Mémoires de Vidocq – Tome I

Mémoires de Vidocq – Tome I

d’ Eugene-Francois Vidocq

Le plus grand fléau, est l’homme qui provoque.

Quand il n’y a point de provocateurs, ce sont les forts qui commettent les crimes, parce que ce ne sont que les forts qui les conçoivent. En police, il vaut mieux ne pas faire d’affaire que d’en créer.

Mémoires, tome 1.

 

VIDOCQ – AU LECTEUR

Ce fut au mois de janvier 1828 que je terminai ces Mémoires, dont je voulais diriger moi-même la publication.Malheureusement, dans le courant de février, je me cassai le bras droit, et comme il était fracturé en cinq endroits différents, il fut question de me le couper ; pendant plus de six semaines,mes jours furent en péril, j’étais en proie à d’horribles souffrances. Dans cette cruelle situation, je n’étais guère en état de relire mon manuscrit, et d’y mettre ce qu’on appelle la dernière main : cependant j’avais vendu, et le libraire était pressé de publier ; il offrit de me donner un réviseur, et, trompé parla recommandation d’un écrivain honorablement connu dans la littérature, pour faire un travail qu’en toute autre circonstance je n’eusse confié à personne, il me présenta l’un de ces prétendus hommes de lettres dont l’intrépide jactance cache la nullité, et qui n’ont d’autre vocation que le besoin d’argent. Ce prétendu homme de lettres exaltait beaucoup trop son propre mérite, pour que je n’éprouvasse pas quelque répugnance à l’accepter, mais il avaitderrière lui une caution respectable, il était désigné par unlittérateur distingué. J’écartai des préventions peut-êtreinjustes, et je consentis à être suppléé en attendant ma guérison.Le suppléant devait immédiatement prendre connaissance dumanuscrit ; il le parcourut, et après un examen superficiel,afin de se faire valoir, il ne manqua pas d’affirmer, suivantl’usage, qu’il, avait beaucoup à revoir et à corriger ; lelibraire, suivant l’usage encore, le crut sur parole ; onréussit à me persuader dans le même sens, et, comme tant d’autres,qui ne s’en vantent pas, j’eus un teinturier.

Certes, il avait beaucoup à reprendre dans monstyle : j’ignorais les convenances et les formes littéraires,mais j’étais habitué à un ordre logique, je savais l’inconvénientdes répétitions de mots, et si je n’étais pas grammairiencomme Vaugelas, soit routine, soit bonheur, j’avais presquetoujours l’avantage d’éviter les fautes de français. Vidocqécrivant avec cette correction était peut-être une invraisemblanceaux yeux de mon censeur, c’est ce que je ne sais pas : maisvoici le fait :

Au mois de juillet dernier, j’allai à Douaipour faire entériner des lettres de grâces qui m’avaient étéaccordées en 1818. À mon retour, je demandai en communication lesfeuilles imprimées de mes Mémoires, et comme ma réintégration dansles droits de citoyen ne me laissait plus redouter aucune rigueurarbitraire de la part de l’autorité, je me proposai de refondredans mon manuscrit tout ce qui est relatif à la police, afin de lecompléter par des révélations dont je m’étais jusqu’alorsabstenu.

Quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu’à lalecture du premier volume et d’une partie du second, je m’aperçusque ma rédaction avait été entièrement changée, et qu’à unenarration dans laquelle se retrouvaient à chaque instant, lessaillies, la vivacité et l’énergie de mon caractère, on en avaitsubstitué une autre, tout à fait dépourvue de vie, de couleur et derapidité. Sauf quelques altérations, les faits étaient bien lesmêmes, mais tout ce qu’il y avait de fortuit, d’involontaire, despontané dans les vicissitudes d’une carrière orageuse, ne s’yprésentait plus que comme une longue préméditation du mal. L’empirede la nécessité était soigneusement dissimulé ; j’étais enquelque sorte le Cartouche de l’époque, ou plutôt un autrecompère Matthieu, n’ayant ni sensibilité, ni conscience,ni regrets, ni repentir. Pour comble de disgrâce, la seuleintention qui pût justifier quelques aveux d’une sincérité peucommune, devenait imperceptible, je n’étais plus qu’un éhonté qui,accoutumé à ne plus rougir, joint à l’immoralité de certainesactions, celle de se complaire à les raconter. Pour me déconsidérersous d’autres rapports, on me prêtait encore un langage d’unetrivialité que rien ne rachète. De bonne foi, je me sentaisintérieurement humilié de ce que la presse avait reproduit desdétails que je n’aurais pas manqué de faire disparaître, si jen’avais pas compté sur la révision d’un homme de goût. J’étaischoqué de cette multitude de locutions vicieuses, de tournuresfatigantes, de phrases prolixes, dans lesquelles l’oreille n’estpas plus ménagée que le bon sens et la syntaxe. Il ne m’était pasconcevable qu’avec une telle absence de talent, on s’aveuglât aupoint de prendre la qualité d’homme de lettres. Mais bientôt dessoupçons s’élevèrent dans mon esprit, et à la suppression dequelques noms que j’étais surpris de ne plus trouver (celui de monsuccesseur, Coco-Lacour, par exemple), je crus reconnaître le doigtd’une police émérite et les traces d’une transaction à laquelle ons’était bien gardé de nous initier, le libraire et moi.Vraisemblablement le parti Delavau et Franchet, informé du fatalaccident qui m’empêchait de surveiller par moi-même une publicationqui doit l’inquiéter, avait profité de la circonstance pour fairerédiger mes Mémoires d’une manière à paralyser d’avance l’effet derévélations dont il n’aura pas à s’applaudir. Toutes lesconjectures étaient permises ; je n’accusai avec certitude quel’incapacité de mon correcteur, et comme, sans vanité, j’étais plussatisfait de ma prose que de la sienne, je le priai de se dispenserde continuer son travail.

Il semblerait qu’alors il n’eut pointd’objection à faire ; mais devait-il se départir de samission ? il opposa un marché et un commencement d’exécution,en vertu duquel il s’attribuait le droit de me mutiler bon grémalgré, et de m’accommoder jusqu’au bout à sa fantaisie, à moinsqu’il ne me plût de lui allouer une indemnité. J’aurais pu à plusjuste titre lui demander des dommages et intérêts ; mais où iln’y a ni bien ni honneur à quoi sert une réclamation de cegenre ? Pour ne pas perdre de temps en débats inutiles, jerachetai mon manuscrit, et j’en payai la rançon sous certainesréserves que je fis in petto.

Dès ce moment, je pris la résolutiond’anéantir les pages dans lesquelles ma vie et les diversesaventures dont elle se compose étaient offertes sans excuse. Unelacération complète était le plus sûr moyen de déjouer une intriguedont il était facile d’apercevoir le but ; mais un premiervolume était prêt, et déjà le second était en bon train ; unesuppression totale eût été un sacrifice trop considérable pour lelibraire : d’un autre côté, par un des plus coupables abus deconfiance, le forban qui nous avait fait contribuer, trafiquantd’un exemplaire soustrait frauduleusement, vendait mes Mémoires àLondres, et insérés par extraits dans les journaux ils revenaientbientôt à Paris, où ils étaient donnés comme des traductions. Levol était audacieux ; je ne balançai pas à en nommer l’auteur.J’aurais pu le poursuivre ; son action ne restera pas impunie.En attendant, j’ai pensé qu’il était bon d’aller au plus pressé,c’est-à-dire de sauver la spéculation du libraire, en ne souffrantpas qu’il soit devancé, et qu’un larcin inouï dans les fastes de lalibrairie parvienne à ses dernières conséquences ; il fallaitune considération de ce genre, pour que je me décidasse à immolermon amour-propre : c’est parce qu’elle a été toute puissantesur moi, que, dans un intérêt contraire au mien, et pour satisfaireà l’impatience du public, j’accepte aujourd’hui, comme mienne, unerédaction que j’avais d’abord le dessein de répudier. Dans cetexte, tout est conforme à la vérité ; seulement le vrai, ence qui me concerne, est dit avec trop peu de ménagements et sansaucune des précautions qu’exigeait une confession générale, d’aprèslaquelle chacun est appelé à me juger. Le principal défaut est dansune disposition malveillante, dont je puis seul avoir à meplaindre. Quelques rectifications m’ont paru indispensables, je lesai faites. Ceci explique la différence de ton dont on pourra êtrefrappé en comparant entre elles quelques portions de cesMémoires ; mais, à partir de mon admission parmi les corsairesde Boulogne, on se convaincra facilement que je n’ai plusd’interprète ; personne ne s’est immiscé ni ne s’immisceradésormais dans la tâche que je me suis imposée de dévoiler aupublic tout ce qui peut l’intéresser ; je parle et je parleraisans réserve, sans restriction, et avec toute la franchise d’unhomme qui n’a plus de craintes, et qui, enfin rentré dans laplénitude des droits dont il fut injustement privé, aspire à lesexercer dans toute leur étendue. Que si l’on concevait quelquesdoutes sur la réalité de cette intention, il me suffirait derenvoyer le lecteur au dernier chapitre de mon second volume, où ilacquerrait déjà la preuve que j’ai la volonté et la force de tenirparole.

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