Messieurs les-ronds-de-cuir

Messieurs les-ronds-de-cuir

de Georges Courteline

Partie 1
Premier tableau

 

 

À mon ami, à mon maître, à mon bienfaiteur Catulle Mendès. En témoignage d’admiration profonde et d’affection sans bornes.

 

 

Chapitre 1

 

 

À l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Solférino, un régiment de cuirassiers qui regagnait au pas l’École militaire força Lahrier à s’arrêter. Il demeura les pieds au bord du trottoir, ravi au fond de ce contretemps imprévu qui allait retarder de quelques minutes encore l’instant désormais imminent de son arrivée au bureau, conciliant ainsi ses goûts de flâne avec le cri indigné de sa conscience.

Simplement – car l’énorme horloge du ministère de la Guerre sonnait la demie de deux heures – il pensa :

– Diable ! encore un jour où je n’arriverai pas à midi.

Et les mains dans les poches, achevant sa cigarette, il attendit la fin du défilé.

Au-dessus de lui, c’était l’éblouissement d’un après-dîner adorable. Comme il advient tous les ans, Paris, qui s’était endormi au bruit berceur d’une pluie battante, s’était réveillé ce matin-là avec le printemps sur la tête, un printemps gai, charmant, exquis, tout frais débarqué de la nuit sans avoir averti de sa venue, en bon provincial qui arrive du Midi, tombe sur les gens à l’improviste et s’amuse de leur surprise. Par-delà lestoits des maisons, derrière les hautes cheminées, le ciel d’avrils’étendait d’un bleu profond et sans un nuage, perdu au loin dansune grisaille brumeuse. Une immense nappe de soleil balayait d’unbout à l’autre la chaussée blondie du boulevard dont les fenêtres,à l’infini, miroitaient comme des lames d’épée, et sur l’asphaltedes trottoirs les ombres jetées en biais des platanes et desmarronniers semblaient des bâtons d’écolier tracés par une maingéante.

Lahrier, mis en joie dès le matin au seul vud’un reflet cuivré se jouant par la cretonne fleurie de son rideau,avait déjeuné en deux temps auprès de sa fenêtre ouverte ;puis, tourmenté de l’impérieuse soif de sortir sans pardessus pourla première fois de l’année, il avait, de son pied léger, gagné laplace de l’Opéra, remonté le boulevard jusqu’à la rue Drouot, lelong des arbres déjà encapuchonnés de vert tendre, faisant le grosdos sous le soleil dont la bonne tiédeur lui caressait l’épaule àtravers l’étoffe du vêtement.

Mais comme il revenait sur ses pas, talonnépar l’heure du travail, équitablement partagé entre le sentiment dudevoir et son amour du bien-être, brusquement il s’était rappelén’avoir pas pris de café à son repas, et devant cette considérationil avait imposé silence à ses scrupules.

Le ministère pouvait attendre. Aussi bienétait-ce l’affaire d’une minute.

Et il s’était attablé à la terrasse du caféRiche.

Le malheur est qu’une fois là, le chapeauramené sur les yeux, le guéridon entre les genoux, Lahrier s’étaittrouvé bien. Il s’était senti envahi d’une grande lâcheté de toutl’être, d’un besoin de se laisser vivre, tranquillement, sans unepensée, tombé à une mollesse alanguie et bienheureuse deconvalescent. Dans sa tasse emplie à ras bords un prisme s’étaitallumé, tandis que le flacon d’eau-de-vie projetait sur le glacisde la tôle une tache imprécise et dansante, aux tons roux de topazebrûlée. Et vite, à sa jouissance intime de lézard haletant ausoleil dans l’angle échauffé d’un vieux mur, quelque chose s’étaitvenu mêler : une vague velléité de demeurer là jusqu’au soir àse rafraîchir de bière claire en regardant passer les printanièresombrelles, la vision entr’aperçue d’une journée entière de paresse– inévitablement compliquée d’un lâchage en règle du bureau. Uneirritation sourde avait germé en lui sans qu’il s’en fût renducompte, une rancune contre l’Administration, cette gêneuse,empêcheuse de danser en rond, qui se venait placer entre le beautemps et lui comme pour donner un démenti, malgré la loi et lesprophètes, à la clémence infinie du bon Dieu.

Et pour quoi faire !…

Dans la montée houleuse de son indignation,volontiers, il eût arrêté les passants pour leur poser la question,en appeler à leur bonne foi de cet excès d’iniquité, leur demandersi, véritablement, c’était une chose raisonnable qu’on le vîntdépouiller ainsi de son droit au repos, à la brise d’avril, à lapureté immaculée de l’azur. Longuement, pitoyablement, il avaithaussé les épaules :

– Si ce n’est pas une calamité !

Son amertume s’était soudainementaigrie ; la Direction des Dons et Legs dut passer un joliquart d’heure :

– Oui, parlons-en, quelque chose de beau,la Direction des Dons et Legs. Une boîte absurde, seulement crééepour les besoins de la cause, à seule fin de donner pâture à lavoracité de quelques affamés ! sans but ! sansvues ! sans une ombre de raison d’être ! à ce pointqu’entre les ministres c’est la lutte continuelle à qui ne l’aurapas. Tour à tour c’est la Chancellerie qui se récuse et la renvoieà l’Instruction publique, l’Instruction publique qui se défend etla repousse sur le Commerce, le Commerce qui proteste et la refoulesur l’Intérieur, l’Intérieur qui ne veut rien savoir et la rejettesur les Finances, et ainsi jusqu’au jour où une âme charitable veutbien la prendre à sa remorque et se l’adjoindre par pitié. Enfin,une vraie comédie, une allée et venue de volant lancé de raquetteen raquette !… Avec ça, pas le sou, des promesses tout letemps, un misérable budget de quelques centaines de mille francs,que la Chambre, par surcroît de bonheur, allège d’année enannée !… Ah ! c’est un rêve !

Une fois entré dans cet ordre d’idée,l’employé, comme bien l’on pense, n’avait eu garde de s’attarderaux bagatelles de la porte.

En somme, s’il le pouvait attendre, leministère pouvait également se passer de lui, et à cette conclusion– prévue – il avait eu un mince sourire, goûtant l’exquissoulagement qui suit les déterminations longuement discutées, enfinprises.

Mais, à la réflexion :

– Eh parbleu non, au fait ! je nepensais pas à cela, moi. Ah ! la sale déveine. Faut-il quej’aie été bête !…

La vérité est que, la veille, il s’était déjàabstenu, retenu à la dernière minute, comme il allait prendre sonchapeau, par la violence d’une averse et la tombée inopinée, en sonappartement de garçon, de Gabrielle, sa maîtresse. Et tout de mêmeil avait bien fallu qu’il s’inclinât, qu’il fît son deuil de sesprojets, pris d’un trac qui d’avance lui gâtait son plaisir àl’idée d’une double bordée tirée sans motifs plausibles.

En moyenne, il faisait le mort une fois lasemaine sans que l’Administration, bonne bête, eût l’air de s’enapercevoir ; mais la question était de savoir jusqu’à quelpoint tiendrait, devant l’abus, une tolérance faite, en partie,d’inertie et d’habitude prise. Surtout que, depuis quelque temps,M. de la Hourmerie, son chef, changeait d’allures à sonégard, affectait, ses lendemains d’absence, une raideur sèche etmécontente, s’enfermait en un de ces mutismes qui désapprouvent,sécrètent perfidement autour d’eux la gêne des situations faussespoint éclaircies. Et c’est pourquoi, convaincu encore que navré, ils’était pourtant décidé à régler sa consommation et, lentement,s’était acheminé vers son poste par la place des Pyramides et lesTuileries.

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