Madame Bovary

Chapitre 6

 

Un soir que la fenêtre était ouverte, et que, assise au bord,elle venait de regarder Lestiboudois, le bedeau, qui taillait lebuis, elle entendit tout à coup sonner l’Angelus.

On était au commencement d’avril, quand les primevères sontécloses ; un vent tiède se roule sur les plates-bandeslabourées, et les jardins, comme des femmes, semblent faire leurtoilette pour les fêtes de l’été. Par les barreaux de la tonnelleet au delà tout alentour, on voyait la rivière dans la prairie, oùelle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur dusoir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurscontours d’une teinte violette, plus pâle et plus transparentequ’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, desbestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas, ni leursmugissements ; et la cloche, sonnant toujours, continuait dansles airs sa lamentation pacifique.

À ce tintement répété, la pensée de la jeune femme s’égaraitdans ses vieux souvenirs de jeunesse et de pension. Elle se rappelales grands chandeliers, qui dépassaient sur l’autel les vasespleins de fleurs et le tabernacle à colonnettes. Elle aurait voulu,comme autrefois, être encore confondue dans la longue ligne desvoiles blancs, que marquaient de noir ça et là les capuchons raidesdes bonnes sœurs inclinées sur leur prie-Dieu ; le dimanche, àla messe, quand elle relevait sa tête, elle apercevait le douxvisage de la Vierge parmi les tourbillons bleuâtres de l’encens quimontait. Alors un attendrissement la saisit ; elle se sentitmolle et tout abandonnée, comme un duvet d’oiseau qui tournoie dansla tempête ; et ce fut sans en avoir conscience qu’elles’achemina vers l’église, disposée à n’importe quelle dévotion,pourvu qu’elle y absorbât son âme et que l’existence entière ydisparût.

Elle rencontra, sur la place, Lestiboudois, qui s’enrevenait ; car, pour ne pas rogner la journée, il préféraitinterrompre sa besogne puis la reprendre, si bien qu’il tintaitl’Angelus selon sa commodité. D’ailleurs, la sonnerie, faite plustôt, avertissait les gamins de l’heure du catéchisme.

Déjà quelques-uns, qui se trouvaient arrivés, jouaient auxbilles sur les dalles du cimetière. D’autres, à califourchon sur lemur, agitaient leurs jambes, en fauchant avec leurs sabots lesgrandes orties poussées entre la petite enceinte et les dernièrestombes. C’était la seule place qui fût verte ; tout le resten’était que pierres, et couvert continuellement d’une poudre fine,malgré le balai de la sacristie.

Les enfants en chaussons couraient là comme sur un parquet faitpour eux, et on entendait les éclats de leurs voix à travers lebourdonnement de la cloche. Il diminuait avec les oscillations dela grosse corde qui, tombant des hauteurs du clocher, traînait àterre par le bout. Des hirondelles passaient en poussant de petitscris, coupaient l’air au tranchant de leur vol, et rentraient vitedans leurs nids jaunes, sous les tuiles du larmier. Au fond del’église, une lampe brûlait, c’est-à-dire une mèche de veilleusedans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tacheblanchâtre qui tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleiltraversait toute la nef et rendait plus sombres encore lesbas-côtés et les angles.

– Où est le curé ? demanda madame Bovary à un jeune garçonqui s’amusait à secouer le tourniquet dans son trou trop lâche.

– Il va venir, répondit-il.

En effet, la porte du presbytère grinça, l’abbé Bournisienparut ; les enfants, pêle-mêle, s’enfuirent dans l’église.

– Ces polissons-là ! murmura l’ecclésiastique, toujours lesmêmes !

Et, ramassant un catéchisme en lambeaux qu’il venait de heurteravec son pied :

– Ça ne respecte rien !

Mais, dès qu’il aperçut madame Bovary :

– Excusez-moi, dit-il, je ne vous remettais pas.

Il fourra le catéchisme dans sa poche et s’arrêta, continuant àbalancer entre deux doigts la lourde clef de la sacristie.

La lueur du soleil couchant qui frappait, en plein son visagepâlissait le lasting de sa soutane, luisante sous les coudes,effiloquée par le bas. Des taches de graisse et de tabac suivaientsur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et ellesdevenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, oùreposaient les plis abondants de sa peau rouge ; elle étaitsemée de macules jaunes qui disparaissaient dans les poils rudes desa barbe grisonnante. Il venait de dîner et respiraitbruyamment.

– Comment vous portez-vous ? ajouta-t-il.

– Mal, répondit Emma ; je souffre.

– Eh bien, moi aussi, reprit l’ecclésiastique. Ces premièreschaleurs, n’est-ce pas, vous amollissent étonnamment ? Enfin,que voulez-vous ! nous sommes nés pour souffrir, comme ditsaint Paul. Mais, M. Bovary, qu’est-ce qu’il en pense ?

– Lui ! fit-elle avec un geste de dédain.

– Quoi ! répliqua le bonhomme tout étonné, il ne vousordonne pas quelque chose ?

– Ah ! dit Emma, ce ne sont pas les remèdes de la terrequ’il me faudrait.

Mais le curé, de temps à autre, regardait dans l’église, où tousles gamins agenouillés se poussaient de l’épaule, et tombaientcomme des capucins de cartes.

– Je voudrais savoir…, reprit-elle.

– Attends, attends, Riboudet, cria l’ecclésiastique d’une voixcolère, je m’en vas aller te chauffer les oreilles, mauvaisgalopin !

Puis, se tournant vers Emma :

– C’est le fils de Boudet le charpentier ; ses parents sontà leur aise et lui laissent faire ses fantaisies. Pourtant ilapprendrait vite, s’il le voulait, car il est plein d’esprit. Etmoi quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc Riboudet(comme la côte que l’on prend pour aller à Maromme), et je dis même: mon Riboudet. Ah ! ah ! Mont-Riboudet ! L’autrejour, j’ai rapporté ce mot-là à Monseigneur, qui en a ri… il adaigné en rire. – Et M. Bovary, comment va-t-il ?

Elle semblait ne pas entendre. Il continua :

– Toujours fort occupé, sans doute ? car nous sommescertainement, lui et moi, les deux personnes de la paroisse quiavons le plus à faire. Mais lui, il est le médecin des corps,ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis desâmes !

Elle fixa sur le prêtre des yeux suppliants.

– Oui…, dit-elle, vous soulagez toutes les misères.

– Ah ! ne m’en parlez pas, madame Bovary ! Ce matinmême, il a fallu que j’aille dans le Bas-Diauville pour une vachequi avait l’enfle ; ils croyaient que c’était un sort. Toutesleurs vaches, je ne sais comment… Mais, pardon ! Longuermarreet Boudet ! sac à papier ! voulez-vous bienfinir !

Et, d’un bond, il s’élança dans l’église.

Les gamins, alors, se pressaient autour du grand pupitre,grimpaient sur le tabouret du chantre, ouvraient le missel ;et d’autres, à pas de loup, allaient se hasarder bientôt jusquedans le confessionnal. Mais le curé, soudain, distribua sur tousune grêle de soufflets. Les prenant par le collet de la veste, illes enlevait de terre et les reposait à deux genoux sur les pavésdu chœur, fortement, comme s’il eût voulu les y planter.

– Allez, dit-il quand il fut revenu près d’Emma, et en déployantson large mouchoir d’indienne, dont il mit un angle entre sesdents, les cultivateurs sont bien à plaindre !

– Il y en a d’autres, répondit-elle.

– Assurément ! les ouvriers des villes, par exemple.

– Ce ne sont pas eux…

– Pardonnez-moi ! j’ai connu là de pauvres mères defamille, des femmes vertueuses, je vous assure, de véritablessaintes, qui manquaient même de pain.

– Mais celles, reprit Emma (et les coins de sa bouche setordaient en parlant), celles, monsieur le curé, qui ont du pain,et qui n’ont pas…

– De feu l’hiver, dit le prêtre.

– Eh ! qu’importe ?

– Comment ! qu’importe ? Il me semble, à moi, quelorsqu’on est bien chauffé, bien nourri…, car enfin…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! soupirait-elle.

– Vous vous trouvez gênée ? fit-il, en s’avançant d’un airinquiet ; c’est la digestion, sans doute ? Il fautrentrer chez vous, madame Bovary, boire un peu de thé ; çavous fortifiera, ou bien un verre d’eau fraîche avec de lacassonade.

– Pourquoi ?

Et elle avait l’air de quelqu’un qui se réveille d’un songe.

– C’est que vous passiez la main sur votre front. J’ai cru qu’unétourdissement vous prenait.

Puis, se ravisant :

– Mais vous me demandiez quelque chose ? Qu’est-cedonc ? Je ne sais plus.

– Moi ? Rien…, rien…, répétait Emma.

Et son regard, qu’elle promenait autour d’elle, s’abaissalentement sur le vieillard à soutane. Ils se considéraient tous lesdeux, face à face, sans parler.

– Alors, madame Bovary, dit-il enfin, faites excuse, mais ledevoir avant tout, vous savez ; il faut que j’expédie mesgarnements. Voilà les premières communions qui vont venir. Nousserons encore surpris, j’en ai peur ! Aussi, à partir del’Ascension, je les tiens recta tous les mercredis une heure deplus. Ces pauvres enfants ! on ne saurait les diriger trop tôtdans la voie du Seigneur, comme, du reste, il nous l’a recommandélui-même par la bouche de son divin Fils… Bonne santé,madame ; mes respects à monsieur votre mari !

Et il entra dans l’église, en faisant dès la porte unegénuflexion.

Emma le vit qui disparaissait entre la double ligne des bancs,marchant à pas lourds, la tête un peu penchée sur l’épaule, et avecses deux mains entrouvertes, qu’il portait en dehors.

Puis elle tourna sur ses talons, tout d’un bloc comme une statuesur un pivot, et prit le chemin de sa maison. Mais la grosse voixdu curé, la voix claire des gamins arrivaient encore à son oreilleet continuaient derrière elle :

– Êtes-vous chrétien ?

– Oui, je suis chrétien.

– Qu’est-ce qu’un chrétien ?

– C’est celui qui, étant baptisé…, baptisé…, baptisé.

Elle monta les marches de son escalier en se tenant à la rampe,et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans unfauteuil.

Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec desondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plusimmobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux.La cheminée était éteinte, la pendule battait toujours, et Emmavaguement s’ébahissait à ce calme des choses, tandis qu’il y avaiten elle-même tant de bouleversements. Mais, entre la fenêtre et latable à ouvrage, la petite Berthe était là, qui chancelait sur sesbottines de tricot, et essayait de se rapprocher de sa mère, pourlui saisir, par le bout, les rubans de son tablier.

– Laisse-moi ! dit celle-ci en l’écartant avec la main.

La petite fille bientôt revint plus près encore contre sesgenoux ; et, s’y appuyant des bras, elle levait vers elle songros œil bleu, pendant qu’un filet de salive pure découlait de salèvre sur la soie du tablier.

– Laisse-moi ! répéta la jeune femme tout irritée.

Sa figure épouvanta l’enfant, qui se mit à crier.

– Eh ! laisse-moi donc ! fit-elle en la repoussant ducoude.

Berthe alla tomber au pied de la commode, contre la patère decuivre ; elle s’y coupa la joue, le sang sortit. Madame Bovaryse précipita pour la relever, cassa le cordon de la sonnette,appela la servante de toutes ses forces, et elle allait commencer àse maudire, lorsque Charles parut. C’était l’heure du dîner, ilrentrait.

– Regarde donc, cher ami, lui dit Emma d’une voix tranquille :voilà la petite qui, en jouant, vient de se blesser par terre.

Charles la rassura, le cas n’était point grave, et il allachercher du diachylum.

Madame Bovary ne descendit, pas dans la salle ; elle voulutdemeurer seule à garder son enfant. Alors, en la contemplantdormir, ce qu’elle conservait d’inquiétude se dissipa par degrés,et elle se parut à elle-même bien sotte et bien bonne de s’êtretroublée tout à l’heure pour si peu de chose. Berthe, en effet, nesanglotait plus. Sa respiration, maintenant, soulevaitinsensiblement la couverture de coton. De grosses larmess’arrêtaient au coin de ses paupières à demi closes, qui laissaientvoir entre les cils deux prunelles pâles, enfoncées ; lesparadrap, collé sur sa joue, en tirait obliquement la peautendue.

– C’est une chose étrange, pensait Emma, comme cette enfant estlaide !

Quand Charles, à onze heures du soir, revint de la pharmacie (oùil avait été remettre, après le dîner, ce qui lui restait dudiachylum), il trouva sa femme debout auprès du berceau.

– Puisque je t’assure que ce ne sera rien, dit-il en la baisantau front ; ne te tourmente pas, pauvre chérie, tu te rendrasmalade !

Il était resté longtemps chez l’apothicaire. Bien qu’il ne s’yfût pas montré fort ému, M. Homais, néanmoins, s’était efforcé dele raffermir, de lui remonter le moral.

Alors on avait causé des dangers divers qui menaçaient l’enfanceet de l’étourderie des domestiques. Madame Homais en savait quelquechose, ayant encore sur la poitrine les marques d’une écuellée debraise qu’une cuisinière, autrefois, avait laissée tomber dans sonsarrau. Aussi ces bons parents prenaient-ils quantité deprécautions. Les couteaux jamais n’étaient affilés, ni lesappartements cirés. Il y avait aux fenêtres des grilles en fer etaux chambranles de fortes barres. Les petits Homais, malgré leurindépendance, ne pouvaient remuer sans un surveillant derrièreeux ; au moindre rhume, leur père les bourrait de pectoraux,et jusqu’à plus de quatre ans ils portaient tous, impitoyablement,des bourrelets matelassés. C’était, il est vrai, une manie demadame Homais ; son époux en était intérieurement affligé,redoutant pour les organes de l’intellect les résultats possiblesd’une pareille compression, et il s’échappait jusqu’à lui dire:

–Tu prétends donc en faire des Caraïbes ou desBotocudos ?

Charles, cependant, avait essayé plusieurs fois d’interrompre laconversation.

– J’aurais à vous entretenir, avait-il soufflé bas à l’oreilledu clerc, qui se mit à marcher devant lui dans l’escalier.

– Se douterait-il de quelque chose ? se demandait Léon. Ilavait des battements de cœur et se perdait en conjectures.

Enfin Charles, ayant fermé la porte, le pria de voir lui-même àRouen quels pouvaient être les prix d’un beau daguerréotype ;c’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme, uneattention fine, son portrait en habit noir. Mais il voulaitauparavant savoir à quoi s’en tenir ; ces démarches nedevaient pas embarrasser M. Léon, puisqu’il allait à la villetoutes les semaines, à peu près.

Dans quel but ? Homais soupçonnait là-dessous quelquehistoire de jeune homme, une intrigue. Mais il se trompait ;Léon ne poursuivait aucune amourette. Plus que jamais il étaittriste, et madame Lefrançois s’en apercevait bien à la quantité denourriture qu’il laissait maintenant sur son assiette. Pour ensavoir plus long, elle interrogea le percepteur ; Binetrépliqua, d’un ton rogue, qu’il n’était point payé par lapolice.

Son camarade, toutefois, lui paraissait fort singulier ;car souvent Léon se renversait sur sa chaise en écartant les bras,et se plaignait vaguement de l’existence.

– C’est que vous ne prenez point assez de distractions, disaitle percepteur.

– Lesquelles ?

– Moi, à votre place, j’aurais un tour !

– Mais je ne sais pas tourner, répondait le clerc.

– Oh ! c’est vrai ! faisait l’autre en caressant samâchoire, avec un air de dédain mêlé de satisfaction.

Léon était las d’aimer sans résultat ; puis il commençait àsentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie,lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne lasoutient. Il était si ennuyé d’Yonville et des Yonvillais, que lavue de certaines gens, de certaines maisons l’irritait à n’ypouvoir tenir ; et le pharmacien, tout bonhomme qu’il était,lui devenait complètement insupportable. Cependant, la perspectived’une situation nouvelle l’effrayait autant qu’elle leséduisait.

Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alorsagita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masquésavec le rire de ses grisettes. Puisqu’il devait y terminer sondroit, pourquoi ne partait-il pas ? qui l’empêchait ? Etil se mit à faire des préparatifs intérieurs : il arrangea d’avanceses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il ymènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons deguitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, despantoufles de velours bleu ! Et même il admirait déjà sur sacheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et laguitare au-dessus.

La chose difficile était le consentement de sa mère ; rienpourtant ne paraissait plus raisonnable. Son patron mêmel’engageait à visiter une autre étude, où il pût se développerdavantage. Prenant donc un parti moyen, Léon chercha quelque placede second clerc à Rouen, n’en trouva pas, et écrivit enfin à samère une longue lettre détaillée, où il exposait les raisonsd’aller habiter Paris immédiatement. Elle y consentit.

Il ne se hâta point. Chaque jour, durant tout un mois, Hiverttransporta pour lui d’Yonville à Rouen, de Rouen à Yonville, descoffres, des valises, des paquets ; et, quand Léon eut remontésa garde-robe, fait rembourrer ses trois fauteuils, acheté uneprovision de foulards, pris en un mot plus de dispositions que pourun voyage autour du monde, il s’ajourna de semaine en semaine,jusqu’à ce qu’il reçût une seconde lettre maternelle où on lepressait de partir, puisqu’il désirait, avant les vacances, passerson examen.

Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homaispleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme fort,dissimula son émotion ; il voulut lui-même porter le paletotde son ami jusqu’à la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouendans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire sesadieux à M. Bovary.

Quand il fut au haut de l’escalier, il s’arrêta, tant il sesentait hors d’haleine. À son entrée, madame Bovary se levavivement.

– C’est encore moi ! dit Léon.

– J’en étais sûre !

Elle se mordit les lèvres, et un flot de sang lui courut sous lapeau, qui se colora tout en rose, depuis la racine des cheveuxjusqu’au bord de sa collerette. Elle restait debout, s’appuyant del’épaule contre la boiserie.

– Monsieur n’est donc pas là ? reprit-il.

– Il est absent.

Elle répéta :

– Il est absent.

Alors il y eut un silence. Ils se regardèrent ; et leurspensées, confondues dans la même angoisse, s’étreignaientétroitement, comme deux poitrines palpitantes.

– Je voudrais bien embrasser Berthe, dit Léon.

Emma descendit quelques marches, et elle appela Félicité.

Il jeta vite autour de lui un large coup d’œil qui s’étala surles murs, les étagères, la cheminée, comme pour pénétrer tout,emporter tout.

Mais elle rentra, et la servante amena Berthe, qui secouait aubout d’une ficelle un moulin à vent la tête en bas.

Léon la baisa sur le cou à plusieurs reprises.

– Adieu, pauvre enfant ! adieu, chère petite, adieu !Et il la remit à sa mère.

– Emmenez-la, dit celle-ci.

Ils restèrent seuls.

Madame Bovary, le dos tourné, avait la figure posée contre uncarreau ; Léon tenait sa casquette à la main et la battaitdoucement le long de sa cuisse.

– Il va pleuvoir, dit Emma.

– J’ai un manteau, répondit-il.

– Ah !

Elle se détourna, le menton baissé et le front en avant. Lalumière y glissait comme sur un marbre, jusqu’à la courbe dessourcils, sans que l’on pût savoir ce qu’Emma regardait à l’horizonni ce qu’elle pensait au fond d’elle-même.

– Allons, adieu ! soupira-t-il.

Elle releva sa tête d’un mouvement brusque :

– Oui, adieu…, partez !

Ils s’avancèrent l’un vers l’autre ; il tendit la main,elle hésita.

– À l’anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout ens’efforçant de rire.

Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de toutson être lui semblait descendre dans cette paume humide.

Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrèrentencore, et il disparut.

Quand il fut sous les halles, il s’arrêta, et il se cachaderrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cettemaison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir uneombre derrière la fenêtre, dans la chambre ; mais le rideau,se décrochant de la patère comme si personne n’y touchait, remualentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond s’étalèrenttous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plâtre. Léon semit à courir.

Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, età côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M.Guillaumin causaient ensemble. On l’attendait.

– Embrassez-moi, dit l’apothicaire les larmes aux yeux. Voilàvotre paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid !Soignez-vous ! ménagez-vous !

– Allons, Léon, en voiture ! dit le notaire.

Homais se pencha sur le garde-crotte, et d’une voix entrecoupéepar les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes :

– Bon voyage !

– Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout ! Ilspartirent, et Homais s’en retourna.

Madame Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin, et elleregardait les nuages.

Ils s’amoncelaient au couchant du côté de Rouen, et roulaientvite leurs volutes noires, d’où dépassaient par derrière lesgrandes lignes du soleil, comme les flèches d’or d’un trophéesuspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d’uneporcelaine. Mais une rafale de vent fit se courber les peupliers,et tout à coup la pluie tomba ; elle crépitait sur lesfeuilles vertes. Puis le soleil reparut, les poules chantèrent, desmoineaux battaient des ailes dans les buissons humides, et lesflaques d’eau sur le sable emportaient en s’écoulant les fleursroses d’un acacia.

– Ah ! qu’il doit être loin déjà ! pensa-t-elle.

M. Homais, comme de coutume, vint à six heures et demie, pendantle dîner.

– Eh bien, dit-il en s’asseyant, nous avons donc tantôt embarquénotre jeune homme ?

– Il paraît ! répondit le médecin.

Puis, se tournant sur sa chaise :

– Et quoi de neuf chez vous ?

– Pas grand-chose. Ma femme, seulement, a été, cette après-midi,un peu émue. Vous savez, les femmes, un rien les trouble ! lamienne surtout ! Et l’on aurait tort de se révolter là contre,puisque leur organisation nerveuse est beaucoup plus malléable quela nôtre.

– Ce pauvre Léon ! disait Charles, comment va-t-il vivre àParis ?… S’y accoutumera-t-il ?

Madame Bovary soupira.

– Allons donc ! dit le pharmacien en claquant de la langue,les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués !le champagne ! tout cela va rouler, je vous assure.

– Je ne crois pas qu’il se dérange, objecta Bovary.

– Ni moi ! reprit vivement M. Homais, quoiqu’il lui faudrapourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Etvous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans lequartier Latin, avec les actrices ! Du reste, les étudiantssont fort bien vus à Paris. Pour peu qu’ils aient quelque talentd’agrément, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y amême des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennentamoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions defaire de très beaux mariages.

– Mais, dit le médecin, j’ai peur pour lui que… là-bas…

– Vous avez raison, interrompit l’apothicaire, c’est le reversde la médaille ! et l’on y est obligé continuellement d’avoirla main posée sur son gousset. Ainsi, vous êtes dans un jardinpublic, je suppose ; un quidam se présente, bien mis, décorémême, et qu’on prendrait pour un diplomate ; il vousaborde ; vous causez ; il s’insinue, vous offre une priseou vous ramasse votre chapeau. Puis on se lie davantage ; ilvous mène au café, vous invite à venir dans sa maison de campagne,vous fait faire, entre deux vins, toutes sortes de connaissances,et, les trois quarts du temps ce n’est que pour flibuster votrebourse ou vous entraîner en des démarches pernicieuses.

– C’est vrai, répondit Charles ; mais je pensais surtoutaux maladies, à la fièvre typhoïde, par exemple, qui attaque lesétudiants de la province.

Emma tressaillit.

– À cause du changement de régime, continua le pharmacien, et dela perturbation qui en résulte dans l’économie générale. Et puis,l’eau de Paris, voyez-vous ! les mets de restaurateurs, toutesces nourritures épicées finissent par vous échauffer le sang et nevalent pas, quoi qu’on en dise, un bon pot-au-feu. J’ai toujours,quant à moi, préféré la cuisine bourgeoise : c’est plus sain !Aussi, lorsque j’étudiais à Rouen la pharmacie, je m’étais mis enpension dans une pension ; je mangeais avec lesprofesseurs.

Et il continua donc à exposer ses opinions générales et sessympathies personnelles, jusqu’au moment où Justin vint le chercherpour un lait de poule qu’il fallait faire.

– Pas un instant de répit ! s’écria-t-il, toujours à lachaîne ! Je ne peux sortir une minute ! Il faut, comme uncheval de labour, être à suer sang et eau ! Quel collier demisère !

Puis, quand il fut sur la porte :

– À propos, dit-il, savez-vous la nouvelle ?

– Quoi donc ?

– C’est qu’il est fort probable, reprit Homais en dressant sessourcils et en prenant une figure des plus sérieuses, que lescomices agricoles de la Seine-Inférieure se tiendront cette année àYonville-l’Abbaye. Le bruit, du moins, en circule. Ce matin, lejournal en touchait quelque chose. Ce serait pour notrearrondissement de la dernière importance ! Mais nous encauserons plus tard. J’y vois, je vous remercie ; Justin a lalanterne.

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