Madame Bovary

Chapitre 9

 

Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dansl’armoire, entre les plis du linge où elle l’avait laissé, leporte-cigares en soie verte.

Elle le regardait, l’ouvrait, et même elle flairait l’odeur desa doublure, mêlée de verveine et de tabac. À quiappartenait-il ?… Au Vicomte. C’était peut-être un cadeau desa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier depalissandre, meuble mignon que l’on cachait à tous les yeux, quiavait occupé bien des heures et où s’étaient penchées les bouclesmolles de la travailleuse pensive. Un souffle d’amour avait passéparmi les mailles du canevas ; chaque coup d’aiguille avaitfixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soieentrelacés n’étaient que la continuité de la même passionsilencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, l’avait emporté aveclui. De quoi avait-on parlé, lorsqu’il restait sur les cheminées àlarge chambranle, entre les vases de fleurs et les pendulesPompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris,maintenant ; là-bas ! Comment était ce Paris ? Quelnom démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faireplaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon decathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l’étiquette de sespots de pommade.

La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaientsous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s’éveillait, etécoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays,s’amortissait vite sur la terre :

– Ils y seront demain ! se disait-elle.

Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant lescôtes, traversant les villages, filant sur la grande route à laclarté des étoiles. Au bout d’une distance indéterminée, il setrouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

Elle s’acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur lacarte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontaitles boulevards, s’arrêtant à chaque angle, entre les lignes desrues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeuxfatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dansles ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec desmarche-pieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devantle péristyle des théâtres.

Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphedes salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptesrendus de premières représentations, de courses et de soirées,s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin.Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, lesjours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, desdescriptions d’ameublements ; elle lut Balzac et George Sand,y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitisespersonnelles. À table même, elle apportait son livre, et elletournait les feuillets, pendant que Charles mangeait en luiparlant. Le souvenir du Vicomte revenait toujours dans seslectures. Entre lui et les personnages inventés, elle établissaitdes rapprochements. Mais le cercle dont il était le centre peu àpeu s’élargit autour de lui, et cette auréole qu’il avait,s’écartant de sa figure, s’étala plus au loin, pour illuminerd’autres rêves.

Paris, plus vague que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emmadans une atmosphère vermeille. La vie nombreuse qui s’agitait en cetumulte y était cependant divisée par parties, classée en tableauxdistincts. Emma n’en apercevait que deux ou trois qui lui cachaienttous les autres, et représentaient à eux seuls l’humanité complète.Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dansdes salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertesd’un tapis de velours à crépines d’or. Il y avait là des robes àqueue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous dessourires. Venait ensuite la société des duchesses ; on y étaitpâle ; on se levait à quatre heures ; les femmes, pauvresanges ! portaient du point d’Angleterre au bas de leur jupon,et les hommes, capacités méconnues sous des dehors futiles,crevaient leurs chevaux par partie de plaisir, allaient passer àBade la saison d’été, et, vers la quarantaine enfin, épousaient deshéritières. Dans les cabinets de restaurant où l’on soupe aprèsminuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gensde lettres et des actrices. Ils étaient, ceux-là, prodigues commedes rois, pleins d’ambitions idéales et de délires fantastiques.C’était une existence au-dessus des autres, entre ciel et terre,dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde,il était perdu, sans place précise, et comme n’existant pas. Plusles choses, d’ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s’endétournait. Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagneennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence,lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier oùelle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à perte de vuel’immense pays des félicités et des passions. Elle confondait, dansson désir, les sensualités du luxe avec les joies du cœur,l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment. Nefallait-il pas à l’amour, comme aux plantes indiennes, des terrainspréparés, une température particulière ? Les soupirs au clairde lune, les longues étreintes, les larmes qui coulent sur lesmains qu’on abandonne, toutes les fièvres de la chair et leslangueurs de la tendresse ne se séparaient donc pas du balcon desgrands châteaux qui sont pleins de loisirs, d’un boudoir à storesde soie avec un tapis bien épais, des jardinières remplies, un litmonté sur une estrade, ni du scintillement des pierres précieuseset des aiguillettes de la livrée.

Le garçon de la poste, qui, chaque matin, venait panser lajument, traversait le corridor avec ses gros sabots ; sablouse avait des trous, ses pieds étaient nus dans des chaussons.C’était là le groom en culotte courte dont il fallait secontenter ! Quand son ouvrage était fini, il ne revenait plusde la journée ; car Charles, en rentrant, mettait lui-même soncheval à l’écurie, retirait la selle et passait le licou, pendantque la bonne apportait une botte de paille et la jetait, comme ellele pouvait, dans la mangeoire.

Pour remplacer Nastasie (qui enfin partit de Tostes, en versantdes ruisseaux de larmes), Emma prit à son service une jeune fillede quatorze ans, orpheline et de physionomie douce. Elle luiinterdit les bonnets de coton, lui apprit qu’il fallait vous parlerà la troisième personne, apporter un verre d’eau dans une assiette,frapper aux portes avant d’entrer, et à repasser, à empeser, àl’habiller, voulut en faire sa femme de chambre. La nouvelle bonneobéissait sans murmure pour n’être point renvoyée ; et, commeMadame, d’habitude, laissait la clef au buffet, Félicité, chaquesoir prenait une petite provision de sucre qu’elle mangeait touteseule, dans son lit, après avoir fait sa prière.

L’après-midi, quelquefois, elle allait causer en face avec lespostillons. Madame se tenait en haut, dans son appartement.

Elle portait une robe de chambre tout ouverte, qui laissaitvoir, entre les revers à châle du corsage, une chemisette plisséeavec trois boutons d’or. Sa ceinture était une cordelière à grosglands, et ses petites pantoufles de couleur grenat avaient unetouffe de rubans larges, qui s’étalait sur le cou-de-pied. Elles’était acheté un buvard, une papeterie, un porte-plume et desenveloppes, quoiqu’elle n’eût personne à qui écrire ; elleépoussetait son étagère, se regardait dans la glace, prenait unlivre, puis, rêvant entre les lignes, le laissait tomber sur sesgenoux. Elle avait envie de faire des voyages ou de retourner vivreà son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiterParis.

Charles, à la neige à la pluie, chevauchait par les chemins detraverse. Il mangeait des omelettes sur la table des fermes,entrait son bras dans des lits humides, recevait au visage le jettiède des saignées écoutait des râles, examinait des cuvettes,retroussait bien du linge sale ; mais il trouvait, tous lessoirs, un feu flambant, la table servie, des meubles souples, etune femme en toilette fine, charmante et sentant frais, à ne savoirmême d’où venait cette odeur, ou si ce n’était pas sa peau quiparfumait sa chemise.

Elle le charmait par quantité de délicatesses : c’était tantôtune manière nouvelle de façonner pour les bougies des bobèches depapier, un volant qu’elle changeait à sa robe, ou le nomextraordinaire d’un mets bien simple, et que la bonne avait manqué,mais que Charles, jusqu’au bout, avalait avec plaisir. Elle vit àRouen des dames qui portaient à leur montre un paquet debreloques ; elle acheta des breloques. Elle voulut sur sacheminée deux grands vases de verre bleu, et, quelque temps après,un nécessaire d’ivoire, avec un dé de vermeil. Moins Charlescomprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Ellesajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens et à la douceur deson foyer. C’était comme une Poussière d’or qui sablait tout dulong le petit sentier de sa vie.

Il se portait bien, il avait bonne mine ; sa réputationétait établie tout à fait. Les campagnards le chérissaient parcequ’il n’était pas fier. Il caressait les enfants, n’entrait jamaisau cabaret, et, d’ailleurs, inspirait de la confiance par samoralité. Il réussissait particulièrement dans les catarrhes etmaladies de poitrine. Craignant beaucoup de tuer son monde,Charles, en effet, n’ordonnait guère que des potions calmantes, detemps à autre de l’émétique, un bain de pieds ou des sangsues. Cen’est pas que la chirurgie lui fît peur ; il vous saignait lesgens largement, comme des chevaux, et il avait pour l’extractiondes dents une poigne d’enfer.

Enfin, pour se tenir au courant, il prit un abonnement à laRuche médicale, journal nouveau dont il avait reçu le prospectus.Il en lisait, un peu après son dîner ; mais la chaleur del’appartement, jointe à la digestion, faisait qu’au bout de cinqminutes il s’endormait ; et il restait là, le menton sur sesdeux mains, et les cheveux étalés comme une crinière jusqu’au piedde la lampe. Emma le regardait en haussant les épaules. Quen’avait-elle, au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurstaciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portentenfin, à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, unebrochette de croix, sur leur habit noir, mal fait. Elle auraitvoulu que ce nom de Bovary, qui était le sien, fût illustre, levoir étalé chez les libraires, répété dans les journaux, connu partoute la France. Mais Charles n’avait point d’ambition ! Unmédecin d’Yvetot, avec qui dernièrement il s’était trouvé enconsultation, l’avait humilié quelque peu, au lit même du malade,devant les parents assemblés. Quand Charles lui raconta, le soir,cette anecdote, Emma s’emporta bien haut contre le confrère.Charles en fut attendri. Il la baisa au front avec une larme. Maiselle était exaspérée de honte, elle avait envie de le battre, ellealla dans le corridor ouvrir la fenêtre et huma l’air frais pour secalmer.

– Quel pauvre homme ! quel pauvre homme ! disait-elletout bas, en se mordant les lèvres.

Elle se sentait, d’ailleurs, plus irritée de lui. Il prenait,avec l’âge, des allures épaisses ; il coupait, au dessert, lebouchon des bouteilles vides ; il se passait, après manger, lalangue sur les dents ; il faisait, en avalant sa soupe, ungloussement à chaque gorgée, et, comme il commençait d’engraisser,ses yeux, déjà petits, semblaient remontés vers les tempes par labouffissure de ses pommettes.

Emma, quelquefois, lui rentrait dans son gilet la bordure rougede ses tricots, rajustait sa cravate, ou jetait à l’écart les gantsdéteints qu’il se disposait à passer ; et ce n’était pas,comme il croyait, pour lui ; c’était pour elle-même, parexpansion d’égoïsme, agacement nerveux. Quelquefois aussi, elle luiparlait des choses qu’elles avait lues, comme d’un passage deroman, d’une pièce nouvelle, ou de l’anecdote du grand monde quel’on racontait dans le feuilleton ; car, enfin, Charles étaitquelqu’un, une oreille toujours ouverte, une approbation toujoursprête. Elle faisait bien des confidences à sa levrette ! Elleen eût fait aux bûches de la cheminée et au balancier de lapendule.

Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement.Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude desa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanchedans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait cehasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage illa mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargéd’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords. Mais, chaquematin, à son réveil, elle l’espérait pour la journée, et elleécoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s’étonnait qu’il nevînt pas ; puis, au coucher du soleil, toujours plus triste,désirait être au lendemain.

Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premièreschaleurs, quand les poiriers fleurirent.

Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigtscombien de semaines lui restaient pour arriver au mois d’octobre,pensant que le marquis d’Andervilliers, peut-être, donnerait encoreun bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s’écoula sans lettresni visites.

Après l’ennui de cette déception, son cœur de nouveau restavide, et alors la série des mêmes journées recommença.

Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file,toujours pareilles, innombrables, et n’apportant rien ! Lesautres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins lachance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripétiesà l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rienn’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridortout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.

Elle abandonna la musique. Pourquoi jouer ? quil’entendrait ? Puisqu’elle ne pourrait jamais, en robe develours à manches courtes, sur un piano d’Érard, dans un concert,battant de ses doigts légers les touches d’ivoire, sentir, commeune brise, circuler autour d’elle un murmure d’extase, ce n’étaitpas la peine de s’ennuyer à étudier. Elle laissa dans l’armoire sescartons à dessin et la tapisserie. À quoi bon ? à quoibon ? La couture l’irritait.

– J’ai tout lu, se disait-elle.

Et elle restait à faire rougir les pincettes, ou regardant lapluie tomber.

Comme elle était triste le dimanche, quand on sonnait lesvêpres ! Elle écoutait, dans un hébétement attentif, tinter unà un les coups fêlés de la cloche. Quelque chat sur les toits,marchant lentement, bombait son dos aux rayons pâles du soleil. Levent, sur la grande route, soufflait des traînées de poussière. Auloin, parfois, un chien hurlait : et la cloche, à temps égaux,continuait sa sonnerie monotone qui se perdait dans lacampagne.

Cependant on sortait de l’église. Les femmes en sabots cirés,les paysans en blouse neuve, les petits enfants qui sautillaientnu-tête devant eux, tout rentrait chez soi. Et, jusqu’à la nuit,cinq ou six hommes, toujours les mêmes, restaient à jouer aubouchon, devant la grande porte de l’auberge.

L’hiver fut froid. Les carreaux, chaque matin, étaient chargésde givre, et la lumière, blanchâtre à travers eux, comme par desverres dépolis, quelquefois ne variait pas de la journée. Dèsquatre heures du soir, il fallait allumer la lampe.

Les jours qu’il faisait beau, elle descendait dans le jardin. Larosée avait laissé sur les choux des guipures d’argent avec delongs fils clairs qui s’étendaient de l’un à l’autre. Onn’entendait pas d’oiseaux, tout semblait dormir, l’espalier couvertde paille et la vigne comme un grand serpent malade sous lechaperon du mur, où l’on voyait, en s’approchant, se traîner descloportes à pattes nombreuses. Dans les sapinettes, près de lahaie, le curé en tricorne qui lisait son bréviaire avait perdu lepied droit et même le plâtre, s’écaillant à la gelée, avait faitdes gales blanches sur sa figure.

Puis elle remontait, fermait la porte, étalait les charbons, et,défaillant à la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd quiretombait sur elle. Elle serait bien descendue causer avec labonne, mais une pudeur la retenait.

Tous les jours, à la même heure, le maître d’école, en bonnet desoie noire, ouvrait les auvents de sa maison, et le garde-champêtrepassait, portant son sabre sur sa blouse. Soir et matin, leschevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue pouraller boire à la mare. De temps à autre, la porte d’un cabaretfaisait tinter sa sonnette, et, quand il y avait du vent ;l’on entendait grincer sur leurs deux tringles les petites cuvettesen cuivre du perruquier, qui servaient d’enseigne à sa boutique.Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes colléecontre un carreau et un buste de femme en cire, dont les cheveuxétaient jaunes. Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de savocation arrêtée, de son avenir perdu, et, rêvant quelque boutiquedans une grande ville, comme à Rouen par exemple, sur le port,près du théâtre, il restait toute la journée à se promener en long,depuis la mairie jusqu’à l’église, sombre, et attendant laclientèle. Lorsque madame Bovary levait les yeux, elle le voyaittoujours là, comme une sentinelle en faction, avec son bonnet grecsur l’oreille et sa veste de lasting.

Dans l’après-midi, quelquefois, une tête d’homme apparaissaitderrière les vitres de la salle, tête hâlée, à favoris noirs, etqui souriait lentement d’un large sourire doux à dents blanches.Une valse aussitôt commençait, et, sur l’orgue, dans un petitsalon, des danseurs hauts comme le doigt, femmes en turban rose,Tyroliens en jaquette, singes en habit noir, messieurs en culottecourte, tournaient, tournaient entre les fauteuils, les canapés,les consoles, se répétant dans les morceaux de miroir queraccordait à leurs angles un filet de papier doré. L’homme faisaitaller sa manivelle, regardant à droite, à gauche et vers lesfenêtres. De temps à autre, tout en lançant contre la borne un longjet de salive brune, il soulevait du genou son instrument, dont labretelle dure lui fatiguait l’épaule ; et, tantôt dolente ettraînarde, ou joyeuse et précipitée, la musique de la boîtes’échappait en bourdonnant à travers un rideau de taffetas rose,sous une grille de cuivre en arabesque. C’étaient des airs que l’onjouait ailleurs sur les théâtres ; que l’on chantait dans lessalons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échosdu monde qui arrivaient jusqu’à Emma. Des sarabandes à n’en plusfinir se déroulaient dans sa tête ; et, comme une bayadère surles fleurs d’un tapis, sa pensée bondissait avec les notes, sebalançait de rêve en rêve, de tristesse en tristesse. Quand l’hommeavait reçu l’aumône dans sa casquette, il rabattait une vieillecouverture de laine bleue, passait son orgue sur son dos ets’éloignait d’un pas lourd. Elle le regardait partir.

Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvaitplus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle quifumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavéshumides ; toute l’amertume de l’existence, lui semblait serviesur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond deson âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était longà manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien,appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à fairedes raies sur la toile cirée.

Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et madameBovary mère, lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême,s’étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuseautrefois et délicate, elle restait à présent des journées entièressans s’habiller, portait des bas de coton gris, s’éclairait à lachandelle. Elle répétait qu’il fallait économiser, puisqu’ilsn’étaient pas riches, ajoutant qu’elle était très contente, trèsheureuse, que Tostes lui plaisait beaucoup, et autres discoursnouveaux qui fermaient la bouche à la belle-mère. Du reste, Emma nesemblait plus disposée à suivre ses conseils ; une fois même,madame Bovary s’étant avisée de prétendre que les maîtres devaientsurveiller la religion de leurs domestiques, elle lui avait répondud’un œil si colère et avec un sourire tellement froid, que la bonnefemme ne s’y frotta plus.

Emma devenait difficile, capricieuse. Elle se commandait desplats pour elle, n’y touchait point, un jour ne buvait que du laitpur, et, le lendemain, des tasses de thé à la douzaine. Souventelle s’obstinait à ne pas sortir, puis elle suffoquait, ouvrait lesfenêtres, s’habillait en robe légère. Lorsqu’elle avait bien rudoyésa servante, elle lui faisait des cadeaux ou l’envoyait se promenerchez les voisines, de même qu’elle jetait parfois aux pauvrestoutes les pièces blanches de sa bourse, quoiqu’elle ne fût guèretendre cependant, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui,comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardenttoujours à l’âme quelque chose de la callosité des mainspaternelles.

Vers la fin de février, le père Rouault, en souvenir de saguérison, apporta lui-même à son gendre une dinde superbe, et ilresta trois jours à Tostes. Charles étant à ses malades, Emma luitint compagnie. Il fuma dans la chambre, cracha sur les chenets,causa culture, veaux, vaches, volailles et conseil municipal ;si bien qu’elle referma la porte, quand il fut parti, avec unsentiment de satisfaction qui la surprit elle-même. D’ailleurs,elle ne cachait plus son mépris pour rien, ni pour personne ;et elle se mettait quelquefois à exprimer des opinions singulières,blâmant ce que l’on approuvait, et approuvant des choses perversesou immorales : ce qui faisait ouvrir de grands yeux à son mari.

Est-ce que cette misère durerait toujours ? est-ce qu’ellen’en sortirait pas ? Elle valait bien cependant toutes cellesqui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses à laVaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons pluscommunes, et elle exécrait l’injustice de Dieu ; elles’appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait lesexistences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirsavec tous les éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ilsdevaient donner.

Elle pâlissait et avait des battements de cœur. Charles luiadministra de la valériane et des bains de camphre. Tout ce quel’on essayait semblait l’irriter davantage.

En de certains jours, elle bavardait avec une abondancefébrile ; à ces exaltations succédaient tout à coup destorpeurs où elle restait sans parler, sans bouger. Ce qui laranimait alors, c’était de se répandre sur les bras un flacon d’eaude Cologne.

Comme elle se plaignait de Tostes continuellement, Charlesimagina que la cause de sa maladie était sans doute dans quelqueinfluence locale, et, s’arrêtant à cette idée, il songeasérieusement à aller s’établir ailleurs.

Dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir, contractaune petite toux sèche et perdit complètement l’appétit.

Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes après quatre ans deséjour et au moment où il commençait à s’y poser. S’il le fallait,cependant ! Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître.C’était une maladie nerveuse : on devait la changer d’air.

Après s’être tourné de côté et d’autre, Charles apprit qu’il yavait dans l’arrondissement de Neufchâtel, un fort bourg nomméYonville-l’Abbaye, dont le médecin, qui était un réfugié polonais,venait de décamper la semaine précédente. Alors il écrivit aupharmacien de l’endroit pour savoir quel était le chiffre de lapopulation, la distance où se trouvait le confrère le plus voisin,combien par année gagnait son prédécesseur, etc. ; et, lesréponses ayant été satisfaisantes, il se résolut à déménager versle printemps, si la santé d’Emma ne s’améliorait pas.

Un jour qu’en prévision de son départ elle faisait desrangements dans un tiroir, elle se piqua les doigts à quelquechose. C’était un fil de fer de son bouquet de mariage. Les boutonsd’oranger étaient jaunes de poussière, et les rubans de satin, àliséré d’argent, s’effiloquaient par le bord. Elle le jeta dans lefeu. Il s’enflamma plus vite qu’une paille sèche. Puis ce fut commeun buisson rouge sur les cendres, et qui se rongeait lentement.Elle le regarda brûler. Les petites baies de carton éclataient, lesfils d’archal se tordaient, le galon se fondait ; et lescorolles de papier, racornies, se balançant le long de la plaquecomme des papillons noirs, enfin s’envolèrent par la cheminée.

Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary étaitenceinte.

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