L’Œuvre

L’Œuvre

d’ Émile Zola
Chapitre 1

 

Claude passait devant l’Hôtel-de-Ville, et deux heures du matin sonnaient à l’horloge, quand l’orage éclata. Il s’était oublié à rôder dans les Halles, par cette nuit brûlante de juillet, en artiste flâneur, amoureux du Paris nocturne. Brusquement, les gouttes tombèrent si larges, si drues, qu’il prit sa course, galopa dégingandé, éperdu, le long du quai de la Grève. Mais, au pont Louis-Philippe, une colère de son essoufflement l’arrêta : il trouvait imbécile cette peur de l’eau ; et, dans les ténèbres épaisses, sous le cinglement de l’averse qui noyait les becs de gaz, il traversa lentement le pont, les mains ballantes.

Du reste, Claude n’avait plus que quelques pas à faire. Comme il tournait sur le quai de Bourbon, dans l’île Saint-Louis, un vif éclair illumina la ligne droite et plate des vieux hôtels rangés devant la Seine, au bord de l’étroite chaussée. La réverbération alluma les vitres des hautes fenêtres sans persiennes, on vit le grand air triste des antiques façades, avec des détails très nets,un balcon de pierre, une rampe de terrasse, la guirlande sculptée d’un fronton. C’était là que le peintre avait son atelier, dans lescombles de l’ancien hôtel du Martoy, à l’angle de la rue de laFemme-sans-Tête. Le quai entrevu était aussitôt retombé auxténèbres, et un formidable coup de tonnerre avait ébranlé lequartier endormi.

Arrivé devant sa porte, une vieille porte ronde et basse, bardéede fer, Claude, aveuglé par la pluie, tâtonna pour tirer le boutonde la sonnette ; et sa surprise fut extrême, il eut untressaillement en rencontrant dans l’encoignure, collé contre lebois, un corps vivant. Puis, à la brusque lueur d’un second éclair,il aperçut une grande jeune fille, vêtue de noir, et déjà trempée,qui grelottait de peur. Lorsque le coup de tonnerre les eut secouéstous les deux, il s’écria :

« Ah bien ! si je m’attendais… Qui êtes-vous ?que voulez-vous ? »

Il ne la voyait plus, il l’entendait seulement sangloter etbégayer.

« Oh ! monsieur, ne me faites pas du mal… C’est lecocher que j’ai pris à la gare, et qui m’a abandonnée près de cetteporte, en me brutalisant… Oui, un train a déraillé, du côté deNevers. Nous avons eu quatre heures de retard, je n’ai plus trouvéla personne qui devait m’attendre… Mon Dieu ! c’est lapremière fois que je viens à Paris, monsieur, je ne sais pas où jesuis… »

Un éclair éblouissant lui coupa la parole ; et ses yeuxdilatés parcoururent avec effarement ce coin de ville inconnue,l’apparition violâtre d’une cité fantastique. La pluie avait cessé.De l’autre côté de la Seine, le quai des Ormes alignait ses petitesmaisons grises, bariolées en bas par les boiseries des boutiques,découpant en haut leurs toitures inégales ; tandis quel’horizon élargi s’éclairait, à gauche jusqu’aux ardoises bleuesdes combles de l’Hôtel-de-Ville, à droite jusqu’à la coupoleplombée de Saint-Paul. Mais ce qui la suffoquait surtout, c’estl’encaissement de la rivière, la fosse profonde où la Seine coulaità cet endroit, noirâtre, des lourdes piles du pont Marie aux archeslégères du nouveau pont Louis-Philippe. D’étranges massespeuplaient l’eau, une flottille dormante de canots et d’yoles, unbateau-lavoir et une dragueuse, amarrés au quai ; puis,là-bas, contre l’autre berge, des péniches pleines de charbon, deschalands chargés de meulière, dominés par le bras gigantesque d’unegrue de fonte. Tout disparut.

« Bon ! une farceuse, pensa Claude, quelque gueuseflanquée à la rue et qui cherche un homme. »

Il avait la méfiance de la femme : cette histoired’accident, de train en retard, de cocher brutal, lui paraissaitune invention ridicule. La jeune fille, au coup de tonnerre,s’était renfoncée dans le coin de la porte, terrifiée.

« Vous ne pouvez pourtant pas coucher là », reprit-iltout haut.

Elle pleurait plus fort, elle balbutia :

« Monsieur, je vous en prie, conduisez-moi à Passy !…C’est à Passy que je vais. »

Il haussa les épaules : le prenait-elle pour un sot ?Machinalement, il s’était tourné vers le quai des Célestins, où setrouvait une station de fiacres. Pas une lueur de lanterne neluisait.

« À Passy, ma chère, pourquoi pas Versailles ?… Oùdiable voulez-vous qu’on pêche une voiture, à cette heure, et parun temps pareil ? »

Mais elle jeta un cri, un nouvel éclair l’avait aveuglée ;et, cette fois, elle venait de revoir la ville tragique dans unéclaboussement de sang. C’était une trouée immense, les deux boutsde la rivière s’enfonçant à perte de vue, au milieu des braisesrouges d’un incendie. Les plus minces détails apparurent, ondistingua les petites persiennes fermées du quai des Ormes, lesdeux fentes des rues de la Masure et du Paon-Blanc, coupant laligne des façades ; près du pont Marie, on aurait compté lesfeuilles des grands platanes, qui mettent là un bouquet de superbeverdure ; tandis que, de l’autre côté, sous le pontLouis-Philippe, au Mail, les toues alignées sur quatre rangsavaient flambé, avec les tas de pommes jaunes dont ellescraquaient. Et l’on vit encore les remous de l’eau, la cheminéehaute du bateau-lavoir, la chaîne immobile de la dragueuse, des tasde sable sur le port, en face, une complication extraordinaire dechoses, tout un monde emplissant l’énorme coulée, la fosse creuséed’un horizon à l’autre. Le ciel s’éteignit, le flot ne roula plusque des ténèbres, dans le fracas de la foudre.

« Oh ! mon Dieu ! c’est fini… Oh ! monDieu ! que vais-je devenir ? »

La pluie, maintenant, recommençait, si raide, poussée par un telvent, qu’elle balayait le quai, avec une violence d’écluselâchée.

« Allons, laissez-moi rentrer, dit Claude, ce n’est pastenable. »

Tous deux se trempaient. À la clarté vague du bec de gaz scelléau coin de la rue de la Femme-sans-Tête, il la voyait ruisseler, larobe collée à la peau, dans le déluge qui battait la porte. Unepitié l’envahit : il avait bien, un soir d’orage, ramassé unchien sur un trottoir ! Mais cela le fâchait de s’attendrir,jamais il n’introduisait de fille chez lui, il les traitait toutesen garçon qui les ignorait, d’une timidité souffrante qu’il cachaitsous une fanfaronnade de brutalité ; et celle-ci, vraiment, lejugeait trop bête, de le raccrocher de la sorte, avec son aventurede vaudeville. Pourtant, il finit par dire :

« En voilà assez, montons… Vous coucherez chezmoi. »

Elle s’effara davantage, elle se débattait.

« Chez vous, oh ! mon Dieu ! Non, non ;c’est impossible… Je vous en prie, monsieur, conduisez-moi à Passy,je vous en prie à mains jointes. »

Alors, il s’emporta. Pourquoi ces manières, puisqu’il larecueillait ? Déjà, deux fois, il avait tiré la sonnette.Enfin, la porte céda, et il poussa l’inconnue.

« Non, non, monsieur, je vous dis que non… »

Mais un éclair l’éblouit encore, et quand le tonnerre gronda,elle entra d’un bond, éperdue. La lourde porte s’était refermée,elle se trouvait sous un vaste porche, dans une obscuritécomplète.

« Madame Joseph, c’est moi ! » cria Claude à laConcierge.

Et, à voix basse, il ajouta :

« Donnez-moi la main, nous avons la cour àtraverser. »

Elle lui donna la main, elle ne résistait plus, étourdie,anéantie. De nouveau, ils passèrent sous la pluie diluvienne,courant côte à côte, violemment. C’était une cour seigneuriale,énorme, avec des arcades de pierre, confuses dans l’ombre. Puis,ils abordèrent à un vestibule, étranglé, sans porte ; et illui lâcha la main, elle l’entendit frotter des allumettes enjurant. Toutes étaient mouillées ; il fallut monter àtâtons.

« Prenez la rampe, et méfiez-vous, les marches sonthautes. »

L’escalier, très étroit, un ancien escalier de service, avaittrois étages démesurés, qu’elle gravit en butant, les jambescassées et maladroites. Ensuite, il la prévint qu’ils devaientsuivre un long corridor ; et elle s’y engagea derrière lui,les deux mains filant contre les murs, allant sans fin dans cecouloir, qui revenait vers la façade, sur le quai. Puis, ce fut denouveau un escalier, mais dans le comble celui-là, un étage demarches en bois qui craquaient, sans rampe, branlantes et raidescomme les planches mal dégrossies d’une échelle de meunier. Enhaut, le palier était si petit, qu’elle se heurta dans le jeunehomme, en train de chercher sa clef. Il ouvrit enfin.

« N’entrez pas, attendez. Autrement, vous vous cogneriezencore. »

Et elle ne bougea plus. Elle soufflait, le cœur battant, lesoreilles bourdonnant, achevée par cette montée dans le noir. Il luisemblait qu’elle montait depuis des heures, au milieu d’un teldédale, parmi une telle complication d’étages et de détours, quejamais elle ne redescendrait. Dans l’atelier, de gros pasmarchaient, des mains frôlaient, il y eut une dégringolade dechoses, accompagnée d’une sourde exclamation. La portes’éclaira.

« Entrez donc, ça y est. »

Elle entra, regarda sans voir. L’unique bougie pâlissait dans cegrenier, haut de cinq mètres, empli d’une confusion d’objets, dontles grandes ombres se découpaient bizarrement contre les murspeints en gris. Elle ne reconnut rien, elle leva les yeux vers labaie vitrée, sur laquelle la pluie battait avec un roulementassourdissant de tambour. Mais, juste à ce moment, un éclairembrasa le ciel, et le coup de tonnerre suivit de si près, que latoiture sembla se fendre. Muette, toute blanche, elle se laissatomber sur une chaise.

« Bigre ! murmura Claude, un peu pâle lui aussi, envoilà un qui n’a pas tapé loin… Il était temps, on est mieux icique dans la rue, hein ? »

Et il retourna vers la porte qu’il ferma bruyamment, à doubletour, pendant qu’elle le regardait faire, de son air stupéfié.

« Là ! nous sommes chez nous. »

D’ailleurs, c’était la fin, il n’y eut plus que des coupséloignés, bientôt le déluge cessa. Lui, qu’une gêne gagnait àprésent, l’avait examinée d’un regard oblique. Elle ne devait pasêtre trop mal, et jeune à coup sûr, vingt ans au plus. Celaachevait de le mettre en méfiance, malgré un doute inconscient quile prenait, une sensation vague qu’elle ne mentait peut-être pasabsolument. En tous cas, elle avait beau être maligne, elle setrompait, si elle croyait le tenir. Il exagéra son allure bourrue,il dit d’une grosse voix :

« Hein ? couchons-nous, ça nous séchera. »

Une angoisse la fit se lever. Elle aussi l’examinait, sans leregarder en face, et ce garçon maigre, aux articulations noueuses,à la forte tête barbue, redoublait sa peur, comme s’il était sortid’un conte de brigands, avec son chapeau de feutre noir et sonvieux paletot marron, verdi par les pluies. Elle murmura :

« Merci, je suis bien, je dormirai habillée.

– Comment, habillée, avec ces vêtements qui ruissellent !…Ne faites donc pas la bête, déshabillez-vous tout desuite. »

Et il bousculait des chaises, il écartait un paravent à moitiécrevé. Derrière, elle aperçut une table de toilette et un toutpetit lit de fer, dont il se mit à enlever le couvre-pieds.

« Non, non, monsieur, ce n’est pas la peine, je vous jureque je resterai là. »

Du coup, il entra en colère, gesticulant, tapant des poings.

« À la fin, allez-vous me ficher la paix ! Puisque jevous donne mon lit, qu’avez-vous à vous plaindre ?… Et nefaites pas l’effarouchée, c’est inutile. Moi, je coucherai sur ledivan. »

Il était revenu sur elle, d’un air de menace. Saisie, croyantqu’il voulait la battre, elle ôta son chapeau en tremblant. Parterre, ses jupes s’égouttaient. Lui, continuait de grogner.Pourtant, un scrupule parut le prendre ; et il lâcha enfin,comme une concession :

« Vous savez, si je vous répugne, je veux bien changer lesdraps. »

Déjà, il les arrachait, il les lançait sur le divan, à l’autrebout de l’atelier. Puis, il en tira une paire d’une armoire, et ilrefit lui-même le lit, avec une adresse de garçon habitué à cettebesogne. D’une main soigneuse, il bordait la couverture du côté dela muraille, il tapait l’oreiller, ouvrait les draps.

« Vous y êtes, au dodo, maintenant ! »

Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant sesdoigts égarés sur son corsage, sans se décider à le déboutonner, ill’enferma derrière le paravent. Mon Dieu ! que depudeur ! Vivement, il se coucha lui-même : les drapsétalés sur le divan, ses vêtements pendus à un vieux chevalet, etlui tout de suite allongé sur le dos. Mais, au moment de soufflerla bougie, il songea qu’elle ne verrait plus clair, il attendit.D’abord, il ne l’avait pas entendue remuer : sans doute elleétait demeurée toute droite à la même place, contre le lit de fer.Puis, à présent, il saisissait un petit bruit d’étoffe, desmouvements lents et étouffés, comme si elle s’y était reprise à dixfois, écoutant elle aussi, dans l’inquiétude de cette lumière quine s’éteignait pas. Enfin, après de longues minutes, le sommiercria faiblement, il se fit un grand silence.

« Êtes-vous bien, mademoiselle ? » demanda Clauded’une voix très adoucie.

Elle répondit d’un souffle à peine distinct, encore chevrotantd’émotion.

« Oui, monsieur, très bien.

– Alors, bonsoir.

– Bonsoir. »

Il souffla la lumière, le silence retomba, plus profond. Malgrésa lassitude, ses paupières bientôt se rouvrirent, une insomnie lelaissa les yeux en l’air, sur la baie vitrée. Le ciel étaitredevenu très pur, il voyait les étoiles étinceler, dans l’ardentenuit de juillet ; et, malgré l’orage, la chaleur restait siforte, qu’il brûlait, les bras nus, hors du drap. Cette fillel’occupait, un sourd débat bourdonnait en lui, le mépris qu’ilétait heureux d’afficher, la crainte d’encombrer son existence,s’il cédait, la peur de paraître ridicule, en ne profitant pas del’occasion ; mais le mépris finissait par l’emporter, il sejugeait très fort, il imaginait un roman contre sa tranquillité,ricanant d’avoir déjoué la tentation. Il étouffa davantage etsortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dansl’hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond dubraisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toutela chair vivante de la femme, qu’il adorait.

Puis, ses idées se brouillèrent davantage. Quefaisait-elle ? Longtemps, il l’avait crue endormie, car ellene soufflait même pas ; et, maintenant, il l’entendait seretourner, comme lui, avec d’infinies précautions, qui lasuffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tâchait deraisonner l’histoire qu’elle lui avait contée, frappé à cette heurede petits détails, devenu perplexe ; mais toute sa logiquefuyait, à quoi bon se casser le crâne inutilement ? Qu’elleeût dit la vérité ou qu’elle eût menti, pour ce qu’il voulait faired’elle, il s’en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait laporte : bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne sereverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les étoilespâlissaient, il parvint à s’endormir. Derrière le paravent, elle,malgré la fatigue écrasante du voyage, continuait à s’agiter,tourmentée par la lourdeur de l’air, sous le zinc chauffé dutoit ; et elle se gênait moins, elle eut une brusque secoussed’impatience nerveuse, un soupir irrité de vierge, dans le malaisede cet homme, qui dormait là, près d’elle.

Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupières. Ilétait très tard, une large nappe de soleil tombait de la baievitrée. C’était une de ses théories, que les jeunes peintres duplein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas lespeintres académiques, ceux que le soleil visitait de la flammevivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement l’avait faits’asseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couchésur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles desommeil, quand il aperçut, à moitié caché par le paravent, unpaquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait !Il prêta l’oreille, il entendit une respiration longue etrégulière, d’un bien-être d’enfant. Bon ! elle dormaittoujours, et si calme, que ce serait dommage de la réveiller. Ilrestait étourdi, il se grattait les jambes, ennuyé de cetteaventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gâter samatinée de travail. Son cœur tendre l’indignait, le mieux était dela secouer, pour qu’elle filât tout de suite. Cependant, il passaun pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointedes pieds.

Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet.Rien n’avait bougé, le petit souffle continua. Alors, il pensa quele mieux était de se remettre à son grand tableau : il feraitson déjeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne sedécidait point. Lui qui vivait là, dans un désordre abominable,était gêné par le paquet des jupes, glissées à terre. De l’eauavait coulé, les vêtements étaient trempés encore. Et, tout enétouffant des grognements, il finit par les ramasser, un à un, etpar les étendre sur des chaises, au grand soleil. S’il était permisde tout jeter ainsi à la débandade ! Jamais ça ne serait sec,jamais elle ne s’en irait ! Il tournait et retournaitmaladroitement ces chiffons de femme, s’embarrassait dans lecorsage de laine noire, cherchait à quatre pattes les bas, tombésderrière une vieille toile. C’étaient des bas de fil d’Écosse, d’ungris cendré, longs et fins, qu’il examina, avant de les pendre. Lebord de la robe les avait mouillés, eux aussi ; et il lesétira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plusvite.

Depuis qu’il était debout, Claude avait envie d’écarter leparavent et de voir. Cette curiosité, qu’il jugeait bête,redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement d’épauleshabituel, il empoignait ses brosses, lorsqu’il y eut des motsbalbutiés, au milieu d’un grand froissement de linges ; etl’haleine douce reprit, et il céda cette fois, lâchant lespinceaux, passant la tête. Mais ce qu’il aperçut, l’immobilisa,grave, extasié, murmurant :

« Ah ! fichtre !… Ah !fichtre !… »

La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres,venait de rejeter le drap ; et, anéantie sous l’accablementdes nuits sans sommeil, elle dormait, baignée de lumière, siinconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nudité pure.Pendant sa fièvre d’insomnie, les boutons des épaulettes de sachemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait,découvrant la gorge. C’était une chair dorée, d’une finesse desoie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflésde sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le brasdroit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sapoitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligned’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaientencore d’un manteau sombre.

« Ah ! fichtre ! elle est bigrementbien ! »

C’était ça, tout à fait ça, la figure qu’il avait inutilementcherchée pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince,un peu grêle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse sifraîche ! Et, avec ça, des seins déjà mûrs. Où diable lacachait-elle, la veille, cette gorge-là, qu’il ne l’avait pasdevinée ? Une vraie trouvaille !

Légèrement, Claude courut prendre sa boîte de pastel et unegrande feuille de papier. Puis, accroupi au bord d’une chaisebasse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit à dessiner, d’unair profondément heureux. Tout son trouble, sa curiosité charnelle,son désir combattu, aboutissaient à cet émerveillement d’artiste, àcet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchés.Déjà, il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissementde la neige des seins, éclairant l’ambre délicat des épaules. Unemodestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait lescoudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif etrespectueux. Cela dura près d’un quart d’heure, il s’arrêtaitparfois, clignait les yeux. Mais il avait peur qu’elle ne bougeât,il se remettait vite à la besogne, en retenant sa respiration, parcrainte de l’éveiller.

Cependant, de vagues raisonnements recommençaient à bourdonneren lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elleêtre ? À coup sûr, pas une gueuse, comme il l’avait pensé, carelle était trop fraîche. Mais pourquoi lui avait-elle conté unehistoire si peu croyable ? Et il imaginait d’autreshistoires : une débutante tombée à Paris avec un amant, quil’avait lâchée ; ou bien une petite bourgeoise débauchée parune amie, n’osant rentrer chez ses parents ; ou encore undrame plus compliqué, des perversions ingénues et extraordinaires,des choses effroyables qu’il ne saurait jamais. Ces hypothèsesaugmentaient son incertitude, il passa à l’ébauche du visage, enl’étudiant avec soin. Le haut était d’une grande bonté, d’unegrande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nezpetit, aux fines ailes nerveuses ; et l’on sentait le souriredes yeux sous les paupières, un sourire qui devait illuminer toutela face. Seulement, le bas gâtait ce rayonnement de tendresse, lamâchoire avançait, les lèvres trop fortes saignaient, montrant desdents solides et blanches. C’était comme un coup de passion, lapuberté grondante et qui s’ignorait, dans ces traits noyés, d’unedélicatesse enfantine.

Brusquement, un frisson courut, pareil à une moire sur le satinde sa peau. Peut-être avait-elle senti enfin ce regard d’homme quila fouillait. Elle ouvrit les paupières toutes grandes, elle poussaun cri.

« Ah ! mon Dieu ! »

Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon enmanches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux.Puis, dans un élan éperdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasade ses deux bras sur sa gorge, le sang fouetté d’une telle angoissepudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à lapointe de ses seins, en un flot rose.

« Eh bien, quoi donc ? cria Claude, mécontent, lecrayon en l’air, que vous prend-il ? »

Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serré aucou, pelotonnée, repliée sur elle-même, bossuant à peine lelit.

« Je ne vous mangerai pas peut-être… Voyons, soyezgentille, remettez-vous comme vous étiez. »

Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit parbégayer.

« Oh ! non, oh ! non, monsieur. »

Mais lui se fâchait peu à peu, dans une de ces brusques pousséesde colère dont il était coutumier. Cette obstination lui semblaitstupide.

« Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilàun grand malheur, si je sais comment vous êtes bâtie !… J’enai vu d’autres. »

Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout à fait, désespérédevant son dessin, jeté hors de lui par la pensée qu’il nel’achèverait pas, que la pruderie de cette fille l’empêcheraitd’avoir une bonne étude pour son tableau.

« Vous ne voulez pas, hein ? mais c’estimbécile ! Pour qui me prenez-vous ?… Est-ce que je vousai touchée, dites ? Si j’avais songé à des bêtises, j’auraiseu l’occasion belle, cette nuit… Ah ! ce que je m’en moque, machère ! Vous pouvez bien tout montrer… Et puis, écoutez, cen’est pas très gentil, de me refuser ce service, car enfin je vousai ramassée, vous avez couché dans mon lit. »

Elle pleurait plus fort, la tête cachée au fond del’oreiller.

« Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne voustourmenterais pas. »

Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sarudesse ; et il se tut, embarrassé, il la laissa se calmer unpeu ; ensuite, il recommença, d’une voix très douce :

« Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus…Seulement, si vous saviez ! J’ai là une figure de mon tableauqui n’avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note !Moi, quand il s’agit de cette sacrée peinture, j’égorgerais père etmère. N’est-ce pas ? vous m’excusez… Et, tenez ! si vousétiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non,restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas letorse ! La tête, rien que la tête ! Si je pouvais finirla tête, au moins !… De grâce, soyez aimable, remettez votrebras comme il était, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous,oh ! reconnaissant toute ma vie ! »

À cette heure, il suppliait, il agitait pitoyablement soncrayon, dans l’émotion de son gros désir d’artiste. Du reste, iln’avait pas bougé, toujours accroupi sur la chaise basse, loind’elle. Alors, elle se risqua, découvrit son visage apaisé. Quepouvait-elle faire ? Elle était à sa merci, et il avait l’airsi malheureux ! Pourtant, elle eut une hésitation, unedernière gêne. Et, lentement, sans dire un mot, elle sortit sonbras nu, elle le glissa de nouveau sous sa tête, en ayant bien soinde tenir, de son autre main, restée cachée, la couverture tamponnéeautour de son cou.

« Ah ! que vous êtes bonne !… Je vais medépêcher, vous serez libre tout de suite. »

Il s’était courbé sur son dessin, il ne lui jetait plus que cesclairs regards du peintre, pour qui la femme a disparu, et qui nevoit que le modèle. D’abord, elle était redevenue rose, lasensation de son bras nu, de ce peu d’elle-même qu’elle auraitmontré ingénument dans un bal, l’emplissait là de confusion. Puis,ce garçon lui parut si raisonnable, qu’elle se tranquillisa, lesjoues refroidies, la bouche détendue en un vague sourire deconfiance. Et, entre ses paupières mi-closes, elle l’étudiait à sontour. Comme il l’avait terrifiée depuis la veille, avec sa fortebarbe, sa grosse tête, ses gestes emportés ! Il n’était paslaid pourtant, elle découvrait au fond de ses yeux bruns une grandetendresse, tandis que son nez la surprenait, lui aussi, un nezdélicat de femme, perdu dans les poils hérissés des lèvres. Unpetit tremblement d’inquiétude nerveuse le secouait, unecontinuelle passion qui semblait faire vivre le crayon au bout deses doigts minces, et dont elle était très touchée, sans savoirpourquoi. Ce ne pouvait être un méchant, il ne devait avoir que labrutalité des timides. Tout cela, elle ne l’analysait pas trèsbien, mais elle le sentait, elle se mettait à l’aise, comme chez unami.

L’atelier, il est vrai, continuait à l’effarer un peu. Elle yjetait des regards prudents, stupéfaite d’un tel désordre et d’untel abandon. Devant le poêle, les cendres du dernier hivers’amoncelaient encore. Outre le lit, la petite table de toilette etle divan, il n’y avait d’autres meubles qu’une vieille armoire dechêne disloquée, et qu’une grande table de sapin, encombrée depinceaux, de couleurs, d’assiettes sales, d’une lampe àesprit-de-vin, sur laquelle était restée une casserole, barbouilléede vermicelle. Des chaises dépaillées se débandaient, parmi deschevalets boiteux. Près du divan, la bougie de la veille traînaitpar terre, dans un coin du parquet, qu’on devait balayer tous lesmois ; et il n’y avait que le coucou, un coucou énorme,enluminé de fleurs rouges, qui parût gai et propre, avec sontic-tac sonore. Mais ce dont elle s’effrayait surtout, c’était desesquisses pendues aux murs, sans cadres, un flot épais d’esquissesqui descendait jusqu’au sol, où il s’amassait en un éboulement detoiles jetées pêle-mêle. Jamais elle n’avait vu une si terriblepeinture, rugueuse, éclatante, d’une violence de tons qui lablessait comme un juron de charretier, entendu sur la porte d’uneauberge. Elle baissait les yeux, attirée pourtant par un tableauretourné, le grand tableau auquel travaillait le peintre, et qu’ilpoussait chaque soir vers la muraille, afin de le mieux juger lelendemain, dans la fraîcheur du premier coup d’œil. Que pouvait-ilcacher, celui-là, pour qu’on n’osât même pas le montrer ? Et,au travers de la vaste pièce, la nappe de brûlant soleil, tombéedes vitres, voyageait, sans être tempérée par le moindre store,coulant ainsi qu’un or liquide sur tous ces débris de meuble, dontelle accentuait l’insoucieuse misère.

Claude finit par trouver le silence lourd. Il voulut dire unmot, n’importe quoi, dans l’idée d’être poli, et surtout pour ladistraire de la pose. Mais il eut beau chercher, il n’imagina quecette question :

« Comment vous nommez-vous ? »

Elle ouvrit les yeux qu’elle avait fermés, comme reprise desommeil.

« Christine. »

Alors, il s’étonna. Lui non plus, n’avait pas dit son nom.Depuis la veille, ils étaient là, côte à côte, sans seconnaître.

« Moi, je me nomme Claude. »

Et, l’ayant regardée à ce moment, il la vit qui éclatait d’unjoli rire. C’était l’échappée joueuse d’une grande fille encoregamine. Elle trouvait drôle cet échange tardif de leurs noms. Puisune autre idée l’amusa.

« Tiens ! Claude, Christine, ça commence par la mêmelettre. »

Le silence retomba. Il clignait les paupières, s’oubliait, sesentait à bout d’imagination. Mais il crut remarquer en elle unmalaise d’impatience, et dans la terreur qu’elle ne bougeât, ilreprit au hasard, pour l’occuper :

« Il fait un peu chaud. »

Cette fois, elle étouffa son rire, cette gaieté native quirenaissait et partait malgré elle, depuis qu’elle se rassurait. Lachaleur devenait si forte, qu’elle était dans le lit comme dans unbain, la peau moite et pâlissante, de la pâleur laiteuse descamélias.

« Oui, un peu chaud », répondit-elle sérieusement,tandis que ses yeux s’égayaient.

Claude, alors, conclut de son air bonhomme :

« C’est ce soleil qui entre. Mais, bah ! ça fait dubien, un bon coup de soleil dans la peau… Dites donc, cette nuit,nous aurions eu besoin de ça, sous la porte. »

Tous deux éclatèrent, et lui, enchanté d’avoir découvert enfinun sujet de conversation, la questionna sur son aventure, sanscuriosité, se souciant peu au fond de savoir la vérité vraie,uniquement désireux de prolonger la séance.

Christine, simplement, en quelques paroles, conta les choses.C’était la veille au matin qu’elle avait quitté Clermont, pourvenir à Paris, où elle allait entrer comme lectrice chez la veuved’un général, Mme Vanzade, une vieille dame trèsriche, qui habitait Passy. Le train, réglementairement, arrivait àneuf heures dix, et toutes les précautions étaient prises, unefemme de chambre devait l’attendre, on avait même fixé par lettresun signe de reconnaissance, une plume grise à son chapeau noir.Mais voilà que son train était tombé, un peu au-dessus de Nevers,sur un train de marchandises, dont les voitures déraillées etbrisées obstruaient la voie. Alors avait commencé une série decontre-temps et de retards, d’abord une interminable pause dans leswagons immobiles, puis l’abandon forcé de ces wagons, les bagageslaissés là en arrière, les voyageurs obligés de faire troiskilomètres à pied pour atteindre une station, où l’on s’étaitdécidé à former un train de sauvetage. On avait perdu deux heures,et deux autres furent perdues encore, dans le trouble quel’accident occasionnait, d’un bout à l’autre de la ligne ; sibien qu’on était entré en gare avec quatre heures de retard, à uneheure du matin seulement.

« Pas de chance ! interrompit Claude, toujoursincrédule, combattu pourtant, surpris de la façon aisée donts’arrangeaient les complications de cette histoire. Et,naturellement, personne ne vous attendait plus ? »

En effet, Christine n’avait pas trouvé la femme de chambre deMme Vanzade, qui sans doute s’était lassée. Et elledisait son émoi dans la gare de Lyon, cette grande halle inconnue,noire, vide, bientôt déserte, à cette heure avancée de la nuit.D’abord, elle n’avait point osé prendre une voiture, se promenantavec son petit sac, espérant que quelqu’un viendrait. Puis, elles’était décidée, mais trop tard, car il n’y avait plus là qu’uncocher très sale, empestant le vin, qui rôdait autour d’elle, ens’offrant d’un air goguenard.

« Oui, un rouleur, reprit Claude, intéressé maintenant,comme s’il eût assisté à la réalisation d’un conte bleu. Et vousêtes montée dans sa voiture ? »

Les yeux au plafond, Christine continua, sans quitter lapose :

« C’est lui qui m’a forcée. Il m’appelait sa petite, il mefaisait peur… Quand il a su que j’allais à Passy, il s’est fâché,il a fouetté son cheval si fort, que j’ai dû me cramponner auxportières. Puis, je me suis rassurée un peu, le fiacre roulaitdoucement dans des rues éclairées, je voyais du monde sur lestrottoirs. Enfin, j’ai reconnu la Seine. Je ne suis jamais venue àParis, mais j’avais regardé un plan… Et je pensais qu’il fileraittout le long des quais, lorsque j’ai été reprise de peur, enm’apercevant que nous passions sur un pont. Justement, la pluiecommençait, le fiacre qui avait tourné dans un endroit très noir,s’est brusquement arrêté. C’était le cocher qui descendait de sonsiège et qui voulait entrer avec moi dans la voiture… Il disaitqu’il pleuvait trop… »

Claude se mit à rire. Il ne doutait plus, elle ne pouvaitinventer ce cocher-là. Comme elle se taisait,embarrassée :

« Bon ! bon ! le farceur plaisantait.

– Tout de suite, j’ai sauté sur le pavé, par l’autre portière.Alors, il a juré, il m’a dit que nous étions arrivés et qu’ilm’arracherait mon chapeau, si je ne le payais pas… La pluie tombaità torrents, le quai était absolument désert. Je perdais la tête,j’ai sorti une pièce de cinq francs, et il a fouetté son cheval, etil est parti en emportant mon petit sac, où il n’y avaitheureusement que deux mouchoirs, une moitié de brioche et la clefde ma malle, restée en route.

– Mais on prend le numéro de la voiture ! » cria lepeintre indigné.

Maintenant, il se souvenait d’avoir été frôlé par un fiacrefuyant à toutes roues, comme il traversait le pont Louis-Philippe,dans le ruissellement de l’orage. Et il s’émerveillait del’invraisemblance de la vérité, souvent. Ce qu’il avait imaginé,pour être simple et logique, était tout bonnement stupide, à côtéde ce cours naturel des infinies combinaisons de la vie.

« Vous pensez si j’étais heureuse, sous cette porte !acheva Christine. Je savais bien que je n’étais pas à Passy,j’allais donc coucher la nuit là, dans ce Paris terrible. Et cestonnerres, et ces éclairs, oh ! ces éclairs tout bleus, toutrouges, qui me montraient des choses à fairetrembler ! »

Ses paupières de nouveau s’étaient closes, un frisson pâlit sonvisage, elle revoyait la cité tragique, cette trouée des quaiss’enfonçant dans des rougeoiements de fournaise, ce fossé profondde la rivière roulant des eaux de plomb, encombré de grands corpsnoirs, de chalands pareils à des baleines mortes, hérissé de gruesimmobiles, qui allongeaient des bras de potence. Était-ce donc làune bienvenue ?

Il y eut un silence. Claude s’était remis à son dessin. Maiselle remua, son bras s’engourdissait.

« Le coude un peu rabattu, je vous prie. »

Puis, d’un air d’intérêt, pour s’excuser :

« Ce sont vos parents qui doivent être dans la désolation,s’ils ont appris la catastrophe.

– Je n’ai pas de parents.

– Comment ! ni père, ni mère… Vous êtes seule ?

– Oui, toute seule. »

Elle avait dix-huit ans, et elle était née à Strasbourg, parhasard, entre deux changements de garnison de son père, lecapitaine Hallegrain. Comme elle entrait dans sa douzième année, cedernier, un Gascon de Montauban, était mort à Clermont, où uneparalysie des jambes l’avait forcé de prendre sa retraite. Pendantprès de cinq ans, sa mère, qui était Parisienne, avait vécu là-bas,en province, ménageant sa maigre pension, travaillant, peignant deséventails, pour achever d’élever sa fille en demoiselle ; et,depuis quinze mois, elle était morte à son tour, la laissant seuleau monde, sans un sou, avec l’unique amitié d’une religieuse, lasupérieure des Sœurs de la Visitation, qui l’avait gardée dans sonpensionnat. C’était du couvent qu’elle arrivait tout droit, lasupérieure ayant fini par lui trouver cette place de lectrice, chezsa vieille amie, Mme Vanzade, devenue presqueaveugle.

Claude restait muet, à ces nouveaux détails. Ce couvent, cetteorpheline bien élevée, cette aventure qui tournait au romanesque,le rendaient à son embarras, à sa maladresse de gestes et deparoles. Il ne travaillait plus, les yeux baissés sur soncroquis.

« C’est joli, Clermont ? demanda-t-il enfin.

– Pas beaucoup, une ville noire… Puis, je ne sais guère, jesortais à peine. »

Elle s’était accoudée, elle continua très bas, comme se parlantà elle-même, d’une voix encore brisée des sanglots de sondeuil :

« Maman, qui n’était pas forte, se tuait à la besogne… Elleme gâtait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais desprofesseurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étaistombée malade, puis je n’écoutais pas, toujours à rire, le sang àla tête… La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les brasau piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux… »

Il leva la tête, il l’interrompit d’une exclamation.

« Vous savez peindre !

– Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout… Maman, qui avaitbeaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et jel’aidais parfois pour les fonds de ses éventails… Elle en peignaitde si beaux ! »

Elle eut, malgré elle, un regard autour de l’atelier, sur lesesquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dansses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cettepeinture brutale. De loin, elle voyait à l’envers l’étude que lepeintre avait ébauchée d’après elle, si consternée des tonsviolents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’ellen’osait demander à la regarder de près. D’ailleurs, mal à l’aisedans ce lit où elle brûlait, elle s’agitait, tourmentée de l’idéede s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient unsonge depuis la veille.

Sans doute, Claude eut conscience de cet énervement. Une brusquehonte l’emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit trèsvite :

« Merci bien de votre complaisance, mademoiselle…Pardonnez-moi, j’ai abusé, vraiment… Levez-vous, levez-vous, jevous en prie. Il est temps d’aller à vos affaires. »

Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas,rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu’ils’empressait devant elle, il lui répétait de se lever. Puis, il eutun geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout del’atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fitranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pût sauter du lit etse vêtir, sans craindre d’être écoutée.

Au milieu du tapage qu’il déchaînait, il n’entendait pas unevoix hésitante.

« Monsieur, monsieur… »

Enfin, il tendit l’oreille.

« Monsieur, si vous étiez assez obligeant… Je ne trouve pasmes bas. »

Il se précipita. Où avait-il la tête ? que voulait-ilqu’elle devînt, en chemise derrière ce paravent, sans les bas etles jupes qu’il avait étendus au soleil ? Les bas étaientsecs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il lespassa par-dessus la mince cloison, et il aperçut une dernière foisle bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuiteles jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que lechapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlaitplus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruitsdiscrets d’eau remuée. Mais lui, continuait de s’occuperd’elle.

« Le savon est dans une soucoupe, sur la table… Ouvrez letiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre…Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai lebroc. »

L’idée qu’il retombait dans ses maladresses, l’exaspéra tout àcoup.

« Allons, voilà que je vous embête encore !… Faitescomme chez vous. »

Il retourna à son ménage. Un débat l’agitait. Devait-il luioffrir à déjeuner ? Il était difficile de la laisser partirainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdredécidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoirallumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit àfaire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distingué, sourdementhonteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’ilbaignait d’huile, à la mode du Midi. Mais il émiettait encore lechocolat dans la casserole, lorsqu’il eut uneexclamation :

« Comment ! déjà ! »

C’était Christine qui repoussait le paravent et quiapparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée,boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardaitmême pas l’humidité de l’eau, son lourd chignon se tordait sur sanuque, sans qu’une mèche dépassât. Et Claude restait béant devantce miracle de promptitude, cet entrain de petite ménagère às’habiller vite et bien.

« Ah ! fichtre, si vous faites tout commeça ! »

Il la trouvait plus grande et plus belle qu’il n’aurait cru. Cequi le frappait surtout, c’était son air de tranquille décision.Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu’au sortir dece lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eût remis sonarmure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardaitdroit dans les yeux. Et il dit ce qu’il hésitait encore àdire :

« Vous allez déjeuner avec moi, n’est-cepas ? »

Mais elle refusa.

« Non, merci… Je vais courir à la gare, où ma malle estsûrement arrivée, et je me ferai conduire ensuite àPassy. »

Vainement, il lui répéta qu’elle devait avoir faim, que cen’était guère raisonnable, de sortir ainsi sans manger.

« Alors, je descends vous chercher un fiacre.

– Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine.

– Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage à pied.Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu’à la station devoitures, puisque vous ne connaissez point Paris.

– Non, non, je n’ai pas besoin de vous… Si vous voulez êtreaimable, laissez-moi m’en aller toute seule. »

C’était un parti pris. Sans doute, elle se révoltait à l’idéed’être rencontrée avec un homme, même par des inconnus : elletairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenirde l’aventure. Lui, d’un geste de colère, affecta de l’envoyer audiable. Bon débarras ! ça l’arrangeait de ne pas descendre. Etil demeurait blessé au fond, il la trouvait ingrate.

« Comme il vous plaira, après tout. Je n’emploierai pas laforce. »

À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissafinement les coins délicats de ses lèvres. Elle ne dit rien ;elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis,n’en trouvant pas, elle se décida à nouer les brides au petitbonheur des doigts. Les coudes levés, elle roulait, tirait lesrubans sans hâte, le visage dans le reflet doré du soleil. Surpris,Claude ne reconnaissait plus les traits d’une douceur enfantinequ’il venait de dessiner : le haut semblait noyé, le frontlimpide, les yeux tendres ; c’était à présent le bas quiavançait, la mâchoire passionnée, la bouche saignante, aux bellesdents. Et toujours ce sourire énigmatique des jeunes filles, quiraillait peut-être.

« En tous cas, reprit-il, agacé, je ne pense pas que vousayez un reproche à me faire. »

Alors, elle ne put retenir son rire, un léger rire nerveux.

« Non, non, monsieur, pas le moindre. »

Il continuait à la regarder, rendu au combat de ses timidités etde ses ignorances, craignant d’avoir été ridicule. Que savait-elledonc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les fillessavent en pension, tout et rien. C’est l’insondable, l’obscureéclosion de la chair et du cœur, où personne ne descend. Dans celieu libre d’artiste, cette pudique sensuelle venait-elle des’éveiller, avec sa curiosité et sa crainte confuses del’homme ? Maintenant qu’elle ne tremblait plus, avait-elle lasurprise un peu méprisante d’avoir tremblé pour rien ?Quoi ! pas une galanterie, pas même un baiser sur le bout desdoigts ! L’indifférence bourrue de ce garçon, qu’elle avaitsentie, devait irriter en elle la femme qu’elle n’était pasencore ; et elle s’en allait ainsi, changée, énervée, faisantla brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des chosesinconnues et terribles qui n’étaient pas arrivées.

« Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que lastation de voitures est au bout du pont, sur l’autrequai ?

– Oui, à l’endroit où il y a un bouquet d’arbres. »

Elle avait achevé de nouer ses brides, elle était prête, gantée,les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle.Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur,elle eut envie de demander à la voir, puis elle n’osa pas. Rien nela retenait plus, elle avait pourtant l’air de chercher encore,comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose,une chose qu’elle n’aurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea versla porte.

Claude l’ouvrit, et un petit pain, posé debout, tomba dansl’atelier.

« Vous voyez, dit-il, vous auriez dû déjeuner avec moi.C’est ma concierge qui me monte ça tous les matins. »

Elle refusa de nouveau d’un signe de tête. Sur le palier, ellese retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire étaitrevenu, elle tendit la main la première.

« Merci, merci bien. »

Il avait pris la petite main gantée dans sa main large, tachéede pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serréesétroitement, se secouant en bonne amitié. La jeune fille luisouriait toujours, il avait sur les lèvres une question !« Quand vous reverrai-je ? » Mais une hontel’empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea samain.

« Adieu, monsieur.

– Adieu, mademoiselle. »

Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l’échelle demeunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement,rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant trèshaut :

« Ah ! ces tonnerres de Dieu defemmes ! »

Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres.Tout en bousculant du pied les meubles qu’il rencontrait, ilcontinuait de se soulager, à pleine voix. Comme il avait raison dene jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-là n’étaientbonnes qu’à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui luiassurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s’était pasabominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bêtise decroire des contes à dormir debout : tous ses doutesrevenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, nil’accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que deshistoires pareilles arrivaient ? D’ailleurs, elle avait unebouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer.Encore, s’il eût compris pourquoi elle mentait ! mais non, desmensonges sans profit, inexplicables, l’art pour l’art !Ah ! elle riait bien, à cette heure !

Violemment, il replia le paravent et l’envoya dans un coin. Elleavait dû lui en laisser un désordre ! Et, quand il constataque tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette,le savon, il s’emporta, parce qu’elle n’avait pas fait le lit. Ilse mit à le faire, d’un effort exagéré, saisit à pleins bras lematelas tiède encore, tapa des deux poings l’oreiller odorant,étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse quimontaient des linges. Ensuite, il se débarbouilla à grande eau,pour se rafraîchir les tempes ; et, dans la serviette humide,il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont ladouceur éparse, errante par l’atelier, l’oppressait. Ce fut enjurant qu’il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, sienragé de peindre, qu’il avalait en hâte de grosses bouchées depain.

« Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. C’est lachaleur qui me rend malade. »

Le soleil s’en était allé, il faisait moins chaud.

Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respirad’un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé quientrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et ils’oublia longtemps à la regarder.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer