Louis Lambert

Louis Lambert

d’ Honoré de Balzac

DEDICACE

Et nunc et semper dilectae dicatum.

Louis Lambert naquit, en 1797, à Montoire, petite ville du Vendômois, où son père exploitait une tannerie de médiocre importance et comptait faire de lui son successeur; mais les dispositions qu’il manifesta prématurément pour l’étude modifièrent l’arrêt paternel. D’ailleurs le tanneur et sa femme chérissaient Louis comme on chérit un fils unique et ne le contrariaient enrien. L’Ancien et le Nouveau Testament étaient tombés entre les mains de Louis à l’âge de cinq ans ; et ce livre, où sont contenus tant de livres, avait décidé de sa destinée. Cette enfantine imagination comprit-elle déjà la mystérieuse profondeur des Ecritures, pouvait-elle déjà suivre l’Esprit-Saint dans son vol à travers les mondes, s’éprit-elle seulement des romanesques attraits qui abondent en ces poèmes tout orientaux; ou, dans sa première innocence, cette âme sympathisa-t-elle avec le sublime religieux que des mains divines ont épanché dans ce livre ;!Pour quelques lecteurs, notre récit résoudra ces questions. Un fait résulta de cette première lecture de la Bible : Louis allait partout Montoire, y quêtant des livres qu’il obtenait à la faveur de ces séductions dont le secret n’appartient qu’aux enfants, etaux quelles personne ne sait résister. En se livrant à ces études,dont le cours n’était dirigé par personne, il atteignit sa dixièmeannée. A cette époque, les remplaçants étaient rares; déjàplusieurs familles riches les retenaient d’avance pour n’en pas manquer au moment du tirage. Le peu de fortune des pauvres tanneurs ne leur permettant pas d’acheter un homme à leur fils, ilstrouvèrent dans l’état ecclésiastique le seul moyen que leurlaissât la loi de le sauver de la conscription, et ilsl’envoyèrent, en 1807, chez son oncle maternel, curé de Mer, autrepetite ville située sur la Loire, près de Blois. Ce partisatisfaisait tout à la fois la passion de Louis pour la science etle désir qu’avaient ses parents de ne point l’exposer aux hasardsde la guerre. Ses goûts studieux et sa précoce intelligencedonnaient d’ailleurs l’espoir de lui voir faire une grande fortunedans l’Eglise. Après être resté pendant environ trois ans chez sononcle, vieil oratorien assez instruit, Louis en sortit aucommencement de 1811 pour entrer au collége de Vendôme, où il futmis et entretenu aux frais de madame de Staël.

Lambert dut la protection de cette femme célèbre au hasard ousans doute à la Providence qui sait toujours aplanir les voies augénie délaissé. Mais pour nous, de qui les regards s’arrêtent à lasuperficie des choses humaines, ces vicissitudes, dont tantd’exemples nous sont offerts dans la vie des grands hommes, nesemblent être que le résultat d’un phénomène tout physique&|160;;et, pour la plupart des biographes, la tête d’un homme de génietranche sur une masse de figures enfantines comme une belle plantequi par son éclat attire dans les champs les yeux du botaniste.Cette comparaison pourrait s’appliquer à l’aventure de LouisLambert : il venait ordinairement passer dans la maison paternellele temps que son oncle lui accordait pour ses vacances&|160;; maisau lieu de s’y livrer, selon l’habitude des écoliers, aux douceursde ce bon farniente qui nous affriole à tout âge, il emportait dèsle matin du pain et des livres&|160;; puis il allait lire etméditer au fond des bois pour se dérober aux remontrances de samère, à laquelle de si constances études paraissaient dangereuses.Admirable instinct de mère&|160;! Dès ce temps, la lecture étaitdevenue chez Louis une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir: il dévorait des livres de tout genre, et se repaissaitindistinctement d’oeuvres religieuses, d’histoire, de philosophieet de physique. Il m’a dit avoir éprouvé d’incroyables délices enlisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, et je l’aicru volontiers. Quel écolier n’a maintes fois trouvé du plaisir àchercher le sens probable d’un substantif inconnu&|160;? L’analysed’un mot, sa physionomie, son histoire étaient pour Lambertl’occasion d’une longue rêverie. Mais ce n’était pas la rêverie

instinctive par laquelle un enfant n’habitue aux phénomènes dela vie, s’enhardit aux perceptions ou morales ou physiques&|160;;culture involontaire, qui plus tard porte ses fruits et dansl’entendement et dans le caractère&|160;; non, Louis embrassait lesfaits, il les expliquait après en avoir recherché tout à la fois leprincipe et la fin avec une perspicacité de sauvage. Aussi, par unde ces jeux effrayants auxquels se plaît parfois la Nature, et quiprouvait l’anomalie de son existence, pouvait-il dès l’âge dequatorze ans émettre facilement des idées dont la profondeur ne m’aété révélée que longtemps après.

— Souvent, me dit-il, en parlant de ses lectures, j’ai accomplide délicieux voyages, embarqué sur un mot dans les abîmes du passé,comme l’insecte qui flotte au gré d’un fleuve sur quelque brind’herbe. Parti de la Grèce, j’arrivais à Rome et traversaisl’étendue des âges modernes. Quel beau livre ne composerait-on pasen racontant la vie et les aventures d’un mot&|160;? sans doute ila reçu diverses impressions des événements auxquels il aservi&|160;; selon les lieux il a réveillé des idéesdifférentes&|160;; mais n’est-il pas plus grand encore à considérersous le triple aspect de l’âme, du corps et du mouvement&|160;? Ale regarder, abstraction faite de ses fonctions, de ses effets etde ses actes, n’y a-t-il pas de quoi tomber dans un océan deréflexions&|160;? La plupart des mots ne sont-ils pas teints del’idée qu’ils représentent extérieurement&|160;? à quel géniesont-ils dus&|160;! S’il faut une grande intelligence pour créer unmot, quel âge a donc la parole humaine&|160;? L’assemblage deslettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot,dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, desêtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliqueraphilosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de lapensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, deshiéroglyphes à l’alphabet, de l’alphabet à l’éloquence écrite, dontla beauté réside dans une suite d’images classées par les rhéteurs,et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée&|160;? L’antiquepeinture des idées humaines configurées par les formes zoologiquesn’aurait-elle pas déterminé les premiers signes dont s’est servil’Orient pour écrire ses langages&|160;? Puis n’aurait-elle pastraditionnellement laissé quelques vestiges dans nos languesmodernes, qui toutes se sont partagé les débris du verbe primitifdes nations, verbe majestueux et solennel, dont la majesté, dont lasolennité décroissent à mesure que vieillissent les sociétés&|160;;dont les

retentissements si sonores dans la Bible hébraïque, si beauxencore dans la Grèce, s’affaiblissent à travers les progrès de noscivilisations successives&|160;? Est-ce à cet ancien Esprit quenous devons les mystères enfouis dans toute parole humaine&|160;?N’existe-t-il pas dans le mot VRAI une sorte de rectitudefantastique&|160;? ne se trouve-t-il pas dans le son bref qu’ilexige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vraien toute chose&|160;? Celte syllabe respire je ne sais quellefraîcheur. J’ai pris pour exemple la formule d’une idée abstraite,ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît tropfacile à comprendre, comme celui de VOL, où tout parle aux sens.N’en est-il pas ainsi de chaque verbe&|160;? tous sont empreintsd’un vivant pouvoir qu’ils tiennent de l’âme, et qu’ils luirestituent par les mystères d’une action et d’une réactionmerveilleuse entre la parole et la pensée. Ne dirait-on pas d’unamant qui puise sur les lèvres de sa maîtresse autant d’amour qu’ilen communique&|160;? Par leur seule physionomie, les mots ranimentdans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent devêtement. Semblables à tous les êtres, ils n’ont qu’une place oùleurs propriétés puissent pleinement agir et se développer. Mais cesujet comporte peut-être une science tout entière&|160;! Et ilhaussait les épaules comme pour me dire : Nous sommes et tropgrands et trop petits&|160;!

La passion de Louis pour la lecture avait été d’ailleurs fortbien servie. Le curé de Mer possédait environ deux à trois millevolumes. Ce trésor provenait des pillages faits pendant larévolution dans les abbayes et les châteaux voisins. En sa qualitéde prêtre assermenté, le bonhomme avait pu choisir les meilleursouvrages parmi les collections précieuses qui furent alors venduesau poids. En trois ans, Louis Lambert s’était assimilé la substancedes livres qui, dans la bibliothèque de son oncle, méritaientd’être lus. L’absorption des idées par la lecture était devenuechez lui un phénomène curieux&|160;; son oeil embrassait sept àhuit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec unevélocité pareille à celle de son regard&|160;; souvent même un motdans la phrase suffisait pour lui en faire saisir le suc. Samémoire était prodigieuse. Il se souvenait avec une même fidélitédes pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexionou la conversation lui avaient suggérées. Enfin il possédait toutesles mémoires : celles des lieux, des noms, des mois, des choses etdes figures. Non-seulement il se rappelait les objets àvolonté&|160;; mais encore il les revoyait en lui-même situés,

éclairés, colorés comme ils l’étaient au moment où il les avaitaperçus. Cette puissance s’appliquait également aux actes les plusinsaisissables de l’entendement. Il se souvenait, suivant sonexpression, non-seulement du gisement des pensées dans le livre oùil les avait prises, mais encore des dispositions de son âme à desépoques éloignées. Par un privilége inouï, sa mémoire pouvait donclui retracer les progrès et la vie entière de son esprit, depuisl’idée la plus anciennement acquise jusqu’à la dernière éclose,depuis la plus confuse jusqu’à la plus lucide. Son cerveau, habituéjeune encore au difficile mécanisme de la concentration des forceshumaines, tirait de ce riche dépôt une foule d’images admirables deréalité, de fraîcheur, desquelles il se nourrissait pendant ladurée de ses limpides contemplations.

— Quand je le veux, me disait-il dans son langage auquel lestrésors du souvenir communiquaient une hâtive originalité, je tireun voile sur mes yeux. Soudain je rentre en moi-même, et j’y trouveune chambre noire où les accidents de la nature viennent sereproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ilssont d’abord apparus à mes sens extérieurs.

A l’âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuelexercice de ses facultés, s’était développée au point de luipermettre d’avoir des notions si exactes sur les choses qu’ilpercevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans sonâme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellementvues&|160;; soit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût douéd’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait lanature.

— En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il unjour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les crisdes combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient lesentrailles&|160;; je sentais la poudre, j’entendais le bruit deschevaux et la voix des hommes&|160;; j’admirais la plaine où seheurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteurdu Santon. Ce spectacle me semblait effrayant comme une page del’Apocalypse.

Quand il employait ainsi toutes ses forces dans une lecture, ilperdait en quelque sorte la conscience de sa vie physique, etn’existait plus que par le jeu tout-puissant de ses organesintérieurs dont la portée s’était démesurément étendue : illaissait, suivant son expression, l’espace derrière lui. Mais je neveux pas anticiper sur les phases intellectuelles de sa vie. Malgrémoi déjà, je

viens d’intervertir l’ordre dans lequel je dois déroulerl’histoire de cet homme qui transporta toute son action dans sapensée, comme d’autres placent toute leur vie dans l’action.

Un grand penchant l’entraînait vers les ouvrages mystiques. —Abyssus abyssum, me disait-il. Notre esprit est un abîme qui seplaît dans les abîmes. Enfants, hommes, vieillards, nous sommestoujours friands de mystères, sous quelque forme qu’ils seprésentent. Cette prédilection lui fut fatale, s’il est permistoutefois de juger sa vie selon les lois ordinaires, et de toiserle bonheur d’autrui avec la mesure du nôtre, ou d’après lespréjugés sociaux. Ce goût pour les choses du ciel, autre locutionqu’il employait souvent, ce mens divinior était dû peut-être àl’influence exercée sur son esprit par les premiers livres qu’illut chez son oncle. Sainte Thérèse et madame Guyon lui continuèrentla Bible, eurent les prémices de son adulte intelligence, etl’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à lafois et le moyen et le résultat. Cette étude, ce goût élevèrent soncoeur, le purifièrent, l’ennoblirent, lui donnèrent appétit de lanature divine, et l’instruisirent des délicatesses presqueféminines qui sont instinctives chez les grands hommes : peut-êtreleur sublime n’est-il que le besoin de dévouement qui distingue lafemme, mais transporté dans les grandes choses. Grâce à cespremières impressions, Louis resta pur au collége. Cette noblevirginité de sens eut nécessairement pour effet d’enrichir lachaleur de son sang et d’agrandir les facultés de sa pensée.

La baronne de Staël, bannie à quarante lieues de Paris, vintpasser plusieurs mois de son exil dans une terre située prés deVendôme. Un jour, en se promenant, elle rencontra sur la lisière duparc l’enfant du tanneur presque en haillons, absorbé par un livre.Ce livre était une traduction du CIEL ET DE L’ENFER. A cetteépoque, MM. Saint-Martin, de Gence et quelques autres écrivainsfrançais, à moitié allemands, étaient presque les seules personnesqui, dans l’empire français, connussent le nom de Swedenborg.Etonnée, madame de Staël prit le livre avec cette brusqueriequ’elle affectait de mettre dans ses interrogations, ses regards etses gestes&|160;; puis, lançant un coup d’oeil à Lambert : — Est-ceque tu comprends cela&|160;? lui dit-elle.

— Priez vous Dieu&|160;? demanda l’enfant.

— Mais… Oui.

— Et le comprenez-vous&|160;?

La baronne resta muette pendant un moment&|160;; puis elles’assit auprès de Lambert, et se mit à causer avec lui.Malheureusement ma mémoire, quoique fort étendue, est loin d’êtreaussi fidèle que l’était celle de mon camarade, et j’ai tout oubliéde cette conversation, hormis les premiers mots. Cette rencontreétait de nature à vivement frapper madame de Staël&|160;; à sonretour au château, elle en parla peu, malgré le besoin d’expansionqui, chez elle, dégénérait en loquacité&|160;; mais elle en parutfortement préoccupée. La seule personne encore vivante qui aitgardé le souvenir de cette aventure, et que j’ai questionnée afinde recueillir le peu de paroles alors échappées à madame de Staël,retrouva difficilement dans sa mémoire ce mot dit par la baronne, àpropos de Lambert : C’est un vrai voyant. Louis ne justifia pointaux yeux des gens du monde les belles espérances qu’il avaitinspirées à sa protectrice. La prédilection passagère qui se portasur lui fut donc considérée comme un caprice de femme, comme une deces fantaisies particulières aux artistes. Madame de Staël voulutarracher Louis Lambert à l’Empereur et à l’Eglise, pour le rendre àla noble destinée qui, disait-elle, l’attendait&|160;; car elle enfaisait déjà quelque nouveau Moïse sauvé des eaux. Avant sondépart, elle chargea l’un de ses amis, monsieur de Corbigny, alorspréfet à Blois, de mettre en temps utile son Moïse au collége deVendôme&|160;; puis elle l’oublia probablement. Entré là vers l’âgede quatorze ans, au commencement de 1811, Lambert dut eu sortir àla fin de 1814, après avoir achevé sa philosophie. Je doute que,pendant ce temps, il ait jamais reçu le moindre souvenir de sabienfaitrice, si toutefois ce fut un bienfait que de payer duranttrois années la pension d’un enfant sans songer à son avenir, aprèsl’avoir détourné d’une carrière où peut-être eût-il trouvé lebonheur. Les circonstances de l’époque et le caractère de LouisLambert peuvent largement absoudre madame de Staël et de soninsouciance et de sa générosité. La personne choisie pour luiservir d’intermédiaire dans ses relations avec l’enfant quittaBlois au moment où il sortait du collége. Les événements politiquesqui survinrent alors justifièrent assez l’indifférence de cepersonnage pour le protégé de la baronne. L’auteur de Corinnen’entendit plus parler de son petit Moïse. Cent louis donnés parelle à monsieur de Corbigny, qui, je crois, mourut lui-même en1812, n’étaient pas une somme assez importante pour

réveiller les souvenirs de madame de Staël dont l’âme exaltéerencontra sa pâture, et dont tous les intérêts furent vivement misen jeu pendant les péripéties des années 1814 et 1815. LouisLambert se trouvait à celte époque et trop pauvre et trop fier pourrechercher sa bienfaitrice, qui voyageait à travers l’Europe.Néanmoins il vint à pied de Blois à Paris dans l’intention de lavoir, et arriva malheureusement le jour où la baronne mourut. Deuxlettres écrites par Lambert étaient restées sans réponse. Lesouvenir des bonnes intentions de madame de Staël pour Louis n’estdonc demeuré que dans quelques jeunes mémoires, frappées comme lefut la mienne par le merveilleux de cette histoire. Il faut avoirété dans notre collége pour comprendre et l’effet que produisaitordinairement sur nos esprits l’annonce d’un nouveau, etl’impression particulière que l’aventure de Lambert devait nouscauser.

Ici, quelques renseignements sur les lois primitives de notreInstitution, jadis moitié militaire et moitié religieuse,deviennent nécessaires pour expliquer la nouvelle vie que Lambertallait y mener. Avant la révolution, l’Ordre des Oratoriens, voué,comme celui de Jésus, à l’éducation publique, et qui lui succédadans quelques maisons, possédait plusieurs établissementsprovinciaux, dont les plus célèbres étaient les colléges deVendôme, de Tournon, de La Flèche, de Pont-le-Voy, de Sorrèze et deJuilly. Celui de Vendôme, aussi bien que les autres, élevait, jecrois, un certain nombre de cadets destinés à servir dans l’armée.L’abolition des Corps enseignants, décrétée par la Convention,influa très-peu sur l’Institution de Vendôme. La première crisepassée, le collége recouvra ses bâtiments&|160;; quelquesOratoriens disséminés aux environs y revinrent, et le rétablirenten lui conservant son ancienne règle, ses habitudes, ses usages etses moeurs, qui lui prêtaient une physionomie à laquelle je n’airien pu comparer dans aucun des lycées où je suis allé après masortie de Vendôme. Situé au milieu de la ville, sur la petiterivière du Loir qui en baigne les bâtiments, le collége forme unevaste enceinte soigneusement close où sont enfermés lesétablissements nécessaires a une Institution de ce genre : unechapelle, un théâtre, une infirmerie, une boulangerie, des jardins,des cours d’eau. Ce collége, le plus célèbre foyer d’instructionque possèdent les provinces du centre, est alimenté par elles etpar nos colonies. L’éloignement ne permet donc pas aux parents d’yvenir souvent voir leurs enfants. La règle interdisait d’ailleursles va-

cances externes. Une fois entrés, les élèves ne sortaient ducollége qu’à la fin de leurs études. A l’exception des promenadesfaites extérieurement sous la conduite des Pères, tout avait étécalculé pour donner à celte maison les avantages de la disciplineconventuelle. De mon temps, le Correcteur était encore un vivantsouvenir, et la classique férule de cuir y jouait avec honneur sonterrible rôle. Les punitions jadis inventées par la Compagnie deJésus, et qui avaient un caractère aussi effrayant pour le moralque pour le physique, étaient demeurées dans l’intégrité del’ancien programme. Les lettres aux parents étaient obligatoires àcertains jours, aussi bien que la confession. Ainsi nos péchés etnos sentiments se trouvaient en coupe réglée. Tout portaitl’empreinte de l’uniforme monastique. Je me rappelle, entre autresvestiges de l’ancien Institut, l’inspection que nous subissionstous les dimanches : nous étions en grande tenue, rangés comme dessoldats, attendant les deux directeurs qui, suivis des fournisseurset des maîtres, nous examinaient sous les triples rapports ducostume, de l’hygiène et du moral. Les deux ou trois cents élèvesque pouvait loger le collége étaient divisés, suivant l’anciennecoutume, en quatre sections, nommées les Minimes, les Petits, lesMoyens et les Grands. La division des Minimes embrassait lesclasses désignées sous le nom de huitième et septième&|160;; celledes Petits, la sixième, la cinquième et la quatrième&|160;; celledes Moyens, la troisième et la seconde&|160;; enfin celle desGrands, la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales,la physique et la chimie. Chacun de ces colléges particulierspossédait son bâtiment, ses classes et sa cour dans un grandterrain commun sur lequel les salles d’étude avaient leur sortie,et qui aboutissaient au réfectoire. Ce réfectoire, digne d’unancien Ordre religieux, contenait tous les écoliers. Contrairementà la règle des autres corps enseignants, nous pouvions y parler enmangeant, tolérance oratorienne qui nous permettait de faire deséchanges de plats selon nos goûts. Ce commerce gastronomique estconstamment resté l’un des plus vifs plaisirs de notre viecollégiale. Si quelque Moyen, placé en tête de sa table, préféraitune portion de pois rouges à son dessert, car nous avions dudessert, la proposition suivante passait de bouche en bouche : — Undessert pour des pois&|160;! jusqu’à ce qu’un gourmand l’eûtaccepté&|160;; alors celui-ci d’envoyer sa portion de pois, quiallait de main en main jusqu’au demandeur dont le dessert ar-

rivait par la même voie. Jamais il n’y avait d’erreur. Siplusieurs demandes étaient semblables, chacune portait son numéro,et l’on disait : Premiers pois pour premier dessert. Les tablesétaient longues, notre trafic perpétuel y mettait tout enmouvement&|160;; et nous parlions, nous mangions, nous agissionsavec une vivacité sans exemple. Aussi le bavardage de trois centsjeunes gens, les allées et venues des domestiques occupés à changerles assiettes, à servir les plats, à donner le pain, l’inspectiondes directeurs faisaient-ils du réfectoire de Vendôme un spectacleunique en son genre, et qui étonnait toujours les visiteurs. Pouradoucir notre vie, privée de toute communication avec le dehors etsevrée des caresses de la famille, les Pères nous permettaientencore d’avoir des pigeons et des jardins. Nos deux ou trois centscabanes, un millier de pigeons nichés autour de notre murd’enceinte et une trentaine de jardins formaient un coup d’oeilencore plus curieux que ne l’était celui de nos repas. Mais ilserait trop fastidieux de raconter les particularités qui font ducollége de Vendôme un établissement à part, et fertile en souvenirspour ceux dont l’enfance s’y est écoulée. Qui de nous ne serappelle encore avec délices, malgré les amertumes de la science,les bizarreries de cette vie claustrale&|160;? C’était lesfriandises achetées en fraude durant nos promenades, la permissionde jouer aux cartes et celle d’établir des représentationsthéâtrales pendant les vacances, maraude et libertés nécessitéespar notre solitude&|160;; puis encore notre musique militaire,dernier vestige des Cadets&|160;; notre académie, notre chapelain,nos Pères professeurs&|160;; enfin, les jeux particuliers défendusou permis : la cavalerie de nos échasses, les longues glissoiresfaites en hiver, le tapage de nos galoches gauloises, et surtout lecommerce introduit par la boutique établie dans l’intérieur de noscours. Celte boutique était tenue par une espèce de maître Jacquesauquel grands et petits pouvaient demander, suivant le prospectus :boites, échasses, outils, pigeons cravatés, pattus, livres de messe(article rarement vendu), canifs, papiers, plumes, crayons, encrede toutes les couleurs, balles, billes&|160;; enfin le monde entierdes fascinantes fantaisies de l’enfance, et qui comprenait tout,depuis la sauce des pigeons que nous avions à tuer jusqu’auxpoteries où nous conservions le riz de notre souper pour ledéjeuner du lendemain. Qui de nous est assez malheureux pour avoiroublié ses battements de coeur à l’aspect de ce magasinpériodiquement ouvert pendant les

récréations du dimanche, et où nous allions à tour de rôledépenser la somme qui nous était attribuée&|160;; mais où lamodicité de la pension accordée par nos parents à nos menusplaisirs nous obligeait de faire un choix entre tous les objets quiexerçaient de si vives séductions sur nos âmes&|160;? La jeuneépouse à laquelle, durant les premiers jours de miel, son mariremet douze fois dans l’année une bourse d’or, le joli budget deses caprices, a-t-elle rêvé jamais autant d’acquisitions diversesdont chacune absorbe la somme, que nous n’en avons médité la veilledes premiers dimanches du mois&|160;? Pour six francs, nouspossédions, pendant une nuit, l’universalité des biens del’inépuisable boutique&|160;! et, durant la messe, nous nechantions pas un répons qui ne brouillât nos secrets calculs. Quide nous peut se souvenir d’avoir eu quelques sous à dépenser lesecond dimanche&|160;? Enfin qui n’a pas obéi par avance aux loissociales en plaignant, en secourant, en méprisant les Pariahs quel’avarice où le malheur paternel laissaient sans argent&|160;?Quiconque voudra se représenter l’isolement de ce grand collégeavec ses bâtiments monastiques, au milieu d’une petite ville, etles quatre parcs dans lesquels nous étions hiérarchiquement casés,aura certes une idée de l’intérêt que devait nous offrir l’arrivéed’un nouveau, véritable passager survenu dans un navire. Jamaisjeune duchesse présentée à la cour n’y fut aussi malicieusementcritiquée que l’était le nouveau débarqué par tous les écoliers desa Division. Ordinairement, pendant la récréation du soir, avant laprière, les flatteurs habitués à causer avec celui des deux Pèreschargés de nous garder une semaine chacun à leur tour, qui setrouvait alors en fonctions, entendaient les premiers ces parolesauthentiques : — » Vous aurez demain un Nouveau&|160;! » Tout àcoup ce cri : — « Un Nouveau&|160;! un Nouveau&|160;! »retentissait dans les cours. Nous accourions tous pour nous grouperautour du Régent, qui bientôt était rudement interrogé. — D’oùvenait-il&|160;? Comment se nommait-il&|160;? En quelle classeserait-il&|160;? etc.

L’arrivée de Louis Lambert fut le texte d’un conte digne desMille et une Nuits. J’étais alors en quatrième chez les Petits.Nous avions pour Régents deux hommes auxquels nous donnions partradition le nom de Pères, quoiqu’ils fussent séculiers. De montemps, il n’existait plus à Vendôme que trois véritables Oratoriensauxquels ce titre appartînt légitimement&|160;; en 1814, ilsquittèrent le collége, qui s’était insensiblement sécularisé, pourse réfugier auprès des

autels dans quelques presbytères de campagne, à l’exemple ducuré de Mer. Le père Haugoult, le Régent de semaine, était assezbon homme, mais dépourvu de hautes connaissances, il manquait de cetact si nécessaire pour discerner les différents caractères desenfants et leur mesurer les punitions suivant leurs forcesrespectives.

Le père Haugoult se mit donc à raconter fort complaisamment lessinguliers événements qui allaient, le lendemain, nous valoir leplus extraordinaire des Nouveaux. Aussitôt les jeux cessèrent. Tousles Petits arrivèrent en silence pour écouter l’aventure de ceLouis Lambert, trouvé, comme un aérolithe, par madame de Staël aucoin d’un bois. Monsieur Haugoult dut nous expliquer madame deStaël : pendant cette soirée, elle me parut avoir dix pieds&|160;;depuis j’ai vu le tableau de Corinne, où Gérard l’a représentée etsi grande et si belle&|160;; hélas&|160;! la femme idéale rêvée parmon imagination la surpassait tellement, que la véritable madame deStaël a constamment perdu dans mon esprit, même après la lecture dulivre tout viril intitulé De l’Allemagne. Mais Lambert fut alorsune bien autre merveille : après l’avoir examiné, monsieurMareschal, le directeur des études, avait hésité, disait le pèreHaugoult, à le mettre chez les Grands. La faiblesse de Louis enlatin l’avait fait rejeter en quatrième, mais il sauterait sansdoute une classe chaque année&|160;; par exception, il devait êtrede l’académie. Proh pudor&|160;! nous allions avoir l’honneur decompter parmi les Petits un habit décoré du ruban rouge queportaient les académiciens de Vendôme. Aux académiciens étaientoctroyés de brillants priviléges&|160;; ils dînaient souvent à latable du Directeur, et tenaient par an deux séances littérairesauxquelles nous assistions pour entendre leurs oeuvres. Unacadémicien était un petit grand homme. Si chaque Vendômien veutêtre franc, il avouera que, plus tard, un véritable académicien dela véritable Académie française lui a paru bien moins étonnant quene l’était l’enfant gigantesque illustré par la croix et par leprestigieux ruban rouge, insignes de notre académie. Il était biendifficile d’appartenir à ce corps glorieux avant d’être parvenu enseconde, car les académiciens devaient tenir tous les jeudis,pendant les vacances, des séances publiques, et nous lire descontes en vers ou en prose, des épîtres, des traités, destragédies, des comédies&|160;; compositions interdites àl’intelligence des classes secondaires. J’ai long-temps gardé lesouvenir d’un conte, intitulé l’Ane vert, qui, je crois, estl’oeuvre la plus saillante de cette académie

inconnue. Un quatrième être de l’académie&|160;! Parmi nousserait cet enfant de quatorze ans, déjà poète, aimé de madame deStaël, un futur génie, nous disait le père Haugoult&|160;; unsorcier, un gars capable de faire un thème ou une version pendantqu’on nous appellerait en classe, et d’apprendre ses leçons en leslisant une seule fois. Louis Lambert confondait toutes nos idées.Puis la curiosité du père Haugoult, l’impatience qu’il témoignaitde voir le Nouveau, attisaient encore nos imaginations enflammées.— S’il a des pigeons, il n’aura pas de cabane. Il n’y a plus deplace, Tant pis&|160;! disait l’un de nous qui, depuis, a été grandagriculteur. — Auprès de qui sera-t-il&|160;? demandait un autre. —Oh&|160;! que je voudrais être son faisant&|160;! s’écriait unexalté. Dans notre langage collégial, ce mot être faisantsconstituait un idiotisme difficile à traduire. Il exprimait unpartage fraternel des biens et des maux de notre vie enfantine, unepromiscuité d’intérêts fertile en brouilles et en raccommodements,un pacte d’alliance offensive et défensive. Chose bizarre&|160;!jamais, de mon temps, je n’ai connu de frères qui fussent Faisants.Si l’homme ne vit que par les sentiments, peut-être croit-ilappauvrir son existence en confondant une affection trouvée dansune affection naturelle.

L’impression que les discours du père Haugoult firent sur moipendant celte soirée est une des plus vives de mon enfance, et jene puis la comparer qu’à la lecture de Robinson Crusoé. Je dus mêmeplus tard au souvenir de ces sensations prodigieuses, une remarquepeut-être neuve sur les différents effets que produisent les moisdans chaque entendement. Le verbe n’a rien d’absolu : nous agissonsplus sur le mot qu’il n’agit sur nous&|160;; sa force est en raisondes images que nous avons acquises et que nous y groupons&|160;;mais l’étude de ce phénomène exige de larges développements, horsde propos ici. Ne pouvant dormir, j’eus une longue discussion avecmon voisin de dortoir sur l’être extraordinaire que nous devionsavoir parmi nous le lendemain. Ce voisin, naguère officier,maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou dePenhoën, n’a démenti ni sa prédestination, ni le hasard quiréunissait dans la même classe, sur le même banc et sous le mêmetoit, les deux seuls écoliers de Vendôme de qui Vendôme entendeparler aujourd’hui. Le récent traducteur de Fichte, l’interprète etl’ami de Ballanche, était occupé déjà, comme je l’étais moi-même,de questions métaphysiques&|160;; il déraisonnait souvent avec moisur Dieu,

sur nous et sur la nature. Il avait alors des prétentions aupyrrhonisme. Jaloux de soutenir son rôle, il nia les facultés deLambert&|160;; tandis qu’ayant nouvellement lu les Enfantscélèbres, je l’accablais de preuves en lui citant le petitMontcalm, Pic de La Mirandole, Pascal, enfin tous les cerveauxprécoces&|160;; anomalies célèbres dans l’histoire de l’esprithumain, et les prédécesseurs de Lambert. J’étais alors moi-mêmepassionné pour la lecture. Grâce à l’envie que mon père avait de mevoir à l’Ecole Polytechnique, il payait pour moi des leçonsparticulières de mathématiques. Mon répétiteur, bibliothécaire ducollége, me laissait prendre des livres sans trop regarder ceux quej’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant lesrécréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Jecrois qu’il était ou peu habile ou fort occupé de quelque graveentreprise, car il me permettait très-volontiers de lire pendant letemps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi. Donc, envertu d’un pacte tacitement convenu entre nous deux, je ne meplaignais point de ne rien apprendre, et lui se taisait sur mesemprunts de livres. Entraîné par cette intempestive passion, jenégligeais mes études pour composer des poèmes qui devaient certesinspirer peu d’espérances, si j’en juge par ce trop long vers,devenu célèbre parmi mes camarades, et qui commençait une épopéesur les Incas :

O Inca&|160;! ô roi infortuné et malheureux&|160;!

Je fus surnommé le Poète en dérision de mes essais&|160;; maisles moqueries ne me corrigèrent pas. Je rimaillai toujours, malgréle sage conseil de monsieur Mareschal, notre directeur, qui tâchade me guérir d’une manie malheureusement invétérée, en me racontantdans un apologue les malheurs d’une fauvette tombée de son nid pouravoir voulu voler avant que ses ailes ne fussent poussées. Jecontinuai mes lectures, je devins l’écolier le moins agissant, leplus paresseux, le plus contemplatif de la Division des Petits, etpartant le plus souvent puni. Cette digression autobiographiquedoit faire comprendre la nature des réflexions par lesquelles jefus assailli à l’arrivée de Lambert. J’avais alors douze ans.J’éprouvai tout d’abord une vague sympathie pour un enfant avec quij’avais quelques similitudes de tempérament. J’allais doncrencontrer un compagnon de rêverie et de méditation. Sans savoirencore ce qu’était la gloire, je trouvais glorieux d’être lecamarade d’un enfant

dont l’immortalité était préconisée par madame de Staël. LouisLambert me semblait un géant.

Le lendemain si attendu vint enfin. Un moment avant le déjeuner,nous entendîmes dans la cour silencieuse le double pas de monsieurMareschal et du Nouveau. Toutes les têtes se tournèrent aussitôtvers la porte de la classe. Le père Haugoult, qui partageait lestortures de notre curiosité, ne nous fit pas entendre le sifflementpar lequel il imposait silence à nos murmures et nous rappelait autravail. Nous vîmes alors ce fameux Nouveau, que monsieur Mareschaltenait par la main. Le Régent descendit de sa chaire, et leDirecteur lui dit solennellement, suivant l’étiquette : — Monsieur,je vous amène monsieur Louis Lambert, vous le mettrez avec lesQuatrièmes, il entrera demain en classe. Puis, après avoir causé àvoix basse avec le Régent, il dit tout haut : — Où allez-vous leplacer&|160;? Il eût été injuste de déranger l’un de nous pour leNouveau&|160;; et comme il n’y avait plus qu’un seul pupitre delibre, Louis Lambert vint l’occuper, près de moi qui étais entré ledernier dans la classe. Malgré le temps que nous avions encore àrester en étude, nous nous levâmes tous pour examiner Lambert.Monsieur Mareschal entendit nos colloques, nous vit eninsurrection, et dit avec cette bonté qui nous le rendaitparticulièrement cher : — Au moins, soyez sages, ne dérangez pasles autres classes.

Ces paroles nous mirent en récréation quelque temps avantl’heure du déjeuner, et nous vînmes tous environner Lambert pendantque monsieur Mareschal se promenait dans la cour avec le pèreHaugoult. Nous étions environ quatre-vingts diables, hardis commedes oiseaux de proie. Quoique nous eussions tous passé par ce cruelnoviciat, nous ne faisions jamais grâce à un Nouveau des riresmoqueurs, des interrogations, des impertinences qui se succédaienten semblable occurrence, à la grande honte du néophyte de qui l’onessayait ainsi les moeurs, la force et le caractère. Lambert, oucalme ou abasourdi, ne répondit à aucune de nos questions. L’un denous dit alors qu’il sortait sans doute de l’école dePythagore.

Un rire général éclata. Le Nouveau fut surnommé Pythagore pourtoute sa vie de collége. Cependant le regard perçant de Lambert, ledédain peint sur sa figure pour nos enfantillages en désaccord avecla nature de son esprit, l’attitude aisée dans laquelle il restait,sa force apparente en harmonie avec son âge, imprimèrent un certainrespect aux plus mauvais sujets d’entre nous. Quant à

moi, j’étais près de lui, occupé à l’examiner silencieusement.Louis était un enfant maigre et fluet, haut de quatre pieds etdemi&|160;; sa figure halée, ses mains brunies par le soleilparaissaient accuser une vigueur musculaire que néanmoins iln’avait pas à l’état normal. Aussi, deux mois après son entrée aucollége, quand le séjour de la classe lui eut fait perdre sacoloration presque végétale, le vîmes-nous devenir pâle et blanccomme une femme. Sa tête était d’une grosseur remarquable. Sescheveux, d’un beau noir et bouclés par masses, prêtaient une grâceindicible à son front, dont les dimensions avaient quelque chosed’extraordinaire, même pour nous, insouciants, comme on peut lecroire, des pronostics de la phrénologie, science alors au berceau.La beauté de son front prophétique provenait surtout de la coupeextrêmement pure des deux arcades sous lesquelles brillait son oeilnoir, qui semblaient taillées dans l’albâtre, et dont les lignes,par un attrait assez rare, se trouvaient d’un parallélisme parfaiten se rejoignant à la naissance du nez. Mais il était difficile desonger à sa figure, d’ailleurs fort irrégulière, en voyant sesyeux, dont le regard possédait une magnifique variété d’expressionet qui paraissaient doublés d’une âme. Tantôt clair et pénétrant àétonner, tantôt d’une douceur céleste, ce regard devenait terne,sans couleur pour ainsi dire, dans les moments où il se livrait àses contemplations. Son oeil ressemblait alors à une vitre d’où lesoleil se serait retiré soudain après l’avoir illuminée. Il enétait de sa force et de son organe comme de son regard : mêmemobilité, mêmes caprices. Sa voix se faisait douce comme une voixde femme qui laisse tomber un aveu&|160;; puis elle était, parfois,pénible, incorrecte, raboteuse, s’il est permis d’employer ces motspour peindre des effets nouveaux. Quant à sa force, habituellementil était incapable de supporter la fatigue des moindres jeux, etsemblait être débile, presque infirme. Mais, pendant les premiersjours de son noviciat, un de nos matadors s’étant moqué de cettemaladive délicatesse qui le rendait impropre aux violents exercicesen vogue dans le collége, Lambert prit de ses deux mains et par lebout une de nos tables qui contenait douze grands pupitresencastrés sur deux rangs et en dos d’âne, il s’appuya contre lachaire du Régent&|160;; puis il retint la table par ses pieds enles plaçant sur la traverse d’en bas, et dit : — Mettez-vous dix etessayez de la faire bouger&|160;! J’étais là, je puis attester cesingulier témoignage de force : il fut impossible de lui arracherla table. Lam-

bert possédait le don d’appeler à lui, dans certains moments,des pouvoirs extraordinaires, et de rassembler ses forces sur unpoint donné pour les projeter. Mais les enfants habitués, aussibien que les hommes, à juger de tout d’après leurs premièresimpressions, n’étudièrent Louis que pendant les premiers jours deson arrivée&|160;; il démentit alors entièrement les prédictions demadame de Staël, en ne réalisant aucun des prodiges que nousattendions de lui. Après un trimestre d’épreuves, Louis passa pourun écolier très-ordinaire. Je fus donc seul admis à pénétrer danscette âme sublime, et pourquoi ne dirais-je pas divine&|160;? qu’ya-t-il de plus près de Dieu que le génie dans un coeurd’enfant&|160;? La conformité de nos goûts et de nos pensées nousrendit amis et Faisants. Notre fraternité devint si grande que noscamarades accolèrent nos deux noms&|160;; l’un ne se prononçait passans l’autre&|160;; et, pour appeler l’un de nous, ils criaient :Le Poste-et-Pythagore&|160;! D’autres noms offraient l’exemple d’unsemblable mariage. Ainsi je demeurai pendant deux années l’ami decollège du pauvre Louis Lambert&|160;; et ma vie se trouva, pendantcette époque, assez intimement unie à la sienne pour qu’il me soitpossible aujourd’hui d’écrire son histoire intellectuelle. J’ailong-temps ignoré la poésie et les richesses cachées dans le coeuret sous le front de mon camarade : il a fallu que j’arrivasse àtrente ans, que mes observations se soient mûries et condensées,que le jet d’une vive lumière les ait même éclairées de nouveaupour que je comprisse la portée des phénomènes desquels je fusalors l’inhabile témoin&|160;; j’en ai joui sans m’en expliquer nila grandeur ni le mécanisme, j’en ai même oublié quelques-uns et neme souviens que des plus saillants&|160;; mais aujourd’hui mamémoire les a coordonnés, et je me suis initié aux secrets de cettetête féconde en me reportant aux jours délicieux de notre jeuneamitié. Le temps seul me fit donc pénétrer le sens des événementset des faits qui abondent en cette vie inconnue, comme en celle detant d’autres hommes perdus pour la science. Aussi cette histoireest-elle, dans l’expression et l’appréciation des choses, pleined’anachronismes purement moraux qui ne nuiront peut-être point àson genre d’intérêt.

Pendant les premiers mois de son séjour à Vendôme, Louis devintla proie d’une maladie dont les symptômes furent imperceptibles àl’oeil de nos surveillants, et qui gêna nécessairement l’exercicede ses hautes facultés. Accoutumé au grand air, à l’indépendanced’une éducation laissée au hasard, caressé par les tendres

soins d’un vieillard qui le chérissait, habitué à penser sous lesoleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle ducollége, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre mursd’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assissur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses senspossédaient une perfection qui leur donnait une exquisedélicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun. Lesexhalaisons par lesquelles l’air était corrompu, mêlées à lasenteur d’une classe toujours sale et encombrée des débris de nosdéjeuners ou de nos goûters, affectèrent son odorat&|160;; ce sensqui, plus directement en rapport que les autres avec le systèmecérébral, doit causer par ses altérations d’invisibles ébranlementsaux organes de la pensée. Outre ces causes de corruptionatmosphérique, il se trouvait dans nos salles d’étude des baraquesoù chacun mettait son butin, les pigeons tués pour les jours defête, ou les mets dérobés au réfectoire. Enfin, nos sallescontenaient encore une pierre immense où restaient en tout tempsdeux seaux pleins d’eau, espèce d’abreuvoir où nous allions chaquematin nous débarbouiller le visage et nous laver les mains à tourde rôle en présence du maître. De là, nous passions à une table oùdes femmes nous peignaient et nous poudraient. Nettoyé une seulefois par jour, avant notre réveil, notre local demeurait toujoursmalpropre. Puis, malgré le nombre des fenêtres et la hauteur de laporte, l’air y était incessamment vicié par les émanations dulavoir, par la peignerie, par la baraque, par les mille industriesde chaque écolier, sans compter nos quatre-vingts corps entassés.Cette espèce d’humus collégial, mêlé sans cesse à la boue que nousrapportions des cours, formait un fumier d’une insupportablepuanteur. La privation de l’air pur et parfumé des campagnes danslequel il avait jusqu’alors vécu, le changement de ses habitudes,la discipline, tout contrista Lambert. La tête toujours appuyée sursa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait lesheures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres oules nuages du ciel&|160;; il semblait étudier ses leçons&|160;;mais voyant sa plume immobile ou sa page restée blanche, le Régentlui criait : Vous ne faites rien, Lambert&|160;! Ce : Vous nefaites rien, était un coup d’épingle qui blessait Louis au coeur.Puis il ne connut pas le loisir des récréations, il eut des pensumà écrire. Le pensum, punition dont le genre varie selon lescoutumes de chaque collége, consistait à Vendôme en un certainnombre de lignes copiées pendant les

heures de récréation. Nous fûmes, Lambert et moi, si accablés depensum, que nous n’avons pas eu six jours de liberté durant nosdeux années d’amitié. Sans les livres que nous tirions de labibliothèque, et qui entretenaient la vie dans notre cerveau, cesystème d’existence nous eût menés à un abrutissement complet. Ledéfaut d’exercice est fatal aux enfants. L’habitude de lareprésentation, prise dés le jeune âge, altère, dit-on,sensiblement la constitution des personnes royales quand elles necorrigent pas les vices de leur destinée par les moeurs du champ debataille ou par les travaux de la chasse. Si les lois del’étiquette et des cours influent sur la moelle épinière au pointde féminiser le bassin des rois, d’amollir leurs fibres cérébraleset d’abâtardir ainsi la race, quelles lésions profondes, soit auphysique, soit au moral, une privation continuelle d’air, demouvement, de gaieté, ne doit-elle pas produire chez lesécoliers&|160;? Aussi le régime pénitentiaire observé dans lescolléges exigera-t-il l’attention des autorités de l’enseignementpublic lorsqu’il s’y rencontrera des penseurs qui ne penseront pasexclusivement à eux. Nous nous attirions le pensum de millemanières. Notre mémoire était si belle que nous n’apprenions jamaisnos leçons. Il nous suffisait d’entendre réciter à nos camaradesles morceaux de français, de latin ou de grammaire, pour lesrépéter à notre tour&|160;; mais si par malheur le maître s’avisaitd’intervertir les rangs et de nous interroger les premiers, souventnous ignorions en quoi consistait la leçon : le pensum arrivaitalors malgré nos plus habiles excuses. Enfin, nous attendionstoujours au dernier moment pour faire nos devoirs. Avions-nous unlivre à finir, étions-nous plongés dans une rêverie, le devoirétait oublié : nouvelle source de pensum&|160;! Combien de fois nosversions ne furent-elles pas écrites pendant le temps que lepremier, chargé de les recueillir en entrant en classe, mettait àdemander à chacun la sienne&|160;! Aux difficultés morales queLambert éprouvait à s’acclimater dans le collége se joignit encoreun apprentissage non moins rude et par lequel nous avions passétous, celui des douleurs corporelles qui pour nous variaient àl’infini. Chez les enfants, la délicatesse de l’épiderme exige dessoins minutieux, surtout en hiver, où, constamment emportés parmille causes, ils quittent la glaciale atmosphère d’une courboueuse pour la chaude température des classes. Aussi, faute desattentions maternelles qui manquaient aux Petits et aux Minimes,étaient-ils dévorés d’engelures et de crevasses si

douloureuses, que ces maux nécessitaient pendant le déjeuner unpansement particulier, mais très-imparfait à cause du grand nombrede mains, de pieds, de talons endoloris. Beaucoup d’enfants étaientd’ailleurs obligés de préférer le mal au remède : ne leurfallait-il pas souvent choisir entre leurs devoirs à terminer, lesplaisirs de la glissoire, et le lever d’un appareil insouciammentmis, plus insouciamment gardé&|160;? Puis les moeurs du collégeavaient amené la mode de se moquer des pauvres chétifs qui allaientau pansement, et c’était à qui ferait sauter les guenilles quel’infirmière leur avait mises aux mains. Donc, en hiver, plusieursd’entre nous, les doigts et les pieds demi-morts, tout rongés dedouleurs, étaient peu disposés à travailler parce qu’ilssouffraient, et punis parce qu’ils ne travaillaient point. Tropsouvent la dupe de nos maladies postiches, le Père ne tenait aucuncompte des maux réels. Moyennant le prix de la pension, les élèvesétaient entretenus aux frais du collége. L’administration avaitcoutume de passer un marché pour la chaussure etl’habillement&|160;; de là cette inspection hebdomadaire delaquelle j’ai déjà parlé. Excellent pour l’administrateur, ce modea toujours de tristes résultats pour l’administré. Malheur au Petitqui contractait la mauvaise habitude d’éculer, de déchirer sessouliers, ou d’user prématurément leurs semelles, soit par un vicede marche, soit en les déchiquetant pendant les heures d’étude pourobéir au besoin d’action qu’éprouvent les enfants. Durant toutl’hiver celui-là n’allait pas en promenade sans de vivessouffrances : d’abord la douleur de ses engelures se réveillaitatroce autant qu’un accès de goutte&|160;; puis les agrafes et lesficelles destinées à retenir le soulier partaient, ou les talonséculés empêchaient la maudite chaussure d’adhérer aux pieds del’enfant&|160;; il était alors forcé de la traîner péniblement endes chemins glacés où parfois il lui fallait la disputer aux terresargileuses du Vendômois&|160;; enfin l’eau, la neige y entraientsouvent par une décousure inaperçue, par un béquet mal mis, et lepied de se gonfler. Sur soixante enfants, il ne s’en rencontraitpas dix qui cheminassent sans quelque torture particulière&|160;;néanmoins tous suivaient le gros de la troupe, entraînés par lamarche, comme les hommes sont poussés dans la vie par la vie.Combien de fois un généreux enfant ne pleura-t-il pas de rage, touten trouvant un reste d’énergie pour aller en avant ou pour revenirau bercail malgré ses peines&|160;; tant à cet âge l’âme encoreneuve redoute et le rire et la compassion, deux genres demoquerie.

Au collége, ainsi que dans la société, le fort méprise déjà lefaible, sans savoir en quoi consiste la véritable force. Ce n’étaitrien encore. Point de gants aux mains. Si par hasard les parents,l’infirmière ou le directeur en faisaient donner aux plus délicatsd’entre nous, les loustics ou les grands de la classe mettaient lesgants sur le poêle, s’amusaient à les dessécher, à lesgripper&|160;; puis, si les gants échappaient aux fureteurs, ils semouillaient, se recroquevillaient faute de soin. Il n’y avait pasde gants possibles. Les gants paraissaient être un privilége, etles enfants veulent se voir égaux. Ces différents genres de douleurassaillirent Louis Lambert. Semblable aux hommes méditatifs qui,dans le calme de leurs rêveries, contractent l’habitude de quelquemouvement machinal, il avait la manie de jouer avec ses souliers etles détruisait en peu de temps. Son teint de femme, la peau de sesoreilles, ses lèvres se gerçaient au moindre froid. Ses mains simolles, si blanches, devenaient rouges et turgides. Il s’enrhumaitconstamment. Louis fut donc enveloppé de souffrances jusqu’à cequ’il eût accoutumé sa vie aux moeurs vendômoises. Instruit à lalongue par la cruelle expérience des maux, force lui fut de songerà ses affaires, pour me servir d’une expression collégiale. Il luifallut prendre soin de sa baraque, de son pupitre, de ses habits,de ses souliers&|160;; ne se laisser voler ni son encre, ni seslivres, ni ses cahiers, ni ses plumes&|160;; enfin, penser à cesmille détails de notre existence enfantine, dont s’occupaient avectant de rectitude ces esprits égoïstes et médiocres auxquelsappartiennent infailliblement les prix d’excellence ou de bonneconduite&|160;; mais que négligeait un enfant plein d’avenir, qui,sous le joug d’une imagination presque divine, s’abandonnait avecamour au torrent de ses pensées. Ce n’est pas tout. Il existe unelutte continuelle entre les maîtres et les écoliers, lutte sanstrêve, à laquelle rien n’est comparable dans la société, si cen’est le combat de l’Opposition contre le Ministère dans ungouvernement représentatif. Mais les journalistes et les orateursde l’Opposition sont peut-être moins prompts à profiter d’unavantage, moins durs à reprocher un tort, moins âpres dans leursmoqueries, que ne le sont les enfants envers les gens chargés deles régenter. A ce métier, la patience échapperait à des anges. Iln’en faut donc pas trop vouloir à un pauvre préfet d’études, peupayé, partant peu sagace, d’être parfois injuste ou de s’emporter.Sans cesse épié par une multitude de regards moqueurs, environné depièges, il se venge

quelquefois des torts qu’il se donne, sur des enfants tropprompts à les apercevoir. Excepté les grandes malices pourlesquelles il existait d’autres châtiments, la férule était, àVendôme, l’ultima ratio Patrum. Aux devoirs oubliés, aux leçons malsues, aux incartades vulgaires, le pensum suffisait&|160;; maisl’amour-propre offensé parlait chez le maître par sa férule. Parmiles souffrances physiques auxquelles nous étions soumis, la plusvive était certes celle que nous causait cette palette de cuir,épaisse d’environ deux doigts, appliquée sur nos faibles mains detoute la force, de toute la colère du Régent. Pour recevoir cettecorrection classique, le coupable se mettait à genoux au milieu dela salle. Il fallait se lever de son banc, aller s’agenouiller prèsde la chaire, et subir les regards curieux, souvent moqueurs de noscamarades. Aux âmes tendres, ces préparatifs étaient donc un doublesupplice, semblable au trajet du Palais à la Grève que faisaitjadis un condamné vers son échafaud. Selon les caractères, les unscriaient en pleurant à chaudes larmes, avant ou après laférule&|160;; les autres en acceptaient la douleur d’un airstoïque&|160;; mais, en l’attendant, les plus forts pouvaient àpeine réprimer la convulsion de leur visage. Louis Lambert futaccablé de férules, et les dut à l’exercice d’une faculté de sanature dont l’existence lui fut pendant long-temps inconnue.Lorsqu’il était violemment tiré d’une méditation par le— Vous nefaites rien&|160;! du Régent, il lui arriva souvent, à son insud’abord, de lancer à cet homme un regard empreint de je ne saisquel mépris sauvage, chargé de pensée comme une bouteille de Leydeest chargée d’électricité. Cette oeillade causait sans doute unecommotion au maître, qui, blessé par cette silencieuse épigramme,voulut désapprendre à l’écolier ce regard fulgurant. La premièrefois que le Père se formalisa de ce dédaigneux rayonnement quil’atteignit comme un éclair, il dit cette phrase que je me suisrappelée : — Si vous me regardez encore ainsi, Lambert, vous allezrecevoir une férule&|160;! A ces mots, tous les nez furent enl’air, tous les yeux épièrent alternativement et le maître etLouis. L’apostrophe était si sotte que l’enfant accabla le Pèred’un coup d’oeil rutilant. De là vint entre le Régent et Lambertune querelle qui se vida par une certaine quantité de férules.Ainsi lui fut révélé le pouvoir oppresseur de son oeil. Ce pauvrepoète si nerveusement constitué, souvent vaporeux autant qu’unefemme, dominé par une mélancolie chronique, tout malade de songénie comme une

jeune fille l’est de cet amour qu’elle appelle et qu’elleignore&|160;; cet enfant si fort et si faible, déplanté par Corinnede ses belles campagnes pour entrer dans le moule d’un collégeauquel chaque intelligence, chaque corps doit, malgré sa portée,malgré son tempérament, s’adapter à la règle et à l’uniforme commel’or s’arrondit en pièces sous le coup du balancier&|160;; LouisLambert souffrit donc par tous les points où la douleur a prise surl’âme et sur la chair. Attaché sur un banc à la glèbe de sonpupitre, frappé par la férule, frappé par la maladie, affecté danstous ses sens, pressé par une ceinture de maux, tout le contraignitd’abandonner son enveloppe aux mille tyrannies du collége.Semblable aux martyrs qui souriaient au milieu des supplices, il seréfugia dans les cieux que lui entr’ouvrait sa pensée. Peut-êtrecette vie tout intérieure aida-t-elle à lui faire entrevoir lesmystères auxquels il eut tant de foi&|160;!

Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantiseapparente, l’engourdissement dans lequel nous restions, nospunitions constantes, notre répugnance pour nos devoirs et nospensum, nous valurent la réputation incontestée d’être des enfantslâches et incorrigibles. Nos maîtres nous méprisèrent, et noustombâmes également dans le plus affreux discrédit auprès de noscamarades à qui nous cachions nos études de contrebande, parcrainte de leurs moqueries. Cette double mésestime, injuste chezles Pères, était un sentiment naturel chez nos condisciples. Nousne savions ni jouer à la balle, ni courir, ni monter sur leséchasses. Aux jours d’amnistie, ou quand par hasard nous obtenionsun instant de liberté, nous ne partagions aucun des plaisirs à lamode dans le Collége. Etrangers aux jouissances de nos camarades,nous restions seuls, mélancoliquement assis sous quelque arbre dela cour. Le Poète-et-Pythagore furent donc une exception, une vieen dehors de la vie commune. L’instinct si pénétrant,l’amour-propre si délicat des écoliers leur fit pressentir en nousdes esprits situés plus haut ou plus bas que ne l’étaient lesleurs. De là, chez les uns, haine de notre muettearistocratie&|160;; chez les autres, mépris de notre inutilité. Cessentiments étaient entre nous à notre insu, peut-être ne les ai-jedevinés qu’aujourd’hui. Nous vivions donc exactement comme deuxrats tapis dans le coin de la salle où étaient nos pupitres,également retenus là durant les heures d’étude et pendant cellesdes récréations. Cette situation excentrique dut nous mettre etnous mit en état de guerre avec les enfants de

notre Division. Presque toujours oubliés, nous demeurions làtranquilles, heureux à demi, semblables à deux végétations, à deuxornements qui eussent manqué à l’harmonie de la salle. Mais parfoisles plus taquins de nos camarades nous insultaient pour manifesterabusivement leur force, et nous répondions par un mépris quisouvent fit rouer de coups le Poète-et-Pythagore.

La nostalgie de Lambert dura plusieurs mois. Je ne sais rien quipuisse peindre la mélancolie à laquelle il fut en proie. Louis m’agâté bien des chefs-d’oeuvre. Ayant joué tous les deux le rôle duLEPREUX DE LA VALLEE D’AOSTE, nous avions éprouvé les sentimentsexprimés dans le livre de monsieur de Maistre, avant de les liretraduits par cette éloquente plume. Or, un ouvrage peut retracerles souvenirs de l’enfance, mais il ne luttera jamais contre euxavec avantage. Les soupirs de Lambert m’ont appris des hymnes detristesse bien plus pénétrants que ne le sont les plus belles pagesde WERTHER. Mais aussi, peut-être n’est-il pas de comparaison entreles souffrances que cause une passion réprouvée à tort ou à raisonpar nos lois, et les douleurs d’un pauvre enfant aspirant après lasplendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté. Wertherest l’esclave d’un désir, Louis Lambert était toute une âmeesclave. A talent égal, le sentiment le plus touchant ou fondé surles désirs les plus vrais, parce qu’ils sont les plus purs, doitsurpasser les lamentations du génie. Après être resté long-temps àcontempler le feuillage d’un des tilleuls de la cour, Louis ne medisait qu’un mot, mais ce mot annonçait une immense rêverie.

— Heureusement pour moi, s’écria-t-il un jour, il se rencontrede bons moments pendant lesquels il me semble que les murs de laclasse sont tombés, et que je suis ailleurs, dans les champs&|160;!Quel plaisir de se laisser aller au cours de sa pensée, comme unoiseau à la portée de son vol&|160;! — Pourquoi la couleur verteest-elle si prodiguée dans la nature&|160;? me demandait-il.Pourquoi y existe-t-il si peu de lignes droites&|160;? Pourquoil’homme dans ses oeuvres emploie-t-il si rarement lescourbes&|160;? Pourquoi lui seul a-t-il le sentiment de la lignedroite&|160;?

Ces paroles trahissaient une longue course faite à travers lesespaces. Certes, il avait revu des paysages entiers, ou respiré leparfum des forêts. Il était, vivante et sublime élégie, toujourssilencieux, résigné&|160;; toujours souffrant sans pouvoir dire :je souffre&|160;! Cet aigle, qui voulait le monde pour pâture, setrouvait entre qua-

tre murailles étroites et sales&|160;; aussi, sa viedevint-elle, dans la plus large acception de ce terme, une vieidéale. Plein de mépris pour les études presque inutiles auxquellesnous étions condamnés, Louis marchait dans sa route aérienne,complétement détaché des choses qui nous entouraient. Obéissant aubesoin d’imitation qui domine les enfants, je tâchai de conformermon existence à la sienne. Louis m’inspira d’autant mieux sapassion pour l’espèce de sommeil dans lequel les contemplationsprofondes plongent le corps, que j’étais plus jeune et plusimpressible. Nous nous habituâmes, comme deux amants, à penserensemble, à nous communiquer nos rêveries. Déjà ses sensationsintuitives avaient cette acuité qui doit appartenir aux perceptionsintellectuelles des grands poètes, et les faire souvent approcherde la folie.

— Sens-tu, comme moi, me demanda-t-il un jour, s’accomplir entoi, malgré toi, de fantasques souffrances&|160;? Si, par exemple,je pense vivement à l’effet que produirait la lame de mon canif enentrant dans ma chair, j’y ressens tout à coup une douleur aiguëcomme si je m’étais réellement coupé : il n’y a de moins que lesang. Mais cette sensation arrive et me surprend comme un bruitsoudain qui troublerait un profond silence. Une idée causer dessouffrances physiques&|160;?.. Hein&|160;! qu’en dis-tu&|160;?

Quand il exprimait des réflexions si ténues, nous tombions tousdeux dans une rêverie naïve. Nous nous mettions à rechercher ennous-mêmes les indescriptibles phénomènes relatifs à la générationde la pensée, que Lambert espérait saisir dans ses moindresdéveloppements, afin de pouvoir en décrire un jour l’appareilinconnu.

Puis, après des discussions, souvent mêlées d’enfantillages, unregard jaillissait des yeux flamboyants de Lambert, il me serraitla main, et il sortait de son âme un mot par lequel il tâchait dese résumer.

— Penser, c’est voir&|160;! me dit-il un jour emporté par une denos objections sur le principe de notre organisation. Toute sciencehumaine repose sur la déduction, qui est une vision lente parlaquelle on descend de la cause à l’effet, par laquelle on remontede l’effet à la cause&|160;; ou, dans une plus large expression,toute poésie comme toute oeuvre d’art procède d’une rapide visiondes choses.

Il était spiritualiste&|160;; mais, j’osais le contredire enm’armant de ses observations mêmes pour considérer l’intelligencecomme un produit tout physique. Nous avions raison tous deux.Peut-être les

mots matérialisme et spiritualisme expriment-ils les deux côtésd’un seul et même fait. Ses études sur la substance de la penséelui faisaient accepter avec une sorte d’orgueil la vie deprivations à laquelle nous condamnaient et notre paresse et notredédain pour nos devoirs. Il avait une certaine conscience de savaleur, qui le soutenait dans ses élucubrations. Avec quelledouceur je sentais son âme réagissant sur la mienne&|160;! Combiende fois ne sommes-nous pas demeurés assis sur notre banc, occupéstous deux à lire un livre, nous oubliant réciproquement sans nousquitter&|160;; mais nous sachant tous deux là, plongés dans unocéan d’idées comme deux poissons qui nagent dans les mêmeseaux&|160;! Notre vie était donc toute végétative en apparence,mais nous existions par le coeur et par le cerveau. Les sentiments,les pensées étaient les seuls événements de notre vie scolaire.Lambert exerça sur mon imagination une influence de laquelle je meressens encore aujourd’hui. J’écoutais avidement ses récitsempreints de ce merveilleux qui fait dévorer avec tant de délices,aux enfants comme aux hommes, les contes où le vrai affecte lesformes les plus absurdes. Sa passion pour les mystères et lacrédulité naturelle au jeune âge nous entraînaient souvent à parlerdu Ciel et de l’Enfer. Louis tâchait alors, en m’expliquantSwedenborg, de me faire partager ses croyances relatives aux anges.Dans ses raisonnements les plus faux se rencontraient encore desobservations étonnantes sur la puissance de l’homme, et quiimprimaient à sa parole ces teintes de vérité sans lesquelles rienn’est possible dans aucun art. La fin romanesque de laquelle ildotait la destinée humaine était de nature à caresser le penchantqui porte les imaginations vierges à s’abandonner aux croyances.N’est-ce pas durant leur jeunesse que les peuples enfantent leursdogmes, leurs idoles&|160;? Et les êtres surnaturels devantlesquels ils tremblent ne sont-ils pas la personnification de leurssentiments, de leurs besoins agrandis&|160;? Ce qui me resteaujourd’hui dans la mémoire des conversations pleines de poésie quenous eûmes, Lambert et moi, sur le Prophète suédois, de qui j’ai ludepuis les oeuvres par curiosité, peut se réduire à ce précis.

Il y aurait en nous deux créatures distinctes. Selon Swedenborg,l’ange serait l’individu chez lequel l’être intérieur réussit àtriompher de l’être extérieur. Un homme veut-il obéir à sa vocationd’ange, dès que la pensée lui démontre sa double existence, il doittendre à nourrir la frêle et exquise nature de l’ange qui est enlui.

Si, faute d’avoir une vue translucide de sa destinée, il faitprédominer l’action corporelle au lieu de corroborer sa vieintellectuelle, toutes ses forces passent dans le jeu de ses sensextérieurs, et l’ange périt lentement par celte matérialisation desdeux natures. Dans le cas contraire, s’il substante son intérieurdes essences qui lui sont propres, l’âme l’emporte sur la matièreet tâche de s’en séparer. Quand leur séparation arrive sous cetteforme que nous appelons la Mort, l’ange, assez puissant pour sedégager de son enveloppe, demeure et commence sa vraie vie. Lesindividualités infinies qui différencient les hommes ne peuvents’expliquer que par cette double existence : elles la fontcomprendre et la démontrent. En effet, la distance qui se trouveentre un homme dont l’intelligence inerte le condamne à uneapparente stupidité, et celui que l’exercice de sa vue intérieure adoué d’une force quelconque, doit nous faire supposer qu’il peutexister entre les gens de génie et d’autres êtres la même distancequi sépare les Aveugles des Voyants. Cette pensée, qui étendindéfiniment la création, donne en quelque sorte la clef des cieux.En apparence confondues ici-bas, les créatures y sont&|160;;suivant la perfection de leur être intérieur, partagées en sphèresdistinctes dont les moeurs et le langage sont étrangers les uns auxautres. Dans le monde invisible comme dans le monde réel, siquelque habitant des régions inférieures arrive, sans en êtredigne, à un cercle supérieur, non-seulement il n’en comprend ni leshabitudes ni les discours, mais encore sa présence y paralyse etles voix et les coeurs. Dans sa Divine Comédie, Dante a peut-êtreeu quelque légère intuition de ces sphères qui commencent dans lemonde des douleurs et s’élèvent par un mouvement armillaire jusquedans les cieux. La doctrine de Swedenborg serait donc l’ouvraged’un esprit lucide qui aurait enregistré les innombrablesphénomènes par lesquels les anges se révèlent au milieu deshommes.

Cette doctrine, que je m’efforce aujourd’hui de résumer en luidonnant un sens logique, m’était présentée par Lambert avec toutesles séductions du mystère, enveloppée dans les langes de laphraséologie particulière aux mystographes : diction obscure,pleine d’abstractions, et si active sur le cerveau, qu’il estcertains livres de Jacob Boehm, de Swedenborg ou de madame Guyondont la lecture pénétrante fait surgir des fantaisies aussimultiformes que peuvent l’être les rêves produits par l’opium.Lambert me racontait

des faits mystiques tellement étranges, il en frappait sivivement mon imagination, qu’il me causait des vertiges. J’aimaisnéanmoins à me plonger dans ce monde mystérieux, invisible aux sensoù chacun se plaît à vivre, soit qu’il se le représente sous laforme indéfinie de l’Avenir, soit qu’il le revête des formesindécises de la Fable. Ces réactions violentes de l’âme surelle-même m’instruisaient à mon insu de sa force, etm’accoutumaient aux travaux de la pensée.

Quant à Lambert, il expliquait tout par son système sur lesanges. Pour lui, l’amour pur, l’amour comme on le rêve au jeuneâge, était la collision de deux natures angéliques. Aussi rienn’égalait-il l’ardeur avec laquelle il désirait rencontrer unange-femme. Hé&|160;! qui plus que lui devait inspirer, ressentirl’amour&|160;? Si quelque chose pouvait donner l’idée d’une exquisesensibilité, n’était-ce pas le naturel aimable et bon empreint dansses sentiments, dans ses paroles, dans ses actions et ses moindresgestes, enfin dans la conjugalité qui nous liait l’un à l’autre, etque nous exprimions en nous disant Faisants&|160;? Il n’existaitaucune distinction entre les choses qui venaient de lui et cellesqui venaient de moi. Nous contrefaisions mutuellement nos deuxécritures, afin que l’un pût faire, à lui seul, les devoirs de tousles deux. Quand l’un de nous avait à finir un livre que nous étionsobligés de rendre au maître de mathématiques, il pouvait le liresans interruption, l’un brochant la tâche et le pensum de l’autre.Nous nous acquittions de nos devoirs comme d’un impôt frappé surnotre tranquillité. Si ma mémoire n’est pas infidèle, souvent ilsétaient d’une supériorité remarquable lorsque Lambert lescomposait. Mais, pris l’un et l’autre pour deux idiots, leprofesseur analysait toujours nos devoirs sous l’empire d’unpréjugé fatal, et les réservait même pour en amuser nos camarades.Je me souviens qu’un soir, en terminant la classe qui avait lieu dedeux à quatre heures, le maître s’empara d’une version de Lambert.Le texte commençait par Caïus Gracchus, vir nobilis. Louis avaittraduit ces mots par : Caïus Gracchus était un noble coeur.

— Où voyez-vous du coeur dans nobilis&|160;? dit brusquement leprofesseur.

Et tout le monde de rire pendant que Lambert regardait leprofesseur d’un air hébété.

— Que dirait madame la baronne de Staël en apprenant quevous

traduisez par un contre-sens le mot qui signifie de race noble,d’origine patricienne&|160;?

— Elle dirait que vous êtes une bête&|160;! m’écriai-je à voixbasse.

— Monsieur le poète, vous allez vous rendre en prison pour huitjours, répliqua le professeur qui malheureusement m’entendit.

Lambert reprit doucement en me jetant un regard d’uneinexprimable tendresse : Vir nobilis&|160;! Madame de Staëlcausait, en partie, le malheur de Lambert. A tout propos maîtres etdisciples lui jetaient ce nom à la tête, soit comme une ironie,soit comme un reproche. Louis ne tarda pas à se faire mettre enprison pour me tenir compagnie. Là, plus libres que partoutailleurs, nous pouvions parler pendant des journées entières, dansle silence des dortoirs où chaque élève possédait une niche de sixpieds carrés, dont les cloisons étaient garnies de barreaux par lehaut, dont la porte à claire-voie se fermait tous les soirs, ets’ouvrait tous les matins sous les yeux du Père chargé d’assister ànotre lever et à notre coucher. Le cric-crac de ces portes,manoeuvrées avec une singulière promptitude par les garçons dedortoir, était encore une des particularités de ce collége. Cesalcôves ainsi bâties nous servaient de prison, et nous y restionsquelquefois enfermés pendant des mois entiers. Les écoliers mis encage tombaient sous l’oeil sévère du préfet, espèce de censeur quivenait, à ses heures ou à l’improviste, d’un pas léger, pour savoirsi nous causions au lieu de faire nos pensum. Mais les coquilles denoix semées dans les escaliers, ou la délicatesse de notre ouïenous permettaient presque toujours de prévoir son arrivée, et nouspouvions nous livrer sans trouble à nos études chéries. Cependant,la lecture nous étant interdite, les heures de prison appartenaientordinairement à des discussions métaphysiques ou au récit dequelques accidents curieux relatifs aux phénomènes de lapensée.

Un des faits les plus extraordinaires est certes celui que jevais raconter, non-seulement parce qu’il concerne Lambert, maisencore parce qu’il décida peut-être sa destinée scientifique. Selonla jurisprudence des colléges, le dimanche et le jeudi étaient nosjours de congé&|160;; mais les offices, auxquels nous assistionstrès-exactement, employaient si bien le dimanche, que nousconsidérions le jeudi comme notre seul jour de fête. La messe unefois entendue, nous avions assez de loisir pour rester long-tempsen promenade dans les campagnes situées aux environs de Vendôme. Lemanoir

de Rochambeau était l’objet de la plus célèbre de nosexcursions, peut-être à cause de son éloignement. Rarement lespetits faisaient une course si fatigante&|160;; néanmoins, une foisou deux par an, les Régents leur proposaient la partie deRochambeau comme une récompense. En 1812, vers la fin du printemps,nous dûmes y aller pour la première fois. Le désir de voir lefameux château de Rochambeau dont le propriétaire donnaitquelquefois du laitage aux élèves, nous rendit tous sages. Rienn’empêcha donc la partie. Ni moi ni Lambert, nous ne connaissionsla jolie vallée du Loir où cette habitation a été construite. Aussison imagination et la mienne furent-elles très-préoccupées laveille de cette promenade, qui causait dans le collége une joietraditionnelle. Nous en parlâmes pendant toute la soirée, en nouspromettant d’employer en fruits ou en laitage l’argent que nouspossédions contrairement aux lois vendômoises. Le lendemain, aprèsle dîner, nous partîmes à midi et demi tous munis d’un cubiquemorceau de pain que l’on nous distribuait d’avance pour notregoûter. Puis, alertes comme des hirondelles, nous marchâmes entroupe vers le célèbre castel, avec une ardeur qui ne nouspermettait pas de sentir tout d’abord la fatigue. Quand nous fûmesarrivés sur la colline d’où nous pouvions contempler et le châteauassis à mi-côte, et la vallée tortueuse où brille la rivière enserpentant dans une prairie gracieusement échancrée&|160;;admirable paysage, un de ceux auxquels les vives sensations dujeune âge, ou celles de l’amour, ont imprimé tant de charmes, queplus tard il ne faut jamais les aller revoir, Louis Lambert me dit: — Mais j’ai vu cela cette nuit en rêve&|160;! Il reconnut et lebouquet d’arbres sous lequel nous étions, et la disposition desfeuillages, la couleur des eaux, les tourelles du château, lesaccidents, les lointains, enfin tous les détails du site qu’ilapercevait pour la première fois. Nous étions bien enfants l’un etl’autre&|160;; moi du moins, qui n’avais que treize ans&|160;; car,à quinze ans, Louis pouvait avoir la profondeur d’un homme degénie&|160;; mais à cette époque nous étions tous deux incapablesde mensonge dans les moindres actes de notre vie d’amitié. SiLambert pressentait d’ailleurs par la toute-puissance de sa penséel’importance des faits, il était loin de deviner d’abord leurentière portée&|160;; aussi commença-t-il par être étonné decelui-ci. Je lui demandai s’il n’était pas venu à Rochambeaupendant son enfance, ma question le frappa&|160;; mais, après avoirconsulté ses souvenirs, il me répondit négative-

ment. Cet événement, dont l’analogue peut se retrouver dans lesphénomènes du sommeil de beaucoup d’hommes, fera comprendre lespremiers talents de Lambert&|160;; en effet, il sut en déduire toutun système, en s’emparant, comme fit Cuvier dans un autre ordre dechoses, d’un fragment de pensée pour reconstruire toute unecréation. En ce moment nous nous assîmes tous deux sous une vieilletruisse de chêne&|160;; puis, après quelques moments de réflexion,Louis me dit : — Si le paysage n’est pas venu vers moi, ce quiserait absurde à penser, j’y suis donc venu. Si j’étais ici pendantque je dormais dans mon alcôve, ce fait ne constitue-t-il pas uneséparation complète entre mon corps et mon être intérieur&|160;?N’atteste-t-il pas je ne sais quelle faculté locomotive ou deseffets équivalant à ceux de la locomotion&|160;? Or, si mon espritet mon corps ont pu se quitter pendant le sommeil, pourquoi ne lesferais-je pas également divorcer ainsi pendant la veille&|160;? Jen’aperçois point de moyens termes entre ces deux propositions. Maisallons plus loin, pénétrons les détails&|160;? Ou ces faits se sontaccomplis par la puissance d’une faculté qui met en oeuvre unsecond être à qui mon corps sert d’enveloppe, puisque j’étais dansmon alcôve et voyais le paysage, et ceci renverse bien dessystèmes&|160;; ou ces faits se sont passés, soit dans quelquecentre nerveux dont le nom est à savoir et où s’émeuvent lessentiments, soit dans le centre cérébral où s’émeuvent les idées.Cette dernière hypothèse soulève des questions étranges. J’aimarché, j’ai vu, j’ai entendu. Le mouvement ne se conçoit pointsans l’espace, le son n’agit que dans les angles ou sur lessurfaces, et la coloration ne s’accomplit que par la lumière. Si,pendant la nuit, les yeux fermés, j’ai vu en moi-même des objetscolorés, si j’ai entendu des bruits dans le plus absolu silence, etsans les conditions exigées pour que le son se forme, si dans laplus parfaite immobilité j’ai franchi des espaces, nous aurions desfacultés internes, indépendantes des lois physiques extérieures. Lanature matérielle serait pénétrable par l’esprit. Comment leshommes ont-ils si peu réfléchi jusqu’alors aux accidents du sommeilqui accusent en l’homme une double vie&|160;? N’y aurait-il pas unenouvelle science dans ce phénomène&|160;? ajouta-t-il en sefrappant fortement le front&|160;; s’il n’est pas le principe d’unescience, il trahit certainement en l’homme d’énormespouvoirs&|160;; il annonce au moins la désunion fréquente de nosdeux natures, fait autour duquel je tourne depuis si long-temps.J’ai donc enfin trouvé un témoignage

de la supériorité qui distingue nos sens latents de nos sensapparents&|160;! homo duplex&|160;! — Mais, reprit-il après unepause et en laissant échapper un geste de doute, peut-êtren’existe-t-il pas en nous deux natures&|160;? Peut-être sommes-noustout simplement doués de qualités intimes et perfectibles dontl’exercice, dont les développements produisent en nous desphénomènes d’activité, de pénétration, de vision encore inobservés.Dans notre amour du merveilleux, passion engendrée par notreorgueil, nous aurons transformé ces effets en créations poétiques,parce que nous ne les comprenions pas. Il est si commode de déifierl’incompréhensible&|160;! Ah&|160;! j’avoue que je pleurerai laperte de mes illusions. J’avais besoin de croire à une doublenature et aux anges de Swedenborg&|160;! Cette nouvelle science lestuerait-elle donc&|160;? Oui, l’examen de nos propriétés inconnuesimplique une science en apparence matérialiste, car L’ESPRITemploie, divise, anime la substance&|160;; mais il ne la détruitpas.

Il demeura pensif, triste à demi. Peut-être voyait-il ses rêvesde jeunesse comme des langes qu’il lui faudrait bientôtquitter.

— La vue et l’ouïe, dit-il en riant de son expression, sont sansdoute les gaînes d’un outil merveilleux&|160;!

Pendant tous les instants où il m’entretenait du Ciel et del’Enfer, il avait coutume de regarder la nature en maître&|160;;mais, en proférant ces dernières paroles grosses de science, ilplana plus audacieusement que jamais sur le paysage, et son frontme parut près de crever sous l’effort du génie : ses forces, qu’ilfaut nommer morales jusqu’à nouvel ordre, semblaient jaillir parles organes destinés à les projeter&|160;; ses yeux dardaient lapensée&|160;; sa main levée, ses lèvres muettes et tremblantesparlaient&|160;; son regard brûlant rayonnait&|160;; enfin sa tête,comme trop lourde ou fatiguée par un élan trop violent, retomba sursa poitrine. Cet enfant, ce géant se voûta, me prit la main, laserra dans la sienne qui était moite, tant il était enfiévré par larecherche de la vérité&|160;; puis après une pause il me dit : — Jeserai célèbre&|160;! — Mais toi aussi, ajouta-t-il vivement. Nousserons tous deux les chimistes de la volonté.

Coeur exquis&|160;! Je reconnaissais sa supériorité, mais lui segardait bien de jamais me la faire sentir. Il partageait avec moiles trésors de sa pensée, me comptait pour quelque chose dans sesdécouvertes, et me laissait en propre mes infirmes réflexions.Toujours gracieux comme une femme qui aime, il avait toutes lespudeurs

de sentiment, toutes les délicatesses d’âme qui rendent la vieet si bonne et si douce à porter. Il commença le lendemain même unouvrage qu’il intitula Traité de la Volonté&|160;; ses réflexionsen modifièrent souvent le plan et la méthode&|160;; maisl’événement de cette journée solennelle en fut certes le germe,comme la sensation électrique toujours ressentie par Mesmer àl’approche d’un valet fut l’origine de ses découvertes enmagnétisme, science jadis cachée au fond des mystères d’Isis, deDelphes, dans l’antre de Trophonius, et retrouvée par cet hommeprodigieux à deux pas de Lavater, le précurseur de Gall. Eclairéespar cette soudaine clarté, les idées de Lambert prirent desproportions plus étendues&|160;; il démêla dans ses acquisitionsdes vérités éparses, et les rassembla&|160;; puis, comme unfondeur, il coula son groupe. Après six mois d’une applicationsoutenue, les travaux de Lambert excitèrent la curiosité de noscamarades et furent l’objet de quelques plaisanteries cruelles quidevaient avoir une funeste issue. Un jour, l’un de nospersécuteurs, qui voulut absolument voir nos manuscrits, ameutaquelques-uns de nos tyrans, et vint s’emparer violemment d’unecassette où était déposé ce trésor que Lambert et moi nousdéfendîmes avec un courage inouï. La boîte était fermée, il futimpossible à nos agresseurs de l’ouvrir&|160;; mais ils essayèrentde la briser dans le combat, noire méchanceté qui nous fit jeterles hauts cris. Quelques camarades, animés d’un esprit de justiceou frappés de notre résistance héroïque, conseillaient de nouslaisser tranquilles en nous accablant d’une insolente pitié.Soudain, attiré par le bruit de la bataille, le père Haugoultintervint brusquement, et s’enquit de la dispute. Nos adversairesnous avaient distraits de nos pensum, le Régent venait défendre sesesclaves. Pour s’excuser, les assaillants révélèrent l’existencedes manuscrits. Le terrible Haugoult nous ordonna de lui remettrela cassette : si nous résistions, il pouvait la faire briser&|160;;Lambert lui en livra la clef, le Régent prit les papiers, lesfeuilleta&|160;; puis il nous dit en les confisquant : — Voilà doncles bêtises pour lesquelles vous négligez vos devoirs&|160;! Degrosses larmes tombèrent des yeux de Lambert, arrachées autant parla conscience de sa supériorité morale offensée que par l’insultegratuite et la trahison qui nous accablaient. Nous lançâmes à nosaccusateurs un regard de reproche : ne nous avaient-ils pas vendusà l’ennemi commun&|160;? s’ils pouvaient, suivant le Droit Ecolier,nous battre, ne devaient-ils pas garder le silence sur nosfautes&|160;? Aussi eurent-ils

pendant un moment quelque honte de leur lâcheté. Le pèreHaugoult vendit probablement à un épicier de Vendôme le Traité dela Volonté, sans connaître l’importance des trésors scientifiquesdont les germes avortés se dissipèrent en d’ignorantes mains. Sixmois après, je quittai le collége. J’ignore donc si Lambert, quenotre séparation plongea dans une noire mélancolie, a recommencéson ouvrage. Ce fut en mémoire de la catastrophe arrivée au livrede Louis que, dans l’ouvrage par lequel commencent ces Etudes, jeme suis servi pour une oeuvre fictive du titre réellement inventépar Lambert, et que j’ai donné le nom d’une femme qui lui futchère, à une jeune fille pleine de dévouement&|160;; mais cetemprunt n’est pas le seul que je lui ai fait : son caractère, sesoccupations m’ont été très-utiles dans cette composition dont lesujet est dû à quelque souvenir de nos jeunes méditations.Maintenant cette Histoire est destinée à élever un modeste cippe oùsoit attestée la vie de celui qui m’a légué tout son bien, sapensée. Dans cet ouvrage d’enfant, Lambert déposa des idéesd’homme. Dix ans plus tard, en rencontrant quelques savantssérieusement occupés des phénomènes qui nous avaient frappés, etque Lambert analysa si miraculeusement, je compris l’importance deses travaux, oubliés déjà comme un enfantillage. Je passai doncplusieurs mois à me rappeler : les principales découvertes de monpauvre camarade. Après avoir rassemblé mes souvenirs, je puisaffirmer que, dès 1812, il avait établi, deviné, discuté dans sonTraité, plusieurs faits importants dont, me disait-il, les preuvesarriveraient tôt ou tard. Ses spéculations philosophiques devraientcertes le faire admettre au nombre de ces grands penseurs apparus àdivers intervalles parmi les hommes pour leur révéler les principestout nus de quelque science à venir, dont les racines poussent aveclenteur et portent un jour de beaux fruits dans les domaines del’intelligence. Ainsi, un pauvre artisan, occupé à fouiller lesterres pour trouver le secret des émaux, affirmait au seizièmesiècle, avec l’infaillible autorité du génie, les faits géologiquesdont la démonstration fait aujourd’hui la gloire de Buffon et deCuvier. Je crois pouvoir offrir une idée du Traité de Lambert parles propositions capitales qui en formaient la base&|160;; mais jeles dépouillerai, malgré moi, des idées dans lesquelles il lesavait enveloppées, et qui en étaient le cortége indispensable.Marchant dans un sentier autre que le sien, je prenais, de sesrecherches, celles qui servaient le mieux mon système.

J’ignore donc si, moi son disciple, je pourrai fidèlementtraduire ses pensées, après me les être assimilées de manière àleur donner la couleur des miennes.

A des idées nouvelles, des mots nouveaux ou des acceptions demots anciens élargies, étendues, mieux définies&|160;; Lambertavait donc choisi, pour exprimer les bases de son système, quelquesmots vulgaires qui déjà répondaient vaguement à sa pensée. Le motde VOLONTE servait à nommer le milieu où la pensée fait sesévolutions&|160;; ou, dans une expression moins abstraite, la massede force par laquelle l’homme peut reproduire, en dehors delui-même, les actions qui composent sa vie extérieure. La VOLITION,mot dû aux réflexions de Locke, exprimait l’acte par lequel l’hommeuse de la Volonté. Le mot de PENSEE, pour lui le produitquintessentiel de la Volonté, désignait aussi le milieu oùnaissaient les IDEES auxquelles elle sert de substance. L’IDEE, nomcommun à toutes les créations du cerveau, constituait l’acte parlequel l’homme use de la Pensée. Ainsi la Volonté, la Penséeétaient les deux moyens générateurs&|160;; la Volition, l’Idéeétaient les deux produits. La Volition lui semblait être l’idéearrivée de son état abstrait à un état concret, de sa générationfluide à une expression quasi solide, si toutefois ces mots peuventformuler des aperçus si difficiles à distinguer. Selon lui, laPensée et les Idées sont le mouvement et les actes de notreorganisme intérieur, comme les Volitions et la Volonté constituentceux de la vie extérieure.

Il avait fait passer la Volonté avant la Pensée. — » Pourpenser, il faut vouloir, disait-il. Beaucoup d’êtres vivent àl’état de Volonté, sans néanmoins arriver à l’état de Pensée. AuNord, la longévité&|160;; au Midi, la brièveté de la vie&|160;;mais aussi, dans le Nord, la torpeur&|160;; au Midi, l’exaltationconstante de la Volonté&|160;; jusqu’à la ligne où, soit par tropde froid, soit par trop de chaleur, les organes sont presqueannulés. » Son expression de milieu lui fut suggérée par uneobservation faite pendant son enfance, et de laquelle il nesoupçonna certes pas l’importance, mais dont la bizarrerie dutfrapper son imagination si délicatement impressible. Sa mère,personne fluette et nerveuse, tout délicate donc et tout aimante,était une des créatures destinées à représenter la Femme dans laperfection de ses attributs, mais que le sort abandonne par erreurau fond de l’état social. Tout amour, partant toute souffrance,elle mourut jeune après avoir jeté ses facultés dans l’amourmaternel. Lam-

bert, enfant de six ans, couché dans un grand berceau, près dulit maternel, mais n’y dormant pas toujours, vit quelquesétincelles électriques jaillissant de la chevelure de sa mère, aumoment où elle se peignait. L’homme de quinze ans s’empara pour lascience de ce fait avec lequel l’enfant avait joué, faitirrécusable dont maintes preuves se rencontrent chez presque toutesles femmes auxquelles une certaine fatalité de destinée laisse dessentiments méconnus à exhaler ou je ne sais quelle surabondance deforce à perdre.

A l’appui de ses définitions, Lambert ajouta plusieurs problèmesà résoudre, beaux défis jetés à la science et desquels il seproposait de rechercher les solutions, se demandant à lui-même : Sile principe constituant de l’électricité n’entrait pas comme basedans le fluide particulier d’où s’élançaient nos Idées et nosVolitions&|160;? Si la chevelure qui se décolore, s’éclaircit,tombe et disparaît selon les divers degrés de déperdition ou decristallisation des pensées, ne constituait pas un système decapillarité soit absorbante, soit exhalante, tout électrique&|160;?Si les phénomènes fluides de notre Volonté, substance procréée ennous et si spontanément réactive au gré de conditions encoreinobservées, étaient plus extraordinaires que ceux du fluideinvisible, intangible, et produits par la pile voltaïque sur lesystème nerveux d’un homme mort&|160;? Si la formation de nos idéeset leur exhalation constante étaient moins incompréhensibles que nel’est l’évaporation des corpuscules imperceptibles et néanmoins siviolents dans leur action, dont est susceptible un grain de musc,sans perdre de son poids&|160;? Si, laissant au système cutané denotre enveloppe une destination toute défensive, absorbante,exsudante et tactile, la circulation sanguine et son appareil nerépondaient pas à la transsubstantiation de notre Volonté, comme lacirculation du fluide nerveux répondait à celle de la Pensée&|160;?Enfin si l’affluence plus ou moins vive de ces deux substancesréelles ne résultait pas d’une certaine perfection ou imperfectiond’organes dont les conditions devaient être étudiées dans tousleurs modes&|160;?

Ces principes établis, il voulait classer les phénomènes de lavie humaine en deux séries d’effets distincts, et réclamait pourchacune d’elles une analyse spéciale, avec une instance ardente deconviction. En effet, après avoir observé, dans presque toutes lescréations, deux mouvements séparés, il les pressentait, lesadmettait

même pour notre nature, et nommait cet antagonisme vital :L’ACTION et LA REACTION. — Un désir, disait-il, est un faitentièrement accompli dans notre Volonté avant de l’êtreextérieurement. Ainsi, l’ensemble de nos Volitions et de nos Idéesconstituait l’Action, et l’ensemble de nos actes extérieurs, laRéaction. Lorsque, plus tard, je lus les observations faites parBichat sur le dualisme de nos sens extérieurs, je fus comme étourdipar mes souvenirs, en reconnaissant une coïncidence frappante entreles idées de ce célèbre physiologiste et celles de Lambert. Mortstous deux avant le temps, ils avaient marché d’un pas égal à je nesais quelles vérités. La nature s’est complu en tout à donner dedoubles destinations aux divers appareils constitutifs de sescréatures, et la double action de notre organisme, qui n’est plusun fait contestable, appuie par un ensemble de preuves d’uneéventualité quotidienne les déductions de Lambert relativement àl’Action et à la Réaction. L’être actionnel ou intérieur, mot quilui servait à nommer le species inconnu, le mystérieux ensemble defibrilles auquel sont dues les différentes puissancesincomplétement observées de la Pensée, de la Volonté&|160;; enfincet être innommé voyant, agissant, mettant tout à fin,accomplissant tout avant aucune démonstration corporelle, doit,pour se conformer à sa nature, n’être soumis à aucune desconditions physiques par lesquelles l’être réactionnel ouextérieur, l’homme visible est arrêté dans ses manifestations. Delà découlaient une multitude d’explications logiques sur les effetsles plus bizarres en apparence de notre double nature, et larectification de plusieurs systèmes à la fois justes et faux.Certains hommes ayant entrevu quelques phénomènes du jeu naturel del’être actionnel, furent, comme Swedenborg, emportés au delà dumonde vrai par une âme ardente, amoureuse de poésie, ivre duprincipe divin. Tous se plurent donc, dans leur ignorance descauses, dans leur admiration du fait, à diviniser cet appareilintime, à bâtir un mystique univers. De là, les anges&|160;!délicieuses illusions auxquelles ne voulait pas renoncer Lambert,qui les caressait encore au moment où le glaive de son Analyse entranchait les éblouissantes ailes.

— Le Ciel, me disait-il, serait après tout la survie de nosfacultés perfectionnées, et l’Enfer le néant où retombent lesfacultés imparfaites.

Mais comment, en des siècles où l’entendement avait gardéles

impressions religieuses et spiritualistes qui ont régné pendantles temps intermédiaires entre le Christ et Descartes, entre la Foiet le Doute, comment se défendre d’expliquer les mystères de notrenature intérieure autrement que par une intervention divine&|160;?A qui, si ce n’est à Dieu même, les savants pouvaient-ils demanderraison d’une invisible créature si activement, si réactivementsensible, et douée de facultés si étendues, si perfectibles parl’usage, ou si puissantes sous l’empire de certaines conditionsoccultes, que tantôt ils lui voyaient, par un phénomène de visionou de locomotion abolir l’espace dans ses deux modes de Temps et deDistance dont l’un est l’espace intellectuel, et l’autre l’espacephysique&|160;; tantôt ils lui voyaient reconstruire le passé, soitpar la puissance d’une vue rétrospective, soit par le mystère d’unepalingénésie assez semblable au pouvoir que posséderait un homme dereconnaître aux linéaments, téguments et rudiments d’une graine,ses floraisons antérieures dans les innombrables modifications deleurs nuances, de leurs parfums et de leurs formes&|160;; et quetantôt enfin, ils lui voyaient deviner imparfaitement l’avenir,soit par l’aperçu des causes premières, soit par un phénomène depressentiment physique.

D’autres hommes, moins poétiquement religieux, froids etraisonneurs, charlatans peut-être, enthousiastes du moins par lecerveau, sinon par le coeur, reconnaissant quelques-uns de cesphénomènes isolés, les tinrent pour vrais sans les considérer commeles irradiations d’un centre commun. Chacun d’eux voulut alorsconvertir un simple fait en science. De là vinrent la démonologie,l’astrologie judiciaire, la sorcellerie, enfin toutes lesdivinations fondées sur des accidents essentiellement transitoires,parce qu’ils variaient selon les tempéraments, au gré decirconstances encore complètement inconnues. Mais aussi de ceserreurs savantes et des procès ecclésiastiques où succombèrent tantde martyrs de leurs propres facultés, résultèrent des preuveséclatantes du pouvoir prodigieux dont dispose l’être actionnel qui,suivant Lambert, peut s’isoler complétement de l’être réactionnel,en briser l’enveloppe, faire tomber les murailles devant satoute-puissante vue, phénomène nommé, chez les Hindous, la Tokeiadeau dire des missionnaires&|160;; puis, par une autre faculté,saisir dans le cerveau, malgré ses plus épaisses circonvolutions,les idées qui s’y sont formées ou qui s’y forment, et tout le passéde la conscience.

— Si les apparitions ne sont pas impossibles, disait Lambert,elles doivent avoir lieu par une faculté d’apercevoir les idées quireprésentent l’homme dans son essence pure, et dont la vie,impérissable peut-être, échappé à nos sens extérieurs, mais peutdevenir perceptible à l’être intérieur quand il arrive à un hautdegré d’extase ou à une grande perfection de vue.

Je sais, mais vaguement aujourd’hui, que, suivant pas à pas leseffets de la Pensée et de la Volonté dans tous leurs modes&|160;;après en avoir établi les lois, Lambert avait rendu compte d’unefoule de phénomènes qui jusqu’à lui passaient à juste titre pourincompréhensibles. Ainsi les sorciers, les possédés, les gens àseconde vue et les démoniaques de toute espèce, ces victimes duMoyen-Age étaient l’objet d’explications si naturelles, que souventleur simplicité me parut être le cachet de la vérité. Les donsmerveilleux que l’Eglise romaine, jalouse de mystères, punissaitpar le bûcher, étaient selon Louis le résultat de certainesaffinités entre les principes constituants de la Matière et ceux dela Pensée, qui procèdent de la même source. L’homme armé de labaguette de coudrier obéissait, en trouvant les eaux vives, àquelque sympathie ou à quelque antipathie à lui-même inconnue. Il afallu la bizarrerie de ces sortes d’effets pour donner àquelques-uns d’entre eux une certitude historique. Les sympathiesont été rarement constatées. Elles constituent des plaisirs que lesgens assez heureux pour en être doués publient rarement, à moins dequelque singularité violente&|160;; encore, est-ce dans le secretde l’intimité où tout s’oublie. Mais les antipathies qui résultentd’affinités contrariées ont été fort heureusement notées quandelles se rencontraient en des hommes célèbres. Ainsi Bayleéprouvait des convulsions en entendant jaillir de l’eau. Scaligerpâlissait en voyant du cresson. Erasme avait la fièvre en sentantdu poisson. Ces trois antipathies procédaient de substancesaquatiques. Le duc d’Epernon s’évanouissait à la vue d’un levraut,Tychobrahé à celle d’un renard, Henri III à celle d’un chat, lemaréchal d’Albret à celle d’un marcassin&|160;; antipathies toutesproduites par des émanations animales et ressenties souvent à desdistances énormes. Le chevalier de Guise, Marie de Médicis, etplusieurs autres personnages se trouvaient mal à l’aspect de toutesles roses, même peintes. Que le chancelier Bacon fut ou non prévenud’une éclipse de lune, il tombait en faiblesse au moment où elles’opérait&|160;; et sa vie, suspendue pendant tout le temps quedurait

ce phénomène, reprenait aussitôt sans lui laisser la moindreincommodité. Ces effets d’antipathies authentiques prises parmitoutes celles que les hasards de l’histoire ont illustrées, peuventsuffire à comprendre les effets des sympathies inconnues. Cefragment d’investigation que je me suis rappelé entre tous lesaperçus de Lambert, fera concevoir la méthode avec laquelle ilprocédait dans ses oeuvres. Je ne crois pas devoir insister sur laconnexité qui liait à cette théorie les sciences équilatéralesinventées par Gall et Lavater&|160;; elles en étaient lescorollaires naturels, et tout esprit légèrement scientifiqueapercevra les ramifications par lesquelles s’y rattachaientnécessairement les observations phrénologiques de l’un et lesdocuments physiognomoniques de l’autre. La découverte de Mesmer, siimportante et si mal appréciée encore, se trouvait tout entièredans un seul développement de ce Traité, quoique Louis ne connûtpas les oeuvres, d’ailleurs assez laconiques, du célèbre docteursuisse. Une logique et simple déduction de ses principes lui avaitfait reconnaître que la Volonté pouvait, par un mouvement toutcontractile de l’être intérieur, s’amasser&|160;; puis, par unautre mouvement, être projetée au dehors, et même être confiée àdes objets matériels. Ainsi la force entière d’un homme devaitavoir la propriété de réagir sur les autres, et de les pénétrerd’une essence étrangère à la leur, s’ils ne se défendaient contrecette agression. Les preuves de ce théorème de la Science humainesont nécessairement multipliées&|160;; mais rien ne les constateauthentiquement. Il a fallu, soit l’éclatant désastre de Marius etson allocution au Cimbre chargé de le tuer, soit l’augustecommandement d’une mère au lion de Florence, pour faire connaîtrehistoriquement quelques-uns de ces foudroiements de la pensée. Pourlui donc la Volonté, la Pensée étaient des forces vives&|160;;aussi en parlait-il de manière à vous faire partager ses croyances.Pour lui, ces deux puissances étaient en quelque sorte et visibleset tangibles. Pour lui, la Pensée était lente ou prompte, lourde ouagile, claire ou obscure&|160;; il lui attribuait toutes lesqualités des êtres agissants, la faisait saillir, se reposer, seréveiller, grandir, vieillir, se rétrécir, s’atrophier,s’aviver&|160;; il en surprenait la vie en en spécifiant tous lesactes par les bizarreries de notre langage&|160;; il en constataitla spontanéité, la force, les qualités avec une sorte d’intuitionqui lui faisait reconnaître tous les phénomènes de cettesubstance.

— Souvent au milieu du calme et du silence, me disait-il,lors-

que nos facultés intérieures sont endormies, quand nous nousabandonnons à la douceur du repos, qu’il s’étend des espèces deténèbres en nous, et que nous tombons dans la contemplation deschoses extérieures, tout à coup une idée s’élance, passe avec larapidité de l’éclair à travers les espaces infinis dont laperception nous est donnée par notre vue intérieure. Cette idéebrillante, surgie comme un feu follet, s’éteint sans retour :existence éphémère, pareille à celle de ces enfants qui fontconnaître aux parents une joie et un chagrin sans bornes&|160;;espèce de fleur mort-née dans les champs de la pensée. Parfoisl’idée, au lieu de jaillir avec force et de mourir sansconsistance, commence à poindre, se balance dans les limbesinconnus des organes où elle prend naissance&|160;; elle nous usepar un long enfantement, se développe, grandit, devient féconde, etse produit au dehors dans la grâce de la jeunesse et parée de tousles attributs d’une longue vie&|160;; elle soutient les pluscurieux regards, elle les attire, ne les lasse jamais : l’examenqu’elle provoque commande l’admiration que suscitent les oeuvreslong-temps élaborées. Tantôt les idées naissent par essaim, l’uneentraîne l’autre, elles s’enchaînent, toutes sont agaçantes, ellesabondent, elles sont folles. Tantôt elles se lèvent pales,confuses, dépérissent faute de force ou d’aliments&|160;; lasubstance génératrice manque. Enfin, à certains jours, elles seprécipitent dans les abîmes pour en éclairer les immensesprofondeurs&|160;; elles nous épouvantent et laissent notre âmeabattue. Les idées sont en nous un système complet, semblable àl’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dontl’iconographie sera retracée par un homme de génie qui passera pourfou peut-être. Oui, tout, en nous et au dehors, atteste la vie deces créations ravissantes que je compare à des fleurs, en obéissantà je ne sais quelle révélation de leur nature&|160;! Leurproduction comme fin de l’homme n’est d’ailleurs pas plus étonnanteque celle des parfums et des couleurs dans la plante. Les parfumssont des idées peut-être&|160;! En pensant que la ligne où finitnotre chair et où l’ongle commence contient l’inexplicable etinvisible mystère de la transformation constante de nos fluides encorne, il faut reconnaître que rien n’est impossible dans lesmerveilleuses modifications de la substance humaine. Mais ne serencontre-t-il donc pas dans la nature morale des phénomènes demouvement et de pesanteur semblables à ceux de la naturephysique&|160;? L’attente, pour choisir un exemple qui puisse êtrevivement senti de tout le

monde, n’est si douloureuse que par l’effet de la loi en vertude laquelle le poids d’un corps est multiplié par sa vitesse. Lapesanteur du sentiment que produit l’attente ne s’accroît-ellepoint par une addition constante des souffrances passées, à ladouleur du moment&|160;? Enfin, à quoi, si ce n’est à une substanceélectrique, peut-on attribuer la magie par laquelle la Volontés’intronise si majestueusement dans les regards pour foudroyer lesobstacles aux commandements du génie, éclate dans la voix, oufiltre, malgré l’hypocrisie, au travers de l’enveloppehumaine&|160;? Le courant de ce roi des fluides qui, suivant lahaute pression de la Pensée ou du Sentiment, s’épanche à flots ous’amoindrit et s’effile, puis s’amasse pour jaillir en éclairs, estl’occulte ministre auquel sont dus soit les efforts ou funestes oubienfaisants des arts et des passions, soit les intonations de lavoix, rude, suave, terrible, lascive, horripilante, séductrice tourà tour, et qui vibre dans le coeur, dans les entrailles ou dans lacervelle au gré de nos vouloirs&|160;; soit tous les prestiges dutoucher, d’où procèdent les transfusions mentales de tantd’artistes de qui les mains créatrices savent, après mille étudespassionnées, évoquer la nature&|160;; soit enfin les dégradationsinfinies de l’oeil, depuis son atone inertie jusqu’à sesprojections de lueurs les plus effrayantes. A ce système Dieu neperd aucun de ses droits. La Pensée matérielle m’en a raconté denouvelles grandeurs&|160;!

Après l’avoir entendu parlant ainsi, après avoir reçu dans l’âmeson regard comme une lumière, il était difficile de ne pas êtreébloui par sa conviction, entraîné par ses raisonnements. Aussi LAPENSEE m’apparaissait-elle comme une puissance toute physique,accompagnée de ses incommensurables générations. Elle était unenouvelle Humanité sous une autre forme. Ce simple aperçu des loisque Lambert prétendait être la formule de notre intelligence doitsuffire pour faire imaginer l’activité prodigieuse avec laquelleson âme se dévorait elle-même. Louis avait cherché des preuves àses principes dans l’histoire des grands hommes dont l’existence,mise à jour par les biographes, fournit des particularitéscurieuses sur les actes de leur entendement. Sa mémoire lui ayantpermis de se rappeler les faits qui pouvaient servir dedéveloppement à ses assertions, il les avait annexés à chacun deschapitres auxquels ils servaient de démonstration, en sorte queplusieurs de ses maximes en acquéraient une certitude presquemathématique. Les oeuvres de Cardan, homme doué d’une singulièrepuissance de vision, lui

donnèrent de précieux matériaux. Il n’avait oublié ni Apolloniusde Tyanes annonçant en Asie la mort du tyran et dépeignant sonsupplice à l’heure même où il avait lieu dans Rome&|160;; ni Plotinqui, séparé par Porphyre, sentit l’intention où était celui-ci dese tuer, et accourut pour l’en dissuader&|160;; ni le fait constatédans le siècle dernier à la face de la plus moqueuse incrédulitéqui se soit jamais rencontrée, fait surprenant pour les hommeshabitués à faire du doute une arme contre Dieu seul, mais toutsimple pour quelques croyants : Alphonse-Marie de Liguori, évêquede Sainte-Agathe, donna des consolations au pape Ganganelli, qui levit, l’entendit, lui répondit&|160;; et dans ce même temps, à unetrès-grande distance de Rome, l’évêque était observé en extase,chez lui, dans un fauteuil où il s’asseyait habituellement auretour de la messe. En reprenant sa vie ordinaire, il trouva sesserviteurs agenouillés devant lui, qui tous le croyaient mort. — »Les amis, leur dit-il, le Saint-Père vient d’expirer. » Deux joursaprès, un courrier confirma cette nouvelle. L’heure de la mort dupape coïncidait avec celle où l’évêque était revenu à son étatnaturel. Lambert n’avait pas omis l’aventure plus récente encore,arrivée dans le siècle dernier à une jeune Anglaise qui, aimantpassionnément un marin, partit de Londres pour aller le trouver, etle trouva, seule, sans guide, dans les déserts de l’Amériqueseptentrionale, où elle arriva pour lui sauver la vie. Louis avaitmis à contribution les mystères de l’antiquité, les actes desmartyrs où sont les plus beaux titres de gloire pour la Volontéhumaine, les démonologues du moyen âge, les procès criminels, lesrecherches médicales, en discernant partout le fait vrai, lephénomène probable avec une admirable sagacité. Celte richecollection d’anecdotes scientifiques recueillies dans tant delivres, la plupart dignes de foi, servit sans doute à faire descornets de papier&|160;; et ce travail au moins curieux, enfantépar la plus extraordinaire des mémoires humaines, a dû périr. Entretoutes les preuves qui enrichissaient l’oeuvre de Lambert, setrouvait une histoire arrivée dans sa famille, et qu’il m’avaitracontée avant d’entreprendre son traité. Ce fait, relatif à lapost-existence de l’être intérieur, si je puis me permettre deforger un mot nouveau pour rendre un effet innommé, me frappa sivivement que j’en ai gardé le souvenir. Son père et sa mère eurentà soutenir un procès dont la perte devait entacher leur probité,seul bien qu’ils possédassent au monde. Donc l’anxiété fut grandequand s’agita la ques-

tion de savoir si l’on céderait à l’injuste agression dudemandeur, ou si l’on se détendrait contre lui. La délibération eutlieu par une nuit d’automne, devant un feu de tourbe, dans lachambre du tanneur et de sa femme. A ce conseil furent appelés deuxou trois parents et le bisaïeul maternel de Louis, vieux laboureurtout cassé, mais d’une figure vénérable et majestueuse, dont lesyeux étaient clairs, dont le crâne jauni par le temps conservaitencore quelques mèches de cheveux blancs épars. Semblable à l’Obides nègres, au Sagamore des sauvages, il était une espèce d’espritoraculaire que l’on consultait dans les grandes occasions. Sesbiens étaient cultivés par ses petits-enfants, qui le nourrissaientet le servaient&|160;; il leur pronostiquait la pluie, le beautemps, et leur indiquait le moment où ils devaient faucher les présou rentrer les moissons. La justesse barométrique de sa parole,devenue célèbre, augmentait toujours la confiance et le culte quis’attachaient à lui. Il demeurait des journées entières immobilesur sa chaise. Cet état d’extase lui était familier depuis la mortde sa femme, pour laquelle il avait eu la plus vive et la plusconstante des affections. Le débat eut lieu devant lui, sans qu’ilparût y prêter une grande attention. — Mes enfants, leur dit-ilquand il fut requis de donner son avis, cette affaire est tropgrave pour que je la décide seul. Il faut que j’aille consulter mafemme. Le bonhomme se leva, prit son bâton, et sortit, au grandétonnement des assistants qui le crurent tombé en enfance. Ilrevint bientôt et leur dit : — Je n’ai pas eu besoin d’allerjusqu’au cimetière, votre mère est venue au-devant de moi, je l’aitrouvée auprès du ruisseau. Elle m’a dit que vous retrouveriez chezun notaire de Blois des quittances qui vous feraient gagner votreprocès. Ces paroles furent prononcées d’une voix ferme. L’attitudeet la physionomie de l’aïeul annonçaient un homme pour qui cetteapparition était habituelle. En effet, les quittances contestées seretrouvèrent, et le procès n’eut pas lieu. Cette aventure arrivéesous le toit paternel, aux yeux de Louis, alors âgé de neuf ans,contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses deSwedenborg, qui donna pendant sa vie plusieurs preuves de lapuissance de vision acquise à son être intérieur. En avançant enâge et à mesure que son intelligence se développait, Lambert devaitêtre conduit à chercher dans les lois de la nature humaine lescauses du miracle qui dès l’enfance avait attiré son attention. Dequel nom appeler le hasard qui rassemblait autour de lui les faits,les livres

relatifs à ces phénomènes, et le rendit lui-même le théâtre etl’acteur des plus grandes merveilles de la pensée&|160;? QuandLouis n’aurait pour seul titre à la gloire que d’avoir, dès l’âgede quinze ans, émis celte maxime psychologique : « Les événementsqui attestent l’action de l’Humanité, et qui sont le produit de sonintelligence, ont des causes dans lesquelles ils sont préconçus,comme nos actions sont accomplies dans notre pensée avant de sereproduire au dehors&|160;; les pressentiments ou les prophétiessont l’aperçu de ces causes&|160;; » je crois qu’il faudraitdéplorer en lui la perte d’un génie égal à celui des Pascal, desLavoisier, des Laplace. Peut-être ses chimères sur les angesdominèrent-elles trop long-temps ses travaux&|160;; mais n’est-cepas en cherchant à faire de l’or que les savants ont insensiblementcréé la Chimie&|160;? Cependant, si plus tard Lambert étudial’anatomie comparée, la physique, la géométrie et les sciences quise rattachaient à ses découvertes, il eut nécessairementl’intention de rassembler des faits et de procéder par l’analyse,seul flambeau qui puisse nous guider aujourd’hui à travers lesobscurités de la moins saisissable des natures. Il avait certestrop de sens pour rester dans les nuages des théories, qui toutespeuvent se traduire en quelques mots. Aujourd’hui, la démonstrationla plus simple appuyée sur les faits n’est-elle pas plus précieuseque ne le sont les plus beaux systèmes défendus par des inductionsplus ou moins ingénieuses&|160;? Mais ne l’ayant pas connu pendantl’époque de sa vie où il dut réfléchir avec le plus de fruit, je nepuis que conjecturer la portée de ses oeuvres d’après celle de sespremières méditations. Il est facile de saisir en quoi péchait sontraité de la Volonté. Quoique doué déjà des qualités quidistinguent les hommes supérieurs, il était encore enfant. Quoiqueriche et habile aux abstractions, son cerveau se ressentait encoredes délicieuses croyances qui flottent autour de toutes lesjeunesses. Sa conception touchait donc aux fruits mûrs de son géniepar quelques points, et par une foule d’autres elle se rapprochaitde la petitesse des germes. A quelques esprits amoureux de poésie,sou plus grand défaut eût semblé une qualité savoureuse. Son oeuvreportait les marques de la lutte que se livraient dans cette belleâme ces deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme,autour desquels ont tourné tant de beaux génies, sans qu’aucund’eux ait osé les fondre en un seul. D’abord spiritualiste pur,Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialitéde la pensée. Battu par les faits de l’ana-

lyse au moment où son coeur lui faisait encore regarder avecamour les nuages épars dans les cieux de Swedenborg, il ne setrouvait pas encore de force à produire un système unitaire,compacte, fondu d’un seul jet. De là venaient quelquescontradictions empreintes jusque dans l’esquisse que je trace deses premiers essais. Quelque incomplet que fût son ouvrage,n’était-il pas le brouillon d’une science dont, plus tard, ilaurait approfondi les mystères, assuré les bases, recherché, déduitet enchaîné les développements&|160;?

Six mois après la confiscation du traité sur la Volonté, jequittai le collége. Notre séparation fut brusque. Ma mère, alarméed’une fièvre qui depuis quelque temps ne me quittait pas, et àlaquelle mon inaction corporelle donnait les symptômes du coma,m’enleva du collége en quatre ou cinq heures. A l’annonce de mondépart, Lambert devint d’une tristesse effrayante. Nous nouscachâmes pour pleurer.

— Te reverrai-je jamais&|160;? me dit-il de sa voix douce en meserrant dans ses bras. — Tu vivras, toi, reprit-il&|160;; mais moi,je mourrai. Si je le peux, je t’apparaîtrai.

Il faut être jeune pour prononcer de telles paroles avec unaccent de conviction qui les fait accepter comme un présage, commeune promesse dont l’effroyable accomplissement sera redouté.Pendant long temps, j’ai pensé vaguement à cette apparitionpromise. Il est encore certains jours de spleen, de doute, deterreur, de solitude, où je suis obligé de chasser les souvenirs decet adieu mélancolique, qui cependant ne devait pas être ledernier. Lorsque je traversai la cour par laquelle nous sortions,Lambert était collé à l’une des fenêtres grillées du réfectoirepour me voir passer. Sur mon désir, ma mère obtint la permission dele faire dîner avec nous à l’auberge. A mon tour, le soir, je leramenai au seuil fatal du collége. Jamais amant et maîtresse neversèrent en se séparant plus de larmes que nous n’enrépandîmes.

— Adieu donc&|160;! je vais être seul dans ce désert, me dit-ilen me montrant les cours où deux cents enfants jouaient etcriaient. Quand je reviendrai fatigué, demi-mort de mes longuescourses à travers les champs de la pensée, dans quel coeur mereposerai-je&|160;? Un regard me suffisait pour te dire tout. Quidonc maintenant me comprendra&|160;? Adieu&|160;! je voudrais net’avoir jamais rencontré, je ne saurais pas tout ce qui va memanquer.

— Et moi, lui dis-je, que deviendrai-je&|160;? ma situationn’est-elle pas plus affreuse&|160;? je n’ai rien là pour meconsoler, ajoutai-je en me frappant le front.

Il hocha la tête par un mouvement empreint d’une grâce pleine detristesse, et nous nous quittâmes. En ce moment, Louis Lambertavait cinq pieds deux pouces, il n’a plus grandi. Sa physionomie,devenue largement expressive, attestait la bonté de son caractère.Une patience divine développée par les mauvais traitements, uneconcentration continuelle exigée par sa vie contemplative, avaientdépouillé son regard de cette audacieuse fierté qui plaît danscertaines figures, et par laquelle il savait accabler nos Régents.Sur son visage éclataient des sentiments paisibles, une sérénitéravissante que n’altérait jamais rien d’ironique ou de moqueur, carsa bienveillance native tempérait la conscience de sa force et desa supériorité. Il avait de jolies mains, bien effilées, presquetoujours humides. Son corps était une merveille digne de lasculpture&|160;; mais nos uniformes gris de fer à boutons dorés,nos culottes courtes, nous donnaient une tournure si disgracieuse,que le fini des proportions de Lambert et sa morbidesse nepouvaient s’apercevoir qu’au bain. Quand nous nagions dans notrebassin du Loir, Louis se distinguait par la blancheur de sa peau,qui tranchait sur les différents tons de chair de nos camarades,tous marbrés par le froid ou violacés par l’eau. Délicat de formes,gracieux de pose, doucement coloré, ne frissonnant pas hors del’eau, peut-être parce qu’il évitait l’ombre et courait toujours ausoleil, Louis ressemblait à ces fleurs prévoyantes qui fermentleurs calices à la bise, et ne veulent s’épanouir que sous un cielpur. Il mangeait très-peu, ne buvait que de l’eau&|160;; puis, soitpar instinct, soit par goût, il se montrait sombre de toutmouvement qui voulait une dépense de force&|160;; ses gestesétaient rares et simples comme le sont ceux des Orientaux ou desSauvages, chez lesquels la gravité semble être un état naturel.Généralement, il n’aimait pas tout ce qui ressemblait à de larecherche pour sa personne. Il penchait assez habituellement satête à gauche, et restait si souvent accoudé, que les manches deses habits neufs étaient promptement percées. A ce léger portraitde l’homme, je dois ajouter une esquisse de son moral, car je croisaujourd’hui pouvoir impartialement en juger. Quoique naturellementreligieux&|160;; Louis n’admettait pas les minutieuses pratiques del’Eglise romaine&|160;; ses idées sympathisaient plusparticulié-

rement avec celles de sainte Thérèse et de Fénelon, avec cellesde plusieurs Pères et de quelques saints, qui de nos jours seraienttraités d’hérésiarques et d’athées. Il était impassible durant lesoffices. Sa prière procédait par des élancements, par desélévations d’âme qui n’avaient aucun mode régulier&|160;; il selaissait aller en tout à la nature, et ne voulait pas plus prierque penser à heure fixe. Souvent, à la chapelle, il pouvait aussibien songer à Dieu que méditer sur quelque idée philosophique.Jésus-Christ était pour lui le plus beau type de son système Le :Et verbum caro factum est&|160;! lui semblait une sublime paroledestinée à exprimer la formule traditionnelle de la Volonté, duVerbe, de l’Action se faisant visibles. Le Christ ne s’apercevantpas de sa mort, ayant assez perfectionné l’être intérieur par desoeuvres divines pour qu’un jour la forme invisible en apparût à sesdisciples, enfin les mystères de l’Evangile, les guérisonsmagnétiques du Christ et le don des langues lui confirmaient sadoctrine. Je me souviens de lui avoir entendu dire à ce sujet quele plus bel ouvrage à faire aujourd’hui était l’Histoire del’Eglise primitive. Jamais il ne s’élevait autant vers la poésiequ’au moment où il abordait, dans une conversation du soir,l’examen des miracles opérés par la puissance de la Volonté pendantcette grande époque de foi. Il trouvait les plus fortes preuves desa Théorie dans presque tous les martyres subis pendant le premiersiècle de l’Eglise, qu’il appelait la grande ère de la pensée. — »Les phénomènes arrivés dans la plupart des supplices sihéroïquement soufferts par les chrétiens pour l’établissement deleurs croyances ne prouvent-ils pas, disait-il, que les forcesmatérielles ne prévaudront jamais contre la force des idées oucontre la Volonté de l’homme&|160;? Chacun peut conclure de ceteffet produit par la volonté de tous, en faveur de la sienne. » Jene crois pas devoir parler de ses idées sur la poésie et surl’histoire, ni de ses jugements sur les chefs-d’oeuvre de notrelangue. Il n’y aurait rien de bien curieux à consigner ici desopinions devenues presque vulgaires aujourd’hui, mais qui, dans labouche d’un enfant, pouvaient alors paraître extraordinaires. Louisétait à la hauteur de tout. Pour exprimer en deux mots son talent,il eût écrit Zadig aussi spirituellement que l’écrivitVoltaire&|160;; il aurait aussi fortement que Montesquieu pensé ledialogue de Sylla et d’Eucrate. La grande rectitude de ses idéeslui faisait désirer avant tout, dans une oeuvre, un caractèred’utilité&|160;; de même que son esprit fin y exigeait la

nouveauté de la pensée autant que celle de la forme. Tout ce quine remplissait pas ces conditions lui causait un profond dégoût.L’une de ses appréciations littéraires les plus remarquables, etqui fera comprendre le sens de toutes les autres aussi bien que lalucidité de ses jugements, est celle-ci, qui m’est restée dans lamémoire : « L’Apocalypse est une extase écrite. » Il considérait laBible comme une portion de l’histoire traditionnelle des peuplesanté-diluviens, qui s’était partagée l’humanité nouvelle. Pour lui,la mythologie des Grecs tenait à la fois de la Bible hébraïque etdes Livres sacrés de l’Inde, que cette nation amoureuse de grâceavait traduits à sa manière.

— Il est impossible, disait-il, de révoquer en doute la prioritédes Ecritures asiatiques sur nos Ecritures saintes. Pour qui saitreconnaître avec bonne foi ce point historique, le monde s’élargitétrangement. N’est-ce pas sur le plateau de l’Asie que se sontréfugiés les quelques hommes qui ont pu survivre à la catastrophesubie par notre globe, si toutefois les hommes existaient avant cerenversement ou ce choc : question grave dont la solution estécrite au fond des mers. L’anthropogonie de la Bible n’est donc quela généalogie d’un essaim sorti de la ruche humaine qui sesuspendit aux flancs montagneux du Thibet, entre les sommets del’Himalaya et ceux du Caucase. Le caractère des idées premières dela horde que son législateur nomma le peuple de Dieu, sans doutepour lui donner de l’unité, peut-être aussi pour lui faireconserver ses propres lois et son système de gouvernement, car leslivres de Moïse sont un code religieux, politique et civil&|160;;ce caractère est marqué au coin de la terreur : la convulsion duglobe est interprétée comme une vengeance d’en haut par des penséesgigantesques. Enfin, ne goûtant aucune des douceurs que trouve unpeuple assis dans une terre patriarcale, les malheurs de cettepeuplade en voyage ne lui ont dicté que des poésies sombres,majestueuses et sanglantes. Au contraire, le spectacle des promptesréparations de la terre, les effets prodigieux du soleil dont lespremiers témoins furent les Hindous, leur ont inspiré les riantesconceptions de l’amour heureux, le culte du feu, lespersonnifications infinies de la reproduction. Ces magnifiquesimages manquent à l’oeuvre des Hébreux. Un constant besoin deconservation, à travers les dangers et les pays parcourus jusqu’aulieu du repos, engendra le sentiment exclusif de ce peuple, et sahaine contre les autres na-

tions. Ces trois Ecritures sont les archives du monde englouti.Là est le secret des grandeurs inouïes de ces langages et de leursmythes. Une grande histoire humaine gît sous ces noms d’hommes etde lieux, sous ces fictions qui nous attachent irrésistiblement,sans que nous sachions pourquoi. Peut-être y respirons-nous l’airnatal de notre nouvelle humanité.

Pour lui cette triple littérature impliquait donc toutes lespensées de l’homme. Il ne se faisait pas un livre, selon lui, dontle sujet ne s’y pût trouver en germe. Cette opinion montre combienses premières études sur la Bible furent savamment creusées, etjusqu’où elles le menèrent. Planant toujours au-dessus de lasociété, qu’il ne connaissait que par les livres, il la jugeaitfroidement. — « Les lois, disait-il, n’y arrêtent jamais lesentreprises des grands ou des riches, et frappent les petits, quiont au contraire besoin de protection. » Sa bonté ne lui permettaitdonc pas de sympathiser avec les idées politiques&|160;; mais sonsystème conduisait à l’obéissance passive dont l’exemple fut donnépar Jésus-Christ. Pendant les derniers moments de mon séjour àVendôme, Louis ne sentait plus l’aiguillon de la gloire, il avait,en quelque sorte, abstractivement joui de la renommée&|160;; etaprès l’avoir ouverte, comme les anciens sacrificateurs quicherchaient l’avenir au coeur des hommes, il n’avait rien trouvédans les entrailles de cette Chimère. Méprisant donc un sentimenttout personnel : — La gloire, me disait-il, est l’égoïsmedivinisé.

Ici peut-être, avant de quitter cette enfance exceptionnelle,dois-je la juger par un rapide coup d’oeil.

Quelque temps avant notre séparation, Lambert me disait : — « Apart les lois générales dont la formule sera peut être ma gloire,et qui doivent être celles de notre organisme, la vie de l’hommeest un mouvement qui se résout plus particulièrement, en chaqueêtre, au gré de je ne sais quelle influence, par le Cerveau, par leCoeur, ou par le Nerf. Des trois constitutions représentées par cesmots vulgaires, dérivent les modes infinis de l’Humanité, qui tousrésultent des proportions dans lesquelles ces trois principesgénérateurs se trouvent plus ou moins bien combinés avec lessubstances qu’ils s’assimilent dans les milieux où ils vivent. » Ils’arrêta, se frappa le front, et me dit : — Singulier fait&|160;!chez tous les grands hommes dont les portraits ont frappé monattention, le col est court. Peut-être la Nature veut-elle que chezeux le coeur soit plus

près du cerveau. Puis il reprit : De là procède un certainensemble d’actes qui compose l’existence sociale. A l’homme deNerf, l’Action ou la force&|160;; à l’homme de Cerveau, leGénie&|160;; à l’homme de Coeur, la foi. Mais, ajouta-t-iltristement, à la Foi, les Nuées du Sanctuaire&|160;; à l’Ange seul,la Clarté. Donc, suivant ses propres définitions, Lambert fut toutcoeur et tout cerveau.

Pour moi, la vie de son intelligence s’est scindée en troisphases.

Soumis, dès l’enfance, à une précoce activité, due sans doute aquelque maladie ou à quelque perfection de ses organes&|160;; désl’enfance, ses forces se résumèrent par le jeu de ses sensintérieurs et par une surabondante production de fluide nerveux.Homme d’idées, il lui fallut étancher la soif de son cerveau quivoulait s’assimiler toutes les idées. De là, ses lectures&|160;;et, de ses lectures, ses réflexions qui lui donnèrent le pouvoir deréduire les choses à leur plus simple expression, de les absorberen lui-même pour les y étudier dans leur essence. Les bénéfices decette magnifique période, accomplie chez les autres hommes après delongues études seulement, échurent donc à Lambert pendant sonenfance corporelle&|160;; enfance heureuse, enfance colorée par lesstudieuses félicités du poète. Le terme où arrivent la plupart descerveaux fut le point d’où le sien devait partir un jour à larecherche de quelques nouveaux mondes d’intelligence. Là, sans lesavoir encore, il s’était créé la vie la plus exigeante et, detoutes, la plus avidement insatiable. Pour exister, ne luifallait-il pas jeter sans cesse une pâture à l’abîme qu’il avaitouvert en lui&|160;? Semblable à certains êtres des régionsmondaines, ne pouvait-il périr faute d’aliments pour d’excessifsappétits trompés&|160;? N’était-ce pas la débauche importée dansl’âme, et qui devait la faire arriver, comme les corps saturésd’alcool, à quelque combustion instantanée&|160;? Cette premièrephase cérébrale me fut inconnue&|160;; aujourd’hui seulement, jepuis m’en expliquer ainsi les prodigieuses fructifications et leseffets. Lambert avait alors treize ans.

Je fus assez heureux pour assister aux premiers jours du secondâge. Lambert, et cela le sauva peut-être, y tomba dans toutes lesmisères de la vie collégiale, et y dépensa la surabondance de sespensées. Après avoir passé des choses à leur expression pure, desmots à leur substance idéale, de cette substance à desprincipes&|160;; après avoir tout abstrait, il aspirait, pourvivre, à d’autres créations intellectuelles. Dompté par lesmalheurs du collége et par les

crises de sa vie physique, il demeura méditatif, devina lessentiments, entrevit de nouvelles sciences, véritables massesd’idées&|160;! Arrêté dans sa course, et trop faible encore pourcontempler les sphères supérieures, il se contempla intérieurement.Il m’offrit alors le combat de la pensée réagissant sur elle-mêmeet cherchant à surprendre les secrets de sa nature, comme unmédecin qui étudierait les progrès de sa propre maladie. Dans cetétat de force et de faiblesse, de grâce enfantine et de puissancesurhumaine, Louis Lambert est l’être qui m’a donné l’idée la pluspoétique et la plus vraie de la créature que nous appelons un ange,en exceptant toutefois une femme de qui je voudrais dérober anmonde le nom, les traits, la personne et la vie, afin d’avoir étéseul dans le secret de son existence et pouvoir l’ensevelir au fondde mon coeur.

La troisième phase dut m’échapper. Elle commençait lorsque jefus séparé de Louis, qui ne sortit du collége qu’à l’âge dedix-huit ans, vers le milieu de l’année 1815. Louis avait alorsperdu son père et sa mère depuis environ six mois. Ne rencontrantpersonne dans sa famille avec qui son âme, tout expansive maistoujours comprimée depuis notre séparation, pût sympathiser, il seréfugia chez son oncle, nommé son tuteur, et qui, chassé de sa cureen sa qualité de prêtre assermenté, était venu demeurer à Blois.Louis y séjourna pendant quelque temps. Dévoré bientôt par le désird’achever des études qu’il dut trouver incomplètes, il vint à Parispour revoir madame de Staël, et pour puiser la science à ses plushautes sources. Le vieux prêtre, ayant un grand faible pour sonneveu, laissa Louis libre de manger son héritage pendant un séjourde trois années à Paris, quoiqu’il y vécût dans la plus profondemisère. Cet héritage consistait en quelques milliers de francs.Lambert revint à Blois vers le commencement de l’année 1820, chasséde Paris par les souffrances qu’y trouvent les gens sans fortune.Pendant son séjour, il dut y être souvent en proie à des oragessecrets, à ces horribles tempêtes de pensées par lesquelles lesartistes sont agités, s’il en faut juger par le seul fait que sononcle se soit rappelé, par la seule lettre que le bonhomme aitconservée de toutes celles que lui écrivit à cette époque LouisLambert, lettre gardée peut-être parce qu’elle était la dernière etla plus longue de toutes.

Voici d’abord le fait. Louis se trouvait un jour auThéâtre-Fran-

çais placé sur une banquette des secondes galeries, près d’un deces piliers entre lesquels étaient alors les troisièmes loges. Ense levant pendant le premier entr’acte, il vit une jeune femme quivenait d’arriver dans la loge voisine. La vue de cette femme, jeuneet belle, bien mise, décolletée peut-être, et accompagnée d’unamant pour lequel sa figure s’animait de toutes les grâces del’amour, produisit sur l’âme et sur les sens de Lambert un effet sicruel qu’il fut obligé de sortir de la salle. S’il n’eut profitédes dernières lueurs de sa raison, qui, dans le premier moment decette brûlante passion, ne s’éteignit pas complétement, peut-êtreaurait-il succombé au désir presque invincible qu’il ressentitalors de tuer le jeune homme auquel s’adressaient les regards decette femme. N’était-ce pas dans notre monde de Paris un éclair del’amour du Sauvage qui se jette sur la femme comme sur sa proie, uneffet d’instinct bestial joint à la rapidité des jets presquelumineux d’une âme comprimée sous la masse de ses pensées&|160;?Enfin n’était-ce pas le coup de canif imaginaire ressenti parl’enfant, devenu chez l’homme le coup de foudre de son besoin leplus impérieux, l’amour.

Maintenant voici la lettre dans laquelle se peint l’état de sonâme frappée par le spectacle de la civilisation parisienne. Soncoeur, sans doute constamment froissé dans ce gouffre d’égoïsme,dut toujours y souffrir&|160;; il n’y rencontra peut-être ni amispour le consoler, ni ennemis pour donner du ton à sa vie. Contraintde vivre sans cesse en lui-même et ne partageant avec personne sesexquises jouissances, peut-être voulait-il résoudre l’oeuvre de sadestinée par l’extase, et rester sous une forme presque végétale,comme un anachorète des premiers temps de l’Eglise, en abdiquantainsi l’empire du monde intellectuel. La lettre semble indiquer ceprojet, auquel les âmes grandes se sont prises à toutes les époquesde rénovation sociale. Mais cette résolution n’est-elle pas alorspour certaines d’entre elles l’effet d’une vocation&|160;? necherchent-elles pas à concentrer leurs forces dans un long silence,afin d’en sortir propres à gouverner le monde, par la Parole ou parl’Action&|160;? Certes, Louis avait dû recueillir bien del’amertume parmi les hommes, ou presser la société par quelqueterrible ironie sans pouvoir en rien tirer, pour jeter une sivigoureuse clameur, pour arriver, lui pauvre&|160;! au désir que lalassitude de la puissance et de toute chose a fait accomplir àcertains souverains. Peut-être aussi venait-il ache-

ver dans la solitude quelque grande oeuvre qui flottait indécisedans son cerveau&|160;? Qui ne le croirait volontiers en lisant cefragment de ses pensées où se trahissent les combats de son âme aumoment où cessait pour lui la jeunesse, où commençait à éclore laterrible faculté de produire à laquelle auraient été dues lesoeuvres de l’homme&|160;? Cette lettre est en rapport avecl’aventure arrivée au théâtre. Le Fait et l’Ecrit s’illuminentréciproquement, l’âme et le corps s’étaient mis au même ton. Cettetempête de doutes et d’affirmations, de nuages et d’éclairs quisouvent laisse échapper la foudre, et qui finit par une aspirationaffamée vers la lumière céleste, jette assez de clarté sur latroisième époque de son éducation morale pour la faire comprendreen entier. En lisant ces pages écrites au hasard, prises etreprises suivant les caprices de la vie parisienne, ne semble-t-ilpas voir un chêne pendant le temps où son accroissement intérieurfait crever sa jolie peau verte, le couvre de rugosités, defissures, et où se prépare sa forme majestueuse, si toutefois letonnerre du ciel ou la hache de l’homme le respectent&|160;!

A cette lettre finira donc, pour le penseur comme pour le poète,cette enfance grandiose et cette jeunesse incomprise. Là se terminele contour de ce germe moral : les philosophes en regretteront lesfrondaisons atteintes par la gelée dans leurs bourgeons&|160;; maissans doute ils en verront les fleurs écloses dans des régions plusélevées que ne le sont les plus hauts lieux de la terre.

Paris, septembre-novembre 1819.

« Cher oncle, je vais bientôt quitter ce pays, où je ne sauraisvivre. Je n’y vois aucun homme aimer ce que j’aime, s’occuper de cequi m’occupe, s’étonner de ce qui m’étonne. Forcé de me replier surmoi-même, je me creuse et souffre. La longue et patiente étude queje viens de faire de cette Société donne des conclusions tristes oùle doute domine. Ici le point de départ en tout est l’argent. Ilfaut de l’argent, même pour se passer d’argent. Mais quoique cemétal soit nécessaire à qui veut penser tranquillement, je ne mesens pas le courage de le rendre l’unique mobile de mes pensées.Pour amasser une fortune, il faut choisir un état&|160;; en un mot,acheter par quelque privilége de position ou d’achalandage, par unprivilége légal ou fort habilement créé, le droit

de prendre chaque jour, dans la bourse d’autrui, une somme assezmince qui, chaque année, produit un petit capital&|160;; lequel parvingt années donne à peine quatre ou cinq mille francs de rentequand un homme se conduit honnêtement. En quinze ou seize ans etaprès son apprentissage, l’avoué, le notaire, le marchand, tous lestravailleurs patentés ont gagné du pain pour leurs vieux jours. Jene me suis senti propre à rien en ce genre. Je préfère la pensée àl’action, une idée à une affaire, la contemplation au mouvement. Jemanque essentiellement de la constante attention nécessaire à quiveut faire fortune. Toute entreprise mercantile, toute obligationde demander de l’argent à autrui, me conduirait à mal, et je seraisbientôt ruiné. Si je n’ai rien, au moins ne dois-je rien en cemoment. Il faut matériellement peu à celui qui vit pour accomplirde grandes choses dans l’ordre moral&|160;; mais quoique vingt souspar jour puissent me suffire, je ne possède pas la rente de cetteoisiveté travailleuse. Si je veux méditer, le besoin me chasse horsdu sanctuaire où se meut ma pensée. Que vais-je devenir&|160;? Lamisère ne m’effraie pas. Si l’on n’emprisonnait, si l’on neflétrissait, si l’on ne méprisait point les mendiants, jemendierais pour pouvoir résoudre à mon aise les problèmes quim’occupent. Mais cette sublime résignation par laquelle je pourraisémanciper ma pensée en la libérant de mon corps ne servirait à rien: il faut encore de l’argent pour se livrer à certainesexpériences. Sans cela, j’eusse accepté l’indigence apparente d’unpenseur qui possède la terre et le ciel. Pour être grand dans lamisère, il suffit de ne jamais s’avilir. L’homme qui combat etsouffre en marchant vers un noble but, présente certes un beauspectacle&|160;; mais ici qui se sent la force de lutter&|160;? Onescalade des rochers, on ne peut pas toujours piétiner dans laboue. Ici tout décourage le vol en droite ligne d’un esprit quitend à l’avenir. Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert,et je me crains ici. Au désert, je serais avec moi-même sansdistraction&|160;; ici, l’homme éprouve une foule de besoins qui lerapetissent. Quand vous êtes sorti rêveur, préoccupé, la voix dupauvre vous rappelle au milieu de ce monde de faim et de soif, envous demandant l’aumône. Il faut de l’argent pour se promener. Lesorganes, incessamment fatigués par des riens, ne se reposentjamais. La nerveuse disposition du poète est ici sans cesseébranlée et ce qui doit faire sa gloire devient son tourment : sonimagination y est sa plus cruelle ennemie. Ici l’ouvrier blessé,l’indigente

en couches, la fille publique devenue malade, l’enfantabandonné, le vieillard infirme, les vices, le crime lui-mêmetrouvent un asile et des soins&|160;; tandis que le monde estimpitoyable pour l’inventeur, pour tout homme qui médite. Ici, toutdoit avoir un résultat immédiat, réel&|160;; l’on s’y moque desessais d’abord infructueux qui peuvent mener aux plus grandesdécouvertes, et l’on n’y estime pas cette étude constante etprofonde qui veut une longue concentration des forces. L’Etatpourrait solder le Talent, comme il solde la Baïonnette&|160;; maisil tremble d’être trompé par l’homme d’intelligence, comme si l’onpouvait long-temps contrefaire le génie. Ah&|160;! mon oncle, quandon a détruit les solitudes conventuelles, assises au pied desmonts, sous des ombrages verts et silencieux, ne devait-on pasconstruire des hospices pour les âmes souffrantes qui par une seulepensée engendrent le mieux des nations, ou préparent les progrèsd’une science&|160;? »

20 septembre.

« L’étude m’a conduit ici, vous le savez&|160;; j’y ai trouvédes hommes vraiment instruits, étonnants pour la plupart&|160;;mais l’absence d’unité dans les travaux scientifiques annulepresque tous les efforts. Ni l’enseignement, ni la science n’ont dechef. Vous entendez au Muséum un professeur prouvant que celui dela rue Saint-Jacques vous a dit d’absurdes niaiseries. L’homme del’Ecole de Médecine soufflette celui du Collége de France. A monarrivée, je suis allé entendre un vieil académicien qui disait àcinq cents jeunes gens que Corneille est un génie vigoureux etfier, Racine élégiaque et tendre, Molière inimitable, Voltaireéminemment spirituel, Bossuet et Pascal désespérément forts. Unprofesseur de philosophie devient illustre, en expliquant commentPlaton est Platon. Un autre fait l’histoire des mots sans penseraux idées. Celui-ci vous explique Eschyle, celui-là prouve assezvictorieusement que les Communes étaient les Communes et pas autrechose. Ces aperçus nouveaux et lumineux, paraphrasés pendantquelques heures, constituent le haut enseignement qui doit fairefaire des pas de géant aux connaissances humaines. Si legouvernement avait une pensée, je le soupçonnerais d’avoir peur dessupériorités réelles qui, réveillées, mettraient la société sous lejoug d’un pouvoir intelligent. Les nations iraient trop loin troptôt, les professeurs sont alors chargés de faire des sots. Commentexpliquer autrement un professorat

sans méthode, sans une idée d’avenir&|160;? L’Institut pouvaitêtre le grand gouvernement du monde moral et intellectuel&|160;;mais il a été récemment brisé par sa constitution en académiesséparées. La science humaine marche donc sans guide, sans systèmeet flotte au hasard, sans s’être tracé de route. Ce laissez-aller,cette incertitude existe en politique comme en science. Dansl’ordre naturel, les moyens sont simples, la fin est grande etmerveilleuse&|160;; ici, dans la science comme dans legouvernement, les moyens sont immenses, la fin est petite. Cetteforce qui, dans la Nature, marche d’un pas égal et dont la sommes’ajoute perpétuellement à elle-même, cet A + A qui produit tout,est destructif dans la Société. La politique actuelle oppose lesunes aux autres les forces humaines pour les neutraliser, au lieude les combiner pour les faire agir dans un but quelconque. En s’entenant à l’Europe, depuis César jusqu’à Constantin, du petitConstantin au grand Attila, des Huns à Charlemagne, de Charlemagneà Léon X, de Léon X à Philippe II, de Philippe II à Louis XIV, deVenise à l’Angleterre, de l’Angleterre à Napoléon, de Napoléon àl’Angleterre, je ne vois aucune fixité dans la politique, et sonagitation constante n’a procuré nul progrès. Les nations témoignentde leur grandeur par des monuments, ou de leur bonheur par lebien-être individuel. Les monuments modernes valent-ils lesanciens&|160;? j’en doute, Les arts qui participent plusimmédiatement de l’homme individuel, les productions de son génieou de sa main ont peu gagné. Les jouissances de Lucullus valaientbien celles de Samuel Bernard, de Beaujon ou du roi de Bavière.Enfin, la longévité humaine a perdu. Pour qui veut être de bonnefoi, rien n’a donc changé, l’homme est le même : la force esttoujours son unique loi, le succès sa seule sagesse. Jésus-Christ,Mahomet, Luther n’ont fait que colorer différemment le cercle danslequel les jeunes nations ont fait leurs évolutions. Nullepolitique n’a empêché la Civilisation, ses richesses, ses moeurs,son contrat entre les forts contre les faibles, ses idées et sesvoluptés d’aller de Memphis à Tyr, de Tyr à Balbeck, de Tedmor àCarthage, de Carthage à Rome, de Rome à Constantinople, deConstantinople à Venise, de Venise en Espagne, d’Espagne enAngleterre, sans que nul vestige n’existe de Memphis, de Tyr, deCarthage, de Rome, de Venise ni de Madrid. L’esprit de ces grandscorps s’est envolé. Nul ne s’est préservé de la ruine et n’a devinécet axiome : Quand l’effet produit n’est plus en

rapport avec sa cause, il y a désorganisation. Le génie le plussubtil ne peut découvrir aucune liaison entre ces grands faitssociaux. Aucune théorie politique n’a vécu. Les gouvernementspassent comme les hommes, sans se transmettre aucun enseignement,et nul système n’engendre un système plus parfait. Que conclure dela politique, quand le gouvernement appuyé sur Dieu a péri dansl’Inde et en Egypte&|160;; quand le gouvernement du sabre et de latiare a passé&|160;; quand le gouvernement d’un seul estmort&|160;; quand le gouvernement de tous n’a jamais puvivre&|160;; quand aucune conception de la force intelligentielle,appliquée aux intérêts matériels, n’a pu durer, et que tout est àrefaire aujourd’hui comme à toutes les époques où l’homme s’estécrié : Je souffre&|160;! Le code que l’on regarde comme la plusbelle oeuvre de Napoléon, est l’oeuvre la plus draconnienne que jesache. La divisibilité territoriale poussée à l’infini, dont leprincipe y est consacré par le partage égal des biens, doitengendrer l’abâtardissement de la nation, la mort des arts et celledes sciences. Le sol trop divisé se cultive en céréales, en petitsvégétaux&|160;; les forêts et partant les cours d’eaudisparaissent&|160;; il ne s’élève plus ni boeufs, ni chevaux. Lesmoyens manquent pour l’attaque comme pour la résistance. Vienne uneinvasion&|160;; le peuple est écrasé, il a perdu ses grandsressorts, il a perdu ses chefs. Et voilà l’histoire desdéserts&|160;! La politique est donc une science sans principesarrêtés, sans fixité possible&|160;; elle est le génie du moment,l’application constante de la force, suivant la nécessité du jour.L’homme qui verrait à deux siècles de distance mourrait sur laplace publique chargé des imprécations du peuple&|160;; ou serait,ce qui me semble pis, flagellé par les mille fouets du ridicule.Les nations sont des individus qui ne sont ni plus sages ni plusforts que ne l’est l’homme, et leurs destinées sont les mêmes.Réfléchir sur celui-ci, n’est-ce pas s’occuper de celles-là. Auspectacle de cette société sans cesse tourmentée dans ses basescomme dans ses effets, dans ses causes comme dans son action, chezlaquelle la philanthropie est une magnifique erreur, et le progrèsun non-sens, j’ai gagné la confirmation de cette vérité, que la vieest en nous et non au dehors&|160;; que s’élever au-dessus deshommes pour leur commander est le rôle agrandi d’un régent declasse&|160;; et que les hommes assez forts pour monter jusqu’à laligne où ils peuvent jouir du coup d’oeil des mondes, ne doiventpas regarder à leurs pieds. »

5 novembre.

« Je suis assurément occupé de pensées graves, je marche àcertaines découvertes, une force invincible m’entraîne vers unelumière qui a brillé de bonne heure dans les ténèbres de ma viemorale&|160;; mais quel nom donner à la puissance qui me lie lesmains, me ferme la bouche, et m’entraîne en sens contraire à mavocation&|160;? Il faut quitter Paris, dire adieu aux livres desbibliothèques, à ces beaux foyers de lumière, à ces savants sicomplaisants, si accessibles, à ces jeunes génies avec lesquels jesympathisais. Qui me repousse&|160;? est-ce le Hasard, est-ce laProvidence&|160;? Les deux idées que représentent ces mots sontinconciliables. Si le Hasard n’est pas, il faut admettre leFatalisme, ou la coordination forcée des choses soumises à un plangénéral. Pourquoi donc résisterions-nous&|160;? Si l’homme n’estplus libre, que devient l’échafaudage de sa morale&|160;? Et s’ilpeut faire sa destinée, s’il peut par son libre arbitre arrêterl’accomplissement du plan général, que devient Dieu&|160;? Pourquoisuis-je venu&|160;? Si je m’examine, je le sais : je trouve en moides textes à développer&|160;; mais alors pourquoi possedé-jed’énormes facultés sans pouvoir en user&|160;? Si mon suppliceservait à quelque exemple, je le concevrais&|160;; mais non, jesouffre obscurément. Ce résultat est aussi providentiel que peutl’être le sort de la fleur inconnue qui meurt au fond d’une forêtvierge sans que personne en sente les parfums ou en admire l’éclat.De même qu’elle exhale vainement ses odeurs dans la solitude,j’enfante ici dans un grenier des idées sans qu’elles soientsaisies. Hier, j’ai mangé du pain et des raisins le soir, devant mafenêtre, avec un jeune médecin nommé Meyraux. Nous avons causécomme des gens que le malheur a rendus frères, et je lui ai dit : —Je m’en vais, vous restez, prenez mes conceptions etdéveloppez-les&|160;! — Je ne le puis, me répondit-il avec uneamère tristesse, ma santé trop faible ne résistera pas à mestravaux, et je dois mourir jeune en combattant la misère. Nousavons regardé le ciel, en nous pressant les mains. Nous nous sommesrencontrés au Cours d’anatomie comparée et dans les galeries duMuséum, amenés tous deux par une même étude, l’unité de lacomposition zoologique. Chez lui, c’était le pressentiment du génieenvoyé pour ouvrir une nouvelle route dans les friches del’intelligence&|160;; chez moi, c’était

déduction d’un système général. Ma pensée est de déterminer lesrapports réels qui peuvent exister entre l’homme et Dieu. N’est-cepas une nécessité de l’époque&|160;? Sans de hautes certitudes, ilest impossible de mettre un mors à ces sociétés que l’espritd’examen et de discussion a déchaînées et qui crient aujourd’hui :— Menez-nous dans une voie où nous marcherons sans rencontrer desabîmes&|160;? Vous me demanderez ce que l’anatomie comparée a decommun avec une question si grave pour l’avenir des sociétés. Nefaut-il pas se convaincre que l’homme est le but de tous les moyensterrestres pour se demander s’il ne sera le moyen d’aucunefin&|160;? Si l’homme est lié à tout, n’y a-t-il rien au-dessus delui, à quoi il se lie à son tour&|160;? S’il est le terme destransmutations inexpliquées qui montent jusqu’à lui, ne doit-il pasêtre le lien entre la nature visible et une nature invisible&|160;?L’action du monde n’est pas absurde, elle aboutit à une fin, etcette fin ne doit pas être une société constituée comme l’est lanôtre. Il se rencontre une terrible lacune entre nous et le ciel.En l’étal actuel, nous ne pouvons ni toujours jouir, ni toujourssouffrir&|160;; ne faut-il pas un énorme changement pour arriver auparadis et à l’enfer, deux conceptions sans lesquelles Dieun’existe pas aux yeux de la masse&|160;? Je sais qu’on s’est tiréd’affaire en inventant l’âme&|160;; mais j’ai quelque répugnance àrendre Dieu solidaire des lâchetés humaines, de nosdésenchantements, de nos dégoûts, de notre décadence. Puis commentadmettre en nous un principe divin contre lequel quelques verres derhum puissent prévaloir&|160;? comment imaginer des facultésimmatérielles que la matière réduise, dont l’exercice soit enchaînépar un grain d’opium&|160;? Comment imaginer que nous sentironsencore quand nous serons dépouillés des conditions de notresensibilité&|160;? Pourquoi Dieu périrait-il, parce que lasubstance serait pensante&|160;? L’animation de la substance et sesinnombrables variétés, effets de ses instincts, sont-ils moinsinexplicables que les effets de la pensée&|160;? Le mouvementimprimé aux mondes n’est-il pas suffisant pour prouver Dieu, sansaller se jeter dans les absurdités engendrées par notreorgueil&|160;? Que d’une façon d’être périssable, nous allionsaprès nos épreuves à une existence meilleure, n’est-ce pas assezpour une créature qui ne se distingue des autres que par unInstinct plus complet&|160;? S’il n’existe pas en morale unprincipe qui ne mène à l’absurde, ou ne soit contredit parl’évidence, n’est-il pas temps de se mettre en quête des dogmesécrits au fond

de la nature des choses&|160;? Ne faudrait-il pas retourner lascience philosophique&|160;? Nous nous occupons très-peu duprétendu néant qui nous a précédés, et nous fouillons le prétendunéant qui nous attend. Nous faisons Dieu responsable de l’avenir,et nous ne lui demandons aucun compte du passé. Cependant il estaussi nécessaire de savoir si nous n’avons aucune racine dansl’antérieur, que de savoir si nous sommes soudés au futur. Nousn’avons été déistes ou athées que d’un côté. Le monde est-iléternel&|160;? le monde est-il créé&|160;? Nous ne concevons aucunmoyen terme entre ces deux propositions : l’une est fausse, l’autreest vraie, choisissez&|160;! Quel que soit votre choix, Dieu, telque notre raison se le figure, doit s’amoindrir, ce qui équivaut àsa négation. Faites le monde éternel : la question n’est pasdouteuse, Dieu l’a subi. Supposez le monde créé, Dieu n’est pluspossible. Comment serait-il resté toute une éternité sans savoirqu’il aurait la pensée de créer le monde&|160;? Comment n’enaurait-il point su par avance les résultats&|160;? D’où en a-t-iltiré l’essence&|160;? de lui nécessairement. Si le monde sort deDieu, comment admettre le mal&|160;? Si le mal est sorti du bien,vous tombez dans l’absurde. S’il n’y a pas de mal, que deviennentles sociétés avec leurs lois&|160;? Partout des précipices&|160;!partout un abîme pour la raison&|160;! Il est donc une sciencesociale à refaire en entier. Ecoutez, mon oncle : tant qu’un beaugénie n’aura pas rendu compte de l’inégalité patente desintelligences, le sens général de l’humanité, le mot Dieu sera sanscesse mis en accusation, et la société reposera sur des sablesmouvants Le secret des différentes zones morales dans lesquellestransite l’homme se trouvera dans l’analyse de l’Animalité toutentière. L’Animalité n’a, jusqu’à présent, été considérée que parrapport à ses différences, et non dans ses similitudes&|160;; dansses apparences organiques, et non dans ses facultés Les facultésanimales se perfectionnent de proche en proche, suivant des lois àrechercher. Ces facultés correspondent à des forces qui lesexpriment, et ces forces sont essentiellement matérielles,divisibles. Des facultés matérielles&|160;! songez à ces deux mots.N’est-ce pas une question aussi insoluble que l’est celle de lacommunication du mouvement à la matière, abîme encore inexploré,dont les difficultés ont été plutôt déplacées que résolues par lesystème de Newton. Enfin la combinaison constante de la lumièreavec tout ce qui vit sur la terre, veut un nouvel examen du globe.Le même animal ne se ressemble plus sous la Torride,

dans l’Inde ou dans le Nord. Entre la verticalité et l’obliquitédes rayons solaires, il se développe une nature dissemblable etpareille qui, la même dans son principe, ne se ressemble ni en deçàni au delà dans ses résultats. Le phénomène qui crève nos yeux dansle monde zoologique en comparant les papillons du Bengale auxpapillons d’Europe est bien plus grand encore dans le monde moral.Il faut un angle facial déterminé, une certaine quantité de pliscérébraux pour obtenir Colomb, Raphaël, Napoléon, Laplace ouBeethoven&|160;; la vallée sans soleil donne le crétin&|160;; tirezvos conclusions&|160;? Pourquoi ces différences dues à ladistillation plus ou moins heureuse de la lumière en l’homme&|160;?Ces grandes masses humaines souffrantes, plus ou moins actives,plus ou moins nourries, plus ou moins éclairées, constituent desdifficultés à résoudre, et qui crient contre Dieu. Pourquoi dansl’extrême joie voulons-nous toujours quitter la terre, pourquoil’envie de s’élever qui a saisi, qui saisira toute créature&|160;?Le mouvement est une grande âme dont l’alliance avec la matière esttout aussi difficile à expliquer que l’est la production de lapensée en l’homme. Aujourd’hui la science est une, il estimpossible de toucher à la politique sans s’occuper de morale, etla morale tient à toutes les questions scientifiques. Il me sembleque nous sommes à la veille d’une grande bataille humaine&|160;;les forces sont là&|160;; seulement je ne vois pas de général.»

25 novembre.

« Croyez-moi, mon oncle, il est difficile de renoncer sansdouleur à la vie qui nous est propre, je retourne à Blois avec unaffreux saisissement de coeur. J’y mourrai en emportant des véritésutiles. Aucun intérêt personnel ne dégrade mes regrets. La gloireest-elle quelque chose à qui croit pouvoir aller dans une sphèresupérieure&|160;? Je ne suis pris d’aucun amour pour les deuxsyllabes Lam et bert : prononcées avec vénération ou avecinsouciance sur ma tombe, elles ne changeront rien à ma destinéeultérieure. Je me sens fort, énergique, et pourrais devenir unepuissance&|160;; je sens en moi une vie si lumineuse qu’ellepourrait animer un monde, et je suis enfermé dans une sorte deminéral, comme y sont peut-être effectivement les couleurs que vousadmirez au col des oiseaux de la presqu’île indienne. Il faudraitembrasser

tout ce monde, l’étreindre pour le refaire&|160;; mais ceux quil’ont ainsi étreint et refondu n’ont-ils pas commencé par être unrouage de la machine&|160;? moi, je serais broyé. A Mahomet lesabre, à Jésus la croix, à moi la mort obscure&|160;; demain àBlois, et quelques jours après dans un cercueil. Savez-vouspourquoi&|160;? Je suis revenu à Swedenborg, après avoir faitd’immenses études sur les religions et m’être démontré, par lalecture de tous les ouvrages que la patiente Allemagne,l’Angleterre et la France ont publiés depuis soixante ans, laprofonde vérité des aperçus de ma jeunesse sur la Bible.Evidemment, Swedenborg résume toutes les religions, ou plutôt laseule religion de l’Humanité. Si les cultes ont eu des formesinfinies, ni leur sens ni leur construction métaphysique n’ontjamais varié. Enfin l’homme n’a jamais eu qu’une religion. LeSivaïsme, le Vichnouvisme et le Brahmaïsme, les trois premierscultes humains, nés au Thibet, dans la vallée de l’Indus et sur lesvastes plaines du Gange, ont fini, quelques mille ans avantJésus-Christ, leurs guerres, par l’adoption de la Trimourtihindoue. De ce dogme sortent, en Perse, le Magisme&|160;; enEgypte, les religions africaines et le Mosaïsme&|160;; puis leCabirisme et le Polythéisme gréco-romain. Pendant que cesirradiations de la Trimourti adaptent les mythes de l’Asie auximaginations de chaque pays où elles arrivent conduites par dessages que les hommes transforment en demi-dieux, Mithra, Bacchus,Hermès, Hercule, etc., Bouddha, le célèbre réformateur des troisreligions primitives s’élève dans l’Inde et y fonde son Eglise, quicompte encore aujourd’hui deux cent millions de fidèles de plus quele Christianisme, et où sont venues se tremper les vastes volontésde Christ et de Confucius. Le Christianisme lève sa bannière. Plustard, Mahomet fond le Mosaïsme et le Christianisme, la Bible etl’Evangile en un livre, le Coran, où il les approprie au génie desArabes. Enfin Swedenborg reprend au Magisme, au Brahmaïsme, auBouddhisme et au Mysticisme chrétien ce que ces quatre grandesreligions ont de commun, de réel, de divin, et rend à leur doctrineune raison pour ainsi dire mathématique. Pour qui se jette dans cesfleuves religieux dont tous les fondateurs ne sont pas connus,Zoroastre, Moïse, Bouddha, Confucius, Jésus-Christ, Swedenborg ontles mêmes principes, et se proposent la même fin. Mais, le dernierde tous, Swedenborg sera peut-être le Bouddha du Nord. Quelqueobscurs et diffus que soient ses livres, il s’y

trouve les éléments d’une conception sociale grandiose. Sathéocratie est sublime, et sa religion est la seule que puisseadmettre un esprit supérieur. Lui seul fait toucher à Dieu, il endonne soif, il a dégagé la majesté de Dieu des langes dans lesquelsl’ont entortillée les autres cultes humains&|160;; il l’a bissé làoù il est, en faisant graviter autour de lui ses créationsinnombrables et ses créatures par des transformations successivesqui sont un avenir plus immédiat, plus naturel que ne l’estl’éternité catholique. Il a lavé Dieu du reproche que lui font lesâmes tendres sur la pérennité des vengeances par lesquelles ilpunit les fautes d’un instant, système sans justice ni bonté.Chaque homme peut savoir s’il lui est réservé d’entrer dans uneautre vie, et si ce monde a un sens. Cette expérience, je vais latenter. Cette tentative peut sauver le monde, aussi bien que lacroix de Jérusalem et le sabre de la Mecque. L’une et l’autre sontfils du désert. Des trente-trois années de Jésus, il n’en est queneuf de connues&|160;; sa vie silencieuse a préparé sa vieglorieuse. A moi aussi, il me faut le désert&|160;! »

Malgré les difficultés de l’entreprise, j’ai cru devoir essayerde peindre la jeunesse de Lambert, cette vie cachée à laquelle jesuis redevable des seules bonnes heures et des seuls souvenirsagréables de mon enfance. Hormis ces deux années, je n’ai eu quetroubles et ennuis. Si plus tard le bonheur est venu, mon bonheurfut toujours incomplet. J’ai été très-diffus, sans doute&|160;;mais faute de pénétrer dans l’étendue du coeur et du cerveau deLambert, deux mots qui représentent imparfaitement les modesinfinis de sa vie intérieure, il serait presque impossible decomprendre la seconde partie de son histoire intellectuelle,également inconnue et au monde et à moi, mais dont l’occultedénoûment s’est développé devant moi pendant quelques heures. Ceuxauxquels ce livre ne sera pas encore tombé des mains comprendront,je l’espère, les événements qui me restent à raconter, et quiforment en quelque sorte une seconde existence à cettecréature&|160;; pourquoi ne dirais-je pas à cette création en quitout devait être extraordinaire, même sa fin&|160;?

Quand Louis fut de retour à Blois, son oncle s’empressa de luiprocurer des distractions. Mais ce pauvre prêtre se trouvaitdans

cette ville dévote comme un véritable lépreux. Personne ne sesouciait de recevoir un révolutionnaire, un assermenté. Sa sociétéconsistait donc en quelques personnes de l’opinion dite alorslibérale, patriote ou constitutionnelle, chez lesquelles il serendait pour faire sa partie de wisth ou de boston. Dans lapremière maison où le présenta son oncle, Louis vit une jeunepersonne que sa position forçait à rester dans cette sociétéréprouvée par les gens du grand monde, quoique sa fortune fût assezconsidérable pour faire supposer que plus tard elle pourraitcontracter une alliance dans la haute aristocratie du pays.Mademoiselle Pauline de Villenoix se trouvait seule héritière desrichesses amassées par son grand-père, un juif nommé Salomon, qui,contrairement aux usages de sa nation, avait épousé dans savieillesse une femme de la religion catholique. Il eut un filsélevé dans la communion de sa mère. A la mort de son père, le jeuneSalomon acheta, suivant l’expression du temps, une savonnette àvilain, et fit ériger en baronnie la terre de Villenoix, dont lenom devint le sien. Il était mort sans avoir été marié, mais enlaissant une fille naturelle à laquelle il avait légué la plusgrande partie de sa fortune, et notamment sa terre de Villenoix. Unde ses oncles, monsieur Joseph Salomon, fut nommé par monsieur deVillenoix tuteur de l’orpheline. Ce vieux juif avait pris une telleaffection pour sa pupille, qu’il paraissait vouloir faire de grandssacrifices afin de la marier honorablement. Mais l’origine demademoiselle de Villenoix et les préjuges que l’on conserve onprovince contre les juifs ne lui permettaient pas, malgré safortune et celle de son tuteur, d’être reçue dans cette sociététout exclusive qui s’appelle, à tort ou à raison, la noblesse.Cependant monsieur Joseph Salomon prétendait qu’à défaut d’unhobereau de province, sa pupille irait choisir à Paris un épouxparmi les pairs libéraux ou monarchiques&|160;; et quant à sonbonheur, le bon tuteur croyait pouvoir le lui garantir par lesstipulations du contrat de mariage. Mademoiselle de Villenoix avaitalors vingt ans. Sa beauté remarquable, les grâces de son espritétaient pour sa félicité des garanties moins équivoques que toutescelles données par la fortune. Ses traits offraient dans sa plusgrande pureté le caractère de la beauté juive : ces lignes ovales,si larges et si virginales qui ont je ne sais quoi d’idéal, etrespirent les délices de l’Orient, l’azur inaltérable de son ciel,les splendeurs de sa terre et les fabuleuses richesses de sa vie.Elle avait de beaux

yeux voilés par de longues paupières frangées de cils épais etrecourbés. Une innocence biblique éclatait sur son front. Son teintavait la blancheur mate des robes du lévite. Elle restaithabituellement silencieuse et recueillie&|160;; mais ses gestes,ses mouvements témoignaient d’une grâce cachée, de même que sesparoles attestaient l’esprit doux et caressant de la femme.Cependant elle n’avait pas celte fraîcheur rosée, ces couleurspurpurines qui décorent les joues de la femme pendant son âged’insouciance. Des nuances brunes, mélangées de quelques filetsrougeâtres, remplaçaient dans son visage la coloration, ettrahissaient un caractère énergique, une irritabilité nerveuse quebeaucoup d’hommes n’aiment pas à trouver dans une femme, mais qui,pour certains autres, sont l’indice d’une chasteté de sensitive etde passions fières. Aussitôt que Lambert aperçut mademoiselle deVillenoix, il devina l’ange sous cette forme. Les riches facultésde son âme, sa pente vers l’extase, tout en lui se résolut alorspar un amour sans bornes, par le premier amour du jeune homme,passion déjà si vigoureuse chez les autres, mais que la vivaceardeur de ses sens, la nature de ses idées et son genre de viedurent porter à une puissance incalculable. Cette passion fut unabîme où le malheureux jeta tout, abîme où la pensée s’effraie dedescendre, puisque la sienne&|160;; si flexible et si forte, s’yperdit. Là tout est mystère, car tout se passa dans ce monde moral,clos pour la plupart des hommes, et dont les lois lui furentpeut-être révélées pour son malheur. Lorsque le hasard me mit enrelation avec son oncle, le bonhomme m’introduisit dans la chambrehabitée à cette époque par Lambert. Je voulais y chercher quelquestraces de ses oeuvres, s’il en avait laissé. Là, parmi des papiersdont le désordre était respecté par ce vieillard avec cet exquissentiment des douleurs qui distingue les vieilles gens, je trouvaiplusieurs lettres trop illisibles pour avoir été remises àmademoiselle de Villenoix. La connaissance que je possédais del’écriture de Lambert me permit, à l’aide du temps, de déchiffrerles hiéroglyphes de cette sténographie créée par l’impatience etpar la frénésie de la passion. Emporté par ses sentiments, ilécrivait sans s’apercevoir de l’imperfection des lignes trop lentesà formuler sa pensée. Il avait dû être obligé de recopier sesessais informes où souvent les lignes se confondaient&|160;; maispeut-être aussi craignait-il de ne pas donner à ses idées desformes assez décevantes&|160;; et, dans le commencement, s’yprenait-il à deux fois

pour ses lettres d’amour. Quoi qu’il en soit, il a fallu toutel’ardeur de mon culte pour sa mémoire, et l’espèce de fanatisme quedonne une entreprise de ce genre pour deviner et rétablir le sensdes cinq lettres qui suivent. Ces papiers que je conserve avec unesorte de piété, sont les seuls témoignages matériels de son ardentepassion. Mademoiselle de Villenoix a sans doute détruit lesvéritables lettres qui lui furent adressées, fastes éloquents dudélire qu’elle causa. La première de ces lettres, qui étaitévidemment ce qu’on nomme un brouillon, attestait par sa forme etpar son ampleur ces hésitations, ces troubles du coeur, cescraintes sans nombre éveillées par l’envie de plaire, ceschangements d’expression et ces incertitudes entre toutes lespensées qui assaillent un jeune homme écrivant sa première lettred’amour : lettre dont on se souvient toujours, dont chaque phraseest le fruit d’une rêverie, dont chaque mot excite de longuescontemplations, où le sentiment le plus effréné de tous comprend lanécessité des tournures les plus modestes, et, comme un géant quise courbe pour entrer dans une chaumière, se fait humble et petitpour ne pas effrayer une âme de jeune fille. Jamais antiquaire n’amanié ses palimpsestes avec plus de respect que je n’en eus àétudier, à reconstruire ces monuments mutilés d’une souffrance etd’une joie si sacrées pour ceux qui ont connu la même souffrance etla même joie.

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