Madame Firmiani

Madame Firmiani

d’Honoré de Balzac

À MON CHER ALEXANDRE DE BERNY,

 

Son vieil ami,

DE BALZAC.

 

Beaucoup de récits, riches de situations ou rendus dramatiques par les innombrables jets du hasard, emportent avec eux leurs propres artifices et peuvent être racontés artistement ou simplement par toutes les lèvres, sans que le sujet y perde la plus légère de ses beautés, mais il est quelques aventures de la vie humaine auxquelles les accents du cœur seuls rendent la vie, il est certains détails pour ainsi dire anatomiques dont les fibres déliées ne reparaissent dans une action éteinte que sous les infusions les plus habiles de la pensée, puis, il est des portraits qui veulent une âme et ne sont rien sans les traits les plus délicats de leur physionomie mobile ; enfin, il se rencontre de ces choses que nous ne savons dire ou faire sans je ne sais quelles harmonies inconnues auxquelles président un jour, une heure, une conjonction heureuse dans les signes célestes ou de secrètes prédispositions morales. Ces sortes de révélations mystérieuses étaient impérieusement exigées pour dire cette histoire simple à laquelle on voudrait pouvoir intéresser quelques-unes de ces âmes naturellement mélancoliques et songeuses qui se nourrissent d’émotions douces. Si l’écrivain, semblable à un chirurgien près d’un ami mourant, s’est pénétré d’une espèce de respect pour le sujet qu’il maniait, pourquoi le lecteur ne partagerait-il pas ce sentiment inexplicable ? Est-ce une chose difficile que de s’initier à cette vague et nerveuse tristesse qui, n’ayant point d’aliment, répand des teintes grisesautour de nous, demi-maladie dont les molles souffrances plaisentparfois ? Si vous pensez par hasard aux personnes chères quevous avez perdues ; si vous êtes seul, s’il est nuit ou si lejour tombe, poursuivez la lecture de cette histoire ;autrement, vous jetteriez le livre, ici. Si vous n’avez pasenseveli déjà quelque bonne tante infirme ou sans fortune, vous necomprendrez point ces pages. Aux uns, elles sembleront imprégnéesde musc ; aux autres, elles paraîtront aussi décolorées, aussivertueuses que peuvent l’être celles de Florian. Pour tout dire, lelecteur doit avoir connu la volupté des larmes, avoir senti ladouleur muette d’un souvenir qui passe légèrement, chargé d’uneombre chère, mais d’une ombre lointaine ; il doit posséderquelques-uns de ces souvenirs qui font tout à la fois regretter ceque vous a dévoré la terre, et sombre d’un bonheur évanoui.Maintenant, croyez que, pour les richesses de l’Angleterre,l’auteur ne voudrait pas extorquer à la poésie un seul de sesmensonges pour embellir sa narration. Ceci est une histoire vraieet pour laquelle vous pouvez dépenser les trésors de votresensibilité, si vous en avez.

Aujourd’hui, notre langue a autant d’idiomes qu’il existe devariétés d’hommes dans la grande famille française. Aussi est-cevraiment chose curieuse et agréable que d’écouter les différentesacceptions ou versions donnés une même chose ou sur un mêmeévénement par chacune des Espèces qui composent la monographie duParisien, le Parisien étant pris pour généraliser la thèse.

Ainsi, vous eussiez demandé à un sujet appartenant au genre desPositifs : – connaissez-vous madame Firmiani ? cet hommevous eût traduit madame Firmiani par l’inventaire suivant : –un grand hôtel situé rue du Bac, des salons bien meublés, de beauxtableaux, cent bonnes mille livres de rente, et un mari, jadisreceveur-général dans le département de Montenotte. Ayant dit, lePositif, homme gros et rond, presque toujours vêtu de noir, faitune petite grimace de satisfaction, relève sa lèvre inférieure enla fronçant de manière à couvrir la supérieure, et hoche la têtecomme s’il ajoutait : Voilà des gens solides et sur lesquelsil n’y a rien à dire. Ne lui demandez rien de plus ! LesPositifs expliquent tout par des chiffres, par des rentes ou parles biens au soleil, un mot de leur lexique.

Tournez à droite, allez interroger cet autre qui appartient augenre des Flâneurs, répétez-lui votre question : – MadameFirmiani ? dit-il, oui, oui, je la connais bien, je vais à sessoirées. Elle reçoit le mercredi ; c’est une maison forthonorable. Déjà, madame Firmiani se métamorphose en maison. Cettemaison n’est plus un amas de pierres superposéesarchitectoniquement ; non, ce mot est, dans la langue desFlâneurs, un idiotisme intraduisible. Ici, le Flâneur, homme sec, àsourire agréable, disant de jolis riens, ayant toujours plusd’esprit acquis que d’esprit naturel, se penche à votre oreille,et, d’un air fin, vous dit : – Je n’ai jamais vu monsieurFirmiani. Sa position sociale consiste à gérer des biens enItalie ; mais madame Firmiani est Française, et dépense sesrevenus en Parisienne. Elle a d’excellent thé ! C’est une desmaisons aujourd’hui si rares où l’on s’amuse et où ce que l’on vousdonne est exquis. Il est d’ailleurs fort difficile d’être admischez elle. Aussi la meilleure société se trouve-t-elle dans sessalons ! Puis, le Flâneur commente ce dernier mot par uneprise de tabac saisie gravement ; il se garnit le nez à petitscoups, et semble vous dire : – Je vais dans cette maison, maisne comptez pas sur moi pour vous y présenter.

Madame Firmiani tient pour les Flâneurs une espèce d’aubergesans enseigne.

– Que veux-tu donc aller faire chez madame Firmiani ?mais l’on s’y ennuie autant qu’à la cour. À quoi sert d’avoir del’esprit, si ce n’est à éviter des salons où, par la poésie quicourt, on lit la plus petite ballade fraîchement éclose ?

Vous avez questionné l’un de vos amis classé parmi lesPersonnels, gens qui voudraient tenir l’univers sous clef et n’yrien laisser faire sans leur permission. Ils sont malheureux detout le bonheur des autres, ne pardonnent qu’aux vices, aux chutes,aux infirmités, et ne veulent que des protégés. Aristocrates parinclination, ils se font républicains par dépit, uniquement pourtrouver beaucoup d’inférieurs parmi leurs égaux.

– Oh ! madame Firmiani, mon cher, est une de cesfemmes adorables qui servent d’excuse à la nature pour toutes leslaides qu’elle a créées par erreur ; elle estravissante ! elle est bonne ! Je ne voudrais être aupouvoir, devenir roi, posséder des millions, que pour (icitrois mots dits à l’oreille). Veux-tu que je t’yprésente ?…

Ce jeune homme est du genre Lycéen connu pour sa grandehardiesse entre hommes et sa grande timidité à huis-clos.

– Madame Firmiani ? s’écrie un autre en faisanttourner sa canne sur elle-même, je vais te dire ce que j’enpense : c’est une femme entre trente et trente-cinq ans,figure passée, beaux yeux, taille plate, voix de contr’alto usée,beaucoup de toilette, un peu de rouge, charmantes manières, enfin,mon cher, les restes d’une jolie femme qui néanmoins valent encorela peine d’une passion.

Cette sentence est due à un sujet du genre Fat qui vient dedéjeuner, ne pèse plus ses paroles et va monter à cheval. En cesmoments, les Fats sont impitoyables.

– Il y a chez elle une galerie de tableaux magnifiques,allez la voir ! vous répond un autre. Rien n’est sibeau !

Vous vous êtes adressé au genre Amateur. L’individu vous quittepour aller chez Pérignon ou chez Tripet. Pour lui, madame Firmianiest une collection de toiles peintes.

UNE FEMME. – Madame Firmiani ? Je ne veux pas que vousalliez chez elle.

Cette phrase est la plus riche des traductions. MadameFirmiani ! femme dangereuse ! une sirène ! elle semet bien, elle a du goût, elle cause des insomnies à toutes lesfemmes. L’interlocutrice appartient au genre des Tracassiers.

UN ATTACHÉ D’AMBASSADE. – Madame Firmiani ! N’est-elle pasd’Anvers ? J’ai vu cette femme-là bien belle il y a dix ans.Elle était alors à Rome. Les sujets appartenant à la classe desAttachés ont la manie de dire des mots à la Talleyrand, leur espritest souvent si fin, que leurs aperçus sont imperceptibles ;ils ressemblent à ces joueurs de billard qui évitent les billesavec une adresse infinie. Ces individus sont généralement peuparleurs ; mais quand ils parlent, ils ne s’occupent que del’Espagne, de Vienne, de l’Italie ou de Pétersbourg. Les noms depays sont chez eux comme des ressorts, pressez-les, la sonnerievous dira tous ses airs.

– Cette madame Firmiani ne voit-elle pas beaucoup lefaubourg Saint-Germain ? Ceci est dit par une personne quiveut appartenir au genre distingué. Elle donnele de à tout le monde, à monsieur Dupin l’aîné,à monsieur Lafayette ; elle le jette à tort et à travers, elleen déshonore les gens. Elle passe sa vie à s’inquiéter de ce quiest bien ; mais, pour son supplice, elle demeureau Marais, et son mari a été avoué ; mais avoué à la Courroyale.

– Madame Firmiani, monsieur ? je ne la connais pas.Cet homme appartient au genre des Ducs. Il n’avoue que les femmesprésentées. Excusez-le, il a été fait duc par Napoléon.

– Madame Firmiani ? N’est-ce pas une ancienne actricedes Italiens ? Homme du genre Niais. Les individus de cetteclasse veulent avoir réponse à tout. Ils calomnient plutôt que dese taire.

DEUX VIEILLES DAMES (femmes d’anciens magistrats). LAPREMIÈRE. (Elle a un bonnet à coques, sa figure est ridée, son nezest pointu, elle tient un Paroissien, voix dure.) – Qu’est-elle enson nom, cette madame Firmiani ? LA SECONDE. (Petite figurerouge ressemblant à une vieille pomme d’api, voix douce.)

Une Cadignan, ma chère, nièce du vieux prince de Cadignan etcousine par conséquent du duc de Maufrigneuse.

Madame Firmiani est une Cadignan. Elle n’aurait ni vertus, nifortune, ni jeunesse, ce serait toujours une Cadignan. UneCadignan, c’est comme un préjugé, toujours riche et vivant.

UN ORIGINAL. – Mon cher, je n’ai jamais vu de socques dans sonantichambre, tu peux aller chez elle sans te compromettre et yjouer sans crainte, parce que, s’il y a des fripons, ils sont gensde qualité ; partant, on ne s’y querelle pas.

VIEILLARD APPARTENANT AU GROUPE DES OBSERVATEURS. – Vous irezchez madame Firmiani, vous trouverez, mon cher, une belle femmenonchalamment assise au coin de sa cheminée. À peine selèvera-t-elle de son fauteuil, elle ne le quitte que pour lesfemmes ou les ambassadeurs, les ducs, les gens considérables. Elleest fort gracieuse, elle charme, elle cause bien et veut causer detout. Il y a chez elle tous les indices de la passion, mais on luidonne trop d’adorateurs pour qu’elle ait un favori. Si les soupçonsne planaient que sur deux ou trois de ses intimes, nous saurionsquel est son cavalier servant ; mais c’est une femme toutmystère : elle est mariée, et jamais nous n’avons vu sonmari ; monsieur Firmiani est un personnage tout à faitfantastique, il ressemble à ce troisième cheval que l’on paietoujours en courant la poste et qu’on n’aperçoit jamais ;madame, à entendre les artistes, est le premier Contr’alto d’Europeet n’a pas chanté trois fois depuis qu’elle est à Paris ; ellereçoit beaucoup de monde et ne va chez personne.

L’Observateur parle en prophète. Il faut accepter ses paroles,ses anecdotes, ses citations comme des vérités, sous peine depasser pour un homme sans instruction, sans moyens. Il vouscalomniera gaiement dans vingt salons où il est essentiel comme unepremière pièce sur l’affiche, ces pièces si souvent jouées pour lesbanquettes et qui ont eu du succès autrefois. L’Observateur aquarante ans, ne dîne jamais chez lui, se dit peu dangereux prèsdes femmes ; il est poudré, porte un habit marron, a toujoursune place dans plusieurs loges aux Bouffons ; il estquelquefois confondu parmi les Parasites, mais il a rempli de trophautes fonctions pour être soupçonné d’être un pique-assiette etpossède d’ailleurs une terre dans un département dont le nom ne luiest jamais échappé.

– Madame Firmiani ? Mais, mon cher, c’est une anciennemaîtresse de Murat ! Celui-ci est dans la classe desContradicteurs. Ces sortes de gens fontles errata de tous les mémoires, rectifient tousles faits, parient toujours cent contre un, sont sûrs de tout. Vousles surprenez dans la même soirée en flagrant délitd’ubiquité : ils disent avoir été arrêtés à Paris lors de laconspiration Mallet, en oubliant qu’ils venaient, une demi-heureauparavant, de passer la Bérésina. Presque tous les Contradicteurssont chevaliers de la Légion-d’Honneur, parlent très-haut, ont unfront fuyant et jouent gros jeu.

– Madame Firmiani, cent mille livres de rente ?…êtes-vous fou ? Vraiment, il y a des gens qui vous donnent descent mille livres de rente avec la libéralité des auteurs auxquelscela ne coûte rien quand ils dotent leurs héroïnes. Mais madameFirmiani est une coquette qui dernièrement a ruiné un jeune hommeet l’a empêché de faire un très-beau mariage. Si elle n’était pasbelle, elle serait sans un sou.

Oh ! celui-ci, vous le reconnaissez, il est du genre desEnvieux, et nous n’en dessinerons pas le moindre trait. L’espèceest aussi connue que peut l’être celledes felis domestiques. Comment expliquer laperpétuité de l’Envie ? un vice qui ne rapporterien !

Les gens du monde,les gens de lettres, leshonnêtes gens, et les gens de toutgenre répandaient, au mois de janvier 1824, tant d’opinionsdifférentes sur madame Firmiani qu’il serait fastidieux de lesconsigner toutes ici. Nous avons seulement voulu constater qu’unhomme intéressé à la connaître, sans vouloir ou pouvoir aller chezelle, aurait eu raison de la croire également veuve ou mariée,sotte ou spirituelle, vertueuse ou sans mœurs, riche ou pauvre,sensible ou sans âme, belle ou laide ; il y avait enfin autantde madame Firmiani que de classes dans la société, que de sectesdans le catholicisme. Effrayante pensée ! nous sommes touscomme des planches lithographiques dont une infinité de copies setire par la médisance. Ces épreuves ressemblent au modèle ou endiffèrent par des nuances tellement imperceptibles que laréputation dépend, sauf les calomnies de nos amis et les bons motsd’un journal, de la balance faite par chacun entre le Vrai qui vaboitant et le Mensonge à qui l’esprit parisien donne des ailes.

Madame Firmiani, semblable à beaucoup de femmes pleines denoblesse et de fierté qui se font de leur cœur un sanctuaire etdédaignent le monde, aurait pu être très-mal jugée par monsieur deBourbonne, vieux propriétaire occupé d’elle pendant l’hiver decette année. Par hasard ce propriétaire appartenait à la classe desPlanteurs de province, gens habitués à se rendre compte de tout età faire des marchés avec les paysans. À ce métier, un homme devientperspicace malgré lui, comme un soldat contracte à la longue uncourage de routine. Ce curieux, venu de Touraine, et que lesidiomes parisiens ne satisfaisaient guère, était un gentilhommetrès-honorable qui jouissait, pour seul et unique héritier, d’unneveu pour lequel il plantait ses peupliers. Cette amitiéultranaturelle motivait bien des médisances, que les sujetsappartenant aux diverses espèces du Tourangeau formulaienttrès-spirituellement ; mais il est inutile de les rapporter,elles pâliraient auprès des médisances parisiennes. Quand un hommepeut penser sans déplaisir à son héritier en voyant tous les joursde belles rangées de peupliers s’embellir, l’affection s’accroît dechaque coup de bêche qu’il donne au pied de ses arbres. Quoique cephénomène de sensibilité soit peu commun, il se rencontre encore enTouraine.

Ce neveu chéri, qui se nommait Octave de Camps, descendait dufameux abbé de Camps, si connu des bibliophiles ou des savants, cequi n’est pas la même chose. Les gens de province ont la mauvaisehabitude de frapper d’une espèce de réprobation décente les jeunesgens qui vendent leurs héritages. Ce gothique préjugé nuit àl’agiotage que jusqu’à présent le gouvernement encourage parnécessité. Sans consulter son oncle, Octave avait à l’improvistedisposé d’une terre en faveur de la bande noire. Le château deVillaines eût été démoli sans les propositions que le vieil oncleavait faites aux représentants de la compagnie du Marteau. Pouraugmenter la colère du testateur, un ami d’Octave, parent éloigné,un de ces cousins à petite fortune et à grande habileté qui fontdire d’eux par les gens prudents de leur province : – Je nevoudrais pas avoir de procès avec lui ! était venu par hasardchez monsieur de Bourbonne et lui avait appris la ruine de sonneveu. Monsieur Octave de Camps, après avoir dissipé sa fortunepour une certaine madame Firmiani, était réduit à se fairerépétiteur de mathématiques, en attendant l’héritage de son oncle,auquel il n’osait venir avouer ses fautes. Cet arrière-cousin,espèce de Charles Moor, n’avait pas eu honte de donner ces fatalesnouvelles au vieux campagnard au moment où il digérait, devant sonlarge foyer, un copieux dîner de province. Mais les héritiers neviennent pas à bout d’un oncle aussi facilement qu’ils levoudraient. Grâce à son entêtement, celui-ci, qui refusait decroire en l’arrière-cousin, sortit vainqueur de l’indigestioncausée par la biographie de son neveu. Certains coups portent surle cœur, d’autres sur la tête ; le coup porté parl’arrière-cousin tomba sur les entrailles et produisit peu d’effet,parce que le bonhomme avait un excellent estomac. En vrai disciplede saint Thomas, monsieur de Bourbonne vint à Paris à l’insud’Octave, et voulut prendre des renseignements sur la déconfiturede son héritier. Le vieux gentilhomme, qui avait des relations dansle faubourg Saint-Germain par les Listomère, les Lenoncourt et lesVandenesse, entendit tant de médisances, de vérités, de faussetéssur madame Firmiani qu’il résolut de se faire présenter chez ellesous le nom de monsieur de Rouxellay, nom de sa terre. Le prudentvieillard avait eu soin de choisir, pour venir étudier la prétenduemaîtresse d’Octave, une soirée pendant laquelle il le savait occupéd’achever un travail chèrement payé ; car l’ami de madameFirmiani était toujours reçu chez elle, circonstance que personnene pouvait expliquer. Quant à la ruine d’Octave, ce n’étaitmalheureusement pas une fable.

Monsieur de Rouxellay ne ressemblait point à un oncle duGymnase. Ancien mousquetaire, homme de haute compagnie qui avait eujadis des bonnes fortunes, il savait se présenter courtoisement, sesouvenait des manières polies d’autrefois, disait des mots gracieuxet comprenait presque toute la Charte. Quoiqu’il aimât les Bourbonsavec une noble franchise, qu’il crût en Dieu comme y croient lesgentilshommes et qu’il ne lût que la Quotidienne, iln’était pas aussi ridicule que les libéraux de son département lesouhaitaient. Il pouvait tenir sa place près des gens de cour,pourvu qu’on ne lui parlât point deMosè, ni de drame, nide romantisme, ni de couleur locale, ni de chemins de fer. Il enétait resté à monsieur de Voltaire, à monsieur le comte de Buffon,à Peyronnet et au chevalier Gluck, le musicien du coin de lareine.

– Madame, dit-il à la marquise de Listomère à laquelle ildonnait le bras en entrant chez madame Firmiani, si cette femme estla maîtresse de mon neveu, je le plains. Comment peut-elle vivre ausein du luxe en le sachant dans un grenier ? Elle n’a donc pasd’âme ? Octave est un fou d’avoir placé le prix de la terre deVillaines dans le cœur d’une…

Monsieur de Bourbonne appartenait au genre Fossile, et neconnaissait que le langage du vieux temps.

– Mais s’il l’avait perdue au jeu ?

– Eh, madame, au moins il aurait eu le plaisir dejouer.

– Vous croyez donc qu’il n’a pas eu de plaisir ?Tenez, voyez madame Firmiani.

Les plus beaux souvenirs du vieil oncle pâlirent à l’aspect dela prétendue maîtresse de son neveu. Sa colère expira dans unephrase gracieuse qui lui fut arrachée à l’aspect de madameFirmiani. Par un de ces hasards qui n’arrivent qu’aux joliesfemmes, elle était dans un moment où toutes ses beautés brillaientd’un éclat particulier, dû peut-être à la lueur des bougies, à unetoilette admirablement simple, à je ne sais quel reflet del’élégance au sein de laquelle elle vivait. Il faut avoir étudiéles petites révolutions d’une soirée dans un salon de Paris pourapprécier les nuances imperceptibles qui peuvent colorer un visagede femme et le changer. Il est un moment où, contente de sa parure,où se trouvant spirituelle, heureuse d’être admirée en se voyant lareine d’un salon plein d’hommes remarquables qui lui sourient, uneParisienne a la conscience de sa beauté, de sa grâce ; elles’embellit alors de tous les regards qu’elle recueille et quil’animent, mais dont les muets hommages sont reportés par de finsregards au bien-aimé. En ce moment, une femme est comme investied’un pouvoir surnaturel et devient magicienne ; coquette à soninsu, elle inspire involontairement l’amour qui l’enivre en secret,elle a des sourires et des regards qui fascinent. Si cet état, venude l’âme, donne de l’attrait même aux laides, de quelle splendeurne revêt-il pas une femme nativement élégante, aux formesdistinguées, blanche, fraîche, aux yeux vifs, et surtout mise avecun goût avoué des artistes et de ses plus cruelles rivales !Avez-vous, pour votre bonheur, rencontré quelque personne dont lavoix harmonieuse imprime à la parole un charme également répandudans ses manières, qui sait et parler et se taire, qui s’occupe devous avec délicatesse, dont les mots sont heureusement choisis, oudont le langage est pur ? Sa raillerie caresse et sa critiquene blesse point. Elle ne disserte pas plus qu’elle ne dispute, maiselle se plaît à conduire une discussion, et l’arrête à propos. Sonair est affable et riant, sa politesse n’a rien de forcé, sonempressement n’est pas servile ; elle réduit le respect àn’être plus qu’une ombre douce, elle ne vous fatigue jamais, etvous laisse satisfait d’elle et de vous. Sa bonne grâce, vous laretrouvez empreinte dans les choses desquelles elle s’environne.Chez elle, tout flatte la vue, et vous y respirez comme l’air d’unepatrie. Cette femme est naturelle. En elle, jamais d’effort, ellen’affiche rien, ses sentiments sont simplement rendus, parce qu’ilssont vrais. Franche, elle sait n’offenser aucun amour-propre ;elle accepte les hommes comme Dieu les a faits, plaignant les gensvicieux, pardonnant aux défauts et aux ridicules, concevant tousles âges, et ne s’irritant de rien, parce qu’elle a le tact de toutprévoir. À la fois tendre et gaie, elle oblige avant de consoler.Vous l’aimez tant, que si cet ange fait une faute, vous vous sentezprêt à la justifier. Telle était madame Firmiani.

Lorsque le vieux Bourbonne eut causé pendant un quart d’heureavec cette femme, assis près d’elle, son neveu fut absous. Ilcomprit que, fausses ou vraies, les liaisons d’Octave et de madameFirmiani cachaient sans doute quelque mystère. Revenant auxillusions qui dorent les premiers jours de notre jeunesse, etjugeant du cœur de madame Firmiani par sa beauté, le vieuxgentilhomme pensa qu’une femme aussi pénétrée de sa dignité qu’elleparaissait l’être était incapable d’une mauvaise action. Ses yeuxnoirs annonçaient tant de calme intérieur, les lignes de son visageétaient si nobles, les contours si purs, et la passion dont onl’accusait semblait lui peser si peu sur le cœur, que le vieillardse dit en admirant toutes les promesses faites à l’amour et à lavertu par cette adorable physionomie : – Mon neveu aura commisquelque sottise.

Madame Firmiani avouait vingt-cinq ans. Mais les Positifsprouvaient que, mariée en 1813, à l’âge de seize ans, elle devaitavoir au moins vingt-huit ans en 1825. Néanmoins, les mêmes gensassuraient aussi qu’à aucune époque de sa vie elle n’avait été sidésirable, ni si complètement femme. Elle était sans enfants, etn’en avait point eu ; le problématique Firmiani, quadragénairetrès-respectable en 1813, n’avait pu, disait-on, lui offrir que sonnom et sa fortune. Madame Firmiani atteignait donc à l’âge où laparisienne conçoit le mieux une passion, et la désire peut-êtreinnocemment à ses heures perdues ; elle avait acquis tout ceque le monde vend, tout ce qu’il prête, tout ce qu’il dompte ;les Attachés d’ambassade prétendaient qu’elle n’ignorait rien, lesContradicteurs prétendaient qu’elle pouvait encore apprendrebeaucoup de choses, les Observateurs lui trouvaient les mains bienblanches, le pied bien mignon, les mouvements un peu troponduleux ; mais les individus de tous les Genres enviaient oucontestaient le bonheur d’Octave en convenant qu’elle était lafemme le plus aristocratiquement belle de tout Paris. Jeune encore,riche, musicienne parfaite, spirituelle, délicate, reçue, ensouvenir des Cadignan auxquels elle appartenait par sa mère, chezmadame la princesse de Blamont-Chauvry, l’oracle du noble faubourg,aimée de ses rivales la duchesse de Maufrigneuse sa cousine, lamarquise d’Espard, et madame de Macumer, elle flattait toutes lesvanités qui alimentent ou qui excitent l’amour. Aussi était-elledésirée par trop de gens pour n’être pas victime de l’élégantemédisance parisienne et des ravissantes calomnies qui se débitentsi spirituellement sous l’éventail ou dans les aparte. Les observations par lesquelles cette histoire commenceétaient donc nécessaires pour faire connaître la Firmiani du monde.Si quelques femmes lui pardonnaient son bonheur, d’autres ne luifaisaient pas grâce de sa décence ; or, rien n’est terrible,surtout à Paris, comme des soupçons sans fondement : il estimpossible de les détruire. Cette esquisse d’une figure admirablede naturel n’en donnera jamais qu’une faible idée ; ilfaudrait le pinceau de Ingres pour rendre la fierté du front, laprofusion des cheveux, la majesté du regard, toutes les pensées quefaisaient supposer les couleurs particulières du teint. Il y avaittout dans cette femme : les poètes pouvaient en faire à lafois Jeanne d’Arc ou Agnès Sorel ; mais il s’y trouvait aussila femme inconnue, l’âme cachée sous cette enveloppe décevante,l’âme d’Ève, les richesses du mal et les trésors du bien, la fauteet la résignation, le crime et le dévouement, Dona Julia et Haïdéedu Don Juan de lord Byron.

L’ancien mousquetaire demeura fort impertinemment le dernierdans le salon de madame Firmiani qui le trouva tranquillement assisdans un fauteuil, et restant devant elle avec l’importunité d’unemouche qu’il faut tuer pour s’en débarrasser. La pendule marquaitdeux heures après minuit.

– Madame, dit le vieux gentilhomme au moment où madameFirmiani se leva en espérant faire comprendre à son hôte que sonbon plaisir était qu’il partît, madame, je suis l’oncle de monsieurOctave de Camps.

Madame Firmiani s’assit promptement et laissa voir son émotion.Malgré sa perspicacité, le planteur de peupliers ne devina pas sielle pâlissait et rougissait de honte ou de plaisir. Il est desplaisirs qui ne vont pas sans un peu de pudeur effarouchée,délicieuses émotions que le cœur le plus chaste voudrait toujoursvoiler. Plus une femme est délicate, plus elle veut cacher lesjoies de son âme. Beaucoup de femmes, inconcevables dans leursdivins caprices, souhaitent souvent entendre prononcer par tout lemonde un nom que parfois elles désireraient ensevelir dans leurcœur. Le vieux Bourbonne n’interpréta pas tout à fait ainsi letrouble de madame Firmiani ; mais pardonnez-lui, le campagnardétait défiant.

– Eh bien, monsieur ? lui dit madame Firmiani en luijetant un de ces regards lucides et clairs où nous autres hommesnous ne pouvons jamais rien voir parce qu’ils nous interrogent unpeu trop.

– Eh ! bien, madame, reprit le gentilhomme, savez-vousce qu’on est venu me dire, à moi, au fond de ma province ? Monneveu se serait ruiné pour vous, et le malheureux est dans ungrenier tandis que vous vivez ici dans l’or et la soie. Vous mepardonnerez ma rustique franchise, car il est peut être très-utileque vous soyez instruite des calomnies…

– Arrêtez, monsieur, dit madame Firmiani en interrompant legentilhomme par un geste impératif, je sais tout cela. Vous êtestrop poli pour laisser la conversation sur ce sujet lorsque je vousaurai prié de le quitter. Vous êtes trop galant (dans l’ancienneacception du mot, ajouta-t-elle en donnant un léger accent d’ironieà ses paroles) pour ne pas reconnaître que vous n’avez aucun droità me questionner. Enfin, il est ridicule à moi de me justifier.J’espère que vous aurez une assez bonne opinion de mon caractèrepour croire au profond mépris que l’argent m’inspire quoique j’aieété mariée sans aucune espèce de fortune à un homme qui avait uneimmense fortune. J’ignore si monsieur votre neveu est riche oupauvre, si je l’ai reçu, si je le reçois, je le regarde comme digned’être au milieu de mes amis. Tous mes amis, monsieur, ont durespect les uns pour les autres : ils savent que je n’ai pasla philosophie de voir les gens quand je ne les estime point,peut-être est-ce manquer de charité ; mais mon ange gardienm’a maintenue jusqu’aujourd’hui dans une aversion profonde et descaquets et de l’improbité.

Quoique le timbre de la voix fût légèrement altéré pendant lespremières phrases de cette réplique, les derniers mots en furentdits par madame Firmiani avec l’aplomb de Célimène raillant leMisanthrope.

– Madame, reprit le comte d’une voix émue, je suis unvieillard, je suis presque le père d’Octave, je vous demande donc,par avance, le plus humble des pardons pour la seule question queje vais avoir la hardiesse de vous adresser, et je vous donne maparole de loyal gentilhomme que votre réponse mourra là, dit-il enmettant la main sur son cœur avec un mouvement véritablementreligieux. La médisance a-t-elle raison, aimez-vousOctave ?

– Monsieur, dit-elle, à tout autre je ne répondrais que parun regard ; mais à vous, et parce que vous êtes presque lepère de monsieur de Camps, je vous demanderai ce que vous penseriezd’une femme si, à votre question, elledisait : oui ? Avouer son amour à celui quenous aimons, quand il nous aime… là… bien ; quand nous sommescertaines d’être toujours aimées, croyez-moi, monsieur, c’est uneffort, une récompense, un bonheur ; mais à unautre !…

Madame Firmiani n’acheva pas, elle se leva, salua le bonhomme etdisparut dans ses appartements dont toutes les portessuccessivement ouvertes et fermées eurent un langage pour lesoreilles du planteur de peupliers.

– Ah ! peste, se dit le vieillard, quelle femme !c’est ou une rusée commère ou un ange. Et il gagna sa voiture deremise, dont les chevaux donnaient de temps en temps des coups depied au pavé de la cour silencieuse. Le cocher dormait, après avoircent fois maudit sa pratique.

Le lendemain matin, vers huit heures, le vieux gentilhommemontait l’escalier d’une maison située rue de l’Observance oùdemeurait Octave de Camps. S’il y eut au monde un homme étonné, cefut certes le jeune professeur en voyant son oncle : la clefétait sur la porte, la lampe d’Octave brûlait encore, il avaitpassé la nuit.

– Monsieur le drôle, dit monsieur de Bourbonne ens’asseyant sur un fauteuil, depuis quand se rit-on (style chaste)des oncles qui ont vingt-six mille livres de rentes en bonnesterres de Touraine, lorsqu’on est leur seul héritier ?Savez-vous que jadis nous respections ces parents-là ? Voyons,as-tu quelques reproches à m’adresser : ai-je mal fait monmétier d’oncle, t’ai-je demandé du respect, t’ai-je refusé del’argent, t’ai-je fermé la porte au nez en prétendant que tu venaisvoir comment je me portais ; n’as-tu pas l’oncle le pluscommode, le moins assujettissant qu’il y ait en France, je ne dispas en Europe, ce serait trop prétentieux ? Tu m’écris ou tune m’écris pas, je vis sur l’affection jurée, et t’arrange la plusjolie terre du pays, un bien qui fait l’envie de tout ledépartement ; mais je ne veux te la laisser néanmoins que leplus tard possible. Cette velléité n’est-elle pas excessivementexcusable ? Et monsieur vend son bien, se loge comme unlaquais, et n’a plus ni gens ni train…

– Mon oncle…

– Il ne s’agit pas de l’oncle, mais du neveu. J’ai droit àta confiance : ainsi confesse-toi promptement, c’est plusfacile, je sais cela par expérience. As-tu joué, as-tu perdu à laBourse ? Allons, dis-moi : « Mon oncle, je suis unmisérable ! » et je t’embrasse. Mais si tu me fais unmensonge plus gros que ceux que j’ai faits à ton âge, je vends monbien, je le mets en viager, et reprendrai mes mauvaises habitudesde jeunesse, si c’est encore possible.

– Mon oncle…

– J’ai vu hier ta madame Firmiani, dit l’oncle en baisantle bout de ses doigts qu’il ramassa en faisceau. Elle est charmanteajouta-t-il. Tu as l’approbation et le privilége du roi, etl’agrément de ton oncle, si cela peut te faire plaisir. Quant à lasanction de l’église, elle est inutile, je crois, les sacrementssont sans doute trop chers ! Allons, parle, est-ce pour elleque tu t’es ruiné ?

– Oui, mon oncle.

– Ah ! la coquine, je l’aurais parié. De mon temps,les femmes de la cour étaient plus habiles à ruiner un homme que nepeuvent l’être vos courtisanes d’aujourd’hui. J’ai reconnu, enelle, le siècle passé rajeuni.

– Mon oncle, reprit Octave d’un air tout à la fois tristeet doux, vous vous méprenez : madame Firmiani mérite votreestime et toutes les adorations de ses admirateurs.

– La pauvre jeunesse sera donc toujours la même, ditmonsieur de Bourbonne. Allons, va ton train, rabâche-moi devieilles histoires. Cependant tu dois savoir que je ne suis pasd’hier dans la galanterie.

– Mon bon oncle, voici une lettre qui vous dira tout,répondit Octave en tirant un élégant portefeuille, donné sans doutepar elle, quand vous l’aurez lue, j’achèverai de vous instruire, etvous connaîtrez une madame Firmiani, inconnue au monde.

– Je n’ai pas mes lunettes, dit l’oncle, lis-la-moi.

Octave commença ainsi : « Mon ami chéri…

– Tu es donc bien lié avec cette femme-là ?

– Mais, oui, mon oncle.

– Et vous n’êtes pas brouillés ?

– Brouillés ?… répéta Octave tout étonné. Nous sommesmariés à Gretna-Green.

– Hé bien, reprit monsieur de Bourbonne, pourquoi dînes-tudonc à quarante sous ?

– Laissez-moi continuer.

– C’est juste, j’écoute.

Octave reprit la lettre, et n’en lut pas certains passages sansde profondes émotions.

« Mon époux aimé, tu m’as demandé raison de ma tristesse,a-t-elle donc passé de mon âme sur mon visage, ou l’as-tu seulementdevinée, et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? nous sommes sibien unis de cœur. D’ailleurs, je ne sais pas mentir, et peut-êtreest-ce un malheur ? Une des conditions de la femme aimée estd’être toujours caressante et gaie. Peut-être devrais-je tetromper ; mais je ne le voudrais pas, quand même il s’agiraitd’augmenter ou de conserver le bonheur que tu me donnes, que tu meprodigues, dont tu m’accables. Oh ! cher, combien dereconnaissance comporte mon amour ! Aussi veux-je t’aimertoujours, sans bornes. Oui, je veux toujours être fière de toi.Notre gloire, à nous, est toute dans celui que nous aimons. Estime,considération, honneur, tout n’est-il pas à celui qui a toutpris ? Eh ! bien, mon ange a failli. Oui, cher, tadernière confidence a terni ma félicité passée. Depuis ce moment,je me trouve humiliée en toi ; en toi que je regardais commele plus pur des hommes, comme tu en es le plus aimant et le plustendre. Il faut avoir bien confiance en ton cœur, encore enfant,pour te faire un aveu qui me coûte horriblement. Comment, pauvreange, ton père a dérobé sa fortune, tu le sais, et tu lagardes ! Et tu m’as conté ce haut fait de procureur dans unechambre pleine des muets témoins de notre amour, et tu esgentilhomme, et tu te crois noble, et tu me possèdes, et tu asvingt-deux ans ! Combien de monstruosités. Je t’ai cherché desexcuses. J’ai attribué ton insouciance à ta jeunesse étourdie. Jesais qu’il y a beaucoup de l’enfant en toi. Peut-être n’as-tu pasencore pensé bien sérieusement à ce qui est fortune et probité.Oh ! combien ton rire m’a fait de mal. Songe donc qu’il existeune famille ruinée, toujours en larmes, des jeunes personnes quipeut-être te maudissent tous les jours, un vieillard qui chaquesoir se dit : « Je ne serais pas sans pain si le père demonsieur de Camps n’avait pas été un malhonnêtehomme ! »

– Comment, s’écria monsieur de Bourbonne en interrompant,tu as eu la niaiserie de raconter à cette femme l’affaire de tonpère avec les Bourgneuf ?… Les femmes s’entendent bien plus àmanger une fortune qu’à la faire…

– Elles s’entendent en probité. Laissez moi continuer, mononcle ?

« Octave, aucune puissance au monde n’a l’autorité dechanger le langage de l’honneur. Retire-toi dans ta conscience, etdemande-lui par quel mot nommer l’action à laquelle tu dois tonor ?

Et le neveu regarda l’oncle qui baissa la tête.

« Je ne te dirai pas toutes les pensées qui m’assiégent,elles peuvent se réduire toutes à une seule, et la voici : jene puis pas estimer un homme qui se salit sciemment pour une sommed’argent quelle qu’elle soit. Cent sous volés au jeu, ou six foiscent mille francs dus à une tromperie légale, déshonorent égalementun homme. Je veux tout te dire : je me regarde comme entachéepar un amour qui naguère faisait tout mon bonheur. Il s’élève aufond de mon âme une voix que ma tendresse ne peut pas étouffer.Ah ! J’ai pleuré d’avoir plus de conscience que d’amour. Tupourrais commettre un crime, je te cacherais à la justice humainedans mon sein, si je le pouvais ; mais mon dévouement n’iraitque jusque-là. L’amour, mon ange, est, chez une femme, la confiancela plus illimitée, unie à je ne sais quel besoin de vénérer,d’adorer l’être auquel elle appartient. Je n’ai jamais conçul’amour que comme un feu auquel s’épuraient encore les plus noblessentiments, un feu qui les développait tous. Je n’ai plus qu’uneseule chose à te dire : viens à moi pauvre, mon amourredoublera si cela se peut ; sinon, renonce à moi. Si je ne tevois plus, je sais ce qui me reste à faire. Maintenant, je ne veuxpas, entends-moi bien, que tu restitues parce que je te leconseille. Consulte bien ta conscience. Il ne faut pas que cet actede justice soit un sacrifice fait à l’amour. Je suis ta femme, etnon ta maîtresse ; il s’agit moins de me plaire que dem’inspirer pour toi la plus profonde estime. Si je me trompe, si tum’as mal expliqué l’action de ton père ; enfin, pour peu quetu croies ta fortune légitime (oh ! je voudrais me persuaderque tu ne mérites aucun blâme !), décide en écoutant la voixde ta conscience, agis bien par toi-même. Un homme qui aimesincèrement, comme tu m’aimes, respecte trop tout ce que sa femmemet en lui de sainteté pour être improbe. Je me reproche maintenanttout ce que je viens d’écrire. Un mot suffisait peut-être, et moninstinct de prêcheuse m’a emportée. Aussi voudrais-je être grondée,pas trop fort, mais un peu. Cher, entre nous deux, n’es-tu pas lepouvoir ? tu dois seul apercevoir tes fautes. Eh ! bien,mon maître, direz-vous que je ne comprends rien aux discussionspolitiques ? »

– Eh ! bien, mon oncle, dit Octave dont les yeuxétaient pleins de larmes.

– Mais je vois encore de l’écriture, achève donc.

– Oh ! maintenant, il n’y a plus que de ces choses quine doivent être lues que par un amant.

– Bien ! dit le vieillard, bien, mon enfant. J’ai eubeaucoup de bonnes fortunes ; mais je te prie de croire quej’ai aussi aimé, et ego in Arcadia. Seulement, je neconçois pas pourquoi tu donnes des leçons de mathématiques.

– Mon cher oncle, je suis votre neveu, n’est-ce pas vousdire, en deux mots, que j’avais bien un peu entamé le capitallaissé par mon père ? Après avoir lu cette lettre, il s’estfait en moi toute une révolution, et j’ai payé en un momentl’arriéré de mes remords. Je ne pourrai jamais vous peindre l’étatdans lequel j’étais. En conduisant mon cabriolet au bois, une voixme criait : « Ce cheval est-il à toi ? » Enmangeant, je me disais : « N’est-ce pas un dînervolé ? » J’avais honte de moi-même. Plus jeune était maprobité, plus elle était ardente. D’abord, j’ai couru chez madameFirmiani. Ô Dieu ! mon oncle, ce jour-là j’ai eu des plaisirsde cœur, des voluptés d’âme qui valaient des millions. J’ai faitavec elle le compte de ce que je devais à la famille Bourgneuf, etje me suis condamné moi-même à lui payer trois pour cent d’intérêtcontre l’avis de madame Firmiani ; mais toute ma fortune nepouvait suffire à solder la somme. Nous étions alors l’un l’autreassez amants, assez époux, elle pour m’offrir, moi pour accepterses économies…

– Comment, outre ses vertus, cette femme adorable fait deséconomies ? s’écria l’oncle.

– Ne vous moquez pas d’elle, mon oncle. Sa positionl’oblige à bien des ménagements. Son mari partit en 1820 pour laGrèce, où il est mort depuis trois ans ; jusqu’à ce jour, il aété impossible d’avoir la preuve légale de sa mort, et de seprocurer le testament qu’il a dû faire en faveur de sa femme, pièceimportante qui a été prise, perdue ou égarée dans un pays où lesactes de l’état civil ne sont pas tenus comme en France, et où iln’y a pas de consul. Ignorant si un jour elle ne sera pas forcée decompter avec des héritiers malveillants, elle est obligée d’avoirun ordre extrême, car elle veut pouvoir laisser son opulence commeChâteaubriand vient de quitter le ministère. Or, je veux acquérirune fortune qui soit mienne, afin de rendre sonopulence à ma femme, si elle était ruinée.

– Et tu ne m’as pas dit cela, et tu n’es pas venu àmoi ?… Oh ! mon neveu, songe donc que je t’aime assezpour te payer de bonnes dettes, des dettes de gentilhomme. Je suisun oncle à dénouement, je me vengerai.

– Mon oncle, je connais vos vengeances, mais laissez-moim’enrichir par ma propre industrie. Si vous voulez m’obliger,faites-moi seulement mille écus de pension jusqu’à ce que j’aiebesoin de capitaux pour quelque entreprise. Tenez, en ce moment jesuis tellement heureux, que ma seule affaire est de vivre. Je donnedes leçons pour n’être à la charge de personne. Ah ! si voussaviez avec quel plaisir j’ai fait ma restitution. Après quelquesdémarches, j’ai fini par trouver les Bourgneuf malheureux et privésde tout. Cette famille était à Saint-Germain dans une misérablemaison. Le vieux père gérait un bureau de loterie, ses deux fillesfaisaient le ménage et tenaient les écritures. La mère étaitpresque toujours malade. Les deux filles sont ravissantes, maiselles ont durement appris le peu de valeur que le monde accorde àla beauté sans fortune. Quel tableau ai-je été chercher là !Si je suis entré le complice d’un crime, je suis sorti honnêtehomme, et j’ai lavé la mémoire de mon père. Oh ! mon oncle, jene le juge point, il y a dans les procès un entraînement, unepassion qui peuvent parfois abuser le plus honnête homme du monde.Les avocats savent légitimer les prétentions les plus absurdes, etles lois ont des syllogismes complaisants aux erreurs de laconscience. Mon aventure fut un vrai drame. Avoir été laProvidence, avoir réalisé un de ces souhaits inutiles :« S’il nous tombait du ciel vingt mille livres derente ? », ce vœu que nous formons tous en riant ;faire succéder à un regard plein d’imprécations un regard sublimede reconnaissance, d’étonnement, d’admiration ; jeterl’opulence au milieu d’une famille réunie le soir à la lueur d’unemauvaise lampe, devant un feu de tourbe… Non, la parole estau-dessous d’une telle scène. Mon extrême justice leur semblaitinjuste. Enfin, s’il y a un paradis, mon père doit y être heureuxmaintenant. Quant à moi, je suis aimé comme aucun homme ne l’a été.Madame Firmiani m’a donné plus que le bonheur, elle m’a doué d’unedélicatesse qui me manquait peut-être. Aussi, lanommé-je ma chère conscience, un de ces mots d’amourqui répondent à certaines harmonies secrètes du cœur. La probitéporte profit, j’ai l’espoir d’être bientôt riche par moi-même, jecherche en ce moment à résoudre un problème d’industrie, et si jeréussis, je gagnerai des millions.

– Ô ! mon enfant, tu as l’âme de ta mère, dit levieillard en retenant à peine les larmes qui humectaient ses yeuxen pensant à sa sœur.

En ce moment, malgré la distance qu’il y avait entre le sol etl’appartement d’Octave de Camps, le jeune homme et son oncleentendirent le bruit fait par l’arrivée d’une voiture.

– C’est elle, dit-il, je reconnais ses chevaux à la manièredont ils arrêtent.

En effet, madame Firmiani ne tarda pas à se montrer.

– Ah ! dit-elle en faisant un mouvement de dépit àl’aspect de monsieur de Bourbonne. – Mais notre oncle n’est pas detrop, reprit-elle en laissant échapper un sourire. Je voulaism’agenouiller humblement devant mon époux en le suppliantd’accepter ma fortune. L’ambassade d’Autriche vient de m’envoyer unacte qui constate le décès de Firmiani. La pièce, dressée par lessoins de l’internonce d’Autriche à Constantinople, est bien enrègle, et le testament que gardait le valet de chambre pour me lerendre y est joint. Octave, vous pouvez tout accepter. – Va, tu esplus riche que moi, tu as là des trésors auxquels Dieu seul sauraitajouter, reprit-elle en frappant sur le cœur de son mari. Puis, nepouvant soutenir son bonheur, elle se cacha la tête dans le seind’Octave.

– Ma nièce, autrefois nous faisions l’amour, aujourd’huivous aimez, dit l’oncle. Vous êtes tout ce qu’il y a de bon et debeau dans l’humanité ; car vous n’êtes jamais coupable de vosfautes, elles viennent toujours de nous.

Paris, février 1831.

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