Ma Vie – Récit d’un provincial

Ma Vie – Récit d’un provincial

d’ Anton Pavlovitch Tchekhov
Partie 1
MA VIE – RÉCIT D’UN PROVINCIAL

Chapitre 1

Le directeur me dit :

– Je ne vous garde que par estime pour votre vénéré père, sans cela, il y a longtemps que je vous aurais fait voler en l’air.

Je lui répondis :

– Vous me flattez, Excellence, en supposant que je puisse m’envoler dans les airs.

Et j’entendis qu’il ajoutait :

– Faites sortir ce monsieur, il me porte sur les nerfs.

Deux jours après, je fus renvoyé.

Ainsi, depuis le temps où je fus tenu pour adulte, je changeai dix fois d’emploi, au grand désespoir de mon père, l’architecte de la ville.

J’avais passé par différentes administrations,mais mes dix emplois se ressemblaient comme des gouttes d’eau : il fallait rester assis, écrire, entendre des observations bêtes ou grossières, en attendant le jour qu’on me renvoyât.

Mon père, quand j’entrai chez lui, étaitprofondément enfoui dans son fauteuil, les yeux clos. Sa figuremaigre, sèche, avec un reflet violacé aux endroits rasés (ilressemblait à un vieil organiste catholique), exprimait l’humilitéet la soumission.

Sans répondre à mon bonjour, et sans ouvrirles yeux, il me dit :

– Si ma chère femme, ta mère, étaitvivante, ta façon de vivre serait pour elle une source decontinuelle affliction ; dans sa mort prématurée, je vois undessein de Dieu. Dis-moi, malheureux, reprit-il en ouvrant lesyeux, ce que je dois faire de toi ?

Naguère, quand j’étais plus jeune, mes parentset mes connaissances savaient ce qu’on devait faire de moi ;les uns me conseillaient de m’engager comme volontaire, les autresd’entrer dans une pharmacie, d’autres au télégraphe ;maintenant que j’avais vingt-cinq ans et grisonnais déjà auxtempes, et que j’avais été successivement et volontaire, etpharmacien, et télégraphiste, il semblait que j’eusse déjà toutépuisé sur la terre, et on ne me donnait plus de conseils : onse contentait de hocher la tête en soupirant.

– Que penses-tu de toi-même ?poursuivit mon père. Les jeunes gens de ton âge ont déjà uneposition sociale affermie, mais toi, regarde : tu es unprolétaire, un mendiant ; tu vis à ma charge !

Et, comme de coutume, il se mit à dire que lesjeunes gens d’aujourd’hui se perdent par manque de foi, parmatérialisme et par présomption, et qu’il faut supprimer lesspectacles de société qui détournent les jeunes gens de la religionet de leurs devoirs.

– Demain, conclut-il, nous irons ensemblechez ton directeur ; tu t’excuseras et lui promettras de faireton service consciencieusement. Tu ne dois pas rester un seul joursans situation.

– Je vous prie de m’écouter, lui dis-jesombre, n’attendant rien de bon de cette conversation. Ce que vousappelez une situation constitue le privilège du capital et del’instruction. Les gens pauvres et sans instruction gagnent leurpain par le travail physique ; je ne vois pas pourquoi jeferais exception à la règle.

– Quand tu commences à parler de travailphysique, dit-il, avec irritation, cela devient bête et banal.Comprends donc, garçon stupide, tête sans cervelle, qu’il y a entoi, en dehors du travail physique, l’esprit divin, le feu sacré,qui te distinguent au plus haut degré d’un âne ou d’un reptile, etqui te rapprochent de la divinité ! Ton arrière-grand-père, legénéral Pôloznév, s’est battu à Borodino ; ton grand-pèreétait poète, orateur, et maréchal de la noblesse ; ton oncleétait pédagogue ; et moi, ton père, enfin, je suis architecte.Tous les Pôloznév se sont-ils transmis le feu sacré pour que tul’éteignes ainsi ?

– Il faut être juste, lui dis-je ;il y a des millions d’hommes qui sont assujettis au travailphysique.

– Bien, qu’ils le soient ! C’estqu’ils ne savent pas faire autre chose ; n’importe qui, mêmeun imbécile fini et un malfaiteur, peut s’occuper de travailphysique ; ce travail est le propre de l’esclave et dubarbare, tandis que le feu sacré n’est donné qu’à peu depersonnes !

Mais il était inutile de continuer cetteconversation. Mon père avait une haute opinion de lui-même et necroyait qu’à ses propres arguments. Je savais d’ailleurs fort bienque le dédain avec lequel il parlait du travail manuel tenait moinsà des considérations sur le feu sacré, qu’à la peur secrète de mevoir devenir ouvrier et faire parler de moi dans toute la ville. Leprincipal était que mes amis, depuis longtemps sortis del’Université, étaient en bonnes voies (le fils du directeur de laBanque d’État était déjà assesseur de collège), et moi, filsunique, je n’étais rien. Il était inutile et désagréable depoursuivre la conversation, mais je demeurais assis et répondaismollement, espérant qu’on me comprendrait enfin.

Toute la question était claire et simple, etne revenait qu’au moyen par lequel je me procurerais une bouchée depain ; mais on n’apercevait pas cette simplicité-là ; eton me parlait, en arrondissant des phrases doucereuses, deBorodino, du feu sacré, de cet oncle, poète oublié, qui écrivaitdes vers faux et mauvais. On m’appelait grossièrement tête sanscervelle, et homme stupide… Et j’aurais tant voulu qu’on mecomprît ! En dépit de tout, j’aime mon père et ma sœur ;et depuis mon enfance j’ai eu l’habitude de les consulter, –habitude dont je ne me déferai probablement jamais. – À tort ou àraison, je crains toujours de leur faire de la peine et je crains,quand je vois la nuque de mon père rougir d’émotion, qu’il ne soitfrappé de congestion.

– Rester dans une chambre mal aérée, luidis-je, copier et recopier, faire concurrence à une machine àécrire, c’est honteux et mortifiant. Peut-il être question làdedans de feu sacré ?

– Quoi qu’il en soit, dit mon père, c’estun travail intellectuel. Mais, assez ! finissons-en avec cetteconversation… En tout cas, je te préviens que si tu n’entres pasderechef dans une administration, et si tu suis tes méprisablesinclinations, ma fille et moi, nous te priverons de notre amour. Jete déshériterai ; je le jure par le vrai Dieu !

Tout à fait sincèrement, pour lui montrer lapureté des principes que je voulais suivre, je lui dis :

– La question d’héritage est pour moisans importance ; je renonce à tout, d’avance.

Je ne sais pourquoi, et sans que je m’yattendisse du tout, ces mots parurent injurieux à mon père ;il devint cramoisi.

– N’ose pas me parler ainsi !imbécile, cria-t-il d’une voix aiguë. Vaurien ! (Etrapidement, d’un geste adroit et coutumier, il me gifla sur lesdeux joues.) Tu commences à t’oublier !

Dans mon enfance, quand mon père me battait,je devais me tenir droit et le regarder en face. Maintenant aussi,tandis qu’il me battait, j’étais tout interdit ; et comme sij’étais toujours un enfant, je me tenais raide et tâchais de leregarder droit dans les yeux. Mon père était vieux et très maigre,mais ses muscles minces devaient être solides comme des courroies,parce qu’il faisait très mal quand il battait.

Je reculai dans l’antichambre ; il pritalors un parapluie et m’en frappa à plusieurs reprises à la tête etaux épaules. À ce moment, ma sœur ouvrit la porte du salon poursavoir la cause du bruit ; mais elle se détourna tout de suiteavec une expression de terreur et de pitié, sans prononcer un motpour ma défense.

Mon intention de ne plus retourner au bureauet de commencer une vie nouvelle était inébranlable. Il ne restaitqu’à choisir un genre de travail, et cela ne semblait pasparticulièrement difficile. Il me paraissait que j’étais trèsrobuste, résistant et apte aux plus durs labeurs. Une vie monotone,une nourriture détestable, dans la puanteur et la rudesse del’entourage, avec l’idée constante du gain et du morceau de pain,m’attendaient. Et qui sait ? En revenant de mon travail par laBolchâïa Dvoriânnskaïa (la grande rue de la Noblesse), j’envieraispeut-être souvent l’ingénieur Dôljikov qui vivait de travailintellectuel ?

Mais en pensant à tous ces déboires futurs,j’étais gai. Naguère, j’avais rêvé d’une carrière libérale. Jem’imaginais maître d’école, médecin ou écrivain, mais ce ne furentlà que des rêves. Le penchant aux distractions intellectuelles, –le théâtre, par exemple, et la lecture, – était développé en moijusqu’à la passion ; mais je ne sais si j’avais de l’aptitudepour le travail de l’esprit. Au lycée, j’éprouvais une aversion siinvincible pour la langue grecque que l’on dut me retirer dequatrième. Longtemps des professeurs vinrent me préparer pour lacinquième. À la fin, j’entrai dans diverses administrations,passant la majeure partie du temps à ne rien faire. Et l’on medisait que c’était là du travail intellectuel !…

Mon application, tant dans la sphère del’étude que dans celle du service administratif, n’exigeait nitension d’esprit, ni talent, ni aptitudes personnelles, niélévation créatrice de l’esprit ; cette application étaittoute machinale. Je place une semblable activité au-dessous dutravail physique. Je la méprise et ne crois pas une minute qu’ellepuisse servir d’excuse à une vie oisive, insoucieuse, puisqu’ellen’est elle-même qu’un leurre, un des aspects de l’oisiveté. Je n’aiprobablement jamais connu le véritable travail intellectuel…

Le soir vint. Nous habitions la BolchâïaDvoriânnskaïa. C’était la principale rue de la ville, et faute d’unjardin public convenable, notre beau monde[1] s’y promenait. Cette belle rueétait une sorte de jardin ; elle était plantée des deux côtésde peupliers blancs qui embaumaient, surtout après la pluie.Par-dessus les palissades et les grilles se penchaient des acacias,de hauts lilas, des sainte-Lucie, et des pommiers. Le crépuscule demai, la verdure nouvelle et tendre, semée d’ombres, l’odeur deslilas, le bourdonnement des hannetons, la tranquillité, la chaleur,comme tout cela semblait nouveau et extraordinaire chaque année,bien que tout cela se renouvelât au printemps ! Je me tenaisprès de la grille et regardais les promeneurs. Avec la plupartd’entre eux, j’avais grandi et polissonné ; mais maintenant mafamiliarité aurait pu les troubler parce que j’étais habillépauvrement et pas à la mode. On disait de mes pantalons étroits etde mes larges bottines disgracieuses que c’étaient des macaronisdans des bateaux. De plus, j’avais en ville mauvaise réputationparce que je n’avais pas de situation, que je jouais souvent aubillard dans de mauvais estaminets, et aussi peut-être, parce qu’onm’avait conduit deux fois, sans aucun motif, chez l’officier degendarmerie[2]…

Dans la grande maison en face de la nôtre,chez l’ingénieur Dôljikov, on jouait du piano. Il commençait àfaire sombre et les étoiles clignotaient dans le ciel. Lentement,rendant les saluts qu’on lui faisait, mon père, coiffé de son vieuxchapeau haut de forme à larges bords relevés, passa, donnant lebras à ma sœur.

– Regarde, lui dit-il, en lui montrant leciel avec le parapluie dont il venait de me frapper, regarde leciel. Les plus petites étoiles sont des mondes. Comme l’homme estpetit en comparaison de l’univers !

Et il disait cela comme s’il fûtextraordinairement flatté et s’il lui fût agréable d’être siinfime. Quel homme dépourvu de génie ! Il étaitmalheureusement en ville le seul architecte ; aussi, depuisquinze à vingt ans, il ne s’y trouvait pas, à ma connaissance, uneseule maison passable. Quand on lui commandait un plan, mon pèredessinait d’abord la salle et le salon. De même que, au tempsjadis, les jeunes filles des Instituts[3] nesavaient danser qu’en partant de la cheminée ; de même l’idéeartistique de mon père ne pouvait partir que de la salle et dusalon. Il y ajoutait la salle à manger, la chambre des enfants, lebureau ; il réunissait ensuite ces pièces par des portes, quitoutes se commandaient infailliblement, en sorte que chaque pièceavait deux ou trois portes de trop.

Vraisemblablement, sa conception étaitextrêmement embarrassée et courte ; et chaque fois, comme s’ilsentait que quelque chose manquait, mon père recourait àdifférentes adjonctions, les aboutant les unes aux autres. Je vois,dans ma mémoire, une entrée étroite, des petits corridors, desescaliers tortus menant à un demi-étage, où l’on ne peut se tenirque courbé, et où le plancher, au lieu d’être uni, forme troismarches, comme dans les bains de vapeur. La cuisine étaitinfailliblement dans le sous-sol, voûtée et carrelée de briques. Lafaçade avait une expression obstinée et dure ; elle offraitdes lignes sèches, timides. La toiture était écrasée, et sur degrosses cheminées, ventrues, s’élevaient des mitres, inévitablementgrillagées et des girouettes noires et grinçantes. Toutes lesmaisons construites par mon père se ressemblaient. On ne saitpourquoi, elles me rappelaient vaguement son chapeau haut de forme,sa nuque maigre et obstinée… Avec le temps, on s’habitua en villeau manque de talent de mon père ; il s’y implanta et devintnotre style.

Ce style, mon père l’introduisit aussi dans lavie de ma sœur ; et tout d’abord il lui donna le nom deCléopâtra, tandis qu’il me prénommait Missaïl. Quand ma sœur étaitencore petite, mon père l’effarait en lui parlant des étoiles, desanciens sages, de nos ancêtres, ou en lui expliquant longuement cequ’est la vie, le devoir. Et maintenant qu’elle avait vingt-sixans, il continuait de même, ne lui permettant de donner le brasqu’à lui-même et s’imaginant que, tôt ou tard, un jeune hommeconvenable se présenterait qui voudrait l’épouser par estime pourses qualités personnelles, à lui. Cléopâtra adorait son père, lecraignait, et croyait à son esprit extraordinaire.

Il fit tout à fait noir et peu à peu la ruedevint déserte. Dans la maison d’en face, la musique se tut. Laporte cochère s’ouvrit toute grande et, jouant doucement de sesgrelots, une voiture à trois chevaux descendit notre rue. C’étaitl’ingénieur et sa fille, qui allaient se promener. Il était tempsd’aller me coucher !

J’avais une chambre à la maison, mais jevivais dans la cour, dans un appentis adossé à un hangar debriques, que l’on avait construit dans le temps pour serrer lesharnais. On avait, pour cela, enfoncé dans le mur de groschampignons en bois. L’appentis était maintenant inutile et monpère y logeait depuis trente ans ses journaux qu’il faisait relierpar semestre, on ne sait pourquoi, et défendait à tous de toucher.En habitant l’appentis, j’étais moins souvent sous les yeux de monpère et de ses invités, et il me semblait qu’en ne vivant pas dansune vraie chambre, et ne venant pas dîner chaque jour à la maison,les paroles de mon père, que je vivais à ses dépens, étaient moinshumiliantes pour moi.

Ma sœur m’attendait. Elle m’apportait poursouper, en cachette de mon père, une petite tranche de veau froidet un morceau de pain. Chez nous, on répétait souvent :« L’argent aime les comptes », « le copek fait lerouble », etc., et ma sœur, écrasée par ces platitudes,s’efforçait uniquement de réduire les dépenses. À cause de cela, onmangeait mal.

Ayant posé l’assiette sur la table, ma sœurs’assit sur mon lit et se mit à pleurer.

– Missaïl, dit-elle, que fais-tu denous ?

Elle ne se couvrit pas le visage ; seslarmes coulèrent sur sa poitrine et ses mains ; et sonexpression était douloureuse. Elle s’affaissa sur mon oreiller,laissant couler ses larmes, tremblant de tout son corps, etsanglotant.

– Tu as encore quitté ta place, dit-elle.Oh ! comme c’est affreux !

– Mais comprends, sœur ! luidis-je.

Et parce qu’elle pleurait, le désespoirm’envahit.

Comme un fait exprès, tout le pétrole de mapetite lampe était brûlé ; la mèche fumait et la lampe allaits’éteindre. Les champignons aux murs semblaient plus rébarbatifs etleurs ombres dansaient.

– Aie pitié de nous ! dit ma sœur,en se levant. Notre père a un chagrin immense, et moi j’en suismalade ; je deviens folle. Qu’adviendra-t-il de toi ?demanda-t-elle en sanglotant toujours, et tendant les bras versmoi… Je t’en prie, je t’en supplie, au nom de notre mère défunte,retourne à ton bureau !

– Je ne peux pas, Cléopâtra, lui dis-je,sentant que j’allais céder. Je ne peux pas !

– Pourquoi ? continua ma sœur. Si tune t’es pas entendu avec tes chefs, cherche une autre place.Pourquoi ne pas entrer au chemin de fer ? Je viens de causeravec Anioûta Blagovo. Elle m’assure qu’on t’y prendra, et, même,elle a promis d’intervenir pour toi. Au nom de Dieu, réfléchis,Missaïl ! Réfléchis, je t’en supplie !

Nous parlâmes encore un peu, et jecédai ; je dis que la pensée de servir au chemin de fer nem’était jamais venue et que j’étais prêt à essayer. Ella souritjoyeusement, les larmes aux yeux, me serra la main et continuaencore à pleurer, ne pouvant s’arrêter. Et j’allai chercher dupétrole à la cuisine.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer