Marcof-Le-Malouin

Marcof-Le-Malouin

d’ Ernest Capendu

Partie 1

LES PROMIS DE FOUESNAN

Chapitre 1 LE JEAN-LOUIS.

Dans les derniers jours de juin 1791, au moment où le soleil couchant dorait de ses rayonnements splendides la surface moutonneuse de l’Océan, embrasant l’occident des flots d’une lumière pourpre, comparable, par l’éclat, à des métaux en fusion, un petit lougre, fin de carène, élancé de mâture, marchant sous sa misaine, ses basses voiles, ses huniers et ses focs, filait gaiement sur la lame, par une belle brise du sud-ouest.L’atmosphère, lourde et épaisse, chargée d’électricité, se rafraîchissait peu à peu, car le vent augmentant progressivement d’intensité, menaçait de se changer en rafale. Les vagues, roulant plus précipitées sous l’action de la bourrasque naissante,déferlaient avec force sur les bordages du frêle bâtiment qui,insoucieux de l’orage, ne diminuait ni sa voilure ni la rapidité de sa marche. Il courait, serrant le vent au plus près, bondissant sur l’Océan comme un enfant qui se joue sur le sein maternel.

Son équipage, composé de quelques hommes, les uns fumant accoudés sur le bastingage, les autres accroupis avec nonchalance sur le pont, semblait lui-même n’avoir aucune préoccupation des nuages plombés et couleur de cuivre qui s’amoncelaient au sud et s’emparaient du firmament avec une vélocité incroyable pour tous ceux qui n’ont pas assisté à ce sublime spectacle de la nature que l’on nomme une tempête.

Ce lougre, baptisé sous le nom deJean-Louis, parti la veille au soir de l’île de Groix,avait mis le cap sur Penmarckh. Quelques ballots de marchandisesentassés au pied du grand mât et solidement amarrés contre leroulis, expliquaient suffisamment son voyage. Cependant ce petitnavire, qu’à son aspect il était impossible de ne pas prendre toutd’abord pour l’un de ces paisibles et inoffensifs caboteurs faisantle commerce des côtes, offrait à l’œil exercé du marin un problèmedifficile à résoudre. En dépit de son extérieur innocent, il avaitdans toutes ses allures quelque chose du bâtiment de guerre. Samâture, coquettement inclinée en arrière, s’élevait haute et fièrevers les nuages qu’elle semblait braver. Son gréement, soigné etadmirablement entretenu, dénotait de la part de celui quicommandait le Jean-Louis des connaissances maritimes peucommunes.

On sentait qu’à un moment donné, le lougrepouvait en un clin d’œil se couvrir de toile, prendre chasse ou ladonner, suivant la circonstance. Peut-être même les ballots quicouvraient son pont, sans l’encombrer toutefois, n’étaient-ils làque pour faire prendre le change aux curieux.

Au moment où nous rencontrons leJean-Louis, rien pourtant ne décelait des intentionsguerrières, il se contentait de filer gaiement sous la brisefraîchissante, s’inclinant sous la vague et bondissant comme uncheval de steeple-chase, par-dessus les barrières humides quivoulaient s’opposer à son passage. Les matelots insouciantsregardaient d’un œil calme approcher la tempête.

À l’arrière du petit bâtiment, le dos appuyécontre la muraille du couronnement, se tenait debout, une mainpassée dans la ceinture qui lui serrait le corps, un homme detaille moyenne, aux épaules larges et carrées, aux bras musculeux,aux longs cheveux tombant sur le cou, et dont le costume indiquaitau premier coup d’œil le marin de la vieille Bretagne.

Depuis trois quarts d’heure environ que labrise se carabinait de plus en plus, ce personnage n’avait pas faitun seul mouvement. Ses yeux vifs et pénétrants étaient fixés sur leciel. De temps à autre une sorte de rayonnement intérieurilluminait sa physionomie.

– Avant une heure d’ici, nous aurons unvrai temps de damnés ! murmura-t-il en faisant un mouvementbrusque.

Un petit mousse, accroupi au pied du mâtd’artimon, se releva vivement.

– Pierre ! lui dit lecommandant.

– Maître, fit l’enfant en s’avançant avectimidité.

– Va te poster dans les hautes vergues.Tu me signaleras la terre.

Le mousse, sans répondre, s’élança dans lesenfléchures, et avec la rapidité et l’agilité d’un singe, il se miten devoir de gagner la première hune de misaine.

– Amarre-toi solidement, lui cria sonchef.

Puis, marchant à grands pas sur le pont, lepersonnage s’approcha d’un vieux matelot à la figure basanée, auxcheveux grisonnants, qui regardait froidement l’horizon.

– Bervic, lui demanda-t-il après unmoment de silence, que penses-tu du grain qui se prépare ?

– Je pense qu’avant dix minutes nous enverrons le commencement, répondit le matelot.

– Crois-tu qu’il dure ?

– Dieu seul le sait.

– Eh bien ! en ce cas, fais fermerles écoutilles et nettoyer les dallots.

« Bien, continua le patron duJean-Louis en voyant ses ordres exécutés. Alerte,enfants ! Carguez les huniers et amenez les focs !

– C’est pas mal, mais c’est pas encoreça, murmura Bervic resté seul à côté du commandant auquel ilservait de contre-maître et de second.

– Qu’est-ce que tu dis, vieuxcaïman ?

– Je dis que, pendant qu’on y est, autantcarguer la misaine ; le lougre est assez jeune pour marcher àsec, et si nous laissons prise au vent, il ne se passera pas cinqminutes avant que la voilure ne s’en aille à tous les grandsdiables d’enfer…

– Tu te trompes, vieux gabier, réponditle commandant, si la brise est forte, ma misaine est plus forteencore. Envoie prendre deux ris, amarre deux écoutes et tiens bonla barre. Tu gouverneras jusqu’en vue de terre. Va ! jeréponds de tout. Marcof n’a jamais culé devant la tempête, et leJean-Louis obéit mieux qu’une jeune fille.

– C’est tenter Dieu ! grommela levieux marin, qui néanmoins s’empressa d’obéir à son chef.

La tempête éclatait alors dans toute safureur. Les rayons du soleil, entièrement masqués par des nuéeslivides, n’éclairaient plus que faiblement l’horizon. Cinq heuressonnaient à peine aux clochers de la côte voisine, et la nuitsemblait avoir déjà jeté sur la terre son manteau de deuil. Desvagues gigantesques, courtes et rapides comme elles le sonttoujours dans ces parages hérissés de brisants et de rochers,s’élançaient avec furie les unes contre les autres, par suite duressac que la proximité de la terre rendait terrible. La rafalepassant sur la mer échevelée, comme un vol de djinns fantastiques,tordait les vergues et sifflait dans les agrès du navire.

Le petit lougre bondissait, emporté par letourbillon ; mais néanmoins il tenait ferme, et gouvernaitbien. Presque à sec de voiles, ne marchant plus que sous samisaine, obéissant comme un enfant aux impulsions de la mainsavante qui tenait la barre, il présentait sans cesse son avant auxplus fortes lames, tout en évitant avec soin de se laisser emporterpar les courants multipliés qui offrent tant de périls aux navireslongeant les côtes de la Cornouaille.

Personne à bord n’ignorait les dangers quecourait le Jean-Louis. Mais, soit confiance dans la bonneconstruction du lougre, soit certitude de l’infaillibilité de leurchef, soit indifférence de la mort imminente, les matelots,rudement ballottés par le tangage, n’avaient rien perdu de leurattitude calme et passive, presque semblable à l’allure fatalistedes musulmans fumeurs d’opium. Le patron lui-même sifflait gaiemententre ses dents en regardant d’un œil presque ironique la fureurcroissante des flots. On eût dit que cet homme éprouvait une sortede joie intérieure à lutter ainsi contre les éléments, lui, sifaible, contre eux si forts !…

Au moment où il passait devant l’écoutille quiservait de communication avec l’entre-pont du navire, deux têtesjeunes et souriantes apparurent au sommet de l’escalier, et deuxnouveaux personnages firent leur entrée sur l’arrière duJean-Louis.

Le premier qui se présenta était un grand etbeau jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux yeux bleuset aux cheveux blonds. Il portait avec grâce le costume simple etélégant des habitants de Roscof. Des braies blanches, une veste demême couleur en fine toile, serrée à la taille par une largeceinture de serge rouge, et laissant apercevoir le grand gilet vertà manches bleues, commun à presque tous les Bretons. Un chapeau auxlarges bords, tout entouré de chenilles de couleurs vives etbariolées, lui couvrait la tête. Ses jambes se dessinaient fines etnerveuses sous de longues guêtres de toile blanche. Il portait à lamain le pen-bas traditionnel.

Dès qu’il eut atteint le pont, sur lequel ilse maintint en équilibre, malgré les rudes mouvements d’un tangageénergique, il se retourna et offrit la main à une jeune fille quivenait derrière lui.

Cette charmante créature, âgée de dix-huit anstout au plus, offrait dans sa personne le type poétique et accomplides belles pennerès de la Bretagne. Le contraste de ses grands yeuxnoirs, pleins de vivacité et presque de passion, avec ses blondscheveux aux reflets soyeux et cendrés, présentait tout d’abord unaspect d’une originalité séduisante, tandis que l’ovale parfait dela figure, la petite bouche fine et carminée, le nez droit auxnarines mobiles et la peau d’une blancheur mate et rosée,constituaient un ensemble d’une saisissante beauté. Une large bandede toile duement empesée, relevée de chaque côté de la tête pardeux épingles d’or, formait la coiffure de cette gracieuse tête. Lecorsage de la robe, en étoffe de laine bleue, tout chamarré develours noir et, de broderies de couleur jonquille, dessinait unetaille ronde et cambrée et une poitrine élégante et riche depromesses presque réalisées. Les manches, en mousseline blanche àmille plis, s’ajustaient à la robe par deux larges poignets develours entourant la naissance du bras. La jupe bleue retombait surune seconde jupe orange, laquelle, à son tour, laissait apercevoirun troisième jupon de laine noire. Des bas de coton cerise, àbroderie noire, modelaient à ravir une fine et délicieuse jambe deDiane chasseresse. Le petit pied de cette belle fille était enfermédans un simple soulier de cuir bien ciré, orné d’une boucle d’or.D’énormes anneaux d’oreilles et une chaîne de cou à laquellependait une petite croix d’or, complétaient ce costumepittoresque.

En s’élançant légère sur le pont du lougre, lajeune Bretonne déplia une sorte de manteau à capuchon à fond grisrayé de vert, qu’elle se jeta gracieusement sur les épaules.Précaution d’autant moins inutile, que les vagues qui déferlaientcontre le bordage du Jean-Louis retombaient en pluie finesur le pont du navire, qu’elles balayaient même quelquefois danstoute sa largeur.

– Ah ! ah ! les promis, vousavez donc assez du tête-à-tête ? demanda en souriant le patrondu lougre, dès qu’il eut vu les deux jeunes gens s’avancer verslui.

Il avait formulé cette question en français.Jusqu’alors, pour causer avec Bervic et pour donner des ordres àson équipage, il avait employé le dialecte breton.

– Dame ! monsieur Marcof, réponditla jeune fille, depuis que vous avez fait fermer les panneaux,l’air commence à manquer là-dedans…

– Si j’ai fait fermer les panneaux, mabelle petite Yvonne, c’est que, sans cela, les lames auraient fortbien pu troubler votre conversation.

– Sainte Marie ! quel changement detemps ! s’écria le jeune homme en jetant autour de lui unregard plein d’étonnement et presque d’épouvante.

– Ah çà ! mon gars, fit Marcof ensouriant, il paraît que quand tu es en train de gazouiller deschansons d’amour, le bon Dieu peut déchaîner toutes ses colères ettous ses tonnerres sans que tu y prêtes seulement attention !Voici près d’une heure que nous dansons sur des vagues diaboliques,et, ce qui m’étonne le plus, c’est que tu sois là, debout devantmoi, au lieu de t’affaler dans ton hamac…

– Et pourquoi souffrirais-je, Marcof,quand Yvonne ne souffre pas ?…

– C’est qu’Yvonne est fille dematelot ; c’est qu’elle a le pied et le cœur marins, etqu’elle serait capable de tenir la barre si elle en avait la force.N’est-ce pas, ma fille ? continua Marcof en se retournant versYvonne.

– Sans doute, répondit-elle ; voussavez bien que je n’ai pas quitté mon père tant qu’il anavigué…

– Je sais que tu es une brave Bretonne,et que la sainte Vierge qui te protége portera bonheur auJean-Louis. Ah ! Jahoua, mon gars, tu auras là unesainte et honnête femme ; et si tu ne te montrais pas digne deton bonheur, ce serait un rude compte à régler entre toi et tousles marins de Penmarkh, moi en tête ! Vois-tu, Yvonne, c’estnotre enfant à tous ! Quand un navire vire au cabestan pourvenir à pic sur son ancre, il faut qu’elle soit là, il faut qu’elleprie au milieu de l’équipage qui va partir ! Un Paterd’Yvonne, c’est une recommandation pour le paradis.

– J’aime Yvonne de toute mon âme et detout mon cœur, répondit Jahoua avec simplicité, et la preuve que jel’aime, c’est que je suis son promis.

– Je sais bien, mon gars ; mais,vois-tu, dans tout cet amour-là, il y a quelque chose qui me metvent dessous vent dedans, c’est…

Marcof s’arrêta brusquement, comme si lacrainte d’entamer un sujet pénible ou embarrassant lui eût fermé labouche. Jahoua lui-même fit un signe d’impatience, et Yvonne, dontson fiancé tenait les deux mains, se recula vivement en rougissantet en baissant la tête. À coup sûr, les paroles du patron avaientéveillé dans leurs âmes un triste souvenir.

– Tonnerre ! s’écria Marcof après unmoment de silence, voilà la rafale qui redouble. La barre à bâbord,Bervic ! Vieux caïman, tu ne gouvernes plus !continua-t-il en breton en s’adressant au marin chargé de ladirection du lougre.

La tempête, en effet, prenait des proportionsformidables. Un coup de tonnerre effrayant succéda si rapidement àl’éclair qui le précédait qu’Yvonne, épouvantée, se laissa tomber àgenoux. Marcof saisit lui-même la barre du gouvernail.

– Largue les focs et les huniers !commandait-il d’une voix brusque et saccadée.

À cet ordre inattendu de livrer de la toile auvent dans cette infernale tourmente, les marins, stupéfaits,demeurèrent immobiles.

– Tonnerre d’enfer !… chacun à sonposte ! hurla Marcof d’une voix tellement impérieuse que seshommes bondirent en avant.

Quelques secondes plus tard, leJean-Louis, chargé de toiles, filait sur les vagues, tellementpenché à tribord que ses basses vergues plongeaient entièrementdans l’Océan.

– Yvonne, reprit plus doucement Marcof ens’adressant à la jeune fille, je suis fâché que ton père t’aitconduite à bord…

– Et pourquoi cela, Marcof ?

– Parce que le temps est rude, ma fille,et que, s’il arrivait malheur au Jean-Louis, le vieil Yvonne s’en relèverait pas…

– Est-ce que vous craignez pour lelougre ? demanda Jahoua.

– Il est entre les mains de Dieu, mongars. Je fais ce que je puis, mais la tempête est dure et lesrochers de Penmarckh sont bien près.

– Sainte Vierge !protégez-nous ! murmura la jeune fille.

– Ne craignez rien, ma douce Yvonne, ditJahoua en s’approchant d’elle ; le bon Dieu voit notre amouret il nous sauvera. Si nous nous trouvons embarqués à bord duJean-Louis, n’allions-nous pas faire un pèlerinage à laVierge de l’île de Groix pour qu’elle bénisse notre union ?Dieu nous éprouve, mais il ne veut pas nous punir… nous ne l’avonspas mérité…

– Vous avez raison, Pierre, ayonsconfiance.

– En attendant, ma fille, reprit Marcof,va me chercher ce bout de grelin qui est là roulé au pied du mât demisaine. Là, c’est bien ! Maintenant amarre-le solidementautour de ta taille ; aide-la, Jahoua. Bon, ça y est ;approche, continua le marin en passant à son tour son bras droitdans le reste de la corde à laquelle Yvonne avait fait un nœudcoulant. Va ! ne crains rien, si nous sombrons en mer ou sinous nous brisons sur les côtes, je te sauverai.

– Non, non, s’écria impétueusementJahoua ; si quelqu’un doit sauver Yvonne en cas de péril,c’est à moi que ce droit appartient…

– Toi, mon gars, occupe-toi de tesaffaires, et laisse-moi arranger les miennes à ma guise. Yvon m’aconfié sa fille, à moi, entends-tu, et je dois la lui ramener oumourir avec elle.

– S’il y a du danger, Marcof, laissez-moiet sauvez-vous !… s’écria Yvonne.

– Terre ! cria tout à coup une voixaiguë partie du haut de la mâture.

– Voilà le péril qui approche, murmuravivement Marcof à voix basse. Silence tous deux et laissez-moi.

En ce moment, un éclair qui déchira les nuesillumina l’horizon, et malgré la nuit déjà sombre on put distinguerles falaises s’élevant comme de gigantesques masses noires, par letribord du Jean-Louis. La rafale poussait le navire à lacôte avec une effroyable rapidité.

– Marcof ! dit le vieux Bervic ens’approchant vivement de son chef, au nom de Dieu ! faiscarguer la toile ou nous sommes perdus.

– Silence… s’écria durement Marcof ;à ton poste ! Prends ta hache, et, sur ta vie, fends la têteau premier qui hésiterait à obéir.

Le matelot gagna l’avant du navire sansrépondre un seul mot, mais en pensant à part lui que son chef étaitdevenu fou.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer