Madame Bovary

Chapitre 7

 

Elle fut stoïque, le lendemain, lorsque maître Hareng,l’huissier, avec deux témoins, se présenta chez elle pour faire leprocès-verbal de la saisie.

Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et n’inscrivirentpoint la tête phrénologique, qui fut considérée comme instrument desa profession ; mais ils comptèrent dans la cuisine les plats,les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre àcoucher, toutes les babioles de l’étagère. Ils examinèrent sesrobes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence,jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre quel’on autopsie, étalée tout du long aux regards de ces troishommes.

Maître Hareng, boutonné dans un mince habit noir, en cravateblanche, et portant des sous-pieds fort tendus, répétait de temps àautre :

– Vous permettez ; madame ? vous permettez ?

Souvent il faisait des exclamations :

– Charmant !… fort joli !

Puis il se remettait à écrire, trempant sa plume dans l’encrierde corne qu’il tenait de la main gauche.

Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent augrenier.

Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres deRodolphe. Il fallut l’ouvrir.

– Ah ! une correspondance ! dit maître Hareng avec unsourire discret. Mais permettez ! car je dois m’assurer si laboîte ne contient pas autre chose.

Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en fairetomber des napoléons. Alors l’indignation la prit, à voir cettegrosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui seposait sur ces pages où son cœur avait battu.

Ils partirent enfin ! Félicité rentra. Elle l’avait envoyéeaux aguets pour détourner Bovary ; et elles installèrentvivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de s’ytenir.

Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma l’épiaitd’un regard plein d’angoisse, croyant apercevoir dans les rides deson visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient surla cheminée garnie d’écrans chinois, sur les larges rideaux, surles fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adoucil’amertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regretimmense et qui irritait la passion, loin de l’anéantir. Charlestisonnait avec placidité, les deux pieds sur les chenets.

Il y eut un moment où le gardien, sans doute s’ennuyant dans sacachette, fit un peu de bruit.

– On marche là-haut ? dit Charles.

– Non ! reprit-elle, c’est une lucarne restée ouverte quele vent remue.

Elle partit pour Rouen, le lendemain dimanche, afin d’aller cheztous les banquiers dont elle connaissait le nom. Ils étaient à lacampagne ou en voyage. Elle ne se rebuta pas ; et ceux qu’elleput rencontrer, elle leur demandait de l’argent, protestant qu’illui en fallait, qu’elle le rendrait. Quelques-uns lui rirent aunez ; tous la refusèrent.

À deux heures, elle courut chez Léon, frappa contre sa porte. Onn’ouvrit pas. Enfin il parut.

– Qui t’amène ?

– Cela te dérange ?

– Non…, mais…

Et il avoua que le propriétaire n’aimait point que l’on reçût «des femmes ».

– J’ai à te parler, reprit-elle.

Alors il atteignit sa clef. Elle l’arrêta.

– Oh ! non, là-bas, chez nous.

Et ils allèrent dans leur chambre, à l’hôtel de Boulogne.

Elle but en arrivant un grand verre d’eau. Elle était très pâle.Elle lui dit :

– Léon, tu vas me rendre un service.

Et, le secouant par ses deux mains, qu’elle serrait étroitement,elle ajouta :

– Écoute, j’ai besoin de huit mille francs !

– Mais tu es folle !

– Pas encore !

Et, aussitôt, racontant l’histoire de la saisie, elle lui exposasa détresse ; car Charles ignorait tout, sa belle-mère ladétestait, le père Rouault ne pouvait rien ; mais lui, Léon,il allait se mettre en course pour trouver cette indispensablesomme…

– Comment veux-tu… ?

– Quel lâche tu fais ! s’écria-t-elle.

Alors il dit bêtement :

– Tu t’exagères le mal. Peut-être qu’avec un millier d’écus tonbonhomme se calmerait.

Raison de plus pour tenter quelque démarche ; il n’étaitpas possible que l’on ne découvrît point trois mille francs.D’ailleurs, Léon pouvait s’engager à sa place.

– Va ! essaye ! il le faut ! cours !…Oh ! tâche ! tâche ! je t’aimerai bien !

Il sortit, revint au bout d’une heure, et dit avec une figuresolennelle :

– J’ai été chez trois personnes… inutilement !

Puis ils restèrent assis l’un en face de l’autre, aux deux coinsde la cheminée, immobiles, sans parler. Emma haussait les épaules,tout en trépignant. Il l’entendit qui murmurait :

– Si j’étais à ta place, moi, j’en trouverais bien !

– Où donc ?

– À ton étude !

Et elle le regarda.

Une hardiesse infernale s’échappait de ses prunelles enflammées,et les paupières se rapprochaient d’une façon lascive etencourageante ; – si bien que le jeune homme se sentit faiblirsous la muette volonté de cette femme qui lui conseillait un crime.Alors il eut peur, et pour éviter tout éclaircissement, il sefrappa le front en s’écriant :

– Morel doit revenir cette nuit ! il ne me refusera pas,j’espère (c’était un de ses amis, le fils d’un négociant fortriche), et je t’apporterai cela demain, ajouta-t-il.

Emma n’eut point l’air d’accueillir cet espoir avec autant dejoie qu’il l’avait imaginé. Soupçonnait-elle le mensonge ? Ilreprit en rougissant :

– Pourtant, si tu ne me voyais pas à trois heures, ne m’attendsplus, ma chérie. Il faut que je m’en aille, excuse-moi.Adieu !

Il serra sa main, mais il la sentit tout inerte. Emma n’avaitplus la force d’aucun sentiment.

Quatre heures sonnèrent ; et elle se leva pour s’enretourner à Yonville, obéissant comme un automate à l’impulsion deshabitudes.

Il faisait beau ; c’était un de ces jours du mois de marsclairs et âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. DesRouennais endimanchés se promenaient d’un air heureux. Elle arrivasur la place du Parvis. On sortait des vêpres ; la foules’écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les troisarches d’un pont, et, au milieu, plus immobile qu’un roc, se tenaitle suisse.

Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleined’espérances, elle était entrée sous cette grande nef quis’étendait devant elle moins profonde que son amour ; et ellecontinua de marcher, en pleurant sous son voile, étourdie,chancelante, près de défaillir.

– Gare ! cria une voix sortant d’une porte cochère quis’ouvrait.

Elle s’arrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dansles brancards d’un tilbury que conduisait un gentleman en fourrurede zibeline. Qui était-ce donc ? Elle le connaissait… Lavoiture s’élança et disparut.

Mais c’était lui, le Vicomte ! Elle se détourna : la rueétait déserte. Et elle fut si accablée, si triste, qu’elle s’appuyacontre un mur pour ne pas tomber.

Puis elle pensa qu’elle s’était trompée. Au reste, elle n’ensavait rien. Tout, en elle-même et au dehors, l’abandonnait. Ellese sentait perdue, roulant au hasard dans des abîmesindéfinissables ; et ce fut presque avec joie qu’elle aperçut,en arrivant à la Croix rouge, ce bon Homais qui regardait chargersur l’Hirondelle une grande boîte pleine de provisionspharmaceutiques. Il tenait à sa main, dans un foulard, sixcheminots pour son épouse.

Madame Homais aimait beaucoup ces petits pains lourds, en formede turban, que l’on mange dans le carême avec du beurre salé :dernier échantillon des nourritures gothiques, qui remontepeut-être au siècle des croisades, et dont les robustes Normandss’emplissaient autrefois, croyant voir sur la table, à la lueur destorches jaunes, entre les brocs d’hypocras et les gigantesquescharcuteries, des têtes de Sarrasins à dévorer. La femme del’apothicaire les croquait comme eux, héroïquement, malgré sadétestable dentition ; aussi, toutes les fois que M. Homaisfaisait un voyage à la ville, il ne manquait pas de lui enrapporter, qu’il prenait toujours chez le grand faiseur, rueMassacre.

– Charmé de vous voir ! dit-il en offrant la main à Emmapour l’aider à monter dans l’Hirondelle.

Puis il suspendit les cheminots aux lanières du filet, et restanu-tête et les bras croisés, dans une attitude pensive etnapoléonienne.

Mais, quand l’Aveugle, comme d’habitude, apparut au bas de lacôte, il s’écria :

– Je ne comprends pas que l’autorité tolère encore de sicoupables industries ! On devrait enfermer ces malheureux, quel’on forcerait à quelque travail ! Le Progrès, ma paroled’honneur, marche à pas de tortue ! nous pataugeons en pleinebarbarie !

L’Aveugle tendait son chapeau, qui ballottait au bord de laportière, comme une poche de la tapisserie déclouée.

– Voilà, dit le pharmacien, une affection scrofuleuse !

Et, bien qu’il connût ce pauvre diable, il feignit de le voirpour la première fois, murmura les mots de cornée, cornée opaque,sclérotique, faciès, puis lui demanda d’un ton paterne :

– Y a-t-il longtemps, mon ami, que tu as cette épouvantableinfirmité ? Au lieu de t’enivrer au cabaret, tu ferais mieuxde suivre un régime.

Il l’engageait à prendre de bon vin, de bonne bière, de bonsrôtis. L’Aveugle continuait sa chanson ; il paraissait,d’ailleurs, presque idiot. Enfin, M. Homais ouvrit sa bourse.

– Tiens, voilà un sou, rends-moi deux liards ; et n’oubliepas mes recommandations, tu t’en trouveras bien.

Hivert se permit tout haut quelque doute sur leur efficacité.Mais l’apothicaire certifia qu’il le guérirait lui-même, avec unepommade antiphlogistique de sa composition, et il donna son adresse:

– M. Homais, près des halles, suffisamment connu.

– Eh bien, pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer lacomédie.

L’Aveugle s’affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée,tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il sefrottait l’estomac à deux mains, tandis qu’il poussait une sorte dehurlement sourd, comme un chien affamé. Emma, prise de dégoût, luienvoya, par-dessus l’épaule, une pièce de cinq francs. C’étaittoute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi.

La voiture était repartie, quand soudain M. Homais se pencha endehors du vasistas et cria :

– Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur lapeau et exposer les parties malades à la fumée de baies degenièvre !

Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeuxpeu à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérablefatigue l’accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée,presque endormie.

– Advienne que pourra ! se disait-elle.

Et puis, qui sait ? pourquoi, d’un moment à l’autre, nesurgirait-il pas un événement extraordinaire ? Lheureux mêmepouvait mourir.

Elle fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voixsur la place. Il y avait un attroupement autour des halles pourlire une grande affiche collée contre un des poteaux, et elle vitJustin qui montait sur une borne et qui déchirait l’affiche. Mais,à ce moment, le garde champêtre lui posa la main sur le collet. M.Homais sortit de la pharmacie, et la mère Lefrançois, au milieu dela foule, avait l’air de pérorer.

– Madame ! madame ! s’écria Félicité en entrant, c’estune abomination !

Et la pauvre fille, émue, lui tendit un papier jaune qu’ellevenait d’arracher à la porte. Emma lut d’un clin d’œil que tout sonmobilier était à vendre.

Alors elles se considérèrent silencieusement. Elles n’avaient,la servante et la maîtresse, aucun secret l’une pour l’autre. EnfinFélicité soupira :

– Si j’étais de vous, madame, j’irais chez M. Guillaumin.

– Tu crois ?…

Et cette interrogation voulait dire :

– Toi qui connais la maison par le domestique, est-ce que lemaître quelquefois aurait parlé de moi ?

– Oui, allez-y, vous ferez bien.

Elle s’habilla, mit sa robe noire avec sa capote à grains dejais ; et, pour qu’on ne la vît pas (il y avait toujoursbeaucoup de monde sur la place), elle prit en dehors du village,par le sentier au bord de l’eau.

Elle arriva tout essoufflée devant la grille du notaire ;le ciel était sombre et un peu de neige tombait.

Au bruit de la sonnette, Théodore, en gilet rouge, parut sur leperron ; il vint lui ouvrir presque familièrement, comme à uneconnaissance, et l’introduisit dans la salle à manger.

Un large poêle de porcelaine bourdonnait sous un cactus quiemplissait la niche, et, dans des cadres de bois noir, contre latenture de papier chêne, il y avait la Esméralda de Steuben, avecla Putiphar de Schopin. La table servie, deux réchauds d’argent, lebouton des portes en cristal, le parquet et les meubles, toutreluisait d’une propreté méticuleuse, anglaise ; les carreauxétaient décorés, à chaque angle, par des verres de couleur.

– Voilà une salle à manger, pensait Emma, comme il m’en faudraitune.

Le notaire entra, serrant du bras gauche contre son corps sarobe de chambre à palmes, tandis qu’il ôtait et remettait vite del’autre main sa toque de velours marron, prétentieusement posée surle côté droit, où retombaient les bouts de trois mèches blondesqui, prises à l’occiput, contournaient son crâne chauve.

Après qu’il eut offert un siège, il s’assit pour déjeuner, touten s’excusant beaucoup de l’impolitesse.

– Monsieur, dit-elle, je vous prierais…

– De quoi, madame ? J’écoute.

Elle se mit à lui exposer sa situation.

Maître Guillaumin la connaissait, étant lié secrètement avec lemarchand d’étoffes, chez lequel il trouvait toujours des capitauxpour les prêts hypothécaires qu’on lui demandait à contracter.

Donc, il savait (et mieux qu’elle) la longue histoire de cesbillets, minimes d’abord, portant comme endosseurs des noms divers,espacés à de longues échéances et renouvelés continuellement,jusqu’au jour où, ramassant tous les protêts, le marchand avaitchargé son ami Vinçart de faire en son nom propre les poursuitesqu’il fallait, ne voulant point passer pour un tigre parmi sesconcitoyens.

Elle entremêla son récit de récriminations contre Lheureux,récriminations auxquelles le notaire répondait de temps à autre parune parole insignifiante. Mangeant sa côtelette et buvant son thé,il baissait le menton dans sa cravate bleu de ciel, piquée par deuxépingles de diamants que rattachait une chaînette d’or ; et ilsouriait d’un singulier sourire, d’une façon douceâtre et ambiguë.Mais, s’apercevant qu’elle avait les pieds humides :

– Approchez-vous donc du poêle… plus haut…, contre laporcelaine.

Elle avait peur de la salir. Le notaire reprit d’un ton galant:

– Les belles choses ne gâtent rien.

Alors elle tâcha de l’émouvoir, et, s’émotionnant elle-même,elle vint à lui conter l’étroitesse de son ménage, sestiraillements, ses besoins. Il comprenait cela : une femmeélégante ! et, sans s’interrompre de manger, il s’était tournévers elle complètement, si bien qu’il frôlait du genou sa bottine,dont la semelle se recourbait tout en fumant contre le poêle.

Mais, lorsqu’elle lui demanda mille écus, il serra les lèvres,puis se déclara très peiné de n’avoir pas eu autrefois la directionde sa fortune, car il y avait cent moyens fort commodes, même pourune dame, de faire valoir son argent. On aurait pu, soit dans lestourbières de Grumesnil ou les terrains du Havre, hasarder presqueà coup sûr d’excellentes spéculations ; et il la laissa sedévorer de rage à l’idée des sommes fantastiques qu’elle auraitcertainement gagnées.

– D’où vient, reprit-il, que vous n’êtes pas venue chezmoi ?

– Je ne sais trop, dit-elle.

– Pourquoi, hein ?… Je vous faisais donc bien peur ?C’est moi, au contraire, qui devrais me plaindre ! À peine sinous nous connaissons ! Je vous suis pourtant trèsdévoué ; vous n’en doutez plus, j’espère ?

Il tendit sa main, prit la sienne, la couvrit d’un baiservorace, puis la garda sur son genou ; et il jouait avec sesdoigts délicatement, tout en lui contant mille douceurs.

Sa voix fade susurrait, comme un ruisseau qui coule ; uneétincelle jaillissait de sa pupille à travers le miroitement de seslunettes, et ses mains s’avançaient dans la manche d’Emma, pour luipalper le bras. Elle sentait contre sa joue le souffle d’unerespiration haletante. Cet homme la gênait horriblement.

Elle se leva d’un bond et lui dit :

– Monsieur, j’attends !

– Quoi donc ? fit le notaire, qui devint tout à coupextrêmement pâle.

– Cet argent.

– Mais…

Puis, cédant à l’irruption d’un désir trop fort :

– Eh bien, oui !…

Il se traînait à genoux vers elle, sans égard pour sa robe dechambre.

– De grâce, restez ! je vous aime !

Il la saisit par la taille.

Un flot de pourpre monta vite au visage de madame Bovary. Ellese recula d’un air terrible, en s’écriant :

– Vous profitez impudemment de ma détresse, monsieur ! Jesuis à plaindre, mais pas à vendre !

Et elle sortit.

Le notaire resta fort stupéfait, les yeux fixés sur ses bellespantoufles en tapisserie. C’était un présent de l’amour. Cette vueà la fin le consola. D’ailleurs, il songeait qu’une aventurepareille l’aurait entraîné trop loin.

– Quel misérable ! quel goujat !… quelleinfamie ! se disait-elle, en fuyant d’un pied nerveux sous lestrembles de la route. Le désappointement de l’insuccès renforçaitl’indignation de sa pudeur outragée ; il lui semblait que laProvidence s’acharnait à la poursuivre, et, s’en rehaussantd’orgueil, jamais elle n’avait eu tant d’estime pour elle-même nitant de mépris pour les autres. Quelque chose de belliqueux latransportait. Elle aurait voulu battre les hommes, leur cracher auvisage, les broyer tous ; et elle continuait à marcherrapidement devant elle, pâle, frémissante, enragée, furetant d’unœil en pleurs l’horizon vide, et comme se délectant à la haine quil’étouffait.

Quand elle aperçut sa maison, un engourdissement la saisit. Ellene pouvait avancer ; il le fallait cependant ;d’ailleurs, où fuir ?

Félicité l’attendait sur la porte.

– Eh bien ?

– Non ! dit Emma.

Et, pendant un quart d’heure, toutes les deux, elles avisèrentles différentes personnes d’Yonville disposées peut-être à lasecourir. Mais, chaque fois que Félicité nommait quelqu’un, Emmarépliquait :

– Est-ce possible ! Ils ne voudront pas !

– Et monsieur qui va rentrer !

– Je le sais bien… Laisse-moi seule.

Elle avait tout tenté. Il n’y avait plus rien à fairemaintenant ; et, quand Charles paraîtrait, elle allait donclui dire :

– Retire-toi. Ce tapis où tu marches n’est plus à nous. De tamaison, tu n’as pas un meuble, une épingle, une paille, et c’estmoi qui t’ai ruiné, pauvre homme !

Alors ce serait un grand sanglot, puis il pleureraitabondamment, et enfin, la surprise passée, il pardonnerait.

– Oui, murmurait-elle en grinçant des dents, il me pardonnera,lui qui n’aurait pas assez d’un million à m’offrir pour que jel’excuse de m’avoir connue… Jamais ! jamais !

Cette idée de la supériorité de Bovary sur elle l’exaspérait.Puis, qu’elle avouât ou n’avouât pas, tout à l’heure, tantôt,demain, il n’en saurait pas moins la catastrophe ; donc, ilfallait attendre cette horrible scène et subir le poids de samagnanimité. L’envie lui vint de retourner chez Lheureux : à quoibon ? d’écrire à son père ; il était trop tard ; etpeut-être qu’elle se repentait maintenant de n’avoir pas cédé àl’autre, lorsqu’elle entendit le trot d’un cheval dans l’allée.C’était lui, il ouvrait la barrière, il était plus blême que le murde plâtre. Bondissant dans l’escalier, elle s’échappa vivement parla place ; et la femme du maire, qui causait devant l’égliseavec Lestiboudois, la vit entrer chez le percepteur.

Elle courut le dire à madame Caron. Ces deux dames montèrentdans le grenier ; et cachées par du linge étendu sur desperches, se postèrent commodément pour apercevoir tout l’intérieurde Binet.

Il était seul, dans sa mansarde, en train d’imiter, avec dubois, une de ces ivoireries indescriptibles, composées decroissants, de sphères creusées les unes dans les autres, le toutdroit comme un obélisque et ne servant à rien ; et il entamaitla dernière pièce, il touchait au but ! Dans le clair-obscurde l’atelier, la poussière blonde s’envolait de son outil, commeune aigrette d’étincelles sous les fers d’un cheval au galop ;les deux roues tournaient, ronflaient ; Binet souriait, lementon baissé, les narines ouvertes, et semblait enfin perdu dansun de ces bonheurs complets, n’appartenant sans doute qu’auxoccupations médiocres, qui amusent l’intelligence par desdifficultés faciles, et l’assouvissent en une réalisation au delàde laquelle il n’y a pas à rêver.

– Ah ! la voici ! fit madame Tuvache.

Mais il n’était guère possible, à cause du tour, d’entendre cequ’elle disait.

Enfin, ces dames crurent distinguer le mot francs, et la mèreTuvache souffla tout bas :

– Elle le prie, pour obtenir un retard à ses contributions.

– D’apparence ! reprit l’autre.

Elles la virent qui marchait de long en large, examinant contreles murs les ronds de serviette, les chandeliers, les pommes derampe, tandis que Binet se caressait la barbe avecsatisfaction.

– Viendrait-elle lui commander quelque chose ? dit madameTuvache.

– Mais il ne vend rien ! objecta sa voisine.

Le percepteur avait l’air d’écouter, tout en écarquillant lesyeux, comme s’il ne comprenait pas. Elle continuait d’une manièretendre, suppliante. Elle se rapprocha ; son seinhaletait ; ils ne parlaient plus.

– Est-ce qu’elle lui fait des avances ? dit madameTuvache.

Binet était rouge jusqu’aux oreilles. Elle lui prit lesmains.

– Ah ! c’est trop fort !

Et sans doute qu’elle lui proposait une abomination ; carle percepteur, – il était brave pourtant, il avait combattu àBautzen et à Lutzen, fait la campagne de France, et même été portépour la croix ; – tout à coup, comme à la vue d’un serpent, serecula bien loin en s’écriant :

– Madame ! y pensez-vous ?…

– On devrait fouetter ces femmes-là ! dit madameTuvache.

– Où est-elle donc ? reprit madame Caron.

Car elle avait disparu durant ces mots ; puis, l’apercevantqui enfilait la Grande-Rue et tournait à droite comme pour gagnerle cimetière, elles se perdirent en conjectures.

– Mère Rolet, dit-elle en arrivant chez la nourrice,j’étouffe !… délacez-moi.

Elle tomba sur le lit ; elle sanglotait. La mère Rolet lacouvrit d’un jupon et resta debout près d’elle. Puis, comme elle nerépondait pas, la bonne femme s’éloigna, prit son rouet et se mit àfiler du lin.

– Oh ! finissez ! murmura-t-elle, croyant entendre letour de Binet.

– Qui la gêne ? se demandait la nourrice. Pourquoivient-elle ici ?

Elle y était accourue, poussée par une sorte d’épouvante qui lachassait de sa maison.

Couchée sur le dos, immobile et les yeux fixes, elle discernaitvaguement les objets, bien qu’elle y appliquât son attention avecune persistance idiote. Elle contemplait les écaillures de lamuraille, deux tisons fumant bout à bout, et une longue araignéequi marchait au-dessus de sa tête, dans la fente de la poutrelle.Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait… Un jour, avecLéon… Oh ! comme c’était loin… Le soleil brillait sur larivière et les clématites embaumaient… Alors, emportée dans sessouvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle arriva bientôtà se rappeler la journée de la veille.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

La mère Rolet sortit, leva les doigts de sa main droite du côtéque le ciel était le plus clair, et rentra lentement en disant:

– Trois heures, bientôt.

– Ah ! merci ! merci !

Car il allait venir. C’était sûr ! Il aurait trouvé del’argent. Mais il irait peut-être là-bas, sans se douter qu’ellefût là ; et elle commanda à la nourrice de courir chez ellepour l’amener.

– Dépêchez-vous !

– Mais, ma chère dame, j’y vais ! j’y vais !

Elle s’étonnait, à présent, de n’avoir pas songé à lui toutd’abord ; hier, il avait donné sa parole, il n’y manqueraitpas ; et elle se voyait déjà chez Lheureux, étalant sur sonbureau les trois billets de banque. Puis il faudrait inventer unehistoire qui expliquât les choses à Bovary. Laquelle ?

Cependant la nourrice était bien longue à revenir. Mais, commeil n’y avait point d’horloge dans la chaumière, Emma craignait des’exagérer peut-être la longueur du temps. Elle se mit à faire destours de promenade dans le jardin, pas à pas ; elle alla dansle sentier le long de la haie, et s’en retourna vivement, espérantque la bonne femme serait rentrée par une autre route. Enfin, lassed’attendre, assaillie de soupçons qu’elle repoussait, ne sachantplus si elle était là depuis un siècle ou une minute, elle s’assitdans un coin et ferma les yeux, se boucha les oreilles. La barrièregrinça : elle fit un bond ; avant qu’elle eût parlé, la mèreRolet lui avait dit :

– Il n’y a personne chez vous !

– Comment ?

– Oh ! personne ! Et monsieur pleure. Il vous appelle.On vous cherche.

Emma ne répondit rien. Elle haletait, tout en roulant les yeuxautour d’elle, tandis que la paysanne, effrayée de son visage, sereculait instinctivement, la croyant folle. Tout à coup elle sefrappa le front, poussa un cri, car le souvenir de Rodolphe, commeun grand éclair dans une nuit sombre, lui avait passé dans l’âme.Il était si bon, si délicat, si généreux ! Et, d’ailleurs,s’il hésitait à lui rendre ce service, elle saurait bien l’ycontraindre en rappelant d’un seul clin d’œil leur amour perdu.Elle partit donc vers la Huchette, sans s’apercevoir qu’ellecourait s’offrir à ce qui l’avait tantôt si fort exaspérée, ni sedouter le moins du monde de cette prostitution.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer