Maurin des Maures

Maurin des Maures

de Jean Aicard

Chapitre 1 Lequel débute comme un proverbe de M. Alfred de Musset et où le lecteur apprendra que les Provençaux sont les seuls à savoir rire d’eux-mêmes avec un esprit particulier qu’ils nomment la galégeade.

 

L’homme entra et laissa grande ouverte derrière lui la porte de l’auberge.

Il était vêtu de toile, guêtre de toile,chaussé d’espadrilles.

Il était grand, svelte, bien pris. Ce paysan avait dans sa démarche une profonde distinction naturelle, on ne savait quoi de très digne.

Il avait un visage allongé, les cheveux ras,un peu crépus, et sous une barbe sarrasine, courte, légère,frisottée, on sentait la puissance de la mâchoire. Le nez, fort,n’était pas droit, sans qu’on pût dire qu’il fût recourbé.

De la lèvre inférieure au menton, son profil s’achevait en une ligne longue, comme escarpée, coupée à la hache.

Sous sa lèvre, la mouche noire s’isolait au milieu d’une petite place libre de peau roussie, d’un rouge brun de terre cuite.

Un souffle d’air froid, sentant la résine des pins et la bonne terre mouillée, s’engouffra avec Maurin dans la vaste salle haute, fumeuse et noire, de la vieille auberge des Campaux.

Cette auberge est bâtie presque à mi-chemin entre Hyères et La Molle, au bord de la route qui suit dans toute sa longueur la sinueuse coupée du massif montagneux des Maures, en Provence, dans le Var.

« Tu es toi, Maurin ? fit l’aubergiste. Ferme la porte vivement. Tu nous gèles du coup,collègue ! On dirait que tu amènes avec toi l’humide et tout le froid de la montagne.

– Mais en même temps, fit Maurin narquoiset immobile, toute la bonne odeur du bois, collègues ! Vousêtes dans une fumée à couper vraiment au couteau ! Par l’effetde vos pipes, comme aussi de la cheminée où vous brûlez unchêne-liège entier auquel on aura laissé son écorce, vous êtes dansun nuage qui m’empêchait de vous voir. Ça n’est pas sain,camarades ! Respirez-moi un peu cette« montagnère ».

– La porte ! ferme la porte !crièrent tous les buveurs sur des tons divers, mais où dominait unemanière de déférence.

– La porte, Maurin, on te dit ! Ilfait un vrai temps à bécasses ! »

Il y avait, parmi les buveurs, paysans etbûcherons, deux gendarmes et aussi un garde-forêts reconnaissable àson uniforme vert.

Ce garde forestier se tourna à demi et d’unevoix de commandement :

« La porte ! on vous dit !animal ! Comment faut-il qu’on vous le dise ? »

Il avait l’air bourru et l’accent corse.

« Malgré vous, – fit Maurin trèstranquillement, – malgré vous, vous en aurez, du bon air frais pourvotre santé !

« De quoi vous plaignez-vous ?…Ah ! enfin, on vous voit maintenant, les amis !… Mais jene connais pas ce garde. C’est un nouveau, je le devine. Et unCorse, cela s’entend… Ah ! n’est-ce pas qu’on respire ?Ton auberge maintenant, Grivolas, sent le thym et la bruyère. C’estbon ! »

Il s’obstinait à ne pas fermer la porte. Il yeut un silence pendant lequel on « entendit le dehors »,un bruissement prolongé à l’infini, qui se reniflait et s’abaissaitcomme celui de la mer roulant des sables.

« Entends-tu le bruit des pinèdes ?fit Maurin. Trente lieues de bois de pin qui chantent à la fois,compères ! C’est ça une musique. »

Et il se mit à rire.

Alors, la fille du garde, assise près de sonpère et tournant le dos à la porte, regarda Maurin en face. Lesdeux « vïores » de verre, qui, plantées dans deschandeliers de cuivre, fumaient sur la table, posées près de lafille, éclairèrent pour Maurin son visage ovale, régulier, d’unepâleur brune et mate. Les cheveux étaient collés sur les tempes endeux bandeaux plats, mais épais, lisses et reluisants comme l’ailebleue de l’agace et du merle ; et sous les sourcils quisemblaient peints, Maurin vit luire, en deux yeux d’un noir decharbon, d’une couleur rousse de bois brûlé, deux étincelles.

« J’ai froid, l’homme ! »dit-elle placidement.

Aussitôt, la porte lourde, en se fermant sousla poussée de Maurin, fit résonner dans toute la vaste aubergecomme un écho de montagne.

« Excusez, mademoiselle ! fitMaurin. Pour vous servir on aurait fermé plus tôt. »

Le galant Maurin n’avait pas seulement laréputation d’être le premier chasseur et piégeur du pays commeaussi le plus franc galegeaïré (ou moqueur et conteurd’histoires joyeuses), mais encore il passait pour le plus beaucoureur de filles dont on eût jamais entendu parler.« Agradavo », il plaisait. Telle est la brève explicationque donnaient de ses innombrables triomphes amoureux les gens dupeuple à qui on parlait de Maurin ; et sa double renomméedébordait sur les départements voisins.

En le voyant si courtois pour la fille dugarde, un des deux gendarmes s’agita sur sa chaise. Ce gendarme,jeune, bien fait, était fort soigné de sa personne : joli, lafigure ronde, les traits réguliers, la peau tendue, bien lisse, lamoustache d’un noir excessif. Rasé de frais, il avait les joues etle menton bleus comme le ciel. On eût dit une poupée en porcelaine,toute neuve. Un détail de cette physionomie était caractéristique,et semblait plaisant sous un chapeau de gendarme : ses deuxpommettes se surélevaient, très roses, comme deux gonflements, deuxdemi sphères, deux enflures de santé, signes évidents d’uneconscience tranquille et d’une indolence à toute épreuve.

Cela rassurait et donnait envie de rire. Cebeau gendarme, gentil comme un ténor, était amoureux de la« Corsoise » ; il s’était fait agréer, mais par lepère seulement, en qualité de fiancé. Persuadé qu’il plairait unjour à Antonia, il n’avait pas voulu cependant « brusquer leschoses », reconnaissant de bonne grâce qu’il ne suffisait pasde s’être montré trois fois à une jeune fille, et chaque foisdurant quelques minutes à peine, pour être certain de n’avoir pasquelque rival secrètement préféré.

Depuis un mois tout au plus, le garde nouveauétait installé dans la maison forestière du Don, et le gendarme,appartenant à la brigade d’Hyères, ne pouvait venir au Don, dans lacommune de Bormes, qu’en voisin…

Maurin avait surpris le mouvement d’impatiencedu gendarme et il en avait aisément deviné la cause.

Il vint s’asseoir près des deux gendarmes dontil n’avait rien à redouter, s’étant toujours gardé avec soin dechasser en temps prohibé et sur des terrains interdits, – ou dumoins de s’y laisser prendre.

« Grivolas ! du café ! du cafébien chaud ! cria-t-il.

– Tu as donc soupé, Maurin ?

– J’ai toujours soupé, moi ! dit-il.Dès que j’ai faim, tu sais bien, je mange, n’importe où je suis. Etje soupe toujours sans soupe. Voilà pourquoi le bon café me réjouitplus qu’un autre. »

Il but une gorgée de café brûlant avec unesatisfaction visible, et se mit à bourrer sa pipe lentement.

Presque tous le regardaient avec beaucoup decuriosité. C’était un homme légendaire que ce Maurin, un homme quifaisait « sortir du gibier aux endroits où il n’y en avaitpas ». Et quel tireur, mon ami ! Bête vue était bêtemorte. Toujours chaussé d’espadrilles, il parcourait en silence lesbois, les mussugues (coteaux couverts de cistes), les lits pierreuxdes torrents, les sommets couverts d’argeras (genêts épineux), lesvallons de roches et de bruyères.

Cet homme en pantoufles, ne couchait pastrente fois par an, comme tout le monde, dans une vraie maison. Soncarnier de cuir, exécuté d’après « ses plans » par lebourrelier de Collobrières, était une fois plus grand que le plusgrand modèle habituel et, tout chargé, pesait quarante livres,qu’il trimbalait « comme rien ». Qu’y avait-illà-dedans ? Un monde ! Tout ce qu’il faut pour vivre à lachasse, seul, au fond des bois, à savoir : douze goussesd’ail, renouvelables ; deux livres de pain, un litre de vin,un tube de roseau contenant du sel, une gourde d’aïgarden[1] ; une coupe taillée dans de laracine de bruyère, coupe d’honneur offerte à Maurin par leschasseurs de Sainte-Maxime ; deux paquets de tabac de cantine,deux pipes, un couteau-scie ; un couteau poignard de marin,dans sa gaine de cuir ; un briquet, de l’amadou, trois alènesde cordonnier, un tranchet, une paire d’espadrilles de rechange (ilen usait deux paires par semaine) ; une demi-peau de chèvretannée, pour le raccommodage de ses chaussures ; deuxtournevis, six livres de plomb, trois boites de poudre, deux boîtesde capsules (car bien qu’il possédât un fusil « àsystème » il prenait quelquefois son vieux fusil àpiston) ; une boîte de fer-blanc pour les œufs et lessauces ; douze mètres de cordelette fine et solide diteseptain ; une paire de manchons. Ces manchons étaient desgants de cuir de son invention, sans doigts, où ses brasplongeaient jusqu’aux épaules. Ces manchons, qu’il faisait admirervolontiers, ne semblaient pas d’un usage pratique, mais ils luirendaient, au contraire, les plus grands services en de certainesoccasions.

Quand on disait, chez les paysans, sur unpoint quelconque du département : « Maurin… »quelqu’un de l’assistance aussitôt ajoutait, sur le ton del’interrogatoire : « Des Maures ? » Et si celuiqui allait parler répondait : « Oui », vite lestêtes se rapprochaient, on faisait cercle pour apprendre quelquenouvelle aventure du roi des Maures, du don Juan des Bois.

Les domaines de Maurin étant immenses, onl’apercevait peu de temps dans la même région. C’est pourquoi, cesoir-là, à l’auberge des Campaux, la curiosité était si vive autourde lui.

Les joueurs oublièrent leurs cartes, pour leregarder attentivement. Les conversations étaient en déroute.

Maurin eut de nouveau un gros rire.

« Je suis tombé ici, dit-il, comme unepierre dans un marais, donc ! que les grenouilles ne disentplus rien ? »

Le beau gendarme grommela sottement :

« Grenouilles ! Grenouilles !parlez pour vous, camarade ! »

Il ne fallait jamais agacer Maurin. Il avaitla superbe d’un chef, et la susceptibilité d’un solitaire que rienne vient heurter à l’ordinaire.

De plus, en présence d’une femme qui ne luidéplaisait pas, jamais Maurin n’eût « laissé le dernier »(le dernier mot) à qui que ce fût. En pareil cas, ce mâle devenaitterrible, à la manière de tous les fauves.

« J’ai dit :« grenouilles » ! gronda Maurin, vous faisiez danscette salle un tapage de grenouilles !et vous voustaisez comme des grenouilles dans le marais, depuis quej’ai fermé cette porte. Je l’ai fermée pas pour vous, maisseulement pour plaire à la demoiselle… Et vous vous taisez, je dis,comme des grenouilles ! – Il enflait le mot. – Voilà ce quej’ai dit. Et la gendarmerie ne peut pas y changer une parole. Ça,elle ne peut pas le faire, la gendarmerie !… »

La gendarmerie ne peut pas non plus verbalisercontre une phrase inoffensive, après tout, comme celle que Maurinavait prononcée.

Le gendarme, vexé, se tut. La Corsoise,sympathique à Maurin, souriait.

Les Corses, race héroïque, sont ou gendarmesou bandits. Le père de la Corsoise était fils d’un célèbre banditcorse.

Élevé dans le maquis jusqu’à l’âge de vingtans, il était devenu un excellent soldat. Maintenant il était gardeforestier et sa fille avait dix-huit ans. Elle eût épousé sansrépugnance un gendarme, mais elle n’y avait jamais songé. Au choix,elle eût préféré un bandit, et elle n’y songeait pas.

Elle regarda Maurin. Maurin en éprouva unejoie physique bien connue de lui.

C’était un peu ce qu’il ressentait parfois ausommet d’une montagne, à l’aube, lorsque la vie lui revenaitnouvelle, aux lèvres et dans le sang, après un bon somme, et que lesouffle de la mer, chargé des parfums de la montagne, pénétrantjusqu’à la chair par le col ouvert de sa chemise courait dans toutlui, et le faisait frissonner d’aise.

Le regard de la Corsoise l’émut plus quejamais ne l’émut un regard de femme. Le descendant des piratesmaures rapteurs de filles tressaillit sous le regard de cet œiltrès noir, très grand, enflammé, où il reconnut une race de feu,sœur de la sienne. L’envie lui vint de faire le beau, comme ellevient au faisan dans le temps des amours.

« Tu n’as rien tuéaujourd’hui ? » lui demanda l’un des buveurs.

Alors la physionomie du galegeaïré devintsérieuse :

« Il m’en est arrivé une, dit-il, dansson français traduit du provençal et semé d’idiotismes :osco, Manosco ! »

Il abattit sur la table son poing fermé, avecle pouce rigide en l’air.

Cela signifiait : « Il m’en estarrivé une bien bonne, surprenante, inénarrable ! »

Osco, c’est-à-dire ; marquelà ! et Manosco,ajouté pour la rime, pour rien,pour le plaisir, pour faire sonner une deuxième fois leosco en invoquant une cité provençale qui a donné, dansles temps, de fortes surprises aux gens de guerre.

Les têtes se groupèrent autour de Maurin.Seuls les gendarmes ne se dérangèrent pas. L’aubergiste futattentif. Quel gibier lui apportait Maurin ?

Maurin, lui, songeait surtout à plaire à lafille en contant de son mieux une histoire étonnante.

La belle Corsoise s’était dérangée comme lesautres pour écouter le conteur jovial, le fameux galegeaïré.

Maurin repoussa en arrière son petit feutrefané et dit gravement :

« Voilà. Figurez-vous, je n’ai vu, detout le jour, qu’un gageai (un geai). »

Il y eut un ah ! de désappointement dansl’auditoire.

« Mais espérez un peu ! poursuivitl’homme avec une expression narquoise répandue dans tout sonvisage, espérez un peu… vous allez voir…

« Le geai me passait sur la tête. Je luienvoie mon coup de fusil. Pan ! il descend à terre et se posesur ses pattes comme un homme ! Je me dis : Il estblessé ! Et vous auriez dit comme moi. Manquer un geai quivous passe sur la tête ! le coup du roi ! quand on estMaurin ! le manquer, ça n’est pas possible ! je nepouvais pas me le croire !

– Alors ?

– Alors je vais pour le ramasser… il faitun bond, mes amis, et se pose à terre, un peu plus loin ! Jeme dis : « C’est une masque (un sorcier) ! Nousallons voir s’il m’emportera mes deux sous de poudre et de plomb,ce voleur ! » Je prends mon chapeau… et vlan ! je lelui lance : le voilà coiffé ! mes amis ! je vousl’ai coiffé… il était sous le chapeau, pris, mes amis, pris,flambé, cuit… Avec une sauce bien piquante un geai peut nourrir unpauvre… Je vais donc encore pour le ramasser… Ah ! misère, mesenfants ! misère de moi !… au moment où j’envoie la mainen avant, voilà mon chapeau qui fait un bond, lui aussi, et qui sepose dans un arbre ! Je voyais sortir, de dessous le chapeau,les pattes de mon geai… Un chapeau à pattes, là-haut, sur leciel !… Pauvre de moi !… Il fait encore un bond… et voilàmon chapeau sur une branche plus haute, au bout d’un pin cettefois !… Il n’est pas neuf, mon chapeau, c’est vrai, tenez, levoilà… mais il vaut bien encore vingt sous… n’est-ce pas,gendarmes ?

« Alors je me dis : « Vingtsous de chapeau et deux sous de poudre et de plomb, ça fait bienvingt-deux sous, si Barrême n’est pas un âne… » Qu’auriez-vousfait à ma place ?… Je tremblais pour mon chapeau. Je medisais : « Voilà un vieux chapeau fichu, il va s’en allerqui sait où ! » Alors, mes amis, je ramassai une motte deterre, je visai bien, je la lançai – et le chapeau tomba comme ungibier ! mais le geai, mes amis, prit son vol et fila comme unchasseur en faute poursuivi par des gendarmes… C’était, je vous ledis, une masque… Osco, Manosco ! Marquez-moicelle-là ! »

On riait. La belle fille riait, près deMaurin, qui, de façon à être entendu d’elle, dit à voix basse aupatron de l’auberge :

« Trois lapins et deux lièvres, ma chassed’aujourd’hui, sont à l’endroit que tu sais ; vends-les pourmon compte et pour le mieux ; personne n’a besoin de savoirmes affaires. »

Il rayonnait, Maurin ; il avait d’uneseule histoire fait deux coups doubles : il avait fait rire labelle fille et agacé les gendarmes : un ! – dissimulé auxyeux des autres auditeurs le profit de sa journée, et satisfait sonimagination « d’artiste » : deux ! – car ilvenait d’inventer son histoire de toutes pièces. Et il savait trèsbien que tout ce monde n’était pas dupe de sa fable, et que tousl’admiraient de si bien mentir.

Il se moquait un peu de son public, en mêmetemps que de sa prétendue maladresse à laquelle nul ne croyait.

Et toute cette façon de rire de soi et desautres en se donnant un ridicule vrai ou seulement vraisemblable,c’est cela qui constitue la gouaillerie provençale, la galégeade.Qui trompe-t-on ici ?… Nous ne le saurons jamais.

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