Manon Lescaut

Manon Lescaut

d’ Antoine François Prévost
AVIS DE L’AUTEUR DES Mémoires d’un Homme de Qualité

Quoique j’eusse pu faire entrer dans mes Mémoires les aventures du chevalier des Grieux, il m’a semblé que n’y ayant point un rapport nécessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction à les voir séparément. Un récit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout éloigné que je suis de prétendre à la qualité d’écrivain exact, je n’ignore point qu’une narration doit être déchargée des circonstances qui la rendraient pesante et embarrassée. C’est le précepte d’Horace :

Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici

Pleraque differat, ac prœsens in tempus omittat

Il n’est pas même besoin d’une si grave autorité pour prouver une vérité si simple ; car le bon sens est la première source de cette règle.

Si le public a trouvé quelque chose d’agréable et d’intéressant dans l’histoire de ma vie, j’ose lui promettre qu’il ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra, dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions. J’ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ; qui, avec toutes les qualités dont se forme le plus brillant mérite, préfère, par choix, une vie obscure et vagabonde, à tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prévoit ses malheurs, sans vouloir les éviter ; qui les sent et qui en est accablé, sans profiter des remèdes qu’on lui offre sans cesse et qui peuvent à tous moments les finir ; enfin un caractère ambigu, un mélange de vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je présente. Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public, que de l’instruire en l’amusant.

On ne peut réfléchir sur les préceptes de la morale, sans être étonné de les voir tout à la fois estimés et négligés ; et l’on se demande la raison de cette bizarrerie du cœur humain, qui lui fait goûter des idées de bien et de perfection, dont il s’éloigne dans la pratique. Si les personnes d’un certain ordre d’esprit et de politesse veulent examiner quelle est la matière la plus commune de leurs conversations, ou même de leurs rêveries solitaires, il leur sera aisé de remarquer qu’elles tournent presque toujours sur quelques considérations morales. Les plus doux moments de leur vie sont ceux qu’ils passent, ou seuls,ou avec un ami, à s’entretenir à cœur ouvert des charmes de la vertu, des douceurs de l’amitié, des moyens d’arriver au bonheur des faiblesses de la nature qui nous en éloignent, et des remèdes qui peuvent les guérir Horace et Boileau marquent cet entretien comme un des plus beaux traits dont ils composent l’image d’une vie heureuse. Comment arrive-t-il donc qu’on tombe si facilement de ces hautes spéculations et qu’on se retrouve sitôt au niveau du commun des hommes ? Je suis trompé si la raison que je vais en apporter n’explique bien cette contradiction de nos idées et de notre conduite ; c’est que, tous les préceptes de la morale n’étant que des principes vagues et généraux, il est très difficile d’en faire une application particulière au détail des mœurs et des actions : Mettons la chose dans un exemple. Les âmes bien nées sentent que la douceur et l’humanité sont des vertus aimables, et sont portées d’inclination à les pratiquer ; mais sont-elles au moment de l’exercice, elles demeurent souvent suspendues. En est-ce réellement l’occasion ? Sait-on bien qu’elle en doit être la mesure ? Ne se trompe-t-on point sur l’objet ?Cent difficultés arrêtent. On craint de devenir dupe en voulant être bien faisant et libéral ; de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible ; en un mot, d’excéder ou de ne pas remplir assez des devoirs qui sont renfermés d’une manière trop obscure dans les notions générales d’humanité et de douceur. Dans cette incertitude, il n’y a que l’expérience ou l’exemple qui puisse déterminer raisonnablement le penchant ducœur. Or l’expérience n’est point un avantage qu’il, soit libre àtout le monde de se donner ; elle dépend des situationsdifférentes où l’on se trouve placé par la fortune. Il ne restedonc que l’exemple qui puisse servir de règle à quantité depersonnes dans l’exercice de la vertu. C’est précisément pour cettesorte de lecteurs que des ouvrages tels que celui-ci peuvent êtred’une extrême utilité, du moins lorsqu’ils sont écrits par unepersonne d’honneur et de bon sens. Chaque fait qu’on y rapporte estun degré de lumière, une instruction qui supplée àl’expérience ; chaque aventure est un modèle d’après lequel onpeut se former ; il n’y manque que d’être ajusté auxcirconstances où l’on se trouve. L’ouvrage entier est un traité demorale, réduit agréablement en exercice.

Un lecteur sévère s’offensera peut-être de mevoir reprendre la plume, à mon âge, pour écrire des aventures defortune et d’amour ; mais, si la réflexion que je viens defaire est solide, elle me justifie ; si elle est fausse, monerreur sera mon excuse.

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