Médée

Médée

de Pierre Corneille

Adresse

Épître de Corneille à Monsieur P.T.N.G.

Monsieur,

Je vous donne Médée, toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. Je vous la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir ou violenter vos sentiments par un étalage des préceptes de l’art, qui doivent être fort mal entendus et fort mal pratiqués quand ils ne nous font pas arriver au but que l’art se propose. Celui de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu’elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu’une chose soit agréable quand elle leur déplaît. Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes ; mais la peinture et la poésie ont cela de commun,entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et l’autre de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses,mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est point par leur punition, qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel. Il n’est pas besoin d’avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter : elles paraissent assez à découvert pour n’en faire envie à personne. Je n’examine point si elles sont vraisemblables ou non : cette difficulté,qui est la plus délicate de la poésie, et peut-être la moins entendue, demanderait un discours trop long pour une épître :il me suffit qu’elles sont autorisées ou par la vérité de l’histoire, ou par l’opinion commune des anciens. Elles vous ont agréé autrefois sur le théâtre ; j’espère qu’elles vous satisferont encore aucunement sur le papier, et demeure,

Monsieur,

Votre très humble serviteur,

Corneille.

Examen

Cette tragédie a été traitée en grec par Euripide, et en latin par Sénèque ; et c’est sur leur exemple que je me suis autorisé à en mettre le lieu dans une place publique, quelque peu de vraisemblance qu’il y ait à y faire parler des rois, et à y voir Médée prendre les desseins de sa vengeance.Elle en fait confidence, chez Euripide, à tout le chœur, composé de Corinthiennes sujettes de Créon, et qui devaient être du moins au nombre de quinze, à qui elle dit hautement qu’elle fera périr leur roi, leur princesse et son mari, sans qu’aucune d’elles ait la moindre pensée d’en donner avis à ce prince.

Pour Sénèque, il y a quelque apparence qu’ilne lui fait pas prendre ces résolutions violentes en présence duchœur, qui n’est pas toujours sur le théâtre, et n’y parle jamaisaux autres acteurs ; mais je ne puis comprendre comme, dansson quatrième acte, il lui fait achever ses enchantements en placepublique ; et j’ai mieux aimé rompre l’unité exacte du lieu,pour faire voir Médée dans le même cabinet où elle a fait sescharmes, que de l’imiter en ce point.

Tous les deux m’ont semblé donner trop peu dedéfiance à Créon des présents de cette magicienne, offensée audernier point, qu’il témoigne craindre chez l’un et chez l’autre,et dont il a d’autant plus de lieu de se défier, qu’elle luidemande instamment un jour de délai pour se préparer à partir, etqu’il croit qu’elle ne le demande que pour machiner quelque chosecontre lui, et troubler les noces de sa fille.

J’ai cru mettre la chose dans un peu plus dejustesse, par quelques précautions que j’y ai apportées : lapremière, en ce que Créuse souhaite avec passion cette robe queMédée empoisonne, et qu’elle oblige Jason à la tirer d’elle paradresse ; ainsi, bien que les présents des ennemis doiventêtre suspects, celui-ci ne le doit pas être, parce que ce n’est pastant un don qu’elle fait qu’un payement qu’on lui arrache de lagrâce que ses enfants reçoivent ; la seconde, en ce que cen’est pas Médée qui demande ce jour de délai qu’elle emploie à savengeance, mais Créon qui le lui donne de son mouvement, comme pourdiminuer quelque chose de l’injuste violence qu’il lui fait, dontil semble avoir honte en lui-même ; et la troisième enfin, ence qu’après les défiances que Pollux lui en fait prendre presquepar force, il en fait faire l’épreuve sur une autre, avant que depermettre à sa fille de s’en parer.

L’épisode d’Égée n’est pas tout à fait de moninvention ; Euripide l’introduit en son troisième acte, maisseulement comme un passant à qui Médée fait ses plaintes, et quil’assure d’une retraite chez lui à Athènes, en considération d’unservice qu’elle promet de lui rendre. En quoi je trouve deux chosesà dire : l’une, qu’Égée, étant dans la cour de Créon, ne parlepoint du tout de le voir ; l’autre, que, bien qu’il promette àMédée de la recevoir et protéger à Athènes après qu’elle se seravengée, ce qu’elle fait dès ce jour-là même, il lui témoignetoutefois qu’au sortir de Corinthe il va trouver Pitthéus àTrézène, pour consulter avec lui sur le sens de l’oracle qu’onvenait de lui rendre à Delphes, et qu’ainsi Médée serait demeuréeen assez mauvaise posture dans Athènes en l’attendant, puisqu’iltarda manifestement quelque temps chez Pitthéus, où il fit l’amourà sa fille Aethra, qu’il laissa grosse de Thésée, et n’en partitpoint que sa grossesse ne fût constante. Pour donner un peu plusd’intérêt à ce monarque dans l’action de cette tragédie, je le faisamoureux de Créuse, qui lui préfère Jason, et je porte sesressentiments à l’enlever, afin qu’en cette entreprise, demeurantprisonnier de ceux qui la sauvent de ses mains, il ait obligation àMédée de sa délivrance, et que la reconnaissance qu’il lui en doitl’engage plus fortement à sa protection, et même à l’épouser, commel’histoire le marque.

Pollux est de ces personnagesprotatiques[1] qui nesont introduits que pour écouter la narration du sujet. Je pensel’avoir déjà dit, et j’ajoute que ces personnages sont d’ordinaireassez difficiles à imaginer dans la tragédie, parce que lesévénements publics et éclatants dont elle est composée sont connusde tout le monde, et que s’il est aisé de trouver des gens qui lessachent pour les raconter, il n’est pas aisé d’en trouver qui lesignorent pour les entendre ; c’est ce qui m’a fait avoirrecours à cette fiction, que Pollux, depuis son retour de Colchos,avait toujours été en Asie, où il n’avait rien appris de ce quis’était passé dans la Grèce, que la mer en sépare. Le contrairearrive en la comédie : comme elle n’est que d’intriguesparticulières, il n’est rien si facile que de trouver des gens quiles ignorent ; mais souvent il n’y a qu’une seule personne quiles puisse expliquer : ainsi l’on n’y manque jamais deconfidents quand il y a matière de confidence.

Dans la narration que fait Nérine au quatrièmeacte, on peut considérer que quand ceux qui écoutent ont quelquechose d’important dans l’esprit, ils n’ont pas assez de patiencepour écouter le détail de ce qu’on leur vient raconter, et quec’est assez pour eux d’en apprendre l’événement en un mot ;c’est ce que fait voir ici Médée, qui, ayant su que Jason a arrachéCréuse à ses ravisseurs, et pris Égée prisonnier, ne veut pointqu’on lui explique comment cela s’est fait. Lorsqu’on a affaire àun esprit tranquille, comme Achorée à Cléopâtre dans la Mort dePompée, pour qui elle ne s’intéresse que par un sentimentd’honneur, on prend le loisir d’exprimer toutes lesparticularités ; mais avant que d’y descendre, j’estime qu’ilest bon, même alors, d’en dire tout l’effet en deux mots dèsl’abord.

Surtout, dans les narrations ornées etpathétiques, il faut très soigneusement prendre garde en quelleassiette est l’âme de celui qui parle et de celui qui écoute, et sepasser de cet ornement, qui ne va guère sans quelque étalageambitieux, s’il y a la moindre apparence que l’un des deux soittrop en péril, ou dans une passion trop violente pour avoir toutela patience nécessaire au récit qu’on se propose.

J’oubliais à remarquer que la prison où jemets Égée est un spectacle désagréable, que je conseilleraisd’éviter ; ces grilles qui éloignent l’acteur du spectateur,et lui cachent toujours plus de la moitié de sa personne, nemanquent jamais à rendre son action fort languissante. Il arrivequelquefois des occasions indispensables de faire arrêterprisonniers sur nos théâtres quelques-uns de nos principauxacteurs ; mais alors il vaut mieux se contenter de leur donnerdes gardes qui les suivent, et n’affaiblissent ni le spectacle nil’action, comme dans Polyeucte et dans Héraclius. J’ai voulu rendrevisible ici l’obligation qu’Égée avait à Médée ; mais cela sefût mieux fait par un récit.

Je serai bien aise encore qu’on remarque lacivilité de Jason envers Pollux à son départ : il l’accompagnejusque hors de la ville ; et c’est une adresse de théâtreassez heureusement pratiquée pour l’éloigner de Créon et Créusemourants, et n’en avoir que deux à la fois à faire parler. Unauteur est bien embarrassé quand il en a trois, et qu’ils ont toustrois une assez forte passion dans l’âme pour leur donner une justeimpatience de la pousser au-dehors ; c’est ce qui m’a obligé àfaire mourir ce roi malheureux avant l’arrivée de Jason, afin qu’iln’eût à parler qu’à Créuse ; et à faire mourir cette princesseavant que Médée se montre sur le balcon, afin que cet amant encolère n’ait plus à qui s’adresser qu’à elle ; mais on auraiteu lieu de trouver à dire qu’il ne fût pas auprès de sa maîtressedans un si grand malheur, si je n’eusse rendu raison de sonéloignement.

J’ai feint que les feux que produit la robe deMédée, et qui font périr Créon et Créuse, étaient invisibles, parceque j’ai mis leurs personnes sur la scène dans la catastrophe. Cespectacle de mourants m’était nécessaire pour remplir mon cinquièmeacte, qui sans cela n’eût pu atteindre à la longueur ordinaire desnôtres ; mais à dire le vrai, il n’a pas l’effet que demandela tragédie, et ces deux mourants importunent plus par leurs criset par leurs gémissements, qu’ils ne font pitié par leur malheur.La raison en est qu’ils semblent l’avoir mérité par l’injusticequ’ils ont faite à Médée, qui attire si bien de son côté toute lafaveur de l’auditoire, qu’on excuse sa vengeance après l’indignetraitement qu’elle a reçu de Créon et de son mari, et qu’on a plusde compassion du désespoir où ils l’ont réduite, que de tout cequ’elle leur fait souffrir.

Quant au style, il est fort inégal en cepoème : et ce que j’y ai mêlé du mien approche si peu de ceque j’ai traduit de Sénèque, qu’il n’est point besoin d’en mettrele texte en marge pour faire discerner au lecteur ce qui est de luiou de moi. Le temps m’a donné le moyen d’amasser assez de forcespour ne laisser pas cette différence si visible dans le Pompée, oùj’ai beaucoup pris de Lucain, et ne crois pas être demeuré fortau-dessous de lui quand il a fallu me passer de son secours.

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