Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

de Paul Henry Corentin Féval
Chapitre 1 Théâtre Universel et National

 

Paris avait son manteau d’hiver ; les toits blancs éclataient sous le ciel brumeux, tandis que, dans la rue, piétons et voitures écrasaient la neige grisâtre.

C’était un des premiers jours de novembre, en1838, un mois après la catastrophe qui termine notre récit,intitulé L’Arme invisible. La mort étrange du juge d’instruction Remy d’Arx, avait jeté un étonnement dans la ville,mais à Paris les étonnements durent peu, et la ville pensait déjà à autre chose.

Ce temps est si près de nous qu’on hésite, en vérité, à dire qu’il ne ressemblait pas tout à fait au temps présent, et pourtant il est bien certain que les changements opérés dans Paris par ces trente dernières années valent pour le moins l’œuvre d’un siècle.

La publicité des journaux existait ; on la trouvait même énorme, presque scandaleuse : elle n’était rien absolument auprès de ce qu’elle est aujourd’hui.

On peut affirmer, sans crainte de se tromper,que nous avons, en 1869, cent carrés de papier imprimés quotidiennement contre dix publiés en 1838.

Ainsi en est-il pour le mouvement prodigieux des démolitions et des constructions.

Sous le règne de Louis-Philippe, Paris tout entier s’irritait ou se réjouissait, selon les goûts de chacun, à la vue de cette humble percée, la rue de Rambuteau, qui passerait maintenant inaperçue.

Les uns s’extasiaient sur la hardiesse decette œuvre municipale, les autres prophétisaient la banquerouteprochaine de la ville : c’était la grande batailled’aujourd’hui qui commençait par une toute petite escarmouche.

Je ne sais pas au juste combien d’années onmit à parfaire cette malheureuse rue de Rambuteau, qui devait êtredroite et qui eut un coude, célèbre dans les annales judiciaires,mais cela dura terriblement longtemps, et pendant plusieurs hivers,l’espace compris entre l’église Saint-Eustache et le Marais futcomplètement impraticable.

On n’allait pas vite alors en fait debâtisse ; ceux qui ont le tort et le chagrin d’être assezvieux pour avoir vu ces choses, peuvent se rappeler quatre ou cinqbaraques de saltimbanques, établies à demeure dans un grandterrain, vers l’endroit où la rue Quincampoix coupe la rue deRambuteau, et qui formèrent là, pendant deux ans au moins etpeut-être plus, une petite foire permanente.

Le matin du 5 novembre 1838, par le temps noiret froid qu’il faisait, on achevait la construction de la plusgrande de ces baraques, située en avant des autres et qui avait safaçade tournée vers le chemin boueux conduisant à la rueSaint-Denis.

Les gens du quartier qui allaient à leursaffaires ne donnaient pas beaucoup d’attention à l’érection de cemonument, mais trois ou quatre gamins, renonçant aux billes pourréchauffer leurs mains dans leurs poches, rôdaient au-devant duperron en planches qui montait à la galerie, et s’entretenaientavec intérêt de l’ouverture prochaine du Grand Théâtre Universel etNational, dirigé par Mme Samayoux,première dompteuse des capitales de l’Europe.

On parlait surtout de son lion, qui étaitarrivé, la veille, dans une caisse énorme, percée de petits trous,et qui avait rugi pendant qu’on le déballait.

La porte de la baraque était, bien entendu,fermée pour cause d’installation et d’aménagements intérieurs. Unlarge écriteau disait même sur la devanture : « Le publicn’entre pas ici. »

Mais comme nous avons l’honneur d’être parmiles amis de la célèbre dompteuse, nous prendrons la liberté desoulever le lambeau de toile goudronnée qui servait de portière, etnous entrerons chez elle sans façon.

C’était un carré long, très vaste, et qu’onachevait de couvrir en clouant les planches de la toiture. Il n’yavait point encore de banquettes dans la salle, mais le théâtreétait déjà installé en partie, et des ouvriers, juchés tout en hautde leurs échelles, peignaient les frises et le manteaud’Arlequin.

D’autres barbouilleurs s’occupaient du rideauétendu sur le plancher même de la scène.

Au centre de la salle, un poêle de fonteronflait, chauffé au rouge ; auprès du poêle, une petite tablesupportait trois ou quatre verres, des chopes et un album dedimension assez volumineuse, dont la couverture en carton étaitabondamment souillée.

L’un des verres restait plein ; les deuxautres, à moitié bus, appartenaient à Mme veuveSamayoux, maîtresse de céans, et à un homme de haute taille,portant la moustache en brosse et la redingote boutonnée jusqu’aumenton, qui se nommait M. Gondrequin.

Le troisième verre, celui qui était plein,attendait M. Baruque, collègue de M. Gondrequin, quitravaillait en ce moment au haut de l’échelle.

M. Gondrequin et M. Baruque étaientdeux artistes peintres bien connus, on pourrait même dire célèbresparmi les directeurs des théâtres forains. Ils appartenaient aufameux atelier Cœur d’Acier, d’où sont sortis presque tous leschefs-d’œuvre destinés à tirer l’œil au-devant desbaraques de la foire.

M. Baruque, petit homme de cinquante ans,maigre, sec et froid, abattait la besogne ; son surnomd’atelier était Rudaupoil.

M. Gondrequin, dit Militaire, quoiqu’iln’eût jamais servi, à cause de sa tournure et de ses prédilectionspour les choses martiales, donnait le coup du maître au tableau,« le fion », et se chargeait surtout d’embêterla pratique.

Il mettait son foulard en coton rouge dans lapoche de côté de sa redingote, et en laissait passer un petit boutà sa boutonnière – par mégarde -, ce qui le décorait de la Légiond’honneur.

Il avait du brillant et de l’agrément dansl’esprit, malgré sa manie de jouer à l’ancien sous-officier, et sevantait volontiers d’avoir attiré bien des kilomètres de commande àl’atelier par la rondeur aimable de son caractère.

Il disait volontiers de lui-même :

– Un vrai troupier, quoi ! solide, maisséduisant ! Honneur et gaieté ! Ra, fla, joue, feu,versez, boum !

En ce moment, il venait d’ouvrir l’albumgraisseux et montrait à Mme Samayoux, dont la bonnegrosse figure avait une expression de mélancolie, des sujets detableaux à choisir pour orner le devant de son théâtre.

Dans tout le reste de la baraque, c’était uneactivité confuse et singulièrement bruyante ; on faisait toutà la fois ; les principaux sujets de la troupe, transformés entapissiers, clouaient des guenilles autour des murailles oudisposaient en faisceaux des gerbes d’étendards, non conquis surl’étranger.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, jeune Noir quiavait été fils de roi dans son pays et décrotteur auprès de laPorte-Saint-Martin, exerçait un talent naissant qu’il avait sur letambour ; Mlle Colombe cassait les reins de sapetite sœur et lui désossait proprement les rotules. L’enfant avaitde l’avenir.

Elle pouvait déjà rester trois minutes la têtecontre-passée en arrière entre ses deux jambes, et jouer ainsi unpetit air de trompette.

Pendant la fanfare,Mlle Colombe essayait quelques coups de sabre avecun pauvre diable à laideur prétentieuse, que coiffait un chapeaugris planté de côté sur ses cheveux jaunes et plats.

Celui-là se tenait assez bien sous les armes.Quand Mlle Colombe reprenait sa petite sœur, ilallait à deux grosses filles rougeaudes qui déjeunaient avec deuxénormes tranches de pain beurrées de raisiné, et leur donnait desleçons de danse américaine.

– Plus tard, disait-il aux deux rougeaudes,qui suivaient ses indications avec une paresse maussade, quand lesuccès aura récompensé vos efforts, vous pourrez vous vanterd’avoir eu les leçons d’un jeune homme qui en possède tous lesbrevets de pointe, contre-pointe, entrechats, respect aux dames,honneur et patrie, et vous pourrez passer partout rien qu’endisant : Nous sommes les élèves du seul AmédéeSimilor !

Le lecteur se souvient peut-être des deuxpostulants qui s’étaient présentés à Léocadie Samayoux, dans sonancienne baraque de la place Valhubert, le soir même de l’arrivéede Maurice Pagès revenant d’Afrique.

Léocadie, tout entière à la joie de revoir sonlieutenant, avait renvoyé les deux candidats avec l’enfant que lepauvre Échalot portait dans sa gibecière, mais l’offre de ce bravegarçon, consentant à jouer le rôle de phoque pour nourrir sonpetit, avait touché le cœur sensible de la dompteuse.

Au moment de se lancer dans les grandesaffaires et de monter « une mécanique » comme on n’enavait jamais vu en foire, Léocadie, qui se réfugiait dansl’ambition pour fuir ses peines de cœur, s’était souvenue de sesprotégés.

La famille entière, composée des deux pères etde l’enfant, était engagée, et nous n’avons vu encore qu’une faibleportion des services qu’on attendait de Similor, artiste à toutfaire.

Quant à Échalot, malgré sa modestie, sestalents s’étaient affirmés déjà.

En sa qualité d’ancien apothicaire, il avaitentrepris à forfait la guérison du lion rhumatisant et podagre, quiarrivait, non point de Londres, mais de l’infirmerie des chiens àClignancourt.

Le lion était là comme tout le monde. Iln’avait plus de cage, une simple ficelle attachait sa vieillessecaduque à un clou fiché dans les planches.

Il avait dû être magnifique autrefois, ceseigneur des déserts africains ; c’était un mâle de la plusgrande taille, mais on aurait pu le prendre maintenant pour unmonstrueux amas d’étoupes, jetées pêle-mêle sur un lit depaille.

Il n’avait plus forme animale, et végétaitmisérablement dans la paresse de son agonie.

Échalot lui avait pourtant mis deux ou troisvésicatoires qu’il soignait selon toutes les règles de l’art etdont il favorisait l’effet par des sinapismes convenablementappliqués.

À portée du noble malade, il y avait un baquetplein de tisane.

Loin de se borner à ces attentions, Échalotavait fabriqué un vaste bonnet de nuit dont il coiffait la tête deson lion pour la protéger contre les fraîcheurs nocturnes ; deplus, il lui mettait du coton dans les oreilles.

Mais comme en définitive l’établissement deMme Samayoux n’était pas un hôpital, Échalotpréparait aussi son lion pour l’heure prochaine où il devait êtreoffert en spectacle à la curiosité des Parisiens. À l’insu deMme Samayoux, et pour faire une surprise à cetteexcellente patronne, il modelait en secret avec du mastic unemâchoire formidable, destinée à remplacer les dents que le lionavait perdues.

Il s’était procuré en outre plusieurs queuesde vache, à l’aide desquelles il espérait bien boucher adroitementles plaques chauves que l’âge avait faites dans la crinière de sonlion.

Ah ! c’était un garçon utile ! et lagénérosité de la dompteuse à son égard devait être bienrécompensée. Depuis une semaine qu’il faisait partie de la maison,il avait déjà reprisé presque toutes les chaussettes de sa patronneet remis un bec à l’autruche ; en outre, par un procédé dontil était l’inventeur, il espérait enfler la tête du jeune Saladin,son nourrisson, sans lui faire le moindre mal, et donner à ce cherenfant une apparence si monstrueuse que la vue seule en vaudraitdix centimes : deux sous.

– J’ai besoin de faire travailler monimagination, disait cependant Mme Samayoux, causantavec Gondrequin-Militaire ; ça me désennuie de mes souvenirset de mes regrets. Quoi ! vous ne pouvez pas dire que ces deuxenfants-là, Maurice et Fleurette, se sont bien conduits à monégard ?

– Fixe ! répliqua Gondrequin, les yeux àquinze pas devant soi, qui signifie immobile ! Je n’ai pas étéofficier, mais j’en ai la bonne humeur guerrière. Pourl’ingratitude, elle est dans la nature, et quand je vous vis àl’occasion de votre dernier tableau, que le blanc-bec était alorschez vous pour le trapèze et la perche, vous soupiriez déjà gros auvis-à-vis de lui dans une voie qui ressemblait àMme Putiphar. Ra, fla !

– C’est le fruit de la calomnie, réponditMme Samayoux en levant les yeux au ciel ; jene dis pas que mon âme a été incapable d’un rêve, mais Maurice n’ya jamais obtempéré, et je suis restée pure avec lui comme la fleurd’oranger… Et quand je pense que voilà plus d’un mois sans avoirentendu parler de lui ni de Fleurette ! L’adresse qu’ilm’avait donnée m’a sorti de la tête, et la petite, qui est unedemoiselle comme vous savez, m’avait bien défendu d’aller lademander chez sa marquise ou duchesse ; en sorte que tout ceque j’ai pu faire ç’a été d’écrire, mais on ne m’a pas répondu.S’est-il passé quelque chose pendant que j’étais à la fête desLoges ? je n’ai entendu parler de rien, et depuis mon retour,ma grande affaire avec la ville me casse la tête… Ah ! on abien tort de s’attacher !

– Pas accéléré, interrompit Gondrequin,marche ! attaquons le tableau de front et sur les deux flancspour vous tirer de vos idées noires. Nous disons donc qu’il auraneuf compartiments, trois sur trois, avec huit médaillons ménagés,quatre dans les coins et quatre dans les échancrures du milieu,selon l’idée de M. Baruque, qui ne vaut rien pour tirer l’œil,mais qui vous dispose un ensemble à la papa, personne ne peut direle contraire… Qu’est-ce qu’il vous faut pour le compartiment dumilieu ? Voulez-vous l’explosion de la machine infernale duboulevard du crime, affaire Fieschi et Nina Lassave, dont voici lediminutif au n° 1 du livre d’échantillon ! Regardezvoir ! la contemplation n’en coûte rien. Droite !gauche ! Marquez le pas !

Léocadie se pencha sur l’album, et, pendant lesilence qui eut lieu, on put entendre la voix de M. Baruque,disant dans les frises :

– C’est des affaires qu’on étouffe avec soin,parce qu’il y a dedans des riches et des nobles, mais il n’en estpas moins vrai que le juge d’instruction a été empoisonné comme unrat, rue d’Anjou-Saint-Honoré, ni vu ni connu, et qu’on a arrêté lejeune homme avec la demoiselle en flagrant délit d’arsenic.

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