Mélite

Mélite

de Pierre Corneille

Adresse

À Monsieur de Liancour

MONSIEUR,

Mélite serait trop ingrate de rechercher une autre protection que la vôtre ; elle vous doit cet hommage et cette légère reconnaissance de tant d’obligations qu’elle vous a : non qu’elle présume par là s’en acquitter en quelque sorte, mais seulement pour les publier à toute la France.Quand je considère le peu de bruit qu’elle fit à son arrivée à Paris, venant d’un homme qui ne pouvait sentir que la rudesse de son pays, et tellement inconnu qu’il était avantageux d’en taire le nom, quand je me souviens, dis-je, que ses trois premières représentations ensemble n’eurent point tant d’affluence que la moindre de celles qui les suivirent dans le même hiver, je ne puis rapporter de si faibles commencements qu’au loisir qu’il fallait au monde pour apprendre que vous en faisiez état, ni des progrès si peu attendus qu’à votre approbation, que chacun se croyait obligé de suivre après l’avoir sue. C’est de là, monsieur, qu’est venu tout le bonheur de Mélite ; et quelques hauts effets qu’elle ait produits depuis, celui dont je me tiens le plus glorieux, c’est l’honneur d’être connu de vous, et de vous pouvoir souvent assurer de bouche que je serai toute ma vie,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CORNEILLE.

Au lecteur

Je sais bien que l’impression d’une pièce en affaiblit la réputation : la publier, c’est l’avilir ; et même il s’y rencontre un particulier désavantage pour moi, vu que ma façon d’écrire étant simple et familière, la lecture fera prendre mes naïvetés pour des bassesses. Aussi beaucoup de mes amis m’ont toujours conseillé de ne rien mettre sous la presse, et ont raison, comme je crois ; mais, par je ne sais quel malheur,c’est un conseil que reçoivent de tout le monde ceux qui écrivent,et pas un d’eux ne s’en sert. Ronsard, Malherbe et Théophile l’ont méprisé ; et si je ne les puis imiter en leurs grâces, je les veux du moins imiter en leurs fautes, si c’en est une que de faire imprimer. Je contenterai par là deux sortes de personnes, mes amis et mes envieux, donnant aux uns de quoi se divertir, aux autres de quoi censurer : et j’espère que les premiers me conserveront encore la même affection qu’ils m’ont témoignée par le passé ;que des derniers, si beaucoup font mieux, peu réussiront plus heureusement, et que le reste fera encore quelque sorte d’estime de cette pièce, soit par coutume de l’approuver, soit par honte de se dédire. En tout cas, elle est mon coup d’essai ; et d’autres que moi ont intérêt à la défendre, puisque, si elle n’est pas bonne, celles qui sont demeurées au-dessous doivent être fort mauvaises.

Argument

Éraste, amoureux de Mélite, la fait connaîtreà son ami Tircis, et, devenu peu après jaloux de leur hantise, faitrendre des lettres d’amour supposées, de la part de Mélite, àPhilandre, accordé de Chloris, sœur de Tircis. Philandre s’étantrésolu, par l’artifice et les suasions  d’Éraste,de quitter Chloris pour Mélite, montre ces lettres à Tircis. Cepauvre amant en tombe en désespoir, et se retire chez Lisis, quivient donner à Mélite de fausses alarmes de sa mort. Elle se pâme àcette nouvelle, et témoignant par là son affection, Lisis ladésabuse, et fait revenir Tircis, qui l’épouse. Cependant Cliton,ayant vu Mélite pâmée, la croit morte, et en porte la nouvelle àÉraste, aussi bien que de la mort de Tircis. Éraste, saisi deremords, entre en folie ; et remis en son bon sens par lanourrice de Mélite, dont il apprend qu’elle et Tircis sont vivants,il lui va demander pardon de sa fourbe, et obtient de ces deuxamants Chloris, qui ne voulait plus de Philandre après salégèreté.

Examen

Cette pièce fut mon coup d’essai, et elle n’agarde d’être dans les règles, puisque je ne savais pas alors qu’ily en eût. Je n’avais pour guide qu’un peu de sens commun, avec lesexemples de feu Hardy, dont la veine était plus féconde que polie,et de quelques modernes qui commençaient à se produire, et quin’étaient pas plus réguliers que lui. Le succès en futsurprenant : il établit une nouvelle troupe de comédiens àParis, malgré le mérite de celle qui était en possession de s’yvoir l’unique ; il égala tout ce qui s’était fait de plus beaujusques alors, et me fit connaître à la cour. Ce sens commun, quiétait toute ma règle, m’avait fait trouver l’unité d’action pourbrouiller quatre amants par un seul intrique, et m’avait donnéassez d’aversion de cet horrible dérèglement qui mettait Paris,Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le miendans une seule ville.

La nouveauté de ce genre de comédie, dont iln’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf quifaisait une peinture de la conversation des honnêtes gens, furentsans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant debruit. On n’avait jamais vu jusque-là que la comédie fît rire sanspersonnages ridicules, tels que les valets bouffons, les parasites,les capitans, les docteurs, etc. Celle-ci faisait son effet parl’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’onvoit dans les comédies de Plaute et de Térence, qui n’étaient quedes marchands. Avec tout cela, j’avoue que l’auditeur fut bienfacile à donner son approbation à une pièce dont le nœud n’avaitaucune justesse. Éraste y fait contrefaire des lettres de Mélite,et les porter à Philandre. Ce Philandre est bien crédule de sepersuader d’être aimé d’une personne qu’il n’a jamais entretenue,dont il ne connaît point l’écriture, et qui lui défend de l’allervoir, cependant qu’elle reçoit les visites d’un autre avec qui ildoit avoir une amitié assez étroite, puisqu’il est accordé de sasœur. Il fait plus : sur la légèreté d’une croyance si peuraisonnable, il renonce à une affection dont il était assuré, etqui était prête d’avoir son effet. Éraste n’est pas moins ridiculeque lui, de s’imaginer que sa fourbe causera cette rupture, quiserait toutefois inutile à son dessein, s’il ne savait de certitudeque Philandre, malgré le secret qu’il lui fait demander par Mélitedans ces fausses lettres, ne manquera pas à les montrer àTircis ; que cet amant favorisé croira plutôt un caractèrequ’il n’a jamais vu, que les assurances d’amour qu’il reçoit tousles jours de sa maîtresse, et qu’il rompra avec elle sans luiparler, de peur de s’en éclaircir. Cette prétention d’Éraste nepouvait être supportable à moins d’une révélation ; et Tircis,qui est l’honnête homme de la pièce, n’a pas l’esprit moins légerque les deux autres, de s’abandonner au désespoir par une mêmefacilité de croyance à la vue de ce caractère inconnu. Lessentiments de douleur qu’il en peut légitimement concevoirdevraient du moins l’emporter à faire quelques reproches à celledont il se croit trahi, et lui donner par là l’occasion de ledésabuser. La folie d’Éraste n’est pas de meilleure trempe. Je lacondamnais dès lors en mon âme ; mais comme c’était unornement de théâtre qui ne manquait jamais de plaire, et se faisaitsouvent admirer, j’affectai volontiers ces grands égarements, et entirai un effet que je tiendrais encore admirable en ce temps :c’est la manière dont Éraste fait connaître à Philandre, en leprenant pour Minos, la fourbe qu’il lui a faite et l’erreur où ill’a jeté. Dans tout ce que j’ai fait depuis, je ne pense pas qu’ilse rencontre rien de plus adroit pour un dénouement.

Tout le cinquième acte peut passer pourinutile. Tircis et Mélite se sont raccommodés avant qu’il commence,et par conséquent l’action est terminée. Il n’est plus question quede savoir qui a fait la supposition des lettres ; et ilspouvaient l’avoir su de Chloris à qui Philandre l’avait dit pour sejustifier. Il est vrai que cet acte retire Éraste de folie, qu’ille réconcilie avec les deux amants, et fait son mariage avecChloris ; mais tout cela ne regarde plus qu’une actionépisodique, qui ne doit pas amuser le théâtre quand la principaleest finie ; et surtout ce mariage a si peu d’apparence, qu’ilest aisé de voir qu’on ne le propose que pour satisfaire à lacoutume de ce temps-là, qui était de marier tout ce qu’onintroduisait sur la scène. Il semble même que le personnage dePhilandre, qui part avec un ressentiment ridicule dont on ne craintpas l’effet, ne soit point achevé, et qu’il lui fallait quelquecousine de Mélite ou quelque sœur d’Éraste pour le réunir avec lesautres. Mais dès lors je ne m’assujettissais pas tout à fait àcette mode, et je me contentai de faire voir l’assiette de sonesprit sans prendre soin de le pourvoir d’une autre femme.

Quant à la durée de l’action, il est assezvisible qu’elle passe l’unité de jour ; mais ce n’en est pasle seul défaut ; il y a de plus une inégalité d’intervalleentre les actes qu’il faut éviter. Il doit s’être passé huit ouquinze jours entre le premier et le second, et autant entre lesecond et le troisième ; mais du troisième au quatrième, iln’est pas besoin de plus d’une heure, et il en faut encore moinsentre les deux derniers, de peur de donner le temps de se ralentirà cette chaleur qui jette Éraste dans l’égarement d’esprit. Je nesais même si les personnages qui paraissent deux fois dans un mêmeacte (posé que cela soit permis, ce que j’examinerai ailleurs), jene sais, dis-je, s’ils ont le loisir d’aller d’un quartier de laville à l’autre, puisque ces quartiers doivent être si éloignésl’un de l’autre, que les acteurs aient lieu de ne pass’entreconnaître. Au premier acte, Tircis, après avoir quittéMélite chez elle, n’a que le temps d’environ soixante vers pouraller chez lui, où il rencontre Philandre avec sa sœur, et n’en aguère davantage au second à refaire le même chemin. Je sais bienque la représentation raccourcit la durée de l’action, et qu’ellefait voir en deux heures, sans sortir de la règle, ce qui souvent abesoin d’un jour entier pour s’effectuer ; mais je voudraisque, pour mettre les choses dans leur justesse, ce raccourcissementse ménageât dans les intervalles des actes, et que le temps qu’ilfaut perdre s’y perdît en sorte que chaque acte n’en eût, pour lapartie de l’action qu’il représente, que ce qu’il en faut pour sareprésentation.

Ce coup d’essai a sans doute encore d’autresirrégularités ; mais je ne m’attache pas à les examiner siponctuellement que je m’obstine à n’en vouloir oublier aucune. Jepense avoir marqué les plus notables ; et pour peu que lelecteur ait d’indulgence pour moi, j’espère qu’il ne s’offenserapas d’un peu de négligence pour le reste.

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