Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

Micah Clarke – Tome III – La Bataille de Sedgemoor

de Sir Arthur Conan Doyle

I – L’Affaire du Pont de Keynsham.

Le lundi 21 juin 1685 se leva très sombre,avec un vent violent, des nuages noirs se mouvaient lourdement dans le ciel, et une pluie fine, continuelle, tombait.

Néanmoins, quelques instants après l’aube, les clairons de Monmouth se firent entendre dans tous les quartiers de la ville, depuis le pont sur la Tone jusqu’à Shuttern.

À l’heure dite, les régiments se rassemblèrent.

L’appel fut fait et l’avant-garde traversa d’un pas alerte la porte de l’Est.

On sortit dans le même ordre que lors de l’entrée, notre régiment et les bourgeois de Taunton formant l’arrière-garde.

Le maire Timewell et Saxon s’étaient partagé l’organisation de cette partie de l’armée, et comme c’étaient des gens qui avaient longtemps servi, ils placèrent l’artillerie dansune situation moins exposée et postèrent une forte troupe decavalerie à l’arrière, à une portée de canon, pour faire face àtoute attaque des dragons du Roi.

On fut unanime à constater que l’armée avaitfait de grands progrès au point de vue de l’ordre et de ladiscipline pendant notre halte de trois jours, grâce sans doute àla peine, que nous avions prise pour l’exercer sans relâche, et ànotre attitude militaire.

En rangs solides, serrés, les hommes allaient,faisant jaillir la boue liquide ou épaisse, tout en échangeant derudes plaisanteries campagnardes ou en chantant un coupletentraînant d’une chanson ou d’un hymne.

Sir Gervas chevauchait en tête de sesmousquetaires, dont les queues enfarinées pendaient molles etmoites, et toutes dégoûtantes d’eau.

Les piquiers de Lockarby et ma compagnie defaucheurs étaient pour la plupart des travailleurs des champs,endurcis à toutes les intempéries, et ils marchaient patiemment,les gouttes de pluie coulant sur leurs faces hâlées.

En avant se trouvait l’infanterie de Taunton,en arrière la file encombrante des chariots à bagages, que suivaitla cavalerie.

Ce fut ainsi que la longue ligne se déroulapar-dessus les hauteurs.

Quand on fut arrivé au sommet, où la routecommence à descendre sur l’autre versant, on commanda une haltepour permettre aux régiments de se serrer et nous jetâmes un coupd’œil en arrière sur cette jolie ville qu’un si grand nombre desnôtres ne devaient pas revoir.

Nous apercevions sans peine sur les muraillessombres et les toits des maisons le flottement, l’agitation desmouchoirs blancs de ceux que nous quittions.

Ruben chevauchait bride à bride avec moi, sachemise de rechange battant au vent et ses grands piquiers, lafigure toute épanouie d’un large rire, marchant derrière lui, maisses pensées et ses regards étaient trop loin de là pour qu’il pûtles remarquer.

Pendant que nous regardions, une longue flèchede lumière solaire jaillit entre les deux bancs de nuages quidoraient le sommet du clocher de Sainte-Madeleine et l’étendardroyal qui y flottait encore.

Cet incident fut salué comme un présagefavorable et une acclamation retentissante se propagea de rang enrang.

À cette vue, on agita les chapeaux et il y eûtun grand cliquetis d’armes.

Alors les clairons sonnèrent en fanfare.

Les tambours battirent une marcheguerrière.

Ruben rentra sa chemise dans son havresac.

Et l’on se remit en route à travers la boue,la vase, les nuages mornes toujours suspendus sur nous, s’appuyantsur les collines non moins mornes à notre droite et à notregauche.

Un chercheur de présage aurait peut-être ditque le ciel pleurait sur notre fatale aventure.

Pendant tout le jour, on marcha péniblementsur des routes qui n’étaient que des fondrières, avec de la bouejusqu’aux chevilles.

Le soir, on se dirigea vers Bridgewater, oùnous fîmes quelques recrues et ajoutâmes quelques centaines delivres à notre caisse militaire, car c’était une localité prospère,avec un commerce très actif de cabotage qui s’étendait sur tout lecours de la rivière de Parret.

Après avoir passé une nuit sous des abrisconfortables, nous repartîmes par un temps pire encore que laveille.

Dans cette région, le sol est une vastefondrière, même au temps le plus sec, mais de fortes pluies avaientfait déborder les mares et les avaient changées en vastes lacs desdeux côtés de la route.

Cela avait peut-être un bon côté pour nous,car nous étions aussi protégés contre les raids de la cavalerie duRoi, mais notre marche en était très ralentie.

Et, tout le jour, on ne fit que barboter dansla vase et la boue.

Les gouttes de pluies brillaient sur lescanons des fusils et ruisselaient sur les flancs des chevaux aupied lourd.

Nous longeâmes la Parret enflée, traversâmesEastover, le paisible village de Bawdrip.

Nous franchîmes la hauteur de Polden.

Les clairons sonnèrent enfin la halte sous lesbosquets d’Ashcot et un grossier repas fut servi aux hommes.

Puis en route sous la pluieimpitoyable !

On traversa le parc boisé de l’Auberge aujoueur de flûte, puis Wallon, où l’inondation menaçait leschaumières.

On longea les vergers de Street et on arrivaainsi, à la tombée de la nuit, dans la vieille et grise cité deGlastonbury, où les bonnes gens firent de leur mieux pour faireoublier, par leur chaleureux accueil, les souffrances que causaitle mauvais temps.

Le lendemain matin fut encore pluvieux etinclément.

En conséquence, l’armée fit une étape pourattendre Wells.

C’est une ville assez importante, avec unebelle cathédrale, qui possède un grand nombre de figures sculptéesplacées dans des niches à l’extérieur, comme nous en avions vu àSalisbury.

Les habitants étaient fort bien disposés pourla cause protestante et l’armée fut si bien accueillie que sanourriture coûta peu à la caisse militaire.

Ce fut au cours de cette étape que nous vînmespour la première fois en contact avec la cavalerie royale.

Plus d’une fois, quand la buée de la pluies’éclaircissait, nous avions vu l’éclat des armes sur les collinesbasses qui dominaient la route, et nos éclaireurs étaient revenusannoncer qu’ils avaient aperçu sur nos deux flancs de fortestroupes de dragons.

À un certain moment, ils se massèrent en grandnombre sur nos derrières, comme s’ils se proposaient d’attaquer nosbagages.

Mais Saxon disposa des deux côtés un régimentde piquiers, de sorte qu’ils se dispersèrent et qu’on ne revit plusleurs armes luire que sur les hauteurs.

On partit de Wells, le 24, pour gagner SheptonMallet, sans cesser d’entrevoir derrière nous et de chaque côté lesmaudits sabres et casques.

Ce soir là, nous étions près du pont deKeynsham, à moins de deux lieues, à vol d’oiseau, de Bristol.

Plusieurs de nos cavaliers passèrent larivière à gué et s’avancèrent presque jusqu’aux murailles.

Le matin, les nuages, chargés de pluie,avaient fini par s’éclaircir.

Aussi Ruben et moi, nous descendîmes lentementsur nos montures la pente d’une des vertes collines qui s’élevaientà l’arrière du camp, dans l’espoir d’apercevoir quelques indices del’ennemi.

Nos hommes avaient été laissés libres.

Ils étaient éparpillés sur l’herbe, essayantd’allumer des feux avec du bois mouillé ou mettant leurs habits àsécher au soleil.

C’était là une troupe bien étrange à voir.

Ils étaient cuirassés de boue de la tête auxpieds.

Leurs chapeaux ramollis s’étaient déformés,leurs armes rouillées, leurs bottes si usées que beaucoupmarchaient nu-pieds, et que d’autres avaient roulé leurs mouchoirsautour de leurs pieds.

Et pourtant leur court passage par la viemilitaire avait fait de ces rustres aux bonnes figures, desgaillards aux regards farouches, à moitié rasés, aux joues creuses,sachant « présenter armes » ou « mettre la pique surl’épaule », comme s’ils n’avaient fait que cela depuis leurenfance.

Les officiers ne se trouvaient pas mieuxpartagés que les hommes.

D’ailleurs, mes chers enfants, nul officier,quand il est de service, ne s’abaisserait à se procurer unconfortable que tous ne pourraient point partager avec lui.

Il doit prendre place au feu du bivouac,partager l’ordinaire du soldat, ou bien tout laisser-là, car il estun embarras, une pierre d’achoppement.

Nos habits étaient en bouillie, nos cuirassesrougies par la rouille, nos chevaux aussi tachés, aussi éclaboussésque s’ils s’étaient roulés dans la vase.

Même nos épées et nos pistolets étaient dansune condition telle que nous avions de la peine à dégainer les uneset faire partir les autres.

Seul Sir Gervas réussit à maintenir jusqu’aubout sur son costume et sa personne la propreté poussée jusqu’à lacoquetterie.

Que faisait-il pendant les gardes de nuit etcomment arrivait-il à dormir ?

Ce fut toujours un mystère pour moi, carchaque jour il se montrait à l’appel du clairon lavé, parfumé,brossé, la perruque bien arrangée, avec des vêtements desquelsjusqu’à la dernière éclaboussure avait été enlevéesoigneusement.

À l’arçon de sa selle était toujours suspendula boîte pleine de farine où nous l’avions vu puiser à Taunton, etses braves mousquetaires avaient la tête dûment poudrée tous lesmatins, bien que leurs queues redevinssent une heure après aussibrunes que la nature les avait faites, bien que la farine s’enallât en minces filets laiteux sur leurs larges dos, en formant desgrumeaux sur les bords de leurs habits.

Ce fut une longue lutte contre le mauvaistemps et le baronnet, mais ce fut notre camarade qui l’emporta.

– Il fut un temps où on m’appelait le GrosRuben, disait mon ami, comme nous chevauchions côte à côte sur laroute tortueuse. Avec trop peu de ce qui est solide et trop del’élément liquide, je finirai par être le squelette Ruben avant derevoir Havant. Je suis aussi plein d’eau de pluie que les barils demon père de bière d’octobre. Je voudrais, Micah, que vous metordiez et que vous me mettiez à sécher sur un de ces buissons.

– Si vous êtes mouillé, les gens du RoiJacques doivent l’être encore plus, dis-je, car après tout nousavons été abrités tant bien que mal.

– C’est une piètre consolation, quand vouscrevez de faim, de savoir que votre prochain est dans la mêmesituation. Je vous en donne ma parole, Micah, j’ai serré maceinture d’un cran lundi ; d’un autre mardi, d’un hier, etd’un autre aujourd’hui. Je vous le dis, je fonds comme un glaçon ausoleil.

– Si vous en venez à être réduit à rien,dis-je en riant, qu’est-ce que nous aurons à raconter sur vous àTaunton ? Depuis que vous avez endossé la cuirasse et que vousêtes à la conquête des cœurs de nos demoiselles, vous nous avezdépassés tous en importance, et vous êtes devenu un homme de poids,un homme considérable.

– J’avais plus de substance, plus de poids,avant de me mettre à traîner sur les routes de la campagne comme uncolporteur de Hambledon, dit-il. Mais pour dire la vérité vraie etparler sérieusement, Micah, c’est une chose étrange de sentir quele monde qui se trouve tout entier devant vous, vos espérances, vosambitions, tout en un mot, se tiennent dans le petit espace quepeut couvrir un bonnet et que supportent deux petits pieds. Il mesemble qu’elle est ce qu’il y a de plus noble, de plus élevé enmoi, et que si j’étais arraché d’elle, je resterais à jamais unêtre incomplet, inachevé. Avec elle, je ne demande pas autre chose.Sans elle, tout le reste n’est rien.

– Mais avez-vous parlé au vieillard ?demandai-je. Êtes-vous fiancé en règle ?

– Je lui ai parlé, répondit mon ami, mais ilétait si occupé à garnir les cartouches, que je n’ai pu obtenir sonattention. Lorsque j’ai fait une nouvelle tentative, il était entrain de compter les piques de rechange dans la salle d’armes duchâteau, avec une taille et un encrier. Je lui ai dit que j’étaisvenu pour solliciter la main de sa petite-fille. Sur quoi il s’esttourné vers moi, et m’a demandé : « Quellemain ? » d’un air si distrait qu’il était évident que sonesprit était ailleurs. Mais à la troisième tentative, le jour oùvous êtes revenu de Badminton, j’ai présenté enfin ma requête, maisil a pris feu aussitôt, pour me dire que ce n’était pas la saisonde pareilles sottises, ajoutant que j’aurais à attendre que le RoiMonmouth fut sur le trône et qu’alors je pourrais lui faire mademande. Je vous réponds qu’il ne traitait pas ces choses-là desottises, il y a cinquante ans, quand il faisait lui-même sacour.

– Du moins il ne vous a pas refusé, dis-je.Cela vaut autant qu’une promesse, de vous dire que si l’entrepriseréussit, vous réussirez aussi.

– Sur ma foi, s’écria Ruben, si un hommepouvait amener ce résultat, rien qu’avec sa lame, il n’y en a pointqui s’y intéresse aussi vivement que moi. Non ! Pas mêmeMonmouth en personne. Depuis longtemps l’apprenti Derrick a levéles yeux jusqu’à la petite-fille de son maître et le vieux étaitprêt à faire de lui son fils, tant il était enchanté de le voir sipieux et si zélé. Mais j’ai appris indirectement que ce n’est qu’undébauché, un homme aux plaisirs bas, bien qu’il cache ses frasquessous des dehors pieux. J’ai pensé, tout comme vous, qu’il était àla tête des tapageurs qui ont tenté d’enlever Mistress Ruth, etpourtant sur ma foi ! je n’ai guère sujet de les blâmersévèrement puisqu’ils m’ont rendu le plus grand service que jamaisdes gens aient rendu. En attendant, avant notre départ de Wells, ily a deux nuits, j’ai saisi l’occasion de dire quelques mots à cesujet à Maître Derrick et de l’avertir de ne comploter aucunetrahison contre elle, s’il tenait à sa vie.

– Et comment a-t-il accueilli cettebienveillante sommation ?

– Comme un rat accueille un piège à rat. Il agrogné quelques mots de haine dévote et s’est esquivé.

– Sur ma vie, mon garçon, dis-je, vous avez euautant d’aventures de votre côté que moi du mien. Mais nous voiciau sommet de la hauteur, avec une perspective aussi étendue qu’onpeut le souhaiter.

Juste au-dessous de nous courrait l’Avon,traversant en longues courbes un pays boisé et renvoyant les rayonsdu soleil tantôt sur un point, tantôt sur un autre.

On eût dit une rangée de soleils minusculessur une corde d’argent.

De l’autre côté, le pays paisible, aux teintesvariées, montait et descendait en ondulations, qui présentaient àla vue champs de blés et vergers, et s’étendait au loin pour finiren une lisière de forêts, sur les collines lointaines deMalvern.

À notre droite étaient les hauteursverdoyantes des environs de Bath, à notre gauche les crêtesdéchiquetées des Mendips, Bristol, la reine du pays, tapie derrièreses fortifications, et plus en arrière, les eaux grises du Canal,avec des voiles blanches comme la neige.

À nos pieds se trouvaient le pont de Keynsham,notre armée formant des taches sombres sur le vert des champs, lafumée des bivouacs et les voix des conversations flottant encoredans l’air de l’été.

Une route longeait les bords de l’Avon du côtédu Comté de Somerset.

Sur cette route s’avançaient deux escadrons decavalerie, qui se proposaient d’établir des postes avancés surnotre flanc d’est.

Comme ils défilaient à grand bruit, sans grandordre, ils avaient à traverser un bois de pins, dans lequel laroute fait un brusque détour.

Nous étions en train de contempler la scène,quand tout à coup, pareil à l’éclair qui jaillit du nuage, unescadron des Horseguards fit demi-tour pour se lancer sur leterrain découvert, et passant rapidement à l’allure du trot, puisdu galop, fondit comme un tourbillon d’habits bleus et d’acier surnos escadrons surpris.

Des rangs de tête partit le bruit descarabines qu’on épaule, mais en un instant, les Gardes passèrent àtravers eux et fondirent sur le second escadron.

Pendant quelque temps les braves paysanstinrent ferme.

La masse compacte d’hommes et de chevauxoscillait, avançant, reculant, les lames de sabre tournoyant audessus d’elle en éclairs d’une lumière rageuse.

Puis, des habits bleus se montrèrent çà et làparmi les habits de bure.

La lutte reporta ses mouvements furieux surune centaine de pas en arrière.

La masse épaisse fut fendue en deux et lesGardes du Roi s’élancèrent comme un flot dans la brèche, s’épandantà droite et à gauche, forçant les haies, franchissant les fossés,sabrant de la pointe et du tranchant les cavaliers quifuyaient.

Toute la scène, ces chevaux qui frappaient dupied, ces crinières agitées, ces cris de triomphe ou de désespoir,ces halètements pénibles, cette sonorité musicale de l’acier quiheurte l’acier, ce fut pour nous, qui étions sur la hauteur, commeune vision désordonnée, tant elle fut prompte à paraître et àdisparaître.

Un coup de clairon sec, impérieux, ramena lesBleus sur la route, où ils se reformèrent et partirent au petittrop avant que de nouveaux escadrons eussent le temps de venir ducamp.

Le soleil continuait à briller, la rivière àse rider.

Il ne restait plus rien qu’un long amasd’hommes et de chevaux pour marquer le passage de la tempêteinfernale qui avait éclaté sur nous si brusquement.

Pendant que les Bleus s’éloignaient, nousremarquâmes un officier isolé qui formait l’arrière-garde.

Il chevauchait très lentement, comme s’iltrouvait fort mauvais de tourner le dos même à une arméeentière.

L’intervalle entre l’escadron et lui necessait de s’accroître, mais il ne faisait rien pour hâter lepas.

Il allait tranquillement son train, jetant detemps à autre un regard en arrière pour voir s’il était suivi.

La même idée surgit simultanément dansl’esprit de mon camarade et dans le mien, et nous la devinâmes enéchangeant un coup d’œil.

– Prenons ce sentier, cria-t-il avec vivacité.Il nous mènera au delà du bouquet d’arbres et il est encaissé danstoute sa longueur.

– Conduisons les chevaux à la main, jusqu’à ceque nous soyons sur un meilleur terrain, répondis-je. Nous luicouperons la retraite, si nous avons de la chance.

Sans prendre le temps d’en dire davantage,nous nous hâtâmes de descendre par le sentier inégal, où nousglissions et faisions des rainures dans le gazon détrempé par lapluie.

Puis nous remettant en selle, nous parcourûmesle défilé, traversâmes le bouquet d’arbre, et nous nous trouvâmessur la route assez tôt pour voir l’escadron disparaître dans lelointain et nous trouver face à face avec l’officier isolé.

C’était un homme brûlé par le soleil, auxtraits fortement marqués, aux moustaches noires.

Il montait un grand cheval osseux, de robechâtain.

À notre apparition sur la route, il fit haltepour nous examiner de près.

Puis s’étant convaincu de nos intentionshostiles, il dégaina son épée, tira de son arçon un pistolet, avecla main gauche, puis mettant la bride entre ses dents, il plantases éperons dans les flancs de son cheval, et se lança sur nous àfond de train.

Comme nous nous élancions sur lui, Ruben à sagauche, et moi à droite, il me lança un violent coup de sabre, eten même temps fit feu sur mon camarade.

La balle effleura la joue de Ruben, laissantsur son passage une ligne rouge semblable à celle qu’auraitproduite un coup de fouet, en même temps que la poudre luinoircissait la figure.

Mais le coup de sabre ne m’atteignit pas.

Au moment où nos chevaux se touchaient presquedans leur course, je l’arrachai de sa selle et l’attirai en traversde la mienne, la figure en haut.

Le brave Covenant partit un peu ralenti parson double fardeau, et avant que les Gardes se fussent aperçusqu’ils avaient perdu leur officier, nous avions amené celui-ci,malgré, ses efforts et ses mouvements désespérés jusqu’en vue ducamp de Monmouth.

– Il m’a rasé de près, l’ami, dit Ruben enportant la main à sa joue ; il m’a tatoué la figure avec de lapoudre, si bien qu’on va me prendre pour le frère cadet de SalomonSprent.

– Grâce à Dieu, vous n’avez pas de mal,dis-je. Regardez, voici notre cavalerie qui s’avance sur le haut dela route. Lord Grey est à sa tête. Ce que nous avons de mieux àfaire, c’est d’amener notre prisonnier au camp, puisque nous neservons à rien ici.

– Au nom du Christ, s’écria celui-ci, tuez-moiou mettez-moi à terre, je ne saurais souffrir d’être porté de cettefaçon comme un enfant à moitié sevré, à travers tout votrecampement de rustauds qui ricanent.

– Je ne veux nullement me divertir aux dépensd’un brave, répondis-je. Si vous consentez à donner votre parole derester avec nous, vous marcherez entre nous.

– Volontiers, dit-il en se laissant glisser àterre et rajustant son uniforme froissé. Par ma foi, messieurs,vous m’aurez appris à ne point faire fi de mes ennemis. Je seraisresté auprès de mon escadron, si j’avais cru à la possibilité derencontrer des avant-postes ou des vedettes.

– Nous étions sur la hauteur, avant de vousavoir coupé, dit Ruben. Si cette balle de pistolet était allée plusdroit, c’est plutôt moi qui aurais été coupé. Diable !Micah ! Il n’y a qu’un instant je grognais parce que j’avaismaigri, mais si j’avais eu la joue aussi ronde que jadis, lemorceau de plomb l’aurait traversée.

– Où vous ai-je déjà vus ? demanda notreprisonnier, en fixant sur moi ses yeux noirs. Ah ! oui, j’ysuis, c’était à l’hôtellerie de Salisbury, où notre écervelé decamarade, Horsford, a dégainé contre un vieux soldat qui était avecvous. Pour moi, je me nomme Ogilvy… Major Ogilvy, des Horseguardsbleus. J’ai été vraiment enchanté d’apprendre que vous aviezéchappé aux mâtins. Après votre départ, quelques mots ont faitentrevoir votre véritable destination, et un ou deux faiseursd’embarras, en qui le zèle étouffe l’humanité, ont lancé les chienssur votre piste.

– Je me souviens bien de vous, répondis-je.Vous allez trouver au camp le colonel Décimus Saxon, mon anciencompagnon. Sans doute vous serez bientôt échangé contre quelqu’unde nos prisonniers.

– Il est bien plus probable que je seraiégorgé, dit-il en souriant. Je crains que Feversham, dans sesdispositions présentes, ne s’arrête guère à faire des prisonnierset Monmouth sera peut-être tenté de le payer de la même monnaie.Après tout, c’est la fortune de la guerre et je dois expier mondéfaut de prudence militaire. À dire vrai, j’avais à ce moment làl’esprit bien loin des batailles et des embuscades, car il erraitdans la direction de l’eau régale et de son action sur les métaux,jusqu’au moment où votre apparition m’a rappelé à l’étatmilitaire.

– La cavalerie est hors de vue, dit Ruben, enjetant un coup d’œil derrière lui, la nôtre aussi bien que la leur.Mais je vois un groupe d’hommes, là-bas, de l’autre côté de l’Avon,et ici, sur le flanc de la hauteur, n’apercevez-vous pas le refletde l’acier ?

– Il y a là de l’infanterie, dis-je, enfermant à demi les yeux. Il me semble que je peux distinguer quatreou cinq régiments et autant d’étendards de cavalerie. Il fautinformer de cela, sans aucun retard, le Roi Monmouth.

– Il est au fait, dit Ruben. Le voici là-bas,sous les arbres, entouré du conseil. Voyez, l’un d’eux arrive àcheval de ce côté-ci.

En effet, un cavalier s’était détaché dugroupe et galopait vers nous.

– Monsieur, dit-il, en saluant, si vous êtesle Capitaine Clarke, le roi vous ordonne de vous rendre auConseil.

– Alors, m’écriai-je, je laisse le major sousvotre garde, Ruben. Veillez à ce qu’il soit aussi bien que lecomportent nos ressources.

Sur ces mots, j’éperonnai mon cheval et jerejoignis bientôt le groupe formé autour du Roi.

Il y avait là Grey, Wade, Buyse, Ferguson,Saxon, Hollis, et une vingtaine d’autres.

Tous avaient l’air très grave et examinaientla vallée à l’aide de leurs longues-vues.

Monmouth lui-même avait mis pied à terre etétait adossé au tronc d’un arbre, les bras croisés sur sa poitrine,et le plus profond désespoir était peint sur sa figure.

Derrière l’arbre, un laquais allait et venait,promenant son cheval noir à la robe lustrée, qui faisait desgambades, agitait sa magnifique crinière, comme un vrai roi de larace chevaline.

– Vous le voyez, mes amis, dit Monmouth,promenant tour à tour sur les chefs ses yeux éteints, il sembleraitque la Providence soit contre nous. Nous avons sans cesse auxtalons quelque nouvelle mésaventure.

– Ce n’est pas la Providence, Sire. C’estnotre propre négligence, s’écria hardiment Saxon. Si nous avionsmarchés sur Bristol hier soir, nous serions à l’heure actuelle dubon côté des remparts.

– Mais nous ne nous doutions pas quel’infanterie ennemie était si proche, s’écria Wade.

– Je vous ai dit ce qui en résulterait et lecolonel Buyse l’a dit également, ainsi que le digne Maire deTaunton, répondit Saxon. Mais je n’ai rien à gagner en pleurant surune cruche cassée, Nous devons même faire de notre mieux pour laraccommoder.

– Avançons sur Bristol et mettons notreconfiance dans le Très-Haut, dit Ferguson. Si c’est sa puissantevolonté que nous la prenions, eh bien nous y entrerons, quand mêmefauconneaux et sacres seraient aussi nombreux que les pavés desrues.

– Oui, oui, en route pour Bristol ! Dieuavec nous ! crièrent avec ardeur plusieurs Puritains.

– Mais c’est folie, sottise, le comble de lasottise ! dit Buyse, éclatant avec violence. Vous avezl’occasion et vous ne voulez pas la saisir. Maintenant l’occasionest partie et vous voilà tous pressés de partir. Il y a là unearmée forte, autant que je puis en juger, de cinq mille hommes surla rive droite de la rivière. Nous sommes du mauvais côté etcependant vous parlez de la passer et d’assiéger Bristol sanspièces de siège, sans bêches, et avec ces forces sur nos derrières.La ville se rendra-t-elle, alors qu’elle peut voir du haut de sesremparts l’avant-garde de l’armée qui vient à son secours ?Est-ce que cela nous aidera à combattre l’ennemi, que de le fairedans le voisinage d’une place forte, d’où la cavalerie etl’infanterie peuvent sortir pour faire une attaque sur notreflanc ? Je le répète, c’est de la folie.

Ce que disait le guerrier allemand était d’unevérité si évidente que les fanatiques eux-mêmes furent réduits ausilence.

Au loin dans l’est, de longues lignes d’acierbrillaient, et les taches rouges, qu’on voyait sur les hauteursvertes, étaient des arguments que les plus téméraires ne pouvaientdédaigner.

– Alors que conseillez-vous ? demandaMonmouth en frappant avec impatience de la cravache ornée depierres précieuses sur ses bottes de cheval.

– De passer la rivière et de les prendre corpsà corps avant qu’ils aient pu recevoir des secours de la ville, ditle gros Allemand d’un ton bourru. Je ne peux pas comprendrepourquoi nous sommes ici, si ce n’est pour nous battre. Si nousgagnons la partie, la ville tombera forcément. Si nous la perdons,nous aurons toujours tenté un coup hardi et nous ne pouvons fairedavantage.

– Est-ce aussi votre opinion, ColonelSaxon ? demanda le Roi.

– Certainement, Sire, si nous pouvons livrerbataille avantageusement. Mais nous ne pouvons guère le faire entraversant la rivière, sur un seul pont étroit en face d’une arméeaussi forte. Je suis d’avis de détruire le pont de Keynsham et dedescendre la rive du sud pour imposer la bataille dans une positionque nous pourrons choisir.

– Nous n’avons pas encore sommé Bath, ditWade. Faisons ce que propose le Colonel Saxon, et en attendant,marchons dans cette direction et envoyons un trompette augouverneur.

– Il y a encore un autre plan, dit Sir StephenTimewell, c’est de marcher rapidement sur Gloucester, d’y passer laSevern, et alors de traverser le comté de Worcester pour se rendredans le Shropshire et le Cheshire. Votre Majesté a bien despartisans dans ce pays-là !

Monmouth allait et venait la main sur sonfront, de l’air d’un homme qui a perdu la tête.

– Que dois-je faire ? s’écria-t-il enfin,au milieu de tous ces avis contradictoires, quand je sais que de madécision dépend non seulement mon succès, mais encore la vie de cespauvres et fidèles paysans et gens de métier.

– Avec les humbles égards que je dois à VotreMajesté, dit Lord Grey, qui à ce moment même revenait de lamanœuvre de la cavalerie, comme il y a fort peu d’escadrons de leurcavalerie de ce côté-ci de l’Avon, je conseillerais de faire sauterle pont et de marcher sur Bath, d’où nous pourrons passer dans leComté de Wilts, où nous savons que nous serons bien accueillis.

– Qu’il en soit ainsi, s’écria le Roi, avec laprécipitation d’un homme qui accepte un plan non point parce quec’est le meilleur, mais parce qu’il sent que tous les plans sontégalement sans issue. Qu’en dites-vous, gentilshommes ?ajouta-t-il avec un sourire amer. J’ai reçu ce matin des nouvellesde Londres. On me dit que mon oncle a mis sous clef deux centsmarchands et autres personnes suspectes de fidélité à leurreligion, dans les prisons de la Tour et de la Flotte. Il luifaudra employer la moitié de la nation à garder l’autre, d’ici àpeu.

– En somme, Votre Majesté en viendra à legarder, suggéra Wade. Il pourrait bien se faire qu’il voie s’ouvrirla Porte des Maîtres un de ces matins.

– Ha ! Ha ! Croyez-vous ?s’écria Monmouth en se frottant les mains, pendant que sa figures’éclairait d’un sourire. Eh bien, vous aurez peut-être dit lavérité. La cause d’Henri paraissait perdue le jour où la bataillede Bosworth trancha le débat. À vos postes, gentilshommes !Nous marcherons dans une demi-heure. Le Colonel Saxon et vous, SirStephen, vous couvrirez l’arrière-garde et protégerez les bagages.C’est un poste honorable, avec ce rideau de cavalerie autour de nosbasques.

Le conseil se dispersa aussitôt.

Chacun de ses membres regagna à cheval sonrégiment.

Tout le camp fut bientôt en mouvement, au sondes clairons, au roulement des tambours, de sorte qu’en très peu detemps l’armée fut déployée en ordre et les enfants perdus de lacavalerie se lancèrent sur la route qui mène à Bath.

L’avant-garde était composée de cinq centscavaliers avec les miliciens du Comté de Devon.

Après eux, et dans l’ordre suivant venaient lerégiment des marins, les hommes du nord du Somerset ; lepremier régiment des bourgeois de Taunton, les mineurs de Mendip etde Bagworthy, les dentelliers et sculpteurs sur bois de Honiton,Wellington et Ottery Sainte Marie ; les bûcherons, lesmarchands de bestiaux, les gens des marais et ceux du district deQuantock.

Puis venaient les canons et les bagages, avecnotre propre brigade et quatre enseignes de cavalerie commearrière-garde.

Pendant notre marche, nous pouvions voir leshabits rouges de Feversham suivant la même direction sur l’autrebord de l’Avon.

Une grosse troupe de leur cavalerie et deleurs dragons avait passé à gué la rivière et voltigeait autour denous, mais Saxon et Sir Stephen couvraient les bagages sihabilement, tenaient tête d’un air si résolu et faisaient pétillerla fusillade avec tant d’à-propos, quand nous étions serrés de tropprès, que l’ennemi ne se hasarda point à charger à fond.

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