Mémoires de Vidocq – Tome IV

Mémoires de Vidocq – Tome IV

d’ Eugene-Francois Vidocq

La profession de voleur n’existerait pas, entant que profession, si les malheureux contre lesquels la justice a sévi une fois n’étaient pas honnis, vilipendés, maltraités ;la société les contraint à se rassembler : elle crée leur réunion, leurs mœurs, leur volonté et leur force.

Mémoires, tome IV.

 

CHAPITRE XLVI.

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Les trois catégories. – La science marche. – Les délits et les peines. – Expiation sans fin. – Roberto crédite experto. – La pénalité absurde. – Les ganaches et les voltigeurs. – Le mannequin.– Les classiques et les romantiques. – Le Rococo. – Toxicologie morale. – Les bons et les mauvais champignons. – La monocographie.– La méthode de Linné. – Les monstruosités. – Recherches d’une classification. – Une nomenclature. – Les suladomates et les balantiotomistes. – Analyse chimique. – La visite de l’érudit et le traité de famosis. – Les poches à la Boulard. – Une recette astrologique. – Argus et Briarée. – Il n’y a que la foi qui nous sauve. – M.&|160;Prunaud, ou la découverte improvisée. – Je puis gagner 50 pour 100. – La réclamation de l’émigré. – Un vol domestique. – La montre à quantième. – La femme enlevée. –M.&|160;Becoot et le duc de Modène. – L’Anglaise qui s’envole. –Retour aux catégories. – Commençons par les cambrioleurs.

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Les voleurs forment trois grandes catégories,dans lesquelles on peut trouver plusieurs divisions et subdivisions.

À la première de ces catégories appartiennent les voleurs de profession, qui sont réputés, incorrigibles, bien que l’efficacité presque constante du régime auquel les Américains du nord soumettent leurs prisonniers, ait démontré qu’il n’est pas si grand coupable qui ne puisse être amené à résipiscence.

Une vie habituellement criminelle est presque toujours la conséquence d’une première faute&|160;; l’impunité encourage et la punition ne corrige pas. Pour ce qui est de l’impunité, tôt ou tard elle a son terme&|160;; ce serait heureux,très heureux, si la punition, quel que soit le délit, ne constituait pas une flétrissure perpétuelle… Mais nos sociétés européennes sont ainsi organisées, l’inexpérience y a tous les moyens de se pervertir&|160;; succombe-t-elle&|160;? la justice est debout&|160;; la justice, disons la législation&|160;: elle frappe&|160;; qui frappe-t-elle&|160;? le pauvre, l’ignorant, le malheureux à qui le pain de l’éducation a manqué, celui à qui l’on n’a inculqué aucun principe de morale, celui pour qui la loi est restée sans promulgation, celui qui n’a pu avoir d’autres règles deconduite que les leçons de ce catéchisme sitôt oublié, parce quel’enfant ne l’a pas compris, et que l’homme fait n’y trouve, sousun amas de prescriptions religieuses, que des formules trop peudéveloppées pour la pratique. Que l’on ne s’y trompe pas, malgré ladiffusion des lumières, l’éducation du peuple est encore à faire.C’est la science qui marche, mais elle marche seule, elle marchepour les classes privilégiées, elle marche pour les riches…&|160;;elle n’illumine que les hautes régions, plus bas il n’y a queténèbres, chacun s’avance au hasard et comme à l’aveuglette&|160;;tant pis pour qui se fourvoie. À chaque pas il y a des abîmes, desgouffres, des embûches, des obstacles&|160;; tant pis&|160;! on nefera pas les frais d’un fanal… Cherchez votre chemin, pauvresgens&|160;! si vous ne le rencontrez pas, on vous tuera.

Vous êtes-vous égarés, souhaitez-vous revenirsur vos pas, le souhaitez-vous avec force et sincérité&|160;? Vainerésolution, l’on vous tuera…&|160;; ainsi le veut le préjugé. Vousêtes maudits&|160;; vous êtes des réprouvés, des Parias&|160;;n’espérez plus… La société qui condamne, qui excommunie, crié survous anathème… Le juge vous a touchés&|160;: vous n’aurez plus depain&|160;!

Lorsque l’expiation est indéfinie, queparle-t-on de peines temporaires&|160;? Le tribunal inflige unchâtiment, la durée de ce châtiment est fixée&|160;; mais quand lasentence ne frappe plus, l’opinion frappe encore, elle frappetoujours à tort et à travers. La sentence veut retrancher six moisde la vie d’un homme, six mois de sa liberté, l’opinion anéantit lereste. Ô vous qui prononcez des arrêts, tremblez, le glaive deThémis ne fait que d’incurables blessures&|160;; ses stigmates lesplus légers sont comme le chancre qui ronge tout, comme le feugrégeois qui dévore et ne peut s’éteindre.

Nos codes établissent des peinescorrectionnelles&|160;; et les pires de tous les coupables ne sontpas ceux qui les ont encourues, mais ceux qui les ont subies. D’oùvient que nous allons ainsi en sens inverse du but&|160;? C’est quemaltraiter n’est pas corriger&|160;; c’est au contraire pervertiret corrompre de plus en plus la nature humaine, c’est lacontraindre à se dégrader, c’est l’abrutir. J’ai vu des libérés detoutes les réclusions possibles, j’en ai vu des milliers, je n’enai pas connu un seul qui eût puisé dans la captivité ses motifs dedevenir meilleur. Se proposaient-ils de s’amender&|160;? c’étaittoujours par d’autres raisons plus puissantes&|160;; le souvenir dela captivité ne réveillait qu’une irritation, un dépit, une rage,un ressentiment vague, mais profond, et point de repentir. On serappelait des concierges rapaces, des geôliers féroces, desporte-clés plus féroces encore&|160;; on se rappelait desiniquités, des tyrannies, des tyrans ou plutôt des tigres, et l’onnous dira que ceux-là sont aussi des êtres faits à l’image de Dieu,ô blasphème&|160;!

Au libéré qui projette de se maintenirhonnête, il faut plus que de la vertu, il faut de l’héroïsme, etencore n’est-il pas sûr, s’il ne possède rien, que la sociétéentière ne se retirera pas de lui&|160;: c’est un pestiféré, unlépreux dont chacun s’isole. Est-ce la contagion que l’oncraint&|160;? non, la contagion est partout, au bagne comme sousles lambris dorés de la Chaussée-d’Antin, c’est la miséricordequ’on redoute, et l’on saisit avec empressement un prétexteplausible pour s’en affranchir.

Puisque le libéré est proscritirrévocablement, s’il n’a pas le courage de périr, il faut bienqu’il se réfugie quelque part&|160;; il lui est interdit de rentrerdans votre société, vous le repoussez, où ira-t-il&|160;? dans lasienne, et la sienne est ennemie de la vôtre. C’est donc vous quigrossissez le nombre des malfaiteurs&|160;; car le principe detoute société est de s’entre aider les uns les autres. Ses pairslui tendront d’abord une main secourable&|160;; mais s’ils lenourrissent aujourd’hui c’est à condition que demain il vousdépouillera. C’est vous qui l’avez réduit à cette extrémité, nevous plaignez pas&|160;; mais s’il vous reste du bon sens,plaignez-le.

La profession de voleur n’existerait pas entarit que profession, si les malheureux contre lesquels la justicea sévi une fois n’étaient pas honnis, vilipendés, maltraités&|160;;la société les contraint à se rassembler, elle crée leur réunion,leurs mœurs, leur volonté et leur force.

Que l’on ne pense pas que l’abandon du libéré,que son exclusion soit le résultat d’une délicatesse de convention,cette exclusion n’est que la suite d’une hypocrisie. Le libéréest-il riche&|160;? tout le monde lui tend les bras, point de portequi ne lui soit ouverte, il est reçu partout, Roberto créditeexperto, j’en puis parler sciemment. Qu’il ait une bonne tableet surtout une cave bien fournie, il aura pour convives desmagistrats, des banquiers, des agents de change, des avocats, desnotaires&|160;; ils ne rougiront pas de paraître avec lui enpublic, ils le nommeront leur ami, enfin il sera avec eux compèreet compagnon&|160;; et le commissaire, chapeau bas, ne tiendra pasà déshonneur de lui prendre la main&|160;: loin de là.

La seconde catégorie des voleurs se compose decette multitude d’êtres faibles qui, placés sur une pente rapide,entre leurs passions et le besoin, n’ont pas la puissance derésister à de perfides séductions ou à l’entraînement du mauvaisexemple. C’est la plupart du temps parmi les joueurs que se recrutecette affligeante catégorie, dont tous les membres sont sur laroute qui conduit à l’échafaud. Un écu jeté sur le tapis vert, pourcelui qui le risque, le premier pas est fait, et viennent lescirconstances, il sera faussaire, voleur, assassin,parricide&|160;; autorisez les jeux vous êtes ses complices, et sesprovocateurs&|160;: son sang et celui qu’il a versé rejaillirontsur vous.

Les individus qui se rangent dans la troisièmecatégorie sont les nécessiteux, que la misère seule a pu rendrecoupables. La société doit être indulgente à leur égard. Presquetous ne demanderaient qu’à être en paix avec les lois, maisauparavant il serait indispensable qu’ils fussent en paix avec leurestomac&|160;: décidément la population est trop compacte, ou bienceux qui ont sont égoïstes au-delà de leur appétit. Les peines nedevraient-elles pas être graduées en raison de la nécessité, enraison du plus ou moins de lumières du délinquant, en raison de sasituation&|160;? la portée de l’intelligence, sa culture négligéeou non, et une foule d’antécédents qui anéantissent toujours plusou moins le libre arbitre pour ce qui est subséquent, nedevraient-ils pas être pris en considération&|160;? Les peines sontproportionnées aux crimes, c’est vrai&|160;; mais le même crime estatroce ou excusable, suivant qu’il est commis par un licencié endroit, ou par un sauvage de la Basse-Bretagne. Dans unecivilisation dont nous ne sommes pas tous également imprégnés, leslois, pour ne pas être iniques dans leur application, devraientêtre faites, comme les habits des soldats, sur trois tailles, avecune grande latitude laissée aux juges, pour absoudre le sort etl’organisation.

Les voleurs de profession sont tous ceux qui,volontairement ou non, ont contracté l’habitude de s’approprier lebien d’autrui&|160;: ils n’ont qu’une pensée, la rapine. Cettecatégorie comprend depuis l’escroc jusqu’au voleur de grandschemins, depuis l’usurier jusqu’au forban qui troque contre unpalais les vivres d’une armée. Ne disons rien de ceux qu’onn’atteint pas. Les autres forment dix à douze espèces biendistinctes, sans compter les variétés&|160;; ensuite viennent lesnuances de pays à pays. Quant à l’objet qu’ils se proposent, lesvoleurs sont partout à peu près les mêmes&|160;; mais ce n’est paspartout la même manière d’opérer, ils marchent aussi avec leursiècle. Cartouche ne serait aujourd’hui qu’une ganacherenforcée, et Coignard hors du bagne passerait pour unvoltigeur. Le monde volant n’a pas d’académie, que jesache, cependant il a, comme le monde littéraire, ses classiques etses romantiques&|160;; telle ruse qui jadis était de bon aloi,n’est plus maintenant qu’une malice cousue de fil blanc&|160;; etce mannequin tout couvert de grelots, dont il fallait subtiliser lamontre sans en faire sonner un seul, ce mannequin, dont l’épreuvesemblait si ingénieuse à nos pères, ce mannequin est commeCorneille, comme Racine, comme Voltaire…Rococo&|160;!&|160;!&|160;!

C’est au vivant que nos modernes s’attaquentde prime abord&|160;; c’est sur-la nature qu’ils font leurs essais.À leurs débuts ils tranchent du maître&|160;; pour eux, les ancienssont comme s’il n’étaient pas&|160;: il n’y a plus de modèles, plusde copies, plus de traces suivies, personne ne pivote, c’est à quise frayera une route nouvelle. Toutefois il est un cercle danslequel les originaux eux-mêmes doivent se mouvoir&|160;: je les aiobservés, j’ai vu leur point de départ, je sais où ils vont, etquelles que soient leurs évolutions ou leur génie, toutes lessinuosités de leur itinéraire me sont connues d’avance. À traversles mille et une transformations qu’enfante chaque jour le besoind’échapper à une surveillance importune, j’ai pu discerner encorele caractère propre à chaque espèce&|160;; la physionomie, lelangage, les habitudes, les mœurs, le costume, l’ensemble et lesdétails, j’ai tout étudié, tout retenu, et qu’un individu passedevant moi, si c’est un voleur de profession, je le signalerai,j’indiquerai même son genre… Souvent, à l’inspection d’une seulepièce du vêtement, j’aurais plus tôt deviné un voleur de pied encap, que notre célèbre Cuvier avec deux maxillaires et unedemi-douzaine de vertèbres, n’aura reconnu un animal anti-diluvien,fut-ce un homme fossile. Il y a dans l’accoutrement des larrons,des hiéroglyphes que l’on peut déchiffrer avec plus de certitudeque celles dont un M.&|160;de&|160;Figeac se vante de nous donnerl’interprétation, ad aperturam libri. Il y a égalementdans les manières des signes qui ne sont nullementéquivoques…&|160;; j’en demande pardon à Lavater, ainsi qu’aux trèsfameux docteurs Gall et Spurzheim, enfin à tous lesphysiognomonistes ou phrénologistes passés, présents et à venir,dans les monographies que je vais tracer, je ne tiendrai compte nides irrégularités du visage, si elles ne sont accidentelles, ni desprotubérances frontales, occipitales ou autres, ce sont desindications plus précises, et surtout plus positives que jefournirai, me gardant soigneusement de cet esprit de système qui neproduit que des erreurs. Une bonne toxicologie ne se fonde pas surdes hypothèses&|160;: voyez celle de M.&|160;Orfila&|160;; on ne sejoue pas avec les poisons, et quand on veut mener une démarcationinfaillible entre les bons et les mauvais champignons, entre lesespèces vénéneuses et celles qui ne le sont pas, il faut desdonnées d’une évidence si constante et si palpable, que personne nepuisse s’y méprendre. Afin de trouver un appui à la comparaison,j’en appelle au savant docteur Rocques, dont l’excellent travailsur cette matière est si justement estimé.

Puisque par cette série de rapprochements,auxquels sans doute le lecteur ne s’attendait pas, je suis parvenujusqu’aux confins de l’histoire naturelle, je ne suis pas fâché desaisir l’à-propos pour déclarer que c’est uniquement d’après maméthode que j’ai entrepris de classer les voleurs. Pendant uneperquisition, un livre me tomba sous la main, il contenait desimages&|160;: pour les hommes comme pour les enfants les images ontbeaucoup d’attrait… Tandis que le commissaire furetait partout,afin de découvrir un pamphlet (c’était, je crois, du Paul-LouisCourier), je feuilletais et m’amusais tout bonnement à regarder lesestampes… Le livre qui m’offrait cette innocente distraction étaitune monacologie, ou monacographie, où tous lesordres de moines, mâles et femelles, étaient classés et décritsd’après la méthode de Linné. L’idée était ingénieuse, j’avouequ’elle me sourit, et, plus tard, en songeant à donner uneclassification des voleurs, j’étais presque tenté d’en faire monprofit&|160;; mais en y réfléchissant, je me suis bientôt convaincuqu’il y avait beaucoup trop à faire, pour découvrir dans un voleurles étamines, les pétales, les pistils, les corolles, lescapsules&|160;: certainement avec de l’imagination, on peut voirtout ce que l’on se met dans la fantaisie&|160;; faire voir… malgréla fantasmagorie et les évocations de Cagliostro, c’est autrechose&|160;!… Les capsules d’un frère mineur et le pistil d’unevisitandine, sans trop d’efforts, cela se conçoit. Mais bien queles voleurs pullulent, et s’entre-fécondent, bien que, suivant leprécepte, ils croissent et se multiplient ne plusne moins que les plantes et les animaux, comme ce n’estpas là ce qui les distingue essentiellement, j’ai dû renoncer à laméthode de Linné, et me résoudre à consigner purement et simplementmes remarques, sans m’inquiéter s’il y aurait plus d’avantages àles coordonner bien savamment, en adaptant aux individus qui enfont le sujet, les dénominations plus récentes de la zoologie.

Peut-être en méditant le traité desmonstruosités de M.&|160;Geoffroy Saint-Hilaire, serais-je arrivé àcalquer la marche de mon travail sur celle du sien, mais l’analogieentre les monstruosités dont nous nous occupons l’un et l’autre nem’a pas paru assez frappante pour que je prisse la peine de leconsulter. D’ailleurs, qui oserait affirmer que le penchant au volsoit une anomalie&|160;? et tout en accordant, qu’il est urgent dele réprimer, c’est encore une question de savoir si ce n’est pas uninstinct. Ce n’est pas tout, le moral et le physique ne s’emboîtentpas toujours&|160;: quand si celui-ci est droit, celui-là esttortu, et vice versa, n’y aurait-il pas de l’extravaganceà vouloir établir des parallèles&|160;?

Je ne suis pas de ces gens qui reculent devantune innovation, cependant en offrant la nomenclature des voleurs,je me suis conformé à l’ancien usage, je leur ai conservé lesdénominations sous lesquelles ils se connaissent entre eux et sontconnus de la police, depuis que Paris est assez vaste et assezpeuplé pour que toutes les espèces et variétés puissentsimultanément exercer dans son enceinte. On m’avait conseillé dedonner, ex professo, une nomenclature de ma façon, avecune terminologie ou grecque ou latine. Je me serais alors avancésur les traces des Lavoisier et des Fourcroi&|160;; c’était unmoyen de célébrité&|160;: mais tout cela n’eût été que de l’hébreupour le commun des martyrs&|160;; que dis-je de l’hébreu&|160;?… Oùdonc ai-je la tête&|160;? Je ne pensais pas aux juifs&|160;: c’estune langue mère, que l’hébreu&|160;! tout bien considéré, l’hébreueût convenu, le grec aussi&|160;; il y a de grands grecs parmi lesvoleurs&|160;; il y en a partout&|160;! Toutefois que m’auraitservi d’appeler les Cambrioleurs, par exemple,Suladomates (dévaliseurs de chambres)&|160;; lesFloueurs, Balantiotomistes (coupeurs de bourse),j’eusse passé pour helléniste&|160;; défunt M.&|160;Gail ne l’étaitpas plus que moi, à la bonne heure&|160;! Mais lors même qu’àl’instar des chimistes, j’aurais analysé ou fait analyser un de cesmessieurs, en saurait-on davantage parce que, singe deMM.&|160;Gay-Lussac et Thénard, j’aurais dit qu’un cambrioleur secompose, sauf les atomes évaporés, de 53,360 de carbone, 19,685d’oxigène, 7021 d’hydrogène, 19,934 d’azote, plus la gélatine,l’albumine, l’osmazome, etc.&|160;? Eh&|160;! mon Dieu, n’allonspas chercher midi à quatorze heures&|160;; et sans nous soucier dela renommée, ne proférons pas des paroles qui ne représentent rien,appelons les choses par leur nom. J’ai trouvé les voleursbaptisés&|160;; je ne serai pas leur parrain, c’est assez d’êtreleur historiographe.

Il n’y a pas long-temps que je reçus la visited’un érudit. D’un érudit&|160;! Eh pourquoi pas&|160;! ne suis-jepas entré dans la carrière littéraire&|160;? Depuis que j’ai publiédes mémoires, il est venu chez moi jusqu’à des grammairiens pourm’offrir de m’apprendre le français, à condition que je leurenseignerais l’argot. Peut-être étaient-ce desphilologues&|160;? Quoi qu’il en soit, l’érudit vint chezmoi&|160;; que me voulait-il&|160;? on va le voir.&|160;»

Il m’aborde. «&|160;C’est vous qui êtesM.&|160;Vidocq&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, monsieur, que puis-je pourvotre service&|160;?

–&|160;»&|160;J’ai fait une découverte bienprécieuse et qui doit vivement vous intéresser.

–&|160;»&|160;Quelle est-elle, s’il vousplaît&|160;?

–&|160;»&|160;Un livre, monsieur, le premier,le plus utile des livres pour vous, et qui, dans les fonctions sipénibles que vous avez remplies, vous eût épargné bien du mal.

–&|160;»&|160;C’est de la moutardeaprès-dîner.

–&|160;»&|160;Il arrive un peu tard, je lesais&|160;; mais que voulez-vous&|160;? voilà plus de cinquante ansqu’il n’a pas vu la lumière&|160;!

–&|160;»&|160;Et qui donc le tenait ainsi sousle boisseau&|160;?

–&|160;»&|160;Qui donc&|160;? vous ledemandez&|160;! le plus terrible de nos bibliotaphes, feuM.&|160;Boulard. En a-t-il porté des bouquins dans ses poches, quiétaient comme des corbillards&|160;? c’est lui qui les avaitinventées, les poches à la Boulard. Dix hôtels qu’il possédait surle pavé de Paris, étaient autant de cimetières&|160;; où tout cequi tombait sous la main était impitoyablement enterré.

–&|160;»&|160;Quel enterreur&|160;!

–&|160;»&|160;Ah&|160;! monsieur, il étaittemps qu’il mourût&|160;! que de trésors il avait enfouis&|160;!que d’exemplaires uniques il tenait en charte privée&|160;!Celui-là aussi est unique&|160;; ce n’est pas sans peine que jel’ai exhumé&|160;: enfin je l’ai, je le possède. Pauvre petitDe famosis Latronibus&|160;!… Merlin et Renouard lepoussaient comme des enragés&|160;; mais j’étais à la vente,j’étais là, je leur ai tenu tête, et il est à moi&|160;; je letiens, c’est cet in-quarto, vous le voyez. C’est bien cela Defamosis Latronibus investigandis, a Godefrido. Ce Godefroidétait un malin compère, il les savait toutes, monsieur. Ah&|160;!c’était affaire à lui pour découvrir un voleur. C’est dans cesavant traité qu’il a déposé le fruit de ses veilles&|160;; quevotre successeur, M.&|160;Lacour, voudrait bien avoir sonsecret&|160;! mais c’est à vous, à vous seul que je prétends enfaire hommage, je suis venu tout exprès à Saint-Mandé pour vousl’offrir.

–&|160;»&|160;J’accepte, monsieur, et vousremercie beaucoup. Mais seriez-vous assez bon pour me dire quelétait ce Godefroid&|160;?

–&|160;»&|160;Ce qu’il était&|160;! Docteurin utroque, contemporain de l’illustre Pic de laMirandole, et professeur d’astrologie judiciaire dans une des pluscélèbres universités de l’Allemagne, jugez s’il était capabled’écrire&|160;!

–&|160;»&|160;Ce sont là de beaux titres,assurément, des titres fort honorables&|160;; mais avait-il été auxgalères&|160;?

–&|160;»&|160;Non&|160;: cela n’empêchait pasque depuis Ève, qui déroba la pomme, jusqu’au filou Tita-pa-pouff,qui escamota l’escarboucle du Prophète, il n’y avait pas un voleurdont il ne sût les prouesses sur le bout du doigt.

–&|160;»&|160;Et il les contait à sesécoliers, le pédadogue&|160;?

–&|160;»&|160;Il les contait, sansdoute&|160;: allez l’on est bien fort quand on a par devers soil’expérience de tous les siècles.

–&|160;»&|160;Votre Godefroid m’a tout l’airde n’être qu’un amateur&|160;; au surplus, si ce n’était pas abuserde votre complaisance, je vous prierais de me traduire quelquesmorceaux de l’admirable traité De famosis.

–&|160;»&|160;Volontiers, monsieur,volontiers. Teneo lupum auribus&|160;; je tiens le louppar les oreilles. Vous allez être satisfait, ravi, étonné.

–&|160;»&|160;Nous verrons bien.&|160;»

Nous étions assis sur un banc, à l’entrée demon salon&|160;; je fis taire mes chiens qui aboyaient. L’éruditcommença sa version, et je prêtai l’oreille&|160;; d’abord il mefallut entendre le curriculum vitae de tous les voleursmythologiques, Mercure, Polyphème, Cacus&|160;; puis vinrent lestemps héroïques, tout remplis de voleurs et de vols&|160;: on avaitenlevé le trésor de Diane à Éphèse, les troupeaux de celui-ci, lagénisse de celui-là, le cheval de tel autre. Ensuite, au milieud’un déluge de citations, étaient énumérés tous les larcinsmentionnés dans la Genèse&|160;: les Médes, les Assyriens, lesRomains, les Carthaginois paraissaient également sur la scène, àmesure que l’ordre chronologique les y appelait. Quand je vis quec’était à n’en plus finir, j’interrompis le traducteur.«&|160;Assez&|160;! assez, lui dis-je.

–&|160;»&|160;Non&|160;! non, pardieu, il fautque vous écoutiez celle-là. Voici une dissertation qui est fortcurieuse&|160;; elle roule sur les deux larrons entre lesquelsJésus-Christ fut crucifié.&|160;» L’auteur cherche quels pouvaientêtre leurs noms.

–&|160;«&|160;Eh&|160;! que nous importe leursnoms&|160;?

–&|160;»&|160;Ah&|160;! monsieur, quand onremonte dans le passé, il n’est point de petite recherche&|160;;savez-vous que si l’on parvenait à connaître le nom de l’un desdeux, du bon, par exemple, cela ferait grand bruit à Rome&|160;;car, enfin, il est dans le ciel, le Sauveur l’a dit&|160;; ceserait une canonisation, un bouleversement dans la légende, unerévolution dans le calendrier, le pape n’aurait jamais canoniséplus à coup sûr, il aurait la parole de celui qu’ilreprésente&|160;: quelle pièce au procès&|160;! il seraitinfaillible, cette fois.

–&|160;»&|160;Tout cela est possible, mais jevous dirai franchement que je ne m’en inquiète guère.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! je le vois, la partiehistorique vous ennuie&|160;; vous êtes homme d’exécution,M.&|160;Vidocq, passons à la partie pratique.

–&|160;»&|160;Oui, passons à la partiepratique, c’est ici que je l’attends.

–&|160;»&|160;Vous serez content de lui.

–&|160;»&|160;Que dit votre docteur&|160;?

–&|160;»&|160;J’y suis&|160;: attention. Sivous avez été volé, et que vous désiriez absolument découvrirl’auteur du vol, commencez par consulter votre planète,rappelez-vous sous quelle étoile vous êtes né, dans laquelle de sesdouze maisons venait d’entrer le soleil&|160;; examinez à quelpoint du zodiaque il se trouvait in horânatali&|160;; si c’était sous le signe de la balance, c’estbon, il y a de la justice sur le tapis, le voleur sera pendu sansrémission&|160;; ensuite il faut avoir bien observé la conjonctionde Mars et de Vénus&|160;: l’état du ciel a tant d’influence surnos destinées&|160;? voyez la position de Mercure, à l’heureprécise où vous vîntes au monde, à l’heure où vous vous êtes aperçuque l’on vous avait volé&|160;; supputez, comparez, suivez Mercure,ne le perdez pas de vue, c’est lui qui emporte ce que vous avezperdu&|160;; si vous ne pouvez pas l’arrêter, prenez de la corded’un patient qui soit mort en riant, signez-vous sept fois, récitezsur la corde cinq Pater et trois Ave, et terminezpar le Credo, que vous direz à rebours, de la fin aucommencement, sans reprendre haleine&|160;: la foi estnécessaire&|160;; après cela, avalez à jeun un grand verred’eau.

–&|160;»&|160;Oui, croyez et buvez, c’estbien&|160;; mais, monsieur l’érudit, c’est un recueil de sornettes,que votre traité De famosis.

–&|160;»&|160;Comment, monsieur, dessornettes&|160;! l’auteur relate ses autorités, cinquante pages denoms à la fin du livre, poètes, orateurs, historiens,polygraphes.

–&|160;»&|160;Nomme-t-il aussi desmouchards&|160;?

–&|160;»&|160;Il parle d’Argus, deBriarée&|160;; j’espère que l’un était un fameux agent de police,cent yeux&|160;! et l’autre, cent bras, quelgendarme&|160;!&|160;»

L’érudit était entiché de son acquisition, etquoi que j’eusse dit pour lui prouver que son livre n’était qu’unfatras, il se retira, bien convaincu qu’il m’avait fait un trèsjoli présent, mais que, par amour-propre, je ne voulais pas enconvenir.

Je suis sûr que, dans sa pensée, Godefroidvalait bien Vidocq, et pourtant tout le savoir de l’ancien, dont ilme proposait les leçons, se bornait à des pratiquessuperstitieuses. La foi était nécessaire, comme aux disciples deM.&|160;Cousin&|160;; elle est encore bien vive, bien robuste, lafoi&|160;! après l’incendie du bazar Boufflers, n’ai-je pas vupromener gravement un bouquet de violettes sur les murs, afin dereconnaître si le feu avait été mis à dessein&|160;: s’il y avaiteu malveillance, le bouquet devait s’enflammer aussitôt qu’on leprésenterait à l’endroit où l’incendie avait commencé&|160;; et destémoins ont vu la flamme, le bouquet a été consumé, le fait estauthentique&|160;; c’est comme l’apparition de la croix de Migné.Le pape, les cardinaux, les évêques, les archevêques&|160;? Dieu,lui-même, se joindraient aux philosophes, ils ne tueraient pas lacrédulité&|160;: le prince de Hohenlohe ferait toujours desmiracles, on s’adresserait toujours aux devins, on ferait toujourstourner la baguette, on interrogerait toujours le marc de café, lesblancs d’œufs, le sas, les clés, la bague et les tarots. La vieilleLenormand, madame Mathurin, Fortuné et tous les sorciers ousorcières de Paris, les magnétiseurs y compris, ne seraient pasmoins consultés toutes les fois qu’il se commet un vol, et laplupart du temps, avant qu’aucune déclaration ait été faite à lapolice&|160;: qu’en advient-il&|160;? tandis qu’on recourt auxmoyens surnaturels, l’objet volé devient introuvable&|160;; lecoupable a eu le loisir de prendre toutes ses précautions pour nepas être découvert, et lorsque, après avoir épuisé les ressourcesde la magie et de la divination, on se présente dans le bureau dela petite rue Sainte-Anne, pour invoquer le ministère du chef de lasûreté, comme il n’y a plus vestige du méfait, l’investigation estinfructueuse, et le larron est le seul qui puisse s’appliquer, enriant dans sa barbe, cet axiome favori des imbéciles et desfourbes&|160;: il n’y a que la foi qui nous sauve.

Si la multitude avait un peu plus de confianceen mes reliques qu’en celles de mon successeur, c’est que vraimentj’étais parfois incompréhensible pour elle. Dans combiend’occasions n’ai-je pas frappé d’étonnement les personnes quivenaient se plaindre de quelque larcin&|160;: à peine avait-onrapporté deux ou trois circonstances, déjà j’étais sur la voie,j’achevais le récit, ou bien, sans attendre de plus amplesrenseignements, je rendais cet oracle&|160;: le coupable est untel. On était émerveillé&|160;: était-on reconnaissant&|160;?je ne le présume pas&|160;; car, d’ordinaire, le plaignant restaitpersuadé, ou que c’était moi qui l’avais fait voler, ou que j’avaisfait un pacte avec le diable&|160;; telle était la croyance de maclientelle, qui n’imaginait pas que je pusse autrement être si bieninstruit. L’opinion que j’étais la cheville ouvrière, ou plutôtl’instigateur d’un grand nombre de vols, était la plus populaire etla plus répandue&|160;: on prétendait que j’étais en relationdirecte avec tous les voleurs de Paris, que j’étais informé pareux, à l’avance, des coups qu’ils méditaient, et que, s’ils avaientété empêchés de me prévenir par la crainte de laisser échapper unebelle occasion, après le succès ils ne manquaient jamais de venirm’en faire part. On ajoutait qu’ils m’associaient aux bénéfices deleur industrie, et que je nr les faisais arrêter qu’au moment oùleur activité n’était plus assez productive pour moi. Ils étaient,il faut en convenir, d’une bonne pâte, de se sacrifier ainsi pourl’homme qui devait tôt ou tard les livrer à la justice&|160;! enfait d’absurdité, il n’est rien qu’ici bas l’on ne puisseimaginer&|160;; mais comme derrière l’absurde, rarement il n’estpas un levain quelconque de vérité, voici le point d’où l’on étaitparti. Intéressé, par devoir, à connaître, autant que possible,tout ce qu’il y avait de voleurs et de voleuses de profession, jetâchais d’être informé à sous et deniers, de l’état de leursfinances, et si j’apercevais un changement avantageux dans leurposition, j’en concluais naturellement qu’ils s’étaient procuréquelqu’aubaine&|160;; si l’amélioration observée concordait avecune déclaration, la conclusion devenait plus probable, toutefoiselle n’était encore qu’une conjecture&|160;; mais je me faisaisrendre compte des moindres particularités propres à me révéler lesmoyens d’exécution employés pour consommer le crime, je metransportais sur les lieux, et souvent, avant d’avoir fait aucunerecherche, je disais au déclarant&|160;: «&|160;Soyez tranquille,je suis certain de découvrir les voleurs, ainsi que les objetsvolés.&|160;» Le fait suivant, le seul de ce genre que je veuillerapporter, en offre la preuve.

Monsieur Prunaud, marchand de nouveautés dansla rue Saint-Denis, avait été volé pendant la nuit. On avait faiteffraction pour s’introduire dans son magasin, d’où l’on avaitenlevé cinquante pièces d’indienne et plusieurs schals deprix&|160;: dès le matin, M.&|160;Prunaud accourut à mon bureau, etil n’avait pas fini de conter sa mésaventure, que je lui avaisnommé les auteurs du vol. «&|160;Il ne peut avoir été commis, luidis-je, que par Berthe, Mongodart et leursaffidés. Aussitôt je mis à leurs trousses des agents, à qui jedonnai l’ordre de s’assurer s’ils faisaient de la dépense. Peud’heures après, on vint m’annoncer que les deux individus surlesquels s’étaient arrêtés mes soupçons avaient été rencontrés dansun mauvais lieu, en la compagnie des nommés Toulouse etReverand, dit Morosini&|160;; que les uns et lesautres étaient habillés à neuf, et que, selon toute apparence, ilsavaient le gousset garni, puisqu’on les avait vus en partie avecdes filles. Je savais quel était leur recéleur en titre&|160;; jedemandai que perquisition fût faite à son domicile, et lesmarchandises furent retrouvées. Le recéleur ne pouvait éviter sonsort, il fut envoyé aux galères&|160;; quant aux voleurs, pourqu’ils fussent condamnés, il me fallut préparer l’évidence au moyend’un stratagème de mon invention&|160;: ils furent dûment atteintset convaincus.

Pour être à la hauteur de mon emploi, ilfallait bien que je fusse capable de conjecturer avec quelquejustesse&|160;: souvent j’étais si sûr de mon fait, quenon-seulement je déclinais, ex abrupto, les noms et lademeure des voleurs, mais qu’encore je traçais leur signalementavec précision, en indiquant la manière dont ils s’y étaient prispour effectuer le vol. Le vulgaire, qui ignore les ressources de lapolice, ne concevait pas que l’on pût être innocent et avoir tantde perspicacité. Pour quiconque n’est pas accoutumé à réfléchir,l’illusion était telle, que sans la moindre malveillance à monégard, il était fondé à supposer une connivence qui n’existaitpas&|160;: mais une franche moitié des habitants de Paris sefigurait que j’avais le don de tout voir, de tout entendre, de toutsavoir&|160;; et ce n’est pas exagérer de le dire, à leurs yeuxj’étais comme le Solitaire, aussi invoquait-on mon assistance àtout propos, et les trois quarts du temps pour des objets quin’étaient pas de ma compétence. On ne se fait pas d’idée de labizarrerie des réclamations qui m’étaient adressées&|160;; il fautavoir assisté à l’une de ces audiences, durant lesquelles le publicétait admis dans le bureau de sûreté. Un paysan entrait&|160;:«&|160;Monsieur, je sommes allé me promener au Jardin des Plantes,et tandis que j’étions à regarder les bêtes, voilà qu’un monsieur,qui était mis comme un prince, m’a demandé si je n’étions pas de laBourgogne&|160;? je lui ons répondu que oui&|160;; là dessus, ilm’a dit qu’il était de Joigny, et marchand de bois de sonétat&|160;; nous nous sommes reconnus pays, si bien que, de fil enaiguille, il a proposé de me faire voir la tête de mort.Il était, ma foi, bien honnête, je puis vous l’assurer&|160;! Moiqui ne me doutions de rien, je me sommes laissé gagner à allez aveclui&|160;; je sommes sortis du jardin, et voilà qu’en passant z’àla grille, il en rencontre des autres&|160;; il y en a z’un quec’était un marchand de toile.

–&|160;»&|160;Ils étaient deux, n’est-cepas&|160;? un jeune et un vieux&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, monsieur.

–&|160;»&|160;Le vieux avait amené des vins àl’entrepôt&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, monsieur.

–&|160;»&|160;Je vois votre affaire, ils vousont enfoncé&|160;?

–&|160;»&|160;Vous l’avez ma foi dit, monbrave monsieur, trois mille francs qu’ils m’ont pris&|160;! milleécus, en belles pièces de vingt francs.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! c’était de l’or&|160;?ne vous l’ont-ils pas fait cacher&|160;?

–&|160;»&|160;Je crois bien qu’ils me l’ontfait cacher, si bien cacher que je ne l’ai plus retrouvé.

–&|160;»&|160;C’est cela, je connais voshommes. Dites donc, Goury (c’était à l’un de mes agents quej’adressais la parole), ne seraient-ce pas Hermelle,Desplanques, et le Père de famille&|160;?

L’AGENT. »&|160;Ça m’a tout l’air de cela.

–&|160;»&|160;N’y avait-il pas parmi eux unlong nez&|160;?

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oui, bien long.

–&|160;»&|160;Je vois que je ne me trompepas.

–&|160;»&|160;Oh&|160;! non&|160;; que vousavez morguenne bien mis le doigt dessus du premier coup, il y en aqui rencontrent à deux fois. Un long nez&|160;! ah, monsieurVidocq, que vous êtes bon enfant&|160;! À présent je ne suis plussi inquiet.

–&|160;»&|160;Et pourquoi&|160;?

–&|160;»&|160;Puisque c’est de vos amis quim’ont volé, il vous sera bien aisé de retrouver mon argent, tâchezseulement que ce soit bientôt&|160;; si ça pouvait êtreaujourd’hui&|160;?

–&|160;»&|160;Nous n’allons pas si vite enbesogne.

–&|160;»&|160;C’est que, voyez-vous, j’aiabsolument besoin de retourner au pays, je fais faute à la maison,j’ai ma femme qui est toute seule, avec ça que c’est dans quatrejours la foire à Auxerre.

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! vous êtespressé, mon bon homme&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, que je le suis&|160;; maisécoutez, on peut s’arranger, donnez-moi simplement quinze centsfrancs tout de suite, et je vous tiendrai quitte du reste. C’est-tiça parler&|160;? J’espère qu’on ne peut pas être plusaccommodant&|160;!

–&|160;»&|160;C’est vrai, mais je ne fais pasde marché de cette espèce.

–&|160;»&|160;Il ne tiendrait qu’à vouspourtant.&|160;»

Le Bourguignon entendu, venait le tour d’unchevalier de Malte, qui vraisemblablement avait obtenu desdispenses pour le mariage, car il était accompagné de sa noblemoitié, qui amenait sa bonne avec elle.

«&|160;LE CHEVALIER. «&|160;Monsieur, je suisle marquis Duboisvelez, ancien émigré, ayant donné despreuves non équivoques de mon attachement à la famille desBourbons.

MOI. »&|160;Cela vous fait honneur, monsieur,mais de quoi s’agit-il&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Je viens ici pour vousprier de vouloir bien faire rechercher et arrêter sur-le-champ mondomestique, qui est disparu de chez moi avec une somme de troismille sept cent cinquante francs et une montre d’or guillochée, àlaquelle je tiens beaucoup.

MOI. »&|160;Est-ce là tout ce qui vous a étévolé&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Je le présume.

MADAME. »&|160;Il nous aura sans doute prisautre chose&|160;; vous savez bien, marquis, que depuis long-tempsil n’y avait pas de jour qu’il ne vous manquât tantôt un objet,tantôt un autre.

LE CHEVALIER. »&|160;C’est vrai, madame lamarquise, mais pour le moment ne réclamons que nos trois mille septcent cinquante francs et la montre. D’abord la montre, il me lafaut, à quelque prix que ce soit. Il suffit qu’elle m’ait étédonnée par feue madame de Vellerbel, ma marraine&|160;; vous sentezbien que je ne veux pas la perdre.

MOI. »&|160;Il est possible, monsieur, quevous ne la perdiez pas&|160;; mais, au préalable, je vous seraisobligé de me donner les nom, prénoms, âge, et signalement dudomestique&|160;!

LE CHEVALIER. »&|160;Son nom&|160;? ce n’estpas difficile&|160;; il s’appelle Laurent.

MOI. »&|160;De quel pays est-il&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Je pense qu’il est de laNormandie.

MADAME. »&|160;Vous êtes dans l’erreur, monami, Laurent est Champenois, j’ai vingt fois entendu dire qu’ilétait né à Saint-Quentin. Au surplus, Cunégonde va nous éclaircirsur ce point (se tournant vers sa bonne)&|160;; Cunégonde, Laurentn’était-il pas de la Champagne&|160;?

CUNÉGONDE. »&|160;Je demande pardon à madamela marquise, je crois qu’il était de la Lorraine&|160;: quand onlui écrivait c’était toujours de Dijon.

MOI. »&|160;Vous me semblez peu d’accord surson lieu de naissance&|160;: et puis Laurent, ce n’est probablementqu’un nom de baptême, et il y a plus d’un âne à la foire quis’appelle Martin. Il serait nécessaire que vous m’apprissiez sonnom de famille, ou tout au moins que vous me fissiez de sa personneune description assez détaillée pour qu’on pût le reconnaître.

–&|160;»&|160;Son nom de famille&|160;!j’ignore s’il en avait un&|160;; ces gens-là n’en ont pas&|160;:d’ordinaire, ils ont celui qu’on leur donne. Je l’appelais Laurent,parce que cela me convenait, et parce que c’était le nom de sonprédécesseur&|160;: cela se transmet avec la livrée. Quant à sonpays, ne vous l’ai-je pas dit&|160;? il est Normand, Champenois,Picard ou Lorrain. Pour ce qui est de sa personne, sa taille estordinaire, ses yeux, mon Dieu&|160;! il a des yeux comme tout lemonde, comme… comme vous, comme moi, comme mademoiselle, son nezn’a rien de remarquable, sa bouche est…, je n’ai jamais faitattention à sa bouche. On a un domestique, c’est pour se faireservir&|160;; vous sentez bien qu’on ne le regarde pas… Autant queje crois m’en être aperçu, il était brun ou châtain.

MADAME. »&|160;Mon ami, j’ai quelqu’idée qu’ilétait blond.

CUNÉGONDE. »&|160;Blond d’Égypte. Il étaitroux comme une carotte.

LE CHEVALIER. »&|160;C’est possible&|160;;mais ce n’est pas là l’important. Ce que monsieur a besoin desavoir, c’est qu’avant le vol je j’appelais Laurent, et il doitencore répondre à ce nom, s’il n’en a pas pris un autre.

MOI. »&|160;Ceci est fort juste&|160;;M.&|160;de&|160;Lapalisse n’aurait pas mieux dit. Cependant, vousconviendrez que, pour me guider dans mon exploration, quelquesdonnées un peu moins vagues, me seraient indispensables.

LE CHEVALIER. »&|160;Je ne saurais vous enapprendre davantage. Mais, à mon compte, cela doit vous suffire,avec un peu d’adresse vos hommes m’auront promptement fait raisondu drôle, ils sauront bientôt où il est à dépenser mon argent.

MOI. »&|160;Je serais infiniment flatté depouvoir vous être agréable&|160;; mais sur d’aussi faibles indices,comment voulez-vous que je m’embarque&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Pourtant j’arrive iciavec des renseignements tellement positifs, que vous n’avez, il mesemble, qu’à vouloir&|160;: c’est de la besogne toute mâchée que jevous apporte. Peut-être ne vous ai-je pas dit son âge&|160;; ilpeut avoir de trente à quarante.

CUNÉGONDE. »&|160;Il n’était pas si vieux,monsieur le marquis&|160;; il n’avait pas plus de vingt-quatre àvingt-huit ans.

LE CHEVALIER. »&|160;Vingt-quatre, vingt-huit,trente, quarante, ceci est indifférent.

MOI. »&|160;Pas autant que vous le supposez.Mais, monsieur, ce domestique vous vient de quelque part&|160;;sans doute il vous a été ou recommandé, ou procuré parquelqu’un.

LE CHEVALIER. »&|160;Par personne, monsieur,c’est un cocher de cabriolet qui me l’a envoyé&|160;; voilàtout.

MOI. »&|160;Avait-il un livret&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Non, assurément, il n’enavait pas.

MOI. »&|160;Il avait bien quelque attestation,des certificats…&|160;?

LE CHEVALIER. »&|160;Il m’a montré despapiers&|160;; mais tout cela ne signifie rien, je n’y ai pas prisgarde.

MOI. »&|160;En ce cas, comment voulez-vous queje vous trouve votre voleur&|160;? Vous ne m’offrez rien,absolument rien, qui puisse me mettre sur la trace.

LE CHEVALIER. »&|160;En vérité vous êtesplaisant… Je ne vous offre rien&|160;: voici près d’un quartd’heure que je prends la peine de m’entretenir avec vous. J’airépondu à toutes vos questions. S’il faut vous mettre les voleursdans les mains, autant qu’il n’y ait pas de police. Ah&|160;! cen’est pas là M.&|160;de&|160;Sartines. Je ne lui aurais pas dit lacentième partie de tout ce que je viens de vous dire, et mondomestique, ma montre, mon argent seraient déjà retrouvés.

MOI. »&|160;C’était un grand sire, queM.&|160;de&|160;Sartines. Quant à moi, je ne me charge pas d’opérerde ces miracles-là.

LE CHEVALIER. »&|160;Eh bien&|160;! monsieur,je vais de ce pas chez le préfet me plaindre de votre insouciance.Puisque vous refusez d’agir, mes amis du côté droit, les députés dema province, sauront que la police n’est bonne à rien, et ils lerépéteront à la tribune&|160;; j’ai du crédit, de l’influence, j’enuserai, et nous verrons.

MOI. »&|160;Allez, monsieur le marquis, bonvoyage.&|160;»

À cet enragé gentillâtre, succède un homme enblouse&|160;: le garçon l’introduit&|160;:

–&|160;»&|160;C’est ti zici qu’est le maîtredes mouchards, stilà qu’attrape si bein les voleux&|160;?

–&|160;»&|160;Approchez mon ami, quevoulez-vous&|160;?

–&|160;»&|160;Ça que je veux, c’est zunemontre d’argent qu’on m’a chippée tout à l’heure suz une place.

–&|160;»&|160;Voyons, mon brave homme, commentcela s’est-il fait&|160;? contez-moi cela au plus juste.

–&|160;»&|160;Vous saurez donc que jem’appelle Louis Virlouvet, paysan cultivateur et vigneron zàConflans-Sainte-Honorine, marié bien légitimement, père de famille,avec quatre enfants, et mon épouse qui est leur mère&|160;; étantvenu z’à Paris pour acheter de la futaille, j’allais mon chemin,tout à coup zen passant suz une place qui n’est pas loin d’ici,voilà ti pas, sous votre respect, qu’il me prend faim depisser&|160;; je m’arrête devant zun mur, je déboutonne ma culotteet je ne suis pas sitôt zentrain de lâcher zun filet d’eau, qu’onme frappe sur l’épaule, je me retourne, c’était zune demoiselle,qui me dit comme ça&|160;: c’est-ti toi, mon ami Thiodore&|160;?oui c’est toi, qu’elle reprend, viens que je t’embrasse&|160;;là-dessus avant, que j’eus parlé, elle me baise et pour lors elleme propose une bouteille de vin&|160;; moi, qui suis vigneron, vousn’en ignorez pas que les vignerons, sont toujours prêts à boire jene demande pas mieux&|160;: elle m’annonce qu’elle a zune camaradeet qu’elle va la chercher&|160;; je lui réponds, c’est bon, zallez,mais ne soyez pas long-temps…&|160;; elle s’en va zet moi je suit àl’attendre en attendant&|160;; ne la voyant pas revenir je perdspatience, je veux tirer ma montre pour savoir l’heure qu’ilest&|160;; je t’en fiche, il n’y avait pas plus de montre que debeurre sur ma main… Plus de doutance, je suit attrapé, ma montreelle est partie sans me dire adieu…&|160;; je cours, mais je neretrouve plus la demoiselle, et des messieurs à qui je me suitattaqué, m’ont dit de venir zici, que votre bande me retrouveraitma montre d’argent de cinquante-cinq francs, que j’ai zachetée zàPontoise, chez un horloger zà quantième, qui allait comme unedivinité, marquant les jours du mois, avec un cordon zen cheveux dema fille tressé zà la main, qu’il n’y a rien de si beau.

–&|160;»&|160;Avez-vous remarqué à peu prèsquelle est la tournure de la femme&|160;?

–&|160;»&|160;La femme qui m’a volé&|160;?

–&|160;»&|160;Oui.

–&|160;»&|160;Elle est pas trop vieille, c’estpas une jeunesse non plus&|160;; elle est comme le lard depoitrine, ni trop grasse, ni trop maigre, z’entre le zist et lezest&|160;; c’est une particulière qui peut z’avoir autour de cinqpieds moins huit, neuf pouces, je mets ça là zenviron&|160;; avecun bonnet de dentelles, le nez à la retroussette, un peugros&|160;: voyons comment qu’il est gros son nez, que je vous ledise&|160;: tenez, approchant comme ste poire qui est sur votrepapier de marbre, pour l’empêcher de s’envoler&|160;: si c’est pasça il s’en faut pas d’un crin de cheval&|160;; avec un jupon rouge,des yeux bleus, et une tabatière en écaille, à la rose fondue, queça sent bon tout plein.

–&|160;»&|160;Vous me rapportez-là desparticularités bien singulières&|160;; ce sont des ragots que vousnous fabriquez&|160;; je suis convaincu que ce n’est pas sur lavoie publique que vous avez été volé&|160;; car pour que vous ayiezobservé tous ces détails, vous avez dû voir la femme long-temps etde près&|160;: allons, au lieu de nous faire des narrés qui n’ontpas le sens commun, avouez que vous vous êtes laissé entraîner dansune maison de débauche, et que tandis que vous donniez un coup decanif dans le contrat, votre montre a disparu.

–&|160;»&|160;Je vois bein qu’on ne peut rienvous cacher. Oui, c’est vrai.

–&|160;»&|160;Alors, pourquoi me faire unconte&|160;?

–&|160;»&|160;C’est qu’on m’a dit qu’ilfallait dire comme ça, pour retrouver ma montre à quantièmed’argent, de cinquante-cinq francs.

–&|160;»&|160;Pourriez-vous indiquer la maisonoù vous êtes allé avec cette femme&|160;?

–&|160;»&|160;Oh&|160;! pour ça oui&|160;;c’est zune maison zau premier, dans une chambre, avec une table,faisant le coin de la rue.

–&|160;»&|160;Voilà, ma foi, desrenseignements bien précis pour arriver à la découverte&|160;!

–&|160;»&|160;Ah&|160;! tant mieux&|160;; jeretrouverai ma montre, n’est-ce pas monsieur&|160;?

–&|160;»&|160;Je ne dis pas cela&|160;; carvous m’avez donné un signalement si baroque.

–&|160;»&|160;Comment&|160;! est-ce que jeviens pas de vous dire tout à l’heure, à la minute, qu’elle avaitles yeux rouges&|160;; c’est-à-dire, s’entend, un jupon rouge, avecdes yeux bleus, et un bonnet de dentelles&|160;; c’est-ti pasclair, des dentelles&|160;? et puis, je ne me souviens pas de lacouleur de ses bas&|160;; mais je sais bein qu’elle avait desficelles à ses jarretières, et que ses souliers tenaientzavec&|160;; après ça, il n’y a pas besoin de vous mettre lespoints sur les i&|160;; vous savez ce que parler veutdire. Sitôt que vous m’aurez fait rendre ma montre, je vous paieraichopine, et encore dix francs que je vous donnerai pour vous boireavec vos camarades.

–&|160;»&|160;Grand merci, je n’agis pas parintérêt.

–&|160;»&|160;Tout ça est bel et bon, il fautque le prêtre vise de l’autel, il faut que chacun vise de sonmétier.

–&|160;»&|160;On ne vous demande rien.

–&|160;»&|160;C’est bien&|160;; mais vous mela ferez rendre, ma montre à quantième&|160;?

–&|160;»&|160;Oui, si on nous la rapporte, jevous la renverrai.

–&|160;»&|160;Je compte sur vous, aumoins&|160;: n’allez pas me mettre dans la boîte aux oublis.

–&|160;»&|160;Soyez tranquille.

–&|160;»&|160;Bien le bonjour, monsieur lemaître.

–&|160;»&|160;Au revoir.

–&|160;»&|160;Oui, jusqu’à la prochaineoccasion.&|160;»

Le vigneron congédié, avec tout l’espoir queméritait l’attentat conjugal qu’il avait à se reprocher, je voisentrer un de ces bons boutiquiers de la rue Saint-Denis, dont lefront, tout insignifiant qu’il est, remet pourtant enmémoire la métamorphose du pauvre Actéon.

«&|160;Monsieur (c’est le bourgeois quiparle), je viens vous prier de vous mettre de suite à la recherchede ma femme, qui est décampée d’hier soir, avec mon commis.J’ignore la route qu’ils ont prise, mais ils ne doivent pas êtreallés loin, car ils ont emporté du butin&|160;; argent etmarchandise, ils ont tout enlevé&|160;: et on ne les rattraperapas&|160;! oh&|160;! si, on les rattrapera&|160;! j’y perdraisplutôt mon latin. Je suis sûr qu’ils sont encore dans Paris, et sivous vous mettez promptement à leur poursuite nous lesaurons&|160;?

–&|160;»&|160;Je vous ferai observer que nousne partons pas comme cela du bonnet&|160;; il nous faut un ordrepour marcher&|160;: commencez par porter contre madame votre épouseet contre le ravisseur, une plainte en adultère, dans laquelle vousaccuserez ce dernier de vous avoir soustrait des effets et desmarchandises.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! oui, je porterai uneplainte, et tandis que je m’amuserai à la moutarde, les traîtresgagneront au large.

–&|160;»&|160;C’est probable.

–&|160;»&|160;Des lenteurs pareilles,lorsqu’il y a péril&|160;! enfin, ma femme est ma femme&|160;:chaque jour, chaque nuit le délit devient plus conséquent. Je suismari&|160;; je suis outragé&|160;; je suis dans mon droit. Ellen’aurait qu’à me faire des enfants, qui sera le père&|160;? ce nesera pas le père, ce sera moi. Non, puisqu’il n’y a plus dedivorce, la loi doit avoir prévu…&|160;?

–&|160;»&|160;Eh&|160;! monsieur, la loi n’arien prévu, il y a une forme prescrite, et l’on ne peut pas s’enécarter.

–&|160;»&|160;Elle est jolie, la forme&|160;!s’il en est ainsi, c’est bien le cas de dire que la forme emportele fonds. Pauvres maris&|160;!

–&|160;»&|160;Je sais bien que vous êtes àplaindre, mais je n’y puis rien&|160;; d’ailleurs, vous n’êtes pasle seul.

–&|160;»&|160;Ah&|160;! monsieur Jules, vousqui êtes si obligeant, rendez-moi le service de les faire arrêteraujourd’hui même&|160;; prenez cela sur vous, je vous enconjure&|160;; ne me refusez pas, vous verrez que vous n’en serezpas fâché&|160;!

–&|160;»&|160;Je vous répète, monsieur, quepour faire ce que vous désirez, il me faut un mandat de l’autoritéjudiciaire.

–&|160;»&|160;Allons, je ne le vois que trop,on me ravit ma femme et ma fortune&|160;! qui protège-t-on&|160;?le vice. C’est bien digne de la police&|160;! s’il s’agissaitd’arrêter un Bonapartiste, vous seriez tous en l’air&|160;; ils’agit d’un mari trompé, on ne bouge pas. C’est un plaisir de voircomme la police se fait&|160;; aussi quand vous me reverrez il ferachaud. Ma femme peut revenir quand il lui plaira, si on me l’enlèvede nouveau, ce n’est pas à vous que je m’adresserai, Dieu m’engarde&|160;!&|160;»

Le mari se retire, fort mécontent, et l’onvient m’annoncer qu’une espèce d’original sollicite de moi unmoment d’entretien. Il paraît. C’est un long corps, un long habit,un long gilet, de longs bras, de longues jambes, et une facelongue, blême, glaciale, décharnée, emmanchée d’un long cou raide,comme l’ensemble de la longue figure à laquelle ilappartient&|160;; le tout semble se mouvoir par des ressorts. À lavue de cet automate, de sa queue de morue qui lui battait sur lestalons, de ses guêtres flottantes, de son jabot ramassé, de son colà rabat, de ses manchettes sans fin, de son grand parapluie et deson très petit chapeau de soie, il fallut que je me tinsse à quatrepour ne pas éclater au nez du personnage, tant sa mine étaitcomique et son accoutrement grotesque.

«&|160;Veuillez, monsieur, lui dis-je, prendrela peine de vous asseoir, et me faire connaître le motif qui vousamène.

–&|160;»&|160;Mossio, chai pressenté à vo léhommaiche té la part té mossio Lowender, constabele en Bowe Streetdé lé Capetale té la Grand-Britanié&|160;: il mé récommandé à vo,por trover mon fame, qui faisait mo-a cocou ein Parisse, avecmossio Gaviani, hoffécier italian, qui corrait lé poubliqueHouse.

–&|160;»&|160;Je suis désespéré, monsieur, àl’instant je viens de refuser de prêter l’appui de mon ministère,pour une recherche toute semblable. S’il ne s’agit que d’uneexploration inostensible, en considération de M.&|160;Lowender, jepuis vous indiquer quelqu’un, qui, moyennant salaire, fera toutesles démarches que nécessite la circonstance.

–&|160;»&|160;Ies, ies, exploracheininosteinsèble… Chai comprends, vo rendez moi bocop satisfait.

–&|160;»&|160;Donnez-moi, s’il vous plaît, lesnoms de votre épouse, son signalement, et tous les détails qui vousparaîtront propres à nous diriger.

–&|160;»&|160;Por le derechen, chai dis à voqué mon fame, il se nomme madame Bécoot, parce que chai souismossio Bécoot, dé lé famille à mon joumelle dé frère, qui séhapellé Bécoot, to comme notre père qu’il était Bécoot aussi. Monfame, il a éposé mo-a l’an dix-houi cent quinsse, en London&|160;:il était bel, il était blond&|160;; son z’ioux il était blac(noir), sa nez il était recommandaiple, son dent blanc etpetit&|160;; il avait beaucop dé… dé mamelles, il savait parléfrançais encore meillior qué mo-a… Si vo décovrez son démore, chaiférai preindre madame Bécoot et incontinent condouire en lépaquebote por London.

–&|160;»&|160;Je crois vous avoir dit,monsieur, que ce n’est pas moi qui me chargerai de lasurveillance&|160;; mais je vous mettrai en relation avec unepersonne qui entrera parfaitement dans vos vues. Givet, allez-moichercher le duc de Modène, et dites-lui de venir de suite avec lepère Martin (le duc de Modène était le sobriquet d’un agent secret,homme de bon ton, que je lançais dans les sociétés où l’onjouait.)

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! vo donnez àmo-a oun doucque, chai souis enchanté, oun douque&|160;! S’ilpovait sourprendre mon fame avec ce hoffécier, la divorce qué chaivolai, il serait comme oun coup dé la tonnerre.

–&|160;»&|160;Je réponds qu’il vous les feratrouver ensemble&|160;; je suis même persuadé qu’il vous les feraprendre au lit, si cela vous convient.

–&|160;»&|160;Oh&|160;! oh&|160;! Dans la litecouchés, c’est oune chose bocop meillior por la divorce. Porl’évideince dé crim-con déliciose la lite einseimble…Ah&|160;! mossio, chai souis à vo bocop réconnaissant.&|160;»

Le duc de Modène ne se fit pas long-tempsattendre&|160;; dès qu’il fut entré, M.&|160;Bécoot s’étant levé,et l’ayant salué d’une triple révérence, lui parla en cestermes&|160;:

«&|160;Mossio lé doucque, j’avais bésoin quevo rendiez service à oun épouse malhouroux qui était désolé par sonfame.&|160;»

L’agent à qui la méprise de l’anglais n’avaitpas échappé, ne manqua pas de prendre l’air d’importance quiconvenait au titre dont on le gratifiait. Après avoir conclu avecdignité le marché pour ses honoraires et pris note des indicationsque M.&|160;Bécoot était à même de fournir, il promit de se mettreimmédiatement en campagne afin d’arriver à un prompt résultat. Laconversation en était à ce point, lorsqu’on me remit une invitationde me rendre sur le champ au parquet de M.&|160;le procureur duroi&|160;; je quittai en conséquence M.&|160;Bécoot, et l’audiencefut fermée jusqu’au lendemain. Puisque je suis en train de fairedes digressions, avant que je le ramène aux catégories, le lecteurne sera peut-être pas fâché d’apprendre comment se terminal’affaire de M.&|160;Bécoot.

À peine quarante-huit heures s’étaientécoulées, le duc de Modène vint me dire qu’il avait découvert laretraite de l’infidèle&|160;; elle était avec son Italien, et bienqu’ils fussent sur leurs gardes parce qu’ils avaient apprisl’arrivée du mari, il était assuré de les mettre en présence de cedernier, au milieu des preuves flagrantes de cette intimitéhorizontale qui, sous le rapport de la conviction, ne laisse rien àdésirer. Tandis que le duc était à m’expliquer le stratagème qu’ilcomptait employer, entra M.&|160;Bécoot que j’avais faitprévenir&|160;; il était accompagné de son frère, autre caricaturebritannique. «&|160;Les deux font la paire, observa tout basl’agent.&|160;»

–&|160;«&|160;Bonjor mossio Védoc, ah voilàmossio lé doucque, chai offre à loui mon poulitesse.

–&|160;»&|160;Monsieur le duc a une grandenouvelle à vous donner.

–&|160;»&|160;Ah ah&|160;! oune grandenovelle&|160;! vo avez trové&|160;? vo povez dire devant mossio,mossio est oun Becoot, il était ma joumelle, vo avez trové,véridiquement trové&|160;!

–&|160;»&|160;Voyons, monsieur le duc,racontez à ces messieurs ce qu’il en est.

–&|160;»&|160;Ies, ies, raccontez ounpo mossio lé douque.

–&|160;»&|160;Eh bien oui&|160;! j’ai trouvé,et pour peu que vous le désiriez, je m’engage à vous les montrertous les deux dans le même lit.

–&|160;»&|160;Dans la même lite&|160;! s’écriale frère de M.&|160;Becoot&|160;; c’était oun miracle, vo êtessorcière donque, mossio lé douque.

–&|160;»&|160;Je vous jure qu’il n’y a rien desorcier là-dedans, tout cela n’est que de la physique.

–&|160;»&|160;Ies, ies, de laphessique (riant), ah, ah, ah, choli phessique&|160;!

–&|160;»&|160;Puisqu’ils couchentensemble.

–&|160;»&|160;Ies, ies, natoural,beaucoup natoural&|160;; dans la même lite, charmante cohabitachen,charmante&|160;!&|160;» charmante&|160;! répétait en s’extasiant lebeau frère de madame Becoot, dont le mari qui se pâmait presqued’aise, exprimait par ses contorsions et les grimaces les plusburlesques, la satisfaction qu’il ressentait.

Lady Becoot et son amant avaient logé pendantquelques mois rue Feydeau, chez une de ces dames qui, pour leuravantage et la commodité des étrangers, tiennent à la fois tabled’hôte et d’écarté&|160;; mais prévoyant des persécutions, à lanouvelle du débarquement des deux jumeaux, le couple adultères’était réfugié à Belleville, où un général, des amis de la dame,leur avait donné l’hospitalité. On convint d’aller les relancerdans cet asile, et comme M.&|160;Becoot était pressé, il fut décidéque l’on précipiterait le dénouement.

Le lendemain était un dimanche, il devait yavoir grand dîner chez le général, et à la suite du repas, suivantl’usage de la maison, on devait y donner à jouer. Le duc de Modène,connu depuis long-temps pour un adroit flibustier, avait donc unprétexte suffisant pour s’introduire dans une réunion où lesGrecs étaient admis sans difficulté. Il ne laissa paséchapper l’occasion. S’étant transporté à Belleville, quand lasoirée fut venue, il alla prendre place dans le salon du général,jusqu’à deux heures du matin, qu’il sortit pour rejoindre les deuxfrères, qui, non loin de là, étaient dans un carrosse de remise.«&|160;C’est pour le coup, leur dit le duc, que le couple est dansles draps.

–&|160;»&|160;Dans les draps&|160;! s’écrieM.&|160;Becoot.

–&|160;»&|160;Oui, monsieur, dans lesdraps&|160;; j’ai presque assisté à leur coucher, et si vous voussentez le courage de tenter l’escalade, je me charge de vousconduire jusqu’à l’alcôve, vous n’aurez plus qu’à tirer lerideau.

–&|160;»&|160;Comment vo dites&|160;?l’escalade&|160;! Qu’entendez-vo escalade&|160;?

–&|160;»&|160;Nous franchirons le mur dujardin.

–&|160;»&|160;Goddem&|160;! franchir…Voyez-vous mo-a monté&|160;? La domestique il crie à la voleur…Non, non, pas franchir… et la pâton et la fissil, pin, pan,patatra, je fais des coulboutes… Et mossio Gaviani bien contente.Oh&|160;! oh&|160;! pas franchir.

–&|160;»&|160;Cependant, si vous voulez que ledélit soit matériellement constaté.

–&|160;»&|160;Dans les Becoot, mossio lédouque, no n’aimons pas la péril.

–&|160;»&|160;Alors il faudra saisir lescoupables hors de la demeure du général, c’est le moyen de necourir aucun risque. Je sais qu’à l’issue du déjeuner ils doiventmonter dans un fiacre qui les emmènera à Paris&|160;: Vousconvient-il de les prendre dans le fiacre&|160;?

–&|160;»&|160;Dans la fiacre, ies,ies, por proudeince.&|160;»

Le duc de Modène, son auxiliaire le pèreMartin, et les deux insulaires, se mirent en faction pour être àl’affût du départ. Pendant qu’on était ainsi aux aguets,M.&|160;Becoot fit mille questions et réflexions plus saugrenuesles unes que les autres. Enfin, vers les deux heures del’après-midi un fiacre s’arrête à la porte&|160;: au bout d’uninstant, il s’ouvre pour recevoir madame Becoot et son cavalier. Oncroirait qu’à cette vue, M.&|160;Becoot n’aurait plus été le maîtrede contenir son indignation&|160;; il ne sourcilla pas&|160;: lesmaris anglais sont étonnants&|160;: «&|160;Vo voyez, dit-il à sonfrère, vo voyez, mon fame avec son hamant.

–&|160;»&|160;Oui, oui, jé voyé… Il était danslé voitoure.&|160;»

On était averti que le fiacre se dirigeraitsur la rue Feydeau. Les Anglais ordonnèrent à leur cocher defouetter, afin de gagner les devant, et quand ils furent à hauteurde la porte Saint-Denis, à l’endroit où une montée conduit auboulevard Bonne-Nouvelle, ils mirent pied à terre. Bientôtils aperçoivent le fiacre&|160;; il va au pas&|160;; les agentss’avancent pour l’arrêter, et M.&|160;Becoot en ayant ouvert laportière&|160;: «&|160;Ah&|160;! bonne jor, dit-il avec un flegmeinconcevable, mossio, jé démandé à vo pardon&|160;; jé véné prendmon fame, qué vo cacholez à mon place.

–&|160;»&|160;Allons, madame ajouta le frère,c’été temps por né plous no faire coucous, véné havec.&|160;»

Gaviani et madame Becoot sont terrifiés, sansrépondre, ils descendent tous deux, et pendant que l’Italienacquitte le prix de la course, contrainte d’obéir l’infortunée ladyest impitoyablement installée dans le carrosse, entre les deuxBecoot, en face des deux estafiers. Tout le monde était silencieux,tout à coup, madame Becoot revenue peu à peu de sa terreur,s’élance à la portière&|160;: «&|160;Gaviani, Gaviani, crie-t-elle,mon ami, sois tranquille, je ne t’abandonnerai qu’à la mort.

–&|160;»&|160;Taissez-vo, madame Becoot, luidit froidement son mari, je ordonné vo la silence, vo êtes ouneméchant fame&|160;; vo êtes assez hardie por appélé mossioGaviani&|160;; vo êtes oune félon, ouai, madame, vo êtes oune grandfélon&|160;; jé féré mété vo dans lé blac Hole.

–&|160;»&|160;Vous ne ferez rien.

–&|160;»&|160;Jé féré, jé féré…&|160;»répétait-il en balançant sa tête entre les manches de deuxparapluies, dont les crosses en corne de cerf, formaient pour sonfront un singulier accompagnement.

«&|160;M.&|160;Becoot, tout ce que vous ferezest inutile… Ah&|160;! mon cher Gaviani.

–&|160;»&|160;Encore Gaviani, tojorGaviani.

–&|160;»&|160;Oui toujours&|160;; je vousdéteste, je vous abhorre.

–&|160;»&|160;Vo êtes mon fame.

–&|160;»&|160;Mais regardez-vous donc,M.&|160;Becoot, êtes-vous fait pour avoir une femme&|160;? D’abordvous êtes laid, ensuite vous êtes vieux, vous êtes ridicule et vousêtes jaloux.

–&|160;»&|160;Jé souis gélousselégalement.

–&|160;»&|160;Vous voulez faire prononcer ledivorce, n’est-il pas tout prononcé&|160;? Je vous fuis, quedemandez-vous de plus&|160;?

–&|160;»&|160;Jé vol être coucoulégalement.

–&|160;»&|160;Vous voulez du scandale.

–&|160;»&|160;Vo volez faire coucou mo-a à tonfantaissie. Jé volé à la mien, jé vol été coucou havec lé jousticeà la poublique, avec oun sentence.

–&|160;»&|160;Vous êtes un monstre à mes yeux,vous êtes un tyran&|160;; jamais je ne resterai avec vous.

–&|160;»&|160;Vo resteré avec lé praison.

–&|160;»&|160;Vous ne m’aurez pasvivante&|160;», et en proférant cette menace, elle faisait semblantde vouloir se déchirer la figure.

–&|160;«&|160;Tienne loui les mains, monfrère.&|160;»

Le frère se mit effectivement en devoir de luitenir les mains, alors, elle se débattit quelques instants, puiselle parut se calmer&|160;; mais l’étincelle de ses regardstrahissait sa colère et les feux dont elle brûlait.

Rouge, enluminée, et pourtant belle encore,autant que la passion peut l’être, près de ces mines hétéroclites,à côté de ces visages immobiles et morfondus, elle avait l’air dela reine des Bacchantes entre deux magots, ou plutôt d’un volcand’amour entre deux pics de glace. Quoiqu’il en soit, le retour deM.&|160;Becoot à l’hôtel où il logeait, rue de la Paix, fut untriomphe. Son premier soin fut d’enfermer le lutin dans unechambre, dont il ne confia la clé à personne. Mais quand un maris’est fait le geôlier de sa femme, il est si doux à celle-ci detromper sa vigilance&|160;! On connaît la chanson&|160;: Malgréles verrous et les grilles, etc. Le troisième jour de cettecaptivité conjugale, madame Becoot, à ce qu’il paraît, s’ennuyad’être en cage&|160;; le quatrième, je fis une visite àM.&|160;Becoot&|160;; il n’était pas midi, je le trouvai à tableavec son frère, en face d’un plumb-pudding et d’une douzaine debouteilles de champagne, dont ils avaient déjà fait sauter lesbouchons.

«&|160;Ah&|160;! bonne jor, mossioVaidoc&|160;; il était bocop de politesse à vo, por venir voir no.Vo bo-a-rez de la Champeigne&|160;?

–&|160;»&|160;Je vous remercie, je n’en boisjamais à jeun.

–&|160;»&|160;Vo n’était pas oune bonneAnclaise.

–&|160;»&|160;Eh bien&|160;! vous voilà aucomble de la joie, le duc de Modère vous a rendu votre femme, jevous en fais mon compliment.

–&|160;»&|160;Complimente&|160;!goddem. Il était encore envolée, madame Becoot.

–&|160;»&|160;Eh quoi&|160;! vous n’avez passu la garder.

–&|160;»&|160;Il était envolée, jé vo dit, lafélon&|160;!

–&|160;»&|160;Puisque c’est ainsi, n’enparlons plus.

–&|160;»&|160;Non, plus parler, tujor bo-a-rela Champeigne&|160;: il n’était pas félon.&|160;»

Ces messieurs insistèrent de nouveau pour queje leur tinsse compagnie mais comme j’avais besoin de garder monsang-froid, je les priai de me dispenser de la rasade, et aprèsleur avoir fait agréer mes salutations, je pris congé d’eux. Sansdoute qu’ils ne tardèrent pas à être sous la table. C’est là qu’unbon Anglais cuve rondement son chagrin&|160;: a-t-il disparu entreles pintes et les brocs, si, pendant qu’il dort, on lui criecoucou, et qu’à son réveil, en le montrant au doigt, ondise, ah&|160;! le voilà, il rit jaune, et, plutôt que decacher sa tête, le maussade se fâche. Il provoque une enquête. Onprononce un divorce. À qui la faute&|160;? À Gaviani&|160;? àBergami&|160;? à la princesse&|160;? aux dieux qui la firent sibelle&|160;? Non… À qui donc&|160;? Au porter, au porto, aubordeaux, au champagne, enfin, à Bacchus sous toutes les formes etsous toutes les couleurs.

Mais que m’efforçai-je de percer le brouillardqui enveloppe des mœurs qui ne sont pas les nôtres&|160;? Nousvivons sur les rives de la Seine, ne nous inquiétons pas de ce quise passe aux bords de la Tamise. Peut-être quelque Vidocqbritannique voudra-t-il un jour nous l’apprendre. Jusque-là, je meborne à l’épisode de M.&|160;Becoot, que je ne vis plus, et jereviens à mes moutons, c’est-à-dire, aux catégories.

La distinction des voleurs, selon le genrequ’ils ont adopté, serait de peu d’importance, si, en même tempsque je dévoile les moyens par eux mis en pratique pour vivre à nosdépens, je n’indiquais par quelles précautions on parviendra à semettre à l’abri de leurs atteintes. S’ils ne prélevaient une dîmeque sur le superflu, peut-être, y aurait-il quelque cruauté àprétendre les empêcher de se procurer le nécessaire&|160;; maiscomme, vu le hasard de leur profession, entre Irus et Crésus, il neleur est pas toujours donné de choisir, et qu’ils prennentindifféremment où il y a trop et où il n’y a pas assez, qued’ailleurs, ils prennent aussi pour se livrer à des profusions, jevais, sans miséricorde, déployer contre eux l’arsenal de tout monsavoir, afin de battre en brèche leur industrie, et, s’il estpossible de la mettre au sac, suivant l’expression de nosvieux Polyorcètes, je veux dire nos vieux Chroniqueurs ou mieuxencore nos vieux romanciers.

Aucune capitale de l’Europe, Londres excepté,n’enserre autant de voleurs que Paris. Le pavé de la moderne Lutèceest incessamment foulé par toutes espèces de larrons. Ce n’est passurprenant, la facilité de s’y perdre dans la foule y fait affluertout ce qu’il y a de méchants garnements, soit en France, soit àl’étranger. Le plus grand nombre se fixe irrévocablement dans cettecité immense&|160;; quelques autres n’y viennent que comme desoiseaux de passage, aux approches des grandes solennités, ou durantla saison rigoureuse. À côté de ces exotiques, il y a lesindigènes, qui forment dans la population une fraction, dont ledénominateur est assez respectable. J’abandonne au grandsupputateur, M.&|160;Charles Dupin, le soin de l’évaluer endécimales, et de nous dire si le chiffre qu’elle donne ne devraitpas être pris en considération dans l’application de la teintenoire.

Les voleurs parisiens sont, en général, haïsdes voleurs provinciaux&|160;; ils ont, à juste titre, laréputation de ne pas faire difficulté de vendre leurs camaradespour conserver leur liberté&|160;; aussi lorsque, par l’effet d’unecirconstance quelconque, ils sont jetés hors de leur sphère, ils netrouvent pas aisément à qui s’associer&|160;; au surplus, ils ontune grande prédilection pour le lieu de leur origine. Ces enfantsde Paris ne peuvent pas se séparer de leur mère, ils ont pour elleun fonds de tendresse inépuisable&|160;:

À tous les cœurs bien nés que la patrie estchère&|160;!

Transporté dans un département, un voleurparisien est tout désorienté&|160;; eût-il été lancé de la lunecomme une aérolite, il n’y serait ni plus emprunté, ni plusneuf&|160;; c’est un badaud, un vrai badaud, dans toute la force duterme&|160;; à chaque instant il redoute de prendre martre pourrenard&|160;: c’est terrible, quand on ne connaît pas leterrain&|160;! il ne sait où il met la main et le pied, peut-êtremarche-t-il sur des charbons ardents&|160;: Cineri doloso.Il n’ose faire un pas, parce qu’il a un bandeau sur les yeux, etque, s’il va se heurter, il est averti que personne n’est là pourlui crier casse-cou&|160;: tout au contraire, on s’amuse àle voir en péril, parce qu’on est convaincu qu’il estpoltron&|160;? s’est-il embarqué dans une gaucherie, on la luilaisse achever, on l’y pousse même, et si dans son chemin ilrencontre un gendarme, que malheur lui advienne, qu’il succombeenfin, les malins du Colin-Maillard en font des gorges chaudes.

Au sein d’une petite ville, un voleur est toutà fait déplacé&|160;; c’est la poule qui n’a qu’un poussin&|160;:il est là exactement comme le poisson dans l’huile, comme lepoisson dans la friture, ce n’est pas son élément&|160;: il y atrop de calme, dans une petite ville, trop de tranquillité, lacirculation est trop régulière, trop limpide&|160;; mieux vautbeaucoup de tumulte, de la confusion, du frottement, des embarras,du désordre, et un fluide sujet à se troubler. Tous ces avantages,c’est à Paris qu’ils sont rassemblés, dans l’exigu, mais bienrempli, département de la Seine, dans un périmètre de cinq à sixlieues, sur un espace qui suffirait à peine à l’établissement duparc d’un grand seigneur&|160;; Paris est un point sur le globe,mais ce point est un cloaque&|160;? à ce point aboutissent tous leségouts&|160;; sur ce point tourbillonnent, passent, repassent, secroisent et s’entrecroisent des myriades de propriétaires de la viepar excellence. Le voleur parisien est habitué à cette cohue&|160;;hors de là, il nage dans le vide, et son habileté expire. Il lesait bien, et ce qui le prouve incontestablement, c’est que,parvient-il à s’évader du bagne, c’est toujours sur la Capitalequ’il se dirige à tire d’aile&|160;; il ne tardera pas à êtrerepris, que lui importe&|160;? il aura encore une foistravaillé à sa guise.

Les voleurs provinciaux se font assezpromptement au séjour de Paris&|160;; ce n’est pas que le climatleur convienne mieux que tout autre, mais ce sont des espèces decosmopolites, qui trouvent une patrie partout où il y a àdérober&|160;: Ubi bene, ubi patria, telle est leurmaxime&|160;; ils s’accommoderont tout aussi bien de la résidencede Rome que de celle de Pékin, lorsqu’il y aura du butin à faire.Ils n’ont ni l’extérieur agréable, ni les formes découplées, ni lajactance du voleur parisien&|160;: eussent-ils vécu un siècle dansParis, ce seraient toujours des rustres&|160;; les amis dePantin leur reprocheraient toujours d’être bâtis comme despoignées de sottises, et de ne ressembler à personne.La tenue et les manières, voilà leur côté faible&|160;; ils n’ontpoint d’urbanité, et quoiqu’ils fassent, ils ne seront jamaisparfumés de cette fleur d’atticisme dont l’odeur suave charme etenivre ce monde brillant et frivole, qu’on ne peut duper qu’aprèsl’avoir séduit&|160;; mais s’ils manquent de cet entre-gent, qui,sous quelques rapports, donne aux indigènes une certainesupériorité, en revanche ils ont plus de capacité&|160;: sous uneenveloppe grossière, sous des dehors lourds en apparence, ilscachent une dose d’astuce et de finesse qui dans les entreprises depremier ordre, les rend propres à écarter les obstacles et à capterla confiance des personnes réfléchies&|160;: que l’on consulte lesarchives du crime, tous les grands vols, tous les vols hardis etraisonnés sont le fait de voleurs provinciaux. Ces derniers ne sontpas fluets, mais ils sont audacieux, persévérants,méditatifs&|160;; ils conçoivent bien et exécutent mieux.

Les voleurs de profession originaires de laCapitale sont rarement des assassins&|160;; ils ont en horreur lesang, et quand ils le versent c’est toujours à regret&|160;; c’estque par des circonstances imprévues ils y ont été forcés. Parextraordinaire ont-ils des armes, ils n’en font usage que pours’échapper dans le cas de surprise en flagrant délit. Les grandscrimes dont Paris est parfois le théâtre, sont presque toujourscommis par des étrangers. Une particularité assez remarquable,c’est que les assassinats sont ordinairement le fait d’un débutantdans la carrière&|160;: ceci est vrai, très vrai, n’en déplaise àces moralistes inobservateurs, qui répètent d’après lepoète&|160;:

Ainsi que la vertu le crime a ses degrés.

Avant de commettre une mauvaise action, lesvoleurs expérimentés calculent les conséquences de cette action,par rapport à eux. Ils connaissent la peine qu’ilsencourront&|160;; ils jouent, parce qu’ils ont besoin de jouer,mais s’il s’agit d’aller de leur tout, ils y regardent à deux fois.Le Code, qu’ils étudient sans cesse, leur dit&|160;: vous irezjusque-là, vous n’irez pas plus loin&|160;; et bon nombred’entre eux reculent devant la réclusion, devant la perpétuité,devant la mort… Ce n’est pas sans intention que, dans cetteénumération, je place la mort en dernier lieu&|160;; c’est lemoindre des épouvantails, je le démontrerai, que l’on juge, d’aprèscela, si notre pénalité est bien graduée.

Les voleurs provinciaux en général, moinscivilisés que ceux dont l’éducation s’est faite à Paris,n’éprouvent aucune répugnance à tuer&|160;; ils ne se bornent pas àse défendre, ils attaquent, et souvent dans leurs expéditions,non-seulement ils sont téméraires, mais encore ils se montrentatroces et cruels au dernier degré&|160;: mille traits barbares,consignés dans les fastes judiciaires, peuvent venir à l’appui demon assertion.

La sagesse des nations a depuis long-tempsproclamé comme une vérité, que les loups entre eux ne semangent pas&|160;; afin de ne pas faire mentir le proverbe,les voleurs ont les uns pour les autres des égards deconfraternité. Tous se regardent comme les membres d’une grandefamille&|160;; et quoique les voleurs provinciaux et les voleursparisiens soient généralement peu disposés à s’entraider,l’antipathie ou la prévention ne va pas jusqu’à s’entre-nuiredirectement. Il y a toujours un pacte qui est respecté dansquelques unes de ces généralités&|160;: la bête, dirait unphilosophe d’outre Rhin, se sent dans la bête de sa race, leconfrère aime à retrouver le confrère&|160;: aussi les voleursont-ils des signes de reconnaissance, et un langage particulier.Posséder ce langage, être initié à ces signes, lors même qu’onn’est pas du métier, c’est déjà un titre à leur bienveillance,c’est une preuve ou tout au moins une présomption qu’on fréquentedes amis. Mais ces notions, plus précieuses dans quelquescirconstances que celles de la franc-maçonnerie, ne sont pas ungarant infaillible de sécurité, et sût-on l’argot comme un jeunelord dont je m’abstiens de décliner l’ignoble surnom, jeconseillerais encore de ne pas s’y fier. Voici, au surplus, unepetite aventure qui, je crois, montrera que je n’ai pas tort&|160;:je demande pardon au lecteur si je m’interromps encore pour conter,mais ce sera bientôt dit.

Le père Bailly ancien guichetier deSainte-Pélagie, avait, depuis quelque mois, troqué cet emploicontre celui de gardien au dépôt de mendicité de Saint-Denis. Lepère Bailly était un vieillard qui aimait passablement le jus de latreille&|160;: au reste, quel geôlier ne boit pas avec plaisir,surtout quand on l’y convie et que ce n’est pas lui qui paye&|160;?Depuis vingt-cinq ans qu’il était dans les prisons, le père Baillyavait vu bien des voleurs&|160;; il les connaissait presque tous,et tous l’estimaient, parce qu’il se montrait bonenfant&|160;: il ne les chagrinait pas trop. Pour ceux dont labourse était résonnante, il était aux petits soins, petits soins degeôlier, on sait ce que c’est.

Un jour le bon homme était venu à Paris afind’y toucher une petite rente, qu’il s’était amassée du produit deses économies&|160;: c’étaient les subsidia senectutis, laprovision de la fourmi, la réserve pour la goutte matinale et letabac de toute la journée. L’échéance était arrivée&|160;: le pèreBailly reçut son argent, deux cents francs&|160;: il lestenait&|160;; mais allant et venant, il avait avalé quelquescanons, de telle sorte qu’au moment de retourner à son poste, ilétait un peu gai&|160;; ce n’est pas un mal, cela donne des jambes.Aussi cheminait-il en belle humeur, heureux d’en avoir terminé à sasatisfaction, lorsque sous la porte Saint-Denis, deux de sesanciens pensionnaires l’accostent en lui frappant surl’épaule&|160;: «&|160;Eh&|160;! bonjour, père Bailly.

–&|160;»&|160;(se retournant) Bonjour mesenfants.

–&|160;»&|160;Voulez-vous qu’il nous en coûteune chopine, sur le pouce&|160;?

–&|160;»&|160;Sur le pouce&|160;? volontiers,car je n’ai pas le temps.&|160;»

On entre Aux deux Boules.

–&|160;«&|160;Une chopine en trois, à huit,vite et du bon.

–&|160;»&|160;Eh bien&|160;! mes enfants, quefaites-vous&|160;? ça va-ti-bien&|160;? Y paraît que oui, car vousmarquez (vous avez l’air à votre aise).

–&|160;»&|160;Pour ce qui est de ça, nousn’avons pas à nous plaindre, depuis que nous sommes décarrés(sortis), le zaffaires vont assez bien.

–&|160;»&|160;J’en suis charmé, j’aime mieuxvous voir contents&|160;; mais prenez garde à retourner rue dela Clé, c’est une fichue hôtel (il a vidé son verre, et tendla main de l’adieu).

–&|160;»&|160;Quoi&|160;! déjà&|160;? nous nenous voyons pas si souvent&|160;; puisque vous voilà, nousredoublerons bien&|160;; allons, encore une chopine.

–&|160;»&|160;Non, non, ça sera pour une autrefois, je suis pressé, et puis, je suis là sur mes pattes. J’ai tantcouru depuis ce matin&|160;; savez-vous que j’ai devant moi un bonruban, jusqu’à Saint-Tenaille (Saint-Denis).

–&|160;»&|160;Une minute de plus, une minutede moins, dit un des pensionnaires, ce n’est pas ça qui vousretardera. Nous allons nous asseoir dans la salle&|160;; n’est-cepas père Bailly&|160;?

–&|160;»&|160;Il n’y a pas moyen de vousrefuser. Allons, je me laisse aller, mais qu’on nous servepromptement&|160;; une chopine, pas plus, et je pars. Il n’y a pasde bon Dieu, il en pleuvrait, je file nette comme torchette.Voyez-vous, j’en fais le serment.&|160;»

La chopine se boit&|160;; une troisième, unequatrième, une cinquième, une sixième s’écoulent, et le père Baillyne s’aperçoit pas qu’il est parjure. Enfin, il est ivre,complètement ivre&|160;: «&|160;Il n’y a pas à dire, répète-t-il àtout bout de champ, il faut que je parte&|160;; il se faitnuit&|160;; ce n’est pas le tout, c’est que j’ai deux cents francsdans mon paquet&|160;; si on allait me servir (voler) enroute.

–&|160;»&|160;Qu’avez-vous peur&|160;? il n’ya pas un grinche qui voulût vous faire la sottise. On vousconnaît trop brave pour cela. Le papa Bailly&|160;! il peut passerpartout, le papa Bailly.

–&|160;»&|160;Je sais bien, vous avezraison&|160;; si c’étaient des amis de Pantin, je pourraisme faire reconnaître, mais des pantres nouvellementaffranchis (des paysans qui font leurs premières armes),j’aurais beau faire l’arçon [1].

–&|160;»&|160;Il n’y a pas de danger&|160;; àvotre santé, père Bailly.

–&|160;»&|160;À la vôtre&|160;: ah ça&|160;!je ne m’ennuie pas, mais c’est cette fois que je m’en vais. Il n’ya plus de rémission. Bonsoir, portez-vous bien.

–&|160;»&|160;Vous le voulez, nous ne vousretenons plus.&|160;» Ils l’aident à placer sur son épaule unbâton, à l’extrémité duquel est attaché le paquet qui contient lenuméraire. Aussitôt le père Bailly, qui en a sa charge, prend sonessor.

Le voilà dans le faubourg, papillonnant,trébuchant, voltigeant, roulant, gravitant, faisant desterre-à-terre, et s’avançant pourtant, à force de zigs-zags. Tandisqu’il décrit ainsi des S, des Z et toutes les lettres bancroches del’alphabet, les deux pensionnaires se consultent sur ce qu’ilsferont&|160;; «&|160;Si tu étais de mon avis, dit l’un d’eux, nouslui prendrions ses deux cents balles, à ce vieux rat.

–&|160;»&|160;Parbleu, tu as raison, sonargent vaut celui d’un autre.

–&|160;»&|160;Eh oui&|160;! suivons-le.

–&|160;»&|160;Suivons-le.&|160;»

Malgré ses tergiversations le père Baillyavait déjà dépassé la barrière&|160;: toutefois ils ne tardèrentpas à l’apercevoir. Encore aux prises avec son vin, il marchaitcontre vents et marée&|160;; il y avait du tangage, beaucoup detangage, il chancelait, rétrogradait, obliquait, si bien qu’à levoir dans cet état, par humanité tous les cochers imaginaient delui proposer une place dans leur coucou&|160;; «&|160;Passe tonchemin, mannequin, répondait à cette offre le gracieuxporte-clé&|160;: le père Bailly a bon pied, bon œil.&|160;»

Bien lui en eût pris d’être moins fier&|160;;car en arrivant dans la plaine des Vertus, il se trouva dans ungrand embarras. Qu’on se figure ce doyen de la geôle entre lesgriffes des deux voleurs&|160;: le saisir à la gorge, et enlever lepaquet, fut l’affaire d’un instant. En vain se démanche-t-il àfaire le signe qui doit le sauver, du maigre&|160;! dumaigre&|160;! crie-t-il à tue tête, ce sont les mots de passequ’il fait entendre&|160;; il se nomme&|160;: C’est le pèreBailly&|160;! mais il n’y a ni signe, ni mots, ni nom quitiennent. «&|160;Il n’y a ni gras ni maigre, ripostent les voleursen contrefaisant leur voix, il faut lâcher le baluchon (lepaquet)&|160;; et, en proférant ces paroles, ilsdisparaissent.&|160;» – «&|160;Elle est rude, celle-là, murmure lavictime, ils ne la porteront pas en paradis.&|160;» Cetteprophétique menace aurait pu s’accomplir&|160;; mais entre eux etla justice il y avait sur le cerveau du vieillard les vapeursanti-mnémotechniques du Surêne [2], et surcette hémisphère les épaisses ténèbres d’une nuit profonde. Le pèreBailly est enterré&|160;; je reprends le fil de mon discours&|160;:attention&|160;!

Il serait impossible de classer les voleurs,s’ils ne s’étaient classés d’eux-mêmes. D’abord un individu obéit àson penchant pour la rapine&|160;; il dérobe à tort et à traverstout ce qui se présente&|160;: dans le principe c’est, comme dit leproverbe, l’occasion qui fait le larron&|160;; mais le bonlarron doit, au contraire, faire l’occasion, et ce n’est que dansles prisons qu’il acquiert ce qui lui manque pour atteindre uneperfection semblable. Après avoir subi une ou deux petitescorrections, car point de commençant qui ne fasse ce qu’on appelleune école, il connaît et on lui fait connaître son aptitude&|160;;alors, éclairé sur ses moyens, il se détermine à adopter un genre,et ne le quitte plus, à moins qu’il n’y soit forcé.

Les voleurs d’extraction sont, pour laplupart, Juifs ou Bohémiens&|160;; encouragés par leurs parents,ils pratiquent en quelque sorte au berceau. À peine peuvent-ilsfaire usage de leurs jambes, ils appliquent leurs mains à malfaire. Ce sont de petits Spartiates, à qui du matin au soir onrecommande de ne rien laisser traîner. Leur vocation est marquéed’avance&|160;; il suivront les errements de leur caste, les guideset les leçons ne leur manqueront pas&|160;; mais il y a voleur etvoleur, afin de ne pas ignorer leurs véritables dispositions, ilss’essayent dans tous les genres, et dès qu’ils ont découvert celuidans lequel ils excellent, ils s’y fixent, c’est un partipris&|160;; ils ont embrassé une spécialité, ils n’en sortentpas.

Depuis le déluge, il n’y a eu qu’un Voltaire,c’était un homme universel. Depuis la création du monde, il nes’est peut-être pas trouvé parmi les voleurs une seule têteencyclopédique&|160;: sauf quelques exceptions, ils sont bien lesêtres les plus circonscrits, et par conséquent les moinsexcentriques que je connaisse. En somme, chacun se borne à cueillirdes fruits sur la branche à laquelle il s’est attaché&|160;; quandla branche ne fournit que médiocrement, on grapille&|160;; quandelle ne fournit plus, on passe à une autre, mais on n’exploite pasdeux branches à la fois&|160;; peut-être ne gagnerait-t-on rien àle faire, puis chaque branche est un monopole, et des monopolistes,quels qu’ils soient, sont trop jaloux de leurs prérogatives poursouffrir les empiétements. Quelques voleurs pourtant ont eudeux cordes à leur arc&|160;; deux cornes à leurarbre, dirait certaine actrice de la Porte Saint-Martin&|160;:elle aurait raison, ces privilégiés étaient ordinairement des gensmariés… Le mâle travaillait de son côté, la femelle de l’autre, oubien, pour faire une bonne maison, d’un commun accord on opérait lafusion des deux industries.

D’espèce à espèce, les voleurs ont de lamorgue. L’escroc, qui est un homme du monde, méprise lefilou&|160;; le filou, qui se borne à escamoter adroitement lamontre ou la bourse, se tient pour offensé, si on lui propose dedévaliser une chambre&|160;; et celui qui fait usage de faussesclés, pour s’introduire dans un appartement qui n’est pas le sien,regarde comme infâme le métier de voleur de grands chemins. Jusquesur l’échelle du crime, qu’il soit ou plus haut ou plus bas, qu’ilmonte ou qu’il descende, l’homme a sa vanité et son dédain&|160;:partout, dans les plus abjectes conditions de la vie, pour que sonMOI ne crève pas de dépit et d’humiliation il a besoin de sepersuader qu’il vaut mieux que ce qui est ou devant ou derrièrelui. Afin de s’enorgueillir encore, il ne réfléchit du mondeextérieur que la portion la plus infime, celle-là du moins ne luifait pas honte&|160;; il est plongé dans la fange, mais s’il élèveson front au-dessus du bourbier, s’il croit voir plus bas que lui,il s’imagine qu’il plane, qu’il domine&|160;; il y a de la joiepour son cœur. Voilà pourquoi tous les coquins qui n’ont pasfranchi cette moyenne région de la perversité, où la probitén’existe plus que comme une réminiscence, ont tous l’orgueil d’êtremoins criminels les uns que les autres&|160;: voilà pourquoi,au-delà de cette région, c’est, au contraire, à qui fera parade duplus haut degré de scélératesse&|160;: voilà pourquoi enfin, danschaque espèce, même en deçà de la région moyenne, où l’on pèse leplus ou moins de déshonneur, il n’est pas un fripon qui n’aspire àêtre le premier dans son genre, c’est-à-dire le plus adroit, leplus heureux, ou, ce qui revient au même, le plus coquin.

Il est bien entendu que je ne parle ici quedes voleurs profès, qui sont les cosaques réguliers de notrecivilisation. Quant au paysan qui vole une gerbe, au savetier quifait de la fausse monnaie, au notaire qui se prête à unstellionnat, ou écrit un testament sous la dictée d’un mort, cesont là des cosaques irréguliers, de purs accidents, qui ne peuventavoir leur place dans une classification. Il en est de même desauteurs isolés de tous ces attentats auxquels peut pousserl’effervescence des passions, la haine, la colère, la jalousie,l’amour, la cupidité et les rages d’une dépravation frénétique. Lesassassins de profession sont les seuls dont j’aie à m’occuper endécrivant ces catégories, mais auparavant je vais faire comparaîtreles espèces dont les mœurs sont plus douces… La séance est ouverte,qu’on amène les cambrioleurs.

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