur le boulevard des Italiens, au café duHelder.

C’est presque une institution que ce café où,de temps immémorial, se réunissent les officiers de terre et demer.

Ils y viennent des cinq parties du monde, etceux qui arrivent du Tonkin ou de la Nouvelle-Calédonie yretrouvent des camarades de promotion, fraîchement débarqués del’Algérie, du Sénégal ou de la Guyane.

On y réclame à tout instantl’Annuaire, et on y vit longtemps le célèbre Félix, unsimple garçon qui était dans le secret des dieux – ou des ministresde la guerre – et qui annonçait les avancements, avant qu’ilsfussent insérés au Moniteur de l’armée.

Félix n’y est plus, mais l’Annuaire y esttoujours et il ne traîne pas sur les tables. Il est toujours enmain et toujours demandé.

Le commandant, ce jour-là, arriva au caféavant l’heure accoutumée, et il n’y vit personne à qui parler. Sesvieux amis n’étaient pas encore à leur poste, c’est-à-dire auxtables qu’ils occupaient quotidiennement, à droite, contre ladevanture. Mais le commandant savait bien qu’ils viendraient. Ils’installa, en attendant, et il se mit à préparer avec tous lessoins voulus la mixture verte qu’on lui servit.

Pierre d’Argental, vétéran des guerres dudernier Empire, possédait à fond l’art difficile de battrel’absinthe, c’est-à-dire d’y verser de l’eau à petits coups, pourobtenir un mélange progressif, et c’est une opération délicate quiexige une attention particulière.

Pendant qu’il s’y livrait consciencieusement,d’autres consommateurs s’établissaient dans son voisinage&|160;;des messieurs qu’il ne connaissait point et qui ne l’intéressaientpas, parce qu’il voyait à leurs figures qu’ils n’appartenaient pasà l’armée.

Les péquins aussi fréquentent leHelder. C’était même un des chagrins du commandant, qui auraitvoulu que la terrasse de l’établissement fût exclusivement réservéeaux militaires en activité ou en retraite.

Tout au plus aurait-il toléré que lesbourgeois s’établissent dans les profondeurs du café, pour y joueraux dominos.

Mais il lui fallait bien souffrir ce qu’il nepouvait empêcher et il se consolait en s’abstenant de regarder cesintrus.

Cette fois, il en était entouré. Il y en avaitdevant lui – pas immédiatement à côté, car on réservait troistables au commandant et à sa société, et pour le moment, iloccupait seul celle du milieu.

Mais deux messieurs, placés un peu en avant,lui masquaient presque le boulevard et il les donnait à tous lesdiables, parce qu’il aimait ses aises.

Ces gens qui venaient de s’asseoir, sansprendre garde à lui, causaient entre eux avec animation et lesrangées de chaises étaient si rapprochées les unes des autres qued’Argental entendait tout ce qu’ils disaient. Seulement, il n’ycomprenait rien, car ils parlaient anglais.

Et le commandant, qui exécrait tous lesétrangers, s’agaçait de ce gazouillement inintelligible pour lui.Peu s’en fallût qu’il ne déménageât, mais comme il tenait à soncoin préféré, il resta et, un peu plus tard, il ne regretta pasd’être resté.

Il s’était repris à réfléchir aux nouvellesapportées par la mère Caspienne et à l’entretien qu’il venaitd’avoir avec son neveu, et, plus il réfléchissait, plus il sepersuadait que les susdites nouvelles n’étaient pas inquiétantes etque les idées de Maxime sur M.&|160;Atkins n’étaient que deschimères.

La conduite de cet Américain était étrange,mais rien ne prouvait qu’il eût tué jadis le capitaine deChalandrey, et M.&|160;d’Argental se promettait bien d’empêcherMaxime de se lancer à l’aveuglette dans une querelle où il auraittous les torts.

Cependant, M.&|160;d’Argental voulait savoir àquoi s’en tenir sur la personnalité et sur les antécédents duYankee suspect.

Il comptait se renseigner par l’intermédiairede Cabardos et aussi par lui-même, au cercle, où il se proposait dedîner, ce soir-là, dût-il pour en venir à ses fins aborder Atkinset le questionner adroitement.

Il ne se flattait pas de le reconnaître,n’ayant fait que l’apercevoir de loin au bois de Boulogne, mais onle lui désignerait et il trouverait bien un moyen d’entrer enconversation avec lui.

Pour le moment, il n’avait rien de mieux àfaire que de tuer le temps et il s’ennuyait de ne pas voir arriverses camarades qui aimaient autant que lui à deviser de leursanciennes campagnes de guerre, de l’avenir de l’armée française etde la revanche, qu’ils souhaitaient tous avec une ardeurjuvénile.

Il se reprochait de ne pas leur avoir donnésigne de vie depuis quelques jours et il se demandait si, faute dele rencontrer au Helder, ils n’avaient pas changé de café –supposition invraisemblable, s’il en fut, car les vieux troupierstiennent à leurs habitudes.

Enfin, ils n’arrivaient pas et l’oncled’Argental en était réduit à entendre, malgré lui, le jargonexotique des deux individus derrière lesquels il était placé.

–&|160;Parlons français, veux-tu&|160;? ditl’un des deux à son interlocuteur. L’anglais m’est aussi familierqu’à toi, mais au bout de cinq minutes, j’en ai assez.

–&|160;Comme tu voudras, répondit l’autre. Jete disais donc que j’ai été bien content de te rencontrer, endébarquant à Paris… d’autant plus que je ne m’y attendais guère. Jet’avais laissé à Chicago dans une situation…

–&|160;Peu brillante, c’est vrai… mais j’aitrouvé une veine là-bas… des actions d’une mine au Colorado quej’avais eues à peu près pour rien et qui ont monté tout d’un coup.Alors, comme je ne m’amusais guère à Chicago, j’ai eu l’idée devenir faire un tour en France. Pour se retremper, mon cher, il n’ya encore que Paris.

–&|160;Oui, quand on a de l’argent dans sapoche…

–&|160;J’en ai. Mes affaires vont de mieux enmieux.

–&|160;Et quand on ne craint pas d’y êtreinquiété.

–&|160;Oh&|160;! de ce côté-là, je suis bientranquille. Je n’y connais plus personne et tout le monde m’y aoublié.

–&|160;Même les camaradesd’autrefois&|160;?

–&|160;Ils sont loin, ceux-là. La bandejoyeuse s’est dispersée. Les uns sont morts, les autres ont sombréet il n’en est plus question. Toi seul as surnagé, et ce n’est pastoi qui me tracasseras, puisque nous menions la même vie.

–&|160;Une vie de Polichinelle, ça, c’estvrai. Moi, je m’en suis encore assez bien tiré, et j’ai fait mapelote en Amérique, mais… il me semblait qu’avant de partir pour cepays-là, tu avais eu… des désagréments.

–&|160;C’est fini… je n’y pense plus… j’aifait peau neuve.

–&|160;Est-ce que tu comptes te fixer àParis&|160;?

–&|160;Ma foi, oui&|160;!… et toi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! moi, j’ai des intérêts àsurveiller aux États-Unis et j’y retournerai le mois prochain. Maisj’espère que d’ici là, nous nous verrons souvent. Oùloges-tu&|160;?

–&|160;Provisoirement, au Grand-Hôtel.

–&|160;Tiens&|160;! c’est drôle… j’y suisdescendu aussi… je ne me doutais pas que nous demeurions sous lemême toit.

–&|160;Ni moi non plus… et jamais l’idée ne meserait venue de demander si M.&|160;Caxton de Chicago habitaitl’hôtel… car je suppose que tu t’appelles toujoursCaxton&|160;?

L’interpellé répondit en anglais et laconversation continua un instant dans cette langue, dontM.&|160;d’Argental ne comprenait pas un mot.

Le dialogue qu’il venait d’écouter ne l’avaitpas beaucoup intéressé, mais le nom de Caxton éveilla sonattention. Il se rappelait très bien que son neveu l’avait prononcédevant lui, en lui racontant que M.&|160;Atkins, pour s’excuser del’avoir dévisagé au cercle, prétendait l’avoir pris pour un de sesamis de Chicago.

Or, le Caxton, assis devant le café du Helder,ne ressemblait pas du tout à Maxime, et si c’était de celui-là queM.&|160;Atkins avait parlé, M.&|160;Atkins avait menti, car ilétait impossible de confondre un homme gros, blond et trapu avecChalandrey, qui était grand, mince et brun.

Le commandant commençait donc à se demander sil’autre causeur n’était pas ce même Atkins qu’il cherchait àrencontrer et que le hasard aurait amené là tout à point.

–&|160;Te souviens-tu de nos parties decampagne&|160;? reprit, en français, Caxton. En avons-nous fait desfarces, à Joinville-le-Pont et à Vincennes&|160;!

À ce mot de&|160;: Vincennes, Pierred’Argental dressa les oreilles comme un cheval d’escadron quientend la trompette.

–&|160;J’ai des raisons pour m’en souvenir,répondit l’autre Américain. Si ne n’y ai pas laissé ma peau, cen’est pas faute d’avoir fait tout ce qu’il fallait pour ça. Nousn’y allions jamais sans nous cogner avec des canotiers ou avec dessoldats.

–&|160;Mais nous écopions rarement,dit Caxton, en riant.

–&|160;Écoper&|160;! pensa lecommandant, c’est de l’argot parisien et voilà un Américain qui mefait l’effet d’avoir passé sa jeunesse de ce côté-ci de l’OcéanAtlantique.

–&|160;Ça n’empêche pas qu’elles ont mal finipour moi, nos caravanes dans la banlieue, reprit le premierYankee.

–&|160;Comment, mal fini&|160;?… tu as ramassédeux ou trois duels… mais tu ne les craignais pas, dans cetemps-là, les duels, et tu t’en es toujours bien tiré.

–&|160;Pas si bien que tu crois. Écoute un peuce qui m’est arrivé, une fois.

Pour le coup, l’oncle se dit que cet hommedevait être M.&|160;Atkins et que Maxime n’avait pas tort del’accuser d’avoir tué son père. Un hasard providentiel avait ramenéle meurtrier à la portée des oreilles attentives du beau-frère desa victime, et M.&|160;d’Argental bénissait déjà le doigt deDieu.

Il attendait avec impatience le récit annoncé,mais, par malheur, le récit fut fait en anglais.

Le narrateur prenait ses précautions pour queses confidences ne fussent pas recueillies par ses voisins, sachantbien que peu de Français connaissent les langues étrangères.

Jamais le commandant n’avait tant regrettéd’avoir fait des études incomplètes, car il était véritablement ausupplice. Il devinait, aux gestes et aux intonations, que cet hommeracontait une querelle et le duel qui s’en était suivi. Il en étaitconvaincu et il ne comprenait pas les paroles qui auraient changésa conviction en certitude, s’il les eût comprises.

Et ce supplice dura longtemps, car les deuxcauseurs ne se pressèrent pas de reprendre l’autre idiome, que tousles deux cependant possédaient parfaitement.

Sans doute, ils échangeaient des souvenirsintimes qui les intéressaient tous les deux, car Caxton donnaitvivement la réplique à son ami.

Et M.&|160;d’Argental se trouvait dans lasituation irritante d’un lecteur de romans, alléché par le débutd’un feuilleton qu’on a coupé dans le journal à l’endroit le pluspalpitant.

Pour se dédommager, il s’efforçait de voir lafigure des deux personnages qui lui tournaient le dos et iln’apercevait que des profils perdus.

Il lui semblait bien reconnaître la taille etl’encolure du cavalier que Chalandrey avait refusé de saluer à lapointe du lac, mais il n’en était pas sûr et il enrageait de toutson cœur.

Quand ils s’en iront, je les suivrai,grommelait-il sous son épaisse moustache.

Il en était là lorsqu’il avisa, planté sur lelarge trottoir du boulevard, un monsieur qui lui envoyait desbonjours avec la main et qui se décida bientôt à venir à lui, endérangeant les chaises.

Ce monsieur, crânement campé sur ses longuesjambes et portant le chapeau incliné sur l’oreille, était un desaspirants à la main de madame de Pommeuse, le général Bourgas, quiavait jadis introduit son ancien subordonné d’Argental dans lesalon de l’avenue Marceau.

–&|160;Bonjour, mon cher d’Argental, cria cevieux guerrier, de sa grosse voix de commandement.

Il parlait si haut que tous les consommateursassis devant le café levèrent la tête&|160;; mais il n’y en eutqu’un qui se retourna pour voir à qui s’adressait cette bruyantesalutation et, celui-là, c’était l’ami de M.&|160;Caxton.

Ce mouvement fut aussitôt suivi d’un appel augarçon pour payer les deux bitters que lui et soncompatriote américain venaient d’avaler.

Ils allaient évidemment lever le siège etl’oncle d’Argental maudissait l’arrivée du général qui allaitl’empêcher de les suivre.

–&|160;C’est décidément Atkins, se disait lecommandant, et il décampe parce qu’il a entendu mon nom. Je sauraibien le retrouver&|160;; mais que le diable emporteBourgas&|160;!

–&|160;Que devenez-vous donc&|160;? luidemanda le général&|160;; on ne vous voit plus… et j’ai un tas dechoses à vous dire. Offrez-moi un vermouth.

L’ex-chef d’escadron s’empressa de héler legarçon qui venait de recevoir l’argent du présumé Atkins et qui seprécipita pour prendre la commande.

Les deux étrangers, ou soi-disant tels,filaient déjà sur le boulevard, vers la Madeleine.

–&|160;Mon cher, commença M.&|160;Bourgas,après s’être attablé à côté du commandant, où en êtes-vous avec lacomtesse&|160;?

–&|160;C’est à vous qu’il faut demander cela,répondit d’Argental.

–&|160;Oh&|160;! moi, je ne suis plus sur lesrangs. Votre neveu aura le champ libre.

–&|160;Il n’en profitera pas, car il a renoncéà lui plaire. J’avais eu l’idée de le marier à madame de Pommeuse,parce que je pensais que vous ne vous occupiez pas sérieusementd’elle.

–&|160;Mais si&|160;!… c’était très sérieux.J’ai encore bon pied, bon œil, et depuis qu’elle est veuve, je l’aidemandée en mariage, trois fois. Seulement, j’ai fini par fairecomme votre neveu. Je me suis retiré.

–&|160;Puis-je vous demander pourquoi, moncher général&|160;?

–&|160;D’abord, parce que, l’autre samedi,j’ai vu chez elle des choses qui m’ont donné à réfléchir. Elle aflirté toute la soirée avec un blondin qui me déplaîtsouverainement.

–&|160;Et à moi, donc&|160;!

–&|160;J’ai compris qu’elle en tient pour ceblanc-bec, et il ne me convient pas d’avoir pour rival un gamin. Ilme convient encore moins d’épouser une femme qui s’enflamme sifacilement pour les jeunes.

–&|160;À votre âge, ce serait peut-êtreimprudent, mais je pense que vous exagérez un peu. Madame dePommeuse est une honnête femme.

–&|160;Je le croyais&|160;; mais depuisquelques jours, il court sur elle des bruits…

–&|160;Quels bruits&|160;? demanda vivementd’Argental, qui ignorait toujours les récentes aventures de lacomtesse.

–&|160;Les uns disent qu’elle est complètementruinée. Cela m’étonnerait, car je n’imagine pas comment elle auraitdissipé sa fortune en vivant comme elle vit. Mais d’autresprétendent qu’elle va se trouver compromise dans de très fâcheusesaffaires.

–&|160;Quelles affaires&|160;?

–&|160;On ne précise pas. On raconte tout basque son père s’est enrichi en fraudant l’octroi, qu’elle a continuéce joli commerce et qu’elle aura bientôt maille à partir avec lajustice.

–&|160;Allons donc&|160;!… c’est absurde.Madame de Pommeuse n’est pas responsable des méfaits de ce père…qui ne valait pas cher, je le crois.

–&|160;Vous oubliez qu’elle a hérité de lui…Il ne m’est pas démontré qu’on ne pourrait pas la forcer àrestituer des biens mal acquis. Ce qu’il y a de certain, c’estqu’elle est devenue tout à coup complètement invisible. Éclipsetotale, mon cher.

–&|160;Bah&|160;!… je l’ai rencontrée, l’autrejour, au Bois.

–&|160;Bon&|160;! mais elle n’a pas reçu,avant-hier. Adieu, les samedis&|160;! le salon de l’avenue Marceauest clos.

–&|160;Vous m’étonnez prodigieusement.

–&|160;Allez-y voir, si vous doutez de ce queje vous dis. Finie, la musique&|160;!… aussi bien, on en faisaittrop et je ne la regrette pas. Je vais me lancer dans la colonieétrangère… on y trouve des veuves américaines qui ont des millionsde dollars et qui ne demandent qu’à convoler avec un généralfrançais, bien conservé. Je chercherai dans ce monde-là et jen’aurai pas de peine à y trouver mieux que la comtesse.

–&|160;C’est la grâce que je vous souhaite,mon général.

–&|160;Et vous-même, mon cher, vous vous ycaserez très bien, si le cœur vous en dit. Vous êtes plus jeune quemoi et pas plus déjeté. Nous sommes tous les deux de glorieuxdébris et les femmes les apprécient, les glorieux débris.

–&|160;J’aime autant ne pas tenter l’aventure,dit le commandant, qui avait en tête bien d’autres soucis que celuide plaire à des citoyennes de la libre Amérique.

Le commandant pensait à la comtesse qui, siBourgas disait vrai, devait avoir grand besoin de l’appui de tousses amis et à ce soi-disant étranger qui lui semblait maintenantplus que suspect. Il lui tardait d’aller se mettre aux ordres demadame de Pommeuse et d’entrer en campagne contre M.&|160;Atkins.Mais il lui fallait d’abord se débarrasser de la compagnie dugénéral, lequel ne paraissait pas pressé de lever la séance.

–&|160;Vous savez l’anglais&|160;? luidemanda-t-il tout à coup.

–&|160;Assez pour faire ma cour à uneAméricaine, répondit Bourgas en se rengorgeant. J’ai été dans majeunesse attaché militaire à l’ambassade de Londres.

–&|160;Alors, je regrette bien que vous nesoyez pas venu plus tôt vous asseoir au Helder. Il y avait là toutà l’heure deux individus qui parlaient alternativement anglais etfrançais.

–&|160;Ceux qui sont partis au moment où jesuis arrivé&|160;?

–&|160;Précisément. Leur conversationm’intriguait et j’en ai perdu la moitié.

–&|160;Il y en a un des deux que, depuisquelques jours, je rencontre tous les matins à cheval dans l’alléedes Poteaux. Je l’ai remarqué parce qu’il monte à merveille…

–&|160;Un cheval noir, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui… un demi-sang qui a des actionssuperbes. J’ai cru que ce monsieur était un écuyer de quelquemanège. On ne voit que ça au Bois, maintenant. Mais en quoi vousintéresse-t-il&|160;?

–&|160;Il me semble l’avoir vu à Paris, il y aune dizaine d’années et, au cercle des Moucherons où on l’a reçutout dernièrement, il se fait passer pour un Américain, récemmentdébarqué.

–&|160;Ça vous étonne&|160;? Les cercles sontremplis d’aventuriers, vous le savez bien.

M.&|160;d’Argental n’avait pas pris le bonmoyen pour se délivrer de la présence du brave général. Il auraitassurément mieux fait de laisser tomber la conversation&|160;; maisil était tellement plein de son sujet qu’il se laissait allermalgré lui à chercher des renseignements au hasard.

Et il reprit, après un courtsilence&|160;:

–&|160;Vous avez connu monbeau-frère&|160;?

–&|160;Chalandrey&|160;!… Ah&|160;! je croisbien que je l’ai connu. C’était un brillant officier… un peubraque… un peu coureur… Mais brave comme son sabre. Encore un queles femmes ont mis à mal…

–&|160;Comment, les femmes&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, ce duel où il est restésur le carreau, c’était pour une femme.

–&|160;On ne sait pas. Il s’est battu sanstémoins.

–&|160;Dans le bois de Vincennes,parbleu&|160;! Eh bien&|160;! je puis vous affirmer qu’il avait unemaîtresse de ce côté-là. J’y allais assez souvent à Vincennes, dansle temps, et je l’ai vu plus d’une fois se promenant avec elle… Ilaura eu affaire au mari ou à un rival.

–&|160;La justice a cherché le meurtrier et nel’a pas trouvé.

–&|160;C’est regrettable, mais quevoulez-vous, mon cher&|160;! Chalandrey était querelleur comme pasun et je ne serais pas surpris qu’il eût provoqué sonadversaire.

–&|160;Vous n’avez pas su qui était cettemaîtresse&|160;?

–&|160;Non, ma foi&|160;! Pourquoi medemandez-vous cela&|160;?

–&|160;Mais… parce que, si on la connaissait,on arriverait par elle à connaître l’homme qui a tué mon malheureuxbeau-frère… ou plutôt qui l’a assassiné… car un duel sans témoinsest un assassinat… Et, cet homme, je crois être sur sa trace.

–&|160;Que feriez-vous, si vous le retrouviez,demanda le général. Est-ce que vous le dénonceriez à lajustice&|160;? Il faudrait alors fournir la preuve que le duel aété déloyal.

–&|160;Et, après dix ans, ce serait trèsdifficile, je le sais, dit le commandant&|160;; mais je pourrais dumoins me donner le plaisir de lui loger quatre pouces de fer dansla poitrine.

–&|160;Peste&|160;! mon cher, vous avez larancune tenace. Moi, à votre place, je laisserais cet hommetranquille… Car, après tout, ce serait à votre neveu de venger sonpère.

–&|160;Oui, mais mon neveu pourrait se faireembrocher et, à l’âge qu’il a, ce serait dommage, tandis que mavieille peau ne vaut pas cher. D’ailleurs, je tire beaucoup mieuxque Maxime.

–&|160;Bon&|160;! mais de quoi luidemanderez-vous réparation à ce monsieur que vous ne connaissez pasencore et qui, lui, ne vous connaît pas du tout&|160;?

»&|160;Pas de l’ancienne affaire de Vincennes,je suppose. Il vous rirait au nez.

–&|160;Je trouverai un prétexte pour lesouffleter. Il faudra bien qu’il se batte… et vous me servirez detémoin.

–&|160;Je ne dis pas non… si vous étiez sûrd’avoir affaire à l’individu qui a tué ce pauvre Chalandrey quej’aimais bien, malgré ses défauts. Mais c’est ce qu’il faudraitd’abord me démontrer… et quels indices avez-vous contre celui quevous soupçonnez&|160;?

–&|160;Des indices de toute sorte. Ainsi, jeviens d’apprendre qu’à l’époque du duel, il allait très souvent àVincennes.

–&|160;La belle raison&|160;!… moi aussi, j’yallais très souvent, je vous l’ai déjà dit. Je me rappelle mêmeque, dans ce temps-là, le pays était infesté de mauvais garnementsqui faisaient les cent coups… au bal d’Idalie et ailleurs. Ilsinsultaient les femmes et ils cherchaient dispute aux soldats… sibien que le bal a fini par être consigné aux militaires de lagarnison. C’est peut-être un de ces drôles qui a attaqué votrebeau-frère. Mais la bande a dû se disperser… et puis, cherchez dansle tas&|160;!… Ils étaient une vingtaine, à ce qu’on disait.

Le général ne se doutait pas qu’en cherchant àdécourager son vieux camarade, il ne faisait que confirmer lessoupçons qui venaient de germer dans la tête de cet oncleentêté.

Le soi-disant Atkins avait rappelé tout àl’heure au soi-disant Caxton les débauches auxquelles ils selivraient jadis, dans la banlieue, et M.&|160;d’Argental enconcluait que ces deux prétendus Américains faisaient autrefoispartie de la vilaine société dont le brave Bourgas racontait lesexploits suburbains.

Et Bourgas, qui ne s’arrêtait plus quand ilavait commencé à égrener le long chapelet de ses souvenirs, Bourgasreprit&|160;:

–&|160;Ce qu’il y a de curieux, c’est que ceschenapans avaient un chef… un gredin qu’ils appelaient le capitaineHenri…

–&|160;Comment&|160;! un officier&|160;?

–&|160;Eh&|160;! non… capitaine de brigands…c’était lui qui dirigeait les expéditions quand il s’agissait derosser les agents ou d’enlever les bonnes amies des militaires.

–&|160;Henri&|160;!… ce n’est pas un nom… ildevait en avoir un autre… un nom de famille.

–&|160;Peut-être bien… mais on ne l’appelaitpas autrement. On disait qu’il était riche et je le croiraisvolontiers, car il dépensait beaucoup d’argent dans les cafés, dansles bastringues et autres mauvais lieux de l’endroit.

–&|160;Comment était-il de sapersonne&|160;?

–&|160;Je ne l’ai jamais vu, mais descamarades m’ont dit qu’il était très beau garçon. Il y avait desfemmes qui couraient après lui. Il était la terreur des maris deVincennes.

–&|160;Et… la fin de l’histoire&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas sue. Je commandais alorsun régiment à Versailles… le 9e chasseurs. On m’a envoyécommander à Lunéville une brigade de cavalerie… c’est là qu’on m’afendu l’oreille et, quand je suis revenu manger ma retraite àParis, vous pensez bien, mon cher, que je ne me suis pas enquis dece qu’étaient devenus les malandrins de Vincennes. C’est vous qui,en me parlant du duel de Chalandrey, m’avez remis en tête ce vieuxsouvenir. Mais je parierais bien qu’on ne l’a pas oublié dans lepays. Vous pourriez vous y renseigner.

–&|160;C’est ce que je ferai. Et je necomprends pas que l’enquête de la justice n’ait pas signalé cesgens-là.

–&|160;Le fait est que l’un d’eux… le chefpeut-être… a bien pu en découdre avec Chalandrey, à propos de cettemaîtresse qu’il promenait volontiers dans le bois. Elle était trèsjolie, et, là-bas, personne ne la connaissait.

»&|160;Mais, croyez-moi, mon cher&|160;; nevous occupez plus de cette vieille affaire… On ne gagne jamais rienà remuer les cendres… Suivez mon exemple… Mon mariage avec lacomtesse est manqué… J’en suis tout consolé et je ne m’occuperaiplus jamais d’elle.

»&|160;Sur ce, mon vieux camarade, je vouslaisse payer mon vermouth et je file. On m’attend auxChamps-Élysées chez un marchand de chevaux qui voudrait bienm’enrosser et qui n’y réussira pas, parce que je suis plus malinque lui.

Ayant dit, le général Bourgas octroya uneénergique poignée de mains au commandant, se leva et se dirigeavers la Madeleine… comme M.&|160;Atkins.

L’oncle ne le retint pas et ne perdit pas detemps à réfléchir aux propos que lui avait tenus ce vieuxguerrier.

L’heure n’était pas venue d’aller dîner aucercle, comme il en avait l’intention, mais rien ne l’empêchait decourir à l’avenue Marceau.

Les dangers que courait madame de Pommeuse nele laissaient pas indifférent, quoiqu’il ne songeât plus à ellepour son neveu, et avant de se mettre à ses ordres, il voulait voirle fond des choses, car le général ne s’était expliqué que trèsvaguement sur les accusations qu’on portait contre la pauvrecomtesse.

Le commandant savait bien que le père Grelinne valait pas grand chose, mais il se demandait comment sa fille,acceptée depuis longtemps par le meilleur monde, avait pu setrouver compromise du jour au lendemain.

Ses camarades décidément n’arrivaient pas àl’absinthe, et il était écrit qu’il ne les verrait pas cejour-là.

Il jeta sur la table le prix des deuxapéritifs et il sauta dans un fiacre qui stationnait devant lecafé.

Vingt minutes après, il débarquait à la portede l’hôtel de madame de Pommeuse et il demandait à la voir. Levalet de pied, qui vint au coup de sonnette, lui répondit quemadame la comtesse était sortie et, à l’air embarrassé de cedomestique, le commandant crut deviner qu’il mentait, par ordre desa maîtresse.

–&|160;Remettez-lui ma carte&|160;; je suiscertain qu’elle me recevra, dit-il en cherchant dans sonportefeuille.

–&|160;J’ai l’honneur de répéter à monsieurque madame n’y est pas…

–&|160;Voyons… vous me connaissez bien… jesuis M.&|160;d’Argental.

Si le commandant insistait, c’est quel’attitude du valet lui semblait singulière, car il n’y avait paslieu de s’étonner que la comtesse n’attendît pas sa visite cejour-là, et il était tout naturel qu’elle fût allée se promener auBois de Boulogne, en voiture, ou visiter ses pauvres.

Ce colloque se tenait à la grilleentrebâillée, et à travers les barreaux, Pierre d’Argentalentrevoyait une femme habillée de noir, qui avait tout l’aird’écouter le dialogue.

Cette femme s’avança tout à coup et dit auvisiteur&|160;:

–&|160;Entrez, monsieur&|160;!

Le valet de pied qui barrait le passages’effaça aussitôt et le commandant ne se fit pas prier pourpénétrer dans la cour de l’hôtel.

Il n’avait jamais vu au service de la comtessecette personne qui prenait sur elle de lever la consigne et il sedemandait à qui il avait affaire.

Elle était très modestement vêtue et il laprit tout d’abord pour une femme de charge, mais il s’aperçutbientôt qu’elle était vieille, cassée, déjetée et qu’elle marchaitpéniblement en s’appuyant sur une canne. On eût dit qu’elle sortaitd’un hôpital d’incurables.

–&|160;Monsieur, reprit-elle d’une voixfaible, madame n’est pas ici, mais je sais que vous êtes de sesamis et je voudrais bien vous parler.

–&|160;Parlez, ma brave femme, dit d’Argental,de plus en plus intrigué.

–&|160;Pas ici… nous serons mieux dans lejardin.

La vieille traversa la cour, clopin-clopant,et ne s’arrêta qu’à la porte de cette serre où quelques joursauparavant, la comtesse avait reçu l’affreux Tévenec.

Là, elle s’assit sur un banc rustique et lecommandant, qui l’avait suivie, y prit place à côté d’elle.

–&|160;Qu’avez-vous donc à me dire&|160;?demanda-t-il, doucement.

–&|160;Il faut que vous sachiez qui je suis.Je m’appelle Julie Granger. J’ai vu naître madame de Pommeuse et jel’ai nourrie de mon lait. Je ne vis que de ses bienfaits, depuisbien des années, et je me jetterais au feu pour elle.

–&|160;Je n’en doute pas, mais… vous n’êtesplus à son service.

–&|160;Non, monsieur. Je suis malade et il yavait trois mois que je ne m’étais pas levée de mon lit… maisOctavie venait me voir, presque tous les jours… Excusez-moi del’appeler par son petit nom comme je l’appelais autrefois, quandelle était enfant… je n’ai jamais pu m’en déshabituer.

–&|160;Alors vous n’habitiez pas sonhôtel&|160;?

–&|160;Je demeure rue du Rocher, dans un petitappartement qu’elle a loué et meublé pour moi.

–&|160;Rue du Rocher, murmuraM.&|160;d’Argental, qui se souvenait vaguement d’avoir entendu,dans ces derniers temps, citer le nom de cette rue-là.

–&|160;Octavie m’a encore monté, avant-hier,mes quatre étages, et elle m’a parlé de vous, comme elle le faitsouvent, car elle vous aime beaucoup…

–&|160;C’est bien de l’honneur pour moi,interrompit le commandant que ces préambules commençaient àimpatienter&|160;; mais… vous aurait-elle chargée de me direquelque chose de particulier&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! non, monsieur… elle étaittrès surprise de ne pas vous avoir vu depuis plusieurs jours, maiselle ne pouvait pas se douter que moi, je vous verrais aujourd’hui,puisque vous ne saviez seulement pas que j’existais, et puisque jene quittais plus ma chambre. Il a fallu pour m’amener ici unévénement… qui m’a bouleversée…

–&|160;Qu’est-il donc arrivé&|160;? demandavivement d’Argental. Un accident à la comtesse&|160;?

–&|160;Je n’en sais rien encore, mais c’estfort à craindre… et je suis dans une inquiétude mortelle…

–&|160;Expliquez-vous, sacrebleu&|160;!

–&|160;Ce matin, la femme de chambre de madamede Pommeuse est venue chez moi, rue du Rocher, chercher samaîtresse. Elle croyait l’y trouver, et quand je lui ai dit que jene l’avais pas vue, elle m’a raconté ce qui s’est passé hier soir.Un commissionnaire s’est présenté ici, à l’hôtel, en disant quec’était moi qui l’envoyais… que j’avais eu une attaque et que jevoulais voir ma bienfaitrice avant de mourir.

–&|160;Et la comtesse a cru cela&|160;?

–&|160;Malheureusement, oui, et elle a si boncœur qu’elle n’a même pas pris le temps de faire atteler son coupé…elle est sortie précipitamment… elle est montée dans une voiture deplace qui s’est trouvée là… et elle n’est pas rentrée. Sesdomestiques supposaient qu’elle avait passé la nuit près de moi…comme il y a quinze jours… cette fois, ils se trompaient… ellen’est pas venue chez moi.

–&|160;Et, depuis qu’elle est partie, elle n’apas donné de ses nouvelles&|160;?

–&|160;À personne, monsieur. Jugez de mondésespoir.

–&|160;Bah&|160;! dit d’Argental, d’un tondégagé, elle va rentrer.

Il pensait&|160;:

–&|160;Ah&|160;! elle découche, cette chèrecomtesse&|160;!

Le commandant croyait peu à la vertu desfemmes.

Il avait cru longtemps à celle de madame dePommeuse, mais sa foi n’était pas inébranlable, et, pour qu’ilsoupçonnât la comtesse, il avait suffi d’un incident difficile àexpliquer.

Il se disait déjà que, décidée à passer lanuit dehors et tenant à sauver les apparences, elle avait pris leprétexte d’aller veiller sa nourrice malade.

L’envoi du commissionnaire qui prétendaitvenir de la part de Julie Granger devait être une comédie arrangéeà l’avance et, la preuve, c’est qu’elle s’était bien gardée desortir dans son coupé.

Elle n’avait pas prévu que sa femme de chambreirait la demander, le lendemain matin, rue du Rocher, et elle setrouvait prise au piège tendu à ses gens.

Et il n’était pas autrement fâché de cettedécouverte. Maxime avait renoncé à épouser madame dePommeuse&|160;; elle était veuve et aux yeux de M.&|160;d’Argental,qui ne se piquait pas de sévérité sur le chapitre des mœurs, elleavait bien le droit d’avoir un amant.

Il trouvait que le général Bourgas l’avaitmieux jugée que lui et que son neveu Chalandrey l’avait échappébelle en retirant sa candidature à la main de l’opulente héritièrede feu Grelin.

Cet amant qu’il attribuait si légèrement à lacomtesse était-il Lucien Croze, le blondin qui déplaisait si fortau général&|160;? Peu importait à Pierre d’Argental, lequel, dureste, penchait à croire qu’elle s’était pourvue ailleurs, depuisque Maxime avait cessé de la voir.

Il se tenait pour édifié sur le fond de laquestion et il ne songeait déjà plus qu’à se remettre à lapoursuite de l’Américain, vrai ou faux, avec lequel il avait uncompte à régler.

Il regrettait même d’avoir perdu, en setransportant à l’avenue Marceau, un temps qu’il aurait pu mieuxemployer au cercle où il espérait rencontrer M.&|160;Atkins.

Pendant qu’il se préparait à lever la séance,Julie Granger pleurait à chaudes larmes et la douleur de cettepauvre créature le toucha.

–&|160;Ne vous désolez pas, lui dit-il. Votrebienfaitrice n’est pas morte, que diable&|160;! Elle va reparaîtreet tout s’expliquera. Elle assiste d’autres personnes que vous,vous le savez bien… elle aura passé la nuit et la journée au chevetd’une autre malade.

–&|160;Si je pouvais le croire&|160;!… Maisnon… c’est de ma part qu’on est venu la chercher… le valet de piedpeut vous le dire, lui qui a reçu le commissionnaire… et c’était unmensonge, puisque je n’ai envoyé personne.

–&|160;C’est juste… mais pourquoi cemensonge&|160;?… Serait-ce une farce qu’on a voulu faire à madamede Pommeuse&|160;?… J’ai peine à le croire. Nous ne sommes pasencore au 1er avril.

–&|160;On l’a attirée dans un guet-apens.

–&|160;Ho&|160;! ho&|160;! dit le commandant,ce serait grave… et jusqu’à preuve du contraire, j’en douterai trèsfort. Dans quel but lui aurait-on joué ce mauvais tour&|160;?

»&|160;Serait-ce pour la voler&|160;?

–&|160;Non… ils l’auraient relâchée,après.

–&|160;Vous ne supposez pas cependant qu’onl’a assassinée.

–&|160;Je n’en sais rien, murmura la vieillenourrice, en secouant tristement la tête.

–&|160;Madame de Pommeuse a donc desennemis&|160;?

–&|160;Elle en a au moins un.

–&|160;Vraiment&|160;?… nommez-le moi.

–&|160;Il s’appelle Jean Tévenec.

–&|160;Tévenec&|160;!… il me semble que jeconnais ça.

–&|160;Vous avez dû le voir aux soirées dusamedi… C’est l’ancien associé de feu son père… et son hommed’affaires à elle.

–&|160;Bon&|160;! je sais… un monsieur sec etnoir qui a l’air d’un croque-mort.

–&|160;C’est lui.

–&|160;Et pourquoi est-il sonennemi&|160;?

–&|160;Parce qu’elle n’a pas voulu l’épouser.Il la hait mortellement et il hait tous ceux qu’elle aime.

–&|160;Comment se fait-il alors qu’elle luiait confié tous ses intérêts&|160;?

–&|160;C’est son père qui le lui a imposé. Dureste, depuis quelques jours, il lui a rendu ses comptes et iln’est plus son intendant. Elle me l’a dit, avant-hier. Mais il n’apas renoncé à la persécuter. Elle a de lui une peur effroyable.Depuis des années, il la surveille, il l’espionne. Elle ne peut pasfaire un pas sans l’avoir sur ses talons, et elle a toujours eu lepressentiment qu’il lui arriverait malheur, par cet homme-là.

–&|160;Diable&|160;! voilà qui est plussérieux, murmura le commandant&|160;; M.&|160;Tévenec estévidemment un gredin… et je lui dirais volontiers deux mots. Oùloge-t-il&|160;?

–&|160;Je ne sais pas et je crois que lacomtesse ne le sait pas non plus. Il a des allures mystérieuses… ilcache tout ce qu’il fait.

Ici, M.&|160;d’Argental se souvint tout à coupque la mère Caspienne avait parlé devant lui de ce Tévenec quivenait toucher les loyers du cabaret et dont personne neconnaissait l’adresse.

Ce rapprochement lui donna à réfléchir et ilaperçut des côtés de la situation de la comtesse qui ne s’étaientjamais présentés à son esprit.

Il se promit d’en conférer avec son neveu,pour s’éclairer&|160;; en attendant, il reprit l’entretien avec lavieille qui probablement n’avait pas encore vidé son sac.

–&|160;Alors, lui demanda-t-il, vous croyezque ce Tévenec est capable d’avoir enlevé et séquestré madame dePommeuse&|160;?

–&|160;Oh&|160;! très capable&|160;! réponditJulie Granger. Seulement, je ne peux pas jurer que c’est lui.Octavie a tout le monde contre elle, du moment.

–&|160;Comment cela&|160;?

–&|160;Si je vous disais pourquoi sa femme dechambre est venue, ce matin, la chercher rue du Rocher&|160;?

–&|160;Mais… parce qu’elle était inquiète dene pas la voir rentrer, je suppose.

–&|160;Non… ce n’était pas la première foisque ça arrivait… Octavie a passé d’autres nuits chez moi et Justinene s’en est pas autrement tourmentée. Si Justine s’est dérangée cematin, c’est qu’on a apporté à sa maîtresse un papier…

–&|160;Quel papier&|160;?

–&|160;Un papier qui venait du Palais deJustice. Une citation d’un juge d’instruction, à comparaître dansson cabinet, demain matin, à dix heures.

»&|160;Justine n’y a rien compris… ni moi nonplus… mais elle a pensé que c’était pressé… et elle est accouruechez moi pour remettre la citation à la comtesse… qui ne l’a pasreçue et qui ne la recevra peut-être jamais… Ah&|160;! ce n’est paselle qu’ils devraient citer&|160;!… c’est le brigand qui l’aenlevée.

Pierre d’Argental hocha la tête. Il serappelait les propos du général Bourgas et il croyait maintenantque ces propos n’étaient pas aussi en l’air qu’il l’avaitpensé.

Évidemment, il se passait des choses étrangeset la comtesse se trouvait en mauvaise posture.

Le commandant, qui lui aurait pardonné d’avoirun amant, se demandait s’il devait la défendre contre la justice,dans une affaire où il ne voyait pas clair, car l’idée ne lui étaitpas encore venue que madame de Pommeuse pût être inquiétée pour lesmêmes raisons que Maxime.

–&|160;J’ai voulu vous voir pour vousconsulter, reprit la vieille&|160;; me conseillez-vous d’y aller,moi, chez ce juge, et de lui dire que si la comtesse ne s’est pasrendue au Palais, c’est qu’elle a disparu.

–&|160;Gardez-vous en bien&|160;! s’écriad’Argental. On vous demanderait des explications que vous nepourriez pas fournir, puisque vous ignorez ce que madame dePommeuse est devenue… et Dieu sait ce qu’on supposerait…

–&|160;Mais on la chercherait, du moins… onmettrait la police en campagne… et si ma pauvre maîtresse esttombée entre les mains de ces bandits, on la sauverait peut-être…tandis que si on attend, ils auront le temps de se débarrasserd’elle.

–&|160;S’ils avaient l’intention de la tuer,ce serait déjà fait, ma brave femme. Et si, comme je l’espèreencore, son absence a une toute autre cause qu’un enlèvement, vousla compromettriez en parlant trop tôt.

–&|160;Et si la justice envoyait ici desgendarmes pour la prendre&|160;?… ils ne plaisantent pas les juges,quand on n’obéit pas à leurs papiers.

–&|160;Madame de Pommeuse n’est évidemmentcitée que comme témoin… et si elle ne comparaissait pas, elle enserait quitte pour une amende. Donc, nous n’avons pas besoin denous presser. Laissez-moi agir et comptez qu’il n’arrivera rien defâcheux.

»&|160;Vous allez rester ici, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oui, car je n’ai pas perdu touteespérance de revoir ma chère bienfaitrice et, si elle revient, jeveux être là pour la recevoir.

–&|160;Alors, vous lui direz que vous m’avezvu, que je m’occupe d’elle et que je reviendrai demain savoir sielle est rentrée. Je vous quitte en vous recommandant de ne riendire, si on vous interroge. Vous n’êtes pas censée savoir quemadame de Pommeuse a reçu une citation.

Ayant dit, le commandant se leva, sansattendre la réponse de Julie Granger, rentra dans la cour où il netrouva plus le valet de pied, sortit et remonta dans son fiacre,après avoir dit au cocher de le conduire rue de Naples.

L’oncle d’Argental éprouvait le besoin deconférer d’abord avec son neveu, avant de rien entreprendre, car ilpensait que Maxime devait en savoir plus long que lui sur lacomtesse, et il ne voulait pas agir sans lui avoir préalablementdemandé son avis.

Une grosse déception l’attendait, à l’hôtel deChalandrey&|160;: Maxime qu’il avait laissé souffrant et mal entrain, Maxime était sorti à pied, sans dire à son domestique où ilallait.

Où le chercher&|160;? Le commandant n’en avaitaucune idée. Il avait oublié Odette Croze et il ignorait qu’elledemeurait avec son frère, rue des Dames, presque dans le voisinagede la rue de Naples. Il aurait donc perdu ses peines en courantaprès son neveu et il se contenta de dire à François, le valet dechambre, qu’il reviendrait dans la soirée.

Pour se consoler de cette première déconvenue,il se fit mener au cercle où il pensait rencontrer M.&|160;Atkinsou, du moins, trouver à qui parler de ce personnage.

Il tombait mal. Le cercle était désert. Unebelle journée de printemps avait attiré, hors de Paris, leshabitués d’avant-dîner, et ils n’étaient pas revenus de leurpromenade au Bois et aux Champs-Élysées.

Goudal lui-même, Goudal, un des plus fidèlescauseurs de cinq à sept, Goudal était resté en partie fine, aupavillon d’Armenonville.

Le baccarat chômait, et au salon rouge, où serassemblaient ordinairement les colporteurs de nouvelles, il n’yavait que des joueurs de whist, fort mal informés, qui ne pensaientqu’aux impasses et aux renonces.

M.&|160;d’Argental en fut réduit à dîner avecdes gens qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait garded’interroger sur le problématique Américain du Helder.

En sortant de table, il se mit à lireconsciencieusement les journaux, dans l’espoir d’y trouver, auxfaits divers, des informations inédites sur le crime du pavillon,et, n’y trouvant rien de pareil, il se décida, vers dix heures, àreprendre, à pied cette fois, le chemin de la rue de Naples.

Maxime n’était pas encore de retour.

On eût dit que tous ceux que cherchait lecommandant s’étaient donné le mot pour disparaître.

–&|160;Que le diable les emporte tous&|160;!grommela-t-il, en guise de conclusion. Ils se débrouilleront biensans moi. Je ne veux plus me mêler de leurs affaires et je vais mecoucher.

Il ne se doutait pas qu’au moment même où ilrenonçait ainsi à les aider, le dénouement du drame approchait.

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