Miss Waters

Miss Waters

d’ H. G. Wells

Chapitre 1 ELLE ARRIVE

1.

Les atterrissages de sirènes qu’ont jusqu’ici mentionnés les chroniques sont entachés d’invraisemblance. Et même les détails circonstanciés qui nous sont donnés à propos de la sirène de Bruges, si habile aux travaux de dames, laissent des doutes aux sceptiques. Je dois avouer que, l’année dernière encore, je professais une incrédulité absolue sur ce genre d’aventures. Mais maintenant, en face des faits indiscutables qui se sont produits dans mon voisinage immédiat, et dont Melville, de Seaton Carew, mon cousin au second degré, fut le principal témoin, j’entrevois ces vieilles légendes sous un jour tout différent. Cependant, tant de gens se sont efforcés d’étouffer cette affaire que, n’étaient mes enquêtes personnelles très complètes, on se serait, dans une dizaine d’années, heurté aux mêmes obscurités qui rendent si mal aisément croyables toutes les légendes similaires. À l’heure actuelle même, beaucoup d’esprits restent perplexes.

Les difficultés qui s’opposèrent à l’étouffement complet decette affaire étaient exceptionnelles, et la façon dont ellesfurent en grande partie surmontées prouve combien impérieux sontles motifs qui poussent à garder secrètes des histoires de cettesorte. Dans le cas actuel, la scène où se déroulèrent cesévénements n’a rien d’obscur ni d’inaccessible. Le drame prendnaissance sur la plage, à l’est de Sandgate Castle, dans ladirection de Folkestone, et il se dénoue également sur la plage,non loin de la jetée, c’est-à-dire à moins de deux milles dedistance. L’aventure a commencé en plein jour, par une après-midid’août, claire et bleue, en face des fenêtres ouvertes d’unedemi-douzaine de maisons. Cela seul suffit à rendre stupéfiant lemanque de détails préliminaires ; mais à ce sujet vous aurezpeut-être une opinion différente plus tard.

Les deux charmantes filles de Mme Randolph Bunting étaient aubain à ce moment, en compagnie d’une de leurs invitées, miss MabelGlendower. C’est de cette dernière surtout, et de Mme Bunting, quej’ai obtenu, par bribes, les détails précis de l’arrivée de laSirène. De miss Glendower l’aînée, bien qu’elle soit le principaltémoin de tout ce qui suit, je n’ai tiré et n’ai cherché à tireraucun renseignement quel qu’il soit ; cela par égard pour lessentiments de cette personne, – sentiments qui, j’imagine, sontd’une nature particulièrement complexe : il est, du reste, toutnaturel qu’ils le soient. Je n’ai pas tenu à les analyser : làl’impitoyable curiosité de l’homme de lettres m’a fait défaut.

Il faut que vous sachiez que les villas situées à l’est deSandgate Castle ont l’insigne faveur de posséder des jardins quis’étendent jusqu’à la plage. Il n’y a, pour les en séparer, niesplanade, ni route, ni sentier, comme il s’en trouvequatre-vingt-dix-neuf fois sur cent devant les maisons qui fontface à la mer. Lorsque vous les regardez de la station dufuniculaire, à l’extrémité occidentale des Leas, vous les voyez quise pressent les unes contre les autres jusqu’à l’extrême limite desterres. Comme un grand nombre de hauts brise-lames partent durivage pour s’enfoncer dans les flots, la plage est pratiquementdivisée en parcelles réservées, pour ainsi dire, excepté à maréebasse, lorsque les promeneurs peuvent enjamber les parties lesmoins élevées des brise-lames. Les maisons qui bordent ce côté dela plage sont, pour cette raison, très recherchées pendant lasaison des bains, et plusieurs propriétaires ont coutume de leslouer meublées, chaque été, à des familles élégantes et riches.

Les Randolph Bunting étaient indiscutablement une familleélégante et riche. Il est vrai qu’ils n’appartenaient pas àl’aristocratie, ni même à la catégorie d’humains que les coûteusesnotes mondaines des journaux chics qualifient de « grand monde ».Ils n’avaient droit à aucune sorte de blason ; mais, d’autrepart, ainsi que Mme Bunting le faisait remarquer parfois, ilsn’avaient aucune prétention de ce genre ; ils étaient, enréalité, comme tout le monde l’est de nos jours, complètementexempts de snobisme. Ils se contentaient d’être les Bunting, lessimples et familiers Randolph Bunting, de « bonnes et braves gens», comme on dit, originaires du Hampshire et formant à présent unefamille largement répandue, dont presque tous les membres étaientbrasseurs. Or, qu’ils fussent ou non, dans les notes mondainesgrassement rétribuées, classés parmi les « gens du grand monde »,Mme Bunting n’en était pas moins parfaitement en droit de secompter parmi les abonnées de la Femme du monde, tandisque, de leur côté, M. Bunting et Fred passaient assurément pour desgentlemen irréprochables, de qui les manières et les penséesétaient en toute occasion délicates et convenables.

Cette saison-là, ils avaient chez eux comme invitées les deuxdemoiselles Glendower, à qui Mme Bunting avait en quelque sorteservi de mère depuis la mort de Mme Glendower. Les deux demoisellesGlendower étaient demi-sœurs, et de bonne souche, sans contestationpossible. Leur famille, de vieille noblesse provinciale, ne s’étaitque depuis une génération encanaillée dans le commerce, mais elles’en était relevée du coup, pareille à Antée, avec des richesses etune vigueur nouvelles. L’aînée, Adeline, était la plus riche,l’héritière dans les veines de qui coulait le sangcommercial ; elle était réellement très riche, avait des idéessérieuses, des cheveux noirs et des yeux gris. Lorsque M. Glendowermourut, ce qu’il fit peu de temps avant sa seconde femme, Adelinen’avait plus devant elle que la seconde partie de sa secondejeunesse. Elle approchait de sa vingt-septième année, après avoirsacrifié sa première jeunesse au caractère difficile de son père,ce qui lui avait toujours rappelé l’enfance d’Elisabeth BarrettBrowning. M. Glendower une fois parti pour une région où soncaractère peut sans nul doute se développer sur un plus vaste plan– car à quoi sert ce monde s’il n’est pas destiné à nous former lecaractère, – Adeline avait révélé tout à coup sa vigoureusepersonnalité. Il devint évident qu’elle avait toujours eu une âme,une âme très active et très capable, un fonds accumulé d’énergie etbeaucoup d’ambition. Tout cela s’était épanoui en un socialismeclair et avisé, s’était manifesté dans des réunionspubliques ; et à présent elle était fiancée à un personnagetrès brillant et plein d’avenir, le très extravagant et romanesqueHarry Chatteris, neveu d’un comte, héros d’un scandale mondain,futur candidat libéral dans la circonscription de Hythe, comté deKent. Ce dernier point était encore en discussion. Harry examinaitsur place ses chances de succès, et miss Glendower aimait à se direqu’elle serait pour lui un puissant auxiliaire ; c’estprincipalement pour cette raison que les Bunting avaient loué unevilla à Sandgate pour l’été. De temps à autre, Chatteris venaitpasser une soirée ou deux à la villa, quand ses occupations le luipermettaient, car on le savait très compétent en une quantité dechoses : bref c’était un jeune homme politique de premier ordre et,tout bien considéré, la circonscription de Hythe devait se sentirflattée de se voir choisie par un tel candidat. Fred Bunting étaitfiancé à Mabel Glendower, la demi-sœur d’Adeline, moins distinguée,beaucoup moins riche, mais âgée de dix-sept ans et douée defacultés un peu plus ordinaires : en effet, Mabel avait reconnudepuis longtemps, dès l’époque où elles allaient ensemble enpension, qu’il était parfaitement inutile d’essayer de paraîtresupérieure en présence d’Adeline.

Les Bunting ne se baignaient pas avec tout le monde, hommes etfemmes mêlés, car cela paraissait encore d’une décence douteuse en1900, mais M. Randolph Bunting et son fils Fred, bien que missMabel Glendower, la fiancée de Fred, fût du nombre des baigneuses,se dirigeaient franchement vers la plage avec ces dames, au lieu dese cacher ou d’aller faire une promenade, comme c’était l’usageautrefois. Ils s’avançaient en cortège sous les chênes verts dujardin, descendaient l’escalier et parvenaient ainsi jusqu’au bordde la mer.

En tête marchait Mme Bunting, le lorgnon sur le nez, comme pourdécouvrir aux environs le faune capable de reluquer indiscrètementles charmes de ses nymphes. Miss Adeline, qui ne se baignait jamaisen public, car elle jugeait sa dignité diminuée en un appareilaussi sommaire, l’accompagnait, vêtue d’une de ces toilettes d’unesimplicité artistique et coûteuse, telle qu’en arborent lesopulentes socialistes. Derrière cette avant-garde protectrice,suivaient, une par une, les trois jeunes filles dans leurs élégantscostumes de bain à la mode parisienne, avec des coiffures que l’ondevinait seulement sous les vastes peignoirs mousse qui lesencapuchonnaient. Naturellement elles portaient aussi des bas etdes sandales. Ensuite venaient la première et la seconde femmes dechambre de Mme Bunting, ainsi que la femme de chambre desdemoiselles Glendower, toutes chargées de serviettes. Enfin, àdistance respectueuse, marchaient les deux hommes à qui l’onconfiait divers objets de toilette et… des cordes : Mme Buntingattachait toujours chacune de ses filles par la taille avant de leslaisser aventurer un pied dans l’eau, et tenait les cordes jusqu’àce qu’elles en fussent sorties saines et sauves. Seule MabelGlendower dédaignait cette sauvegarde.

À l’extrémité du jardin et en vue de la plage, miss Glendoweraînée quittait le cortège et allait s’asseoir à l’ombre des chênes,sur un banc peint en vert ; puis, ayant retrouvé le passage oùelle s’était arrêtée dans Sir George Tressady – roman dontelle raffolait immodérément, – elle regardait ses compagnes quidescendaient vers la mer et constituaient, sur les sablesensoleillés, un groupe fort agréable de gens animés et prospères.Plus loin, dans des remous de vert et de pourpre, s’étendait laplaine liquide, l’antique mère des surprises, parfaitement calme,sauf un petit clapotis de vagues minuscules.

Dès que la procession parvient à la ligne de démarcation de lamarée haute, là où il n’y a rien d’inconvenant à n’être plus vêtuque d’un costume de bain, chacune des jeunes filles tend sonpeignoir à sa suivante ; puis, après quelques ébats etquelques petits rires, Mme Bunting inspecte avec soin la mer pourvoir s’il ne s’y cache point de méduses ; après quoi lesnymphes se confient aux flots.

Au bout de quelques minutes, ce jour-là, Betty, l’aînée desdemoiselles Bunting, s’arrêta soudain de barboter et resta les yeuxtournés vers le large. Tout le monde regarda dans la même direction: là, en face, à environ trente mètres, émergeait la tête d’unefemme nageant vers le rivage.

Naturellement, ils conclurent que la baigneuse devait être unevoisine habitant l’une des maisons adjacentes ; sans doute ilétait surprenant qu’on ne l’eût pas vue se mettre à l’eau ;pourtant l’apparition ne causa aucun étonnement ; elle donnasimplement lieu aux observations furtives et pénétrantes de mise enpareil cas. Il était visible que la personne nageait admirablement,qu’elle avait un visage d’une grande beauté et des bras superbes,mais on n’apercevait pas sa chevelure, que dissimulait un élégantbonnet phrygien, trouvé sur une plage normande quelques joursavant, ainsi qu’elle l’avoua par la suite à mon cousin issu degermain. On ne pouvait voir non plus ses épaules, cachées sous uncostume rouge.

Le moment vint bientôt où les spectateurs sentirent que leurinspection avait atteint les limites du vrai bon ton, et Mabelaffecta de barboter à nouveau, en disant à Betty :

– Elle porte un costume rouge ; je voudrais bien voirsi…

Mais alors quelque chose de vraiment terrible se produisit.

La nageuse battit l’eau d’une manière imprévue, leva les braset… coula.

Ce genre d’exercice glace généralement d’effroi tous ceux qui ensont les témoins ; car, bien que tout le monde ait lu ladescription d’une noyade ou se la soit imaginée, peu de gens ontréellement vu ce spectacle de leurs propres yeux.

D’abord personne ne bougea ; une, deux, trois secondess’écoulèrent, puis un bras apparut au-dessus de l’eau, s’agita dansl’air, et disparut. Mabel m’a raconté qu’elle s’était trouvéecomplètement paralysée par la terreur, qu’elle resta pétrifiéependant tout ce temps, mais que les demoiselles Bunting, reprenantquelque peu leur sang-froid, piaillèrent :

– Oh ! elle se noie !

Aussitôt elles se hâtèrent de sortir de l’eau, manœuvreaccélérée par Mme Bunting qui, avec une grande présence d’esprit,tira sur les cordes de toutes ses forces, continuant à tirerlongtemps après que ses filles furent hors de l’eau, et même alorsqu’elles s’étaient affalées en un tas au pied du mur desoutènement. Miss Glendower se rendit enfin compte qu’il se passaitquelque chose de grave : elle descendit les marches, tenant d’unemain Sir George Tressady et de l’autre s’abritant lesyeux. Soudain, elle prononça d’une voix claire et résolue :

– Il faut la sauver !

Les femmes de chambre poussaient des cris perçants, comme ilconvient à des femmes de chambre, mais les deux hommes paraissentavoir agi avec un flegme digne de tous éloges.

– Fred, l’échelle du voisin ! – cria M. Randolph Bunting,car le voisin, au lieu de marches en pierre, avait contre son murune longue échelle en bois, et M. Bunting avait fait plusieurs foisremarquer que si jamais un accident arrivait il y aurait toujourscela.

En un clin d’œil les deux hommes eurent enlevé leur jaquette,leur gilet, leur faux col, leur cravate et leurs bottines, et ilstraînaient l’échelle du voisin dans l’eau.

– À quel endroit a-t-elle disparu, p’pa ? – demandaFred.

– Là, exactement, – répondit M. Bunting, et, pour confirmer sondire, là exactement s’agita en l’air un bras et aussi quelque chosede noir, quelque chose qui, comme me porte à le supposer ce quiarriva subséquemment, devait être une exposition non préméditée dela queue de la Sirène.

Les deux gentlemen n’étaient ni l’un ni l’autre d’habilesnageurs. Autant que je le sache, M. Bunting, dans l’ardeur dumoment, oublia à peu près tout ce qu’il avait appris en fait denatation. Mais, vaillamment, ils s’avancèrent dans l’eau, chacund’un côté de l’échelle, qu’ils lancèrent devant eux, et ils seconfièrent à l’abîme avec une crânerie tout à l’honneur de leurnation et de leur race.

Cependant je crois, en somme, qu’il est bon de se féliciter dece qu’il ne s’agissait pas, en l’occurrence, du sauvetage d’unepersonne en danger réel de se noyer. À l’époque où je fis monenquête, il ne restait plus trace des controverses quelque peuamères qui divisèrent un moment les deux courageux sauveteurs. Ilest toutefois suffisamment clair qu’alors que Fred Bunting nageaitde toutes ses forces au long de l’échelle, la faisant ainsi tournerlentement sur son axe, M. Bunting avait déjà avalé une quantitéfort considérable d’eau de mer et donnait à Fred des coups de pieddans l’estomac avec une vigueur dépourvue de but précis. Il selivrait à cette gymnastique, expliqua-t-il ensuite, « pour ramenermes jambes en bas, comprenez-vous ? L’échelle allait tout detravers, et mes jambes s’obstinaient à remonter ».

Alors, d’une manière tout à fait inattendue, la Sirène étaitapparue à leurs côtés, un de ses bras passé autour de la taille deM. Bunting pour le soutenir, tandis que de l’autre elle maintenaitl’échelle.

« La naufragée ne paraissait ni pâle, ni effrayée, ni horsd’haleine », me dit Fred lorsque je l’interrogeai, bien qu’à cemoment il dût être trop violemment impressionné pour avoir noté unpareil détail. Elle souriait et parlait d’une voix calme etagréable.

– La crampe, – fit-elle, – j’ai eu la crampe !

Les deux hommes assurent que ce furent là exactement sesparoles.

M. Bunting était sur le point de dire à la naufragée de secramponner ferme à l’échelle et qu’elle n’avait rien à craindre.Mais juste à ce moment une petite vague s’engouffra presque toutentière dans sa bouche et ne lui permit qu’un bredouillement éperduau milieu d’éclaboussures multiples.

– Nous vous tirerons de là, – dit Fred.

Et tous trois restaient ainsi, accrochés à l’échelle, ballottéssur les vagues, au rythme des crachotements de M. Bunting.

Ils se balancèrent de la sorte pendant quelques instants. Fredprétend que la dame paraissait sûre d’elle-même, mais un peuétonnée, et qu’elle sembla mesurer de l’œil la distance qui lesséparait de la terre.

– Vous allez me sauver ? – questionna-t-elle.

Fred se demandait pendant ce temps ce qu’il lui serait possiblede faire pour empêcher son père de se noyer.

– Nous sommes en train de vous sauver, en ce moment, –répondit-il.

– Vous allez m’amener sur le rivage ?

Comme elle ne semblait pas effrayée, il pensa pouvoir exposer leplan des opérations qu’il méditait :

– Essayons d’empoigner… le bout de l’échelle… je nagerai avecles jambes… pour nous pousser à quelques mètres plus loin… où nousaurons pied… Si seulement nous réussissions à…

– Minute… que je reprenne respiration… bouche pleine d’eau… –bafouilla M. Bunting. – Flac ! ouf…

Alors Fred crut qu’un miracle avait lieu. Il se fit un grandtourbillon dans l’eau, un tourbillon comme il s’en produit autourd’une hélice, et il s’agrippa à la jeune femme et à l’échelle justeà temps pour ne pas être (il en fut convaincu) projeté très loindans la Manche. M. Bunting, avec une expression d’étonnement quieut à peine le temps de se formuler sur son visage, disparut etreparut – du moins on revit son dos et ses jambes, – empoignanttoujours l’échelle avec le désespoir du moribond. Alors,miracle ! ils se trouvèrent rapprochés d’une douzaine demètres du rivage. Il n’y avait plus sous eux que cinq pieds d’eau,et bientôt Fred reprit son aplomb sur la terre ferme.

Cette sensation de surprise et ce désarroi firent place au pluspur héroïsme. Il poussa devant lui l’échelle et la naufragée,abandonna son père maintenant complètement anéanti, saisit la damedans ses bras et l’emporta hors de l’eau.

– Sauvée ! – criaient les jeunes filles.

– Sauvée ! – piaillaient les femmes de chambre.

– Sauvée ! Hourra ! – répétaient en écho des voixéloignées.

Tout le monde, en fait, criait : « Sauvée ! » excepté MmeBunting, qui, a-t-elle dit, soupçonnait que son époux perdaitconnaissance, et M. Bunting lui-même qui soupçonnait pour sa partque toutes les lois de la nature, par lesquelles la Providence nouspermet de flotter et de nager, étaient momentanément suspendues, etque la meilleure chose à faire était de donner dans tous les sensde grands coups de pied jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Mais unedouzaine de secondes lui suffirent pour avoir la tête hors de l’eauet sentir ses pieds reprendre contact avec le fond. Il soufflaittour à tour comme une baleine et comme un phoque, hennissait ets’ébrouait comme un cheval, crachait et miaulait comme un chat encolère, grinçait des dents comme une scie, et s’essuyaiténergiquement les yeux. Aussi Mme Bunting, sauf que de temps entemps elle se retournait pour lancer un « Randolph ! »réprobateur, put contempler à loisir le fardeau superbe suspendu aucou de son fils.

Chose curieuse, la naufragée resta au moins une minute hors del’eau avant que quiconque s’aperçût qu’elle n’était pas en toutsemblable aux… autres femmes. Les spectateurs, je suppose, sepressaient coude à coude autour d’elle pour contempler son beauvisage, ou peut-être se figuraient-ils qu’elle portait quelquehabit de cheval d’une coupe inédite autant qu’indiscrète, ou autrechose de ce genre. Quoi qu’il en soit, personne ne remarqua cetteanomalie, bien qu’elle s’exposât d’une façon aussi visible que lalumière du jour. À coup sûr, elle se confondait avec le costume. Ettous restaient là, s’imaginant que Fred avait sauvé une jeune femmeravissante et d’une élégance rare, habitante de quelque maisonvoisine, et qui s’était aventurée seule au bain. Mais on s’étonnaitqu’il n’y eût personne sur la plage pour la réclamer. Elle enlaçaitFred très étroitement et, comme miss Mabel Glendower le fitremarquer plus tard dans ses conversations avec lui, Fred lui aussil’enlaçait très étroitement.

– J’ai eu une crampe – dit la naufragée, ses lèvres tout prèsdes joues de Fred et lorgnant d’un œil Mme Bunting. – Je suis sûreque c’était une crampe… Je l’ai encore.

– Où faut-il vous recond… ? – risqua Mme Bunting de son tonle plus affable.

– Je vous en prie, emportez-moi – interrompit la dame, fermantles yeux comme si elle se trouvait mal, et bien que ses jouesfussent rouges et brûlantes. – Emportez-moi !

– Où ? – demanda Fred.

– Dans la maison, – lui murmura-t-elle.

– Quelle maison ?

Mme Bunting s’approcha.

– La vôtre, – dit la dame.

Après quoi elle ferma les yeux pour de bon et parut perdre lanotion de ce qui se passait autour d’elle.

– Chez nous !… Mais je ne comprends pas ! – se récriaMme Bunting s’adressant à tous.

Ce fut à cette minute seulement que leurs regards s’arrêtèrentsur l’étrange anomalie, et c’est Betty, la plus jeune desdemoiselles Bunting, qui la remarqua la première. Elle l’indiqua dudoigt, avant de trouver des mots pour le dire, et alors tous laremarquèrent. Miss Glendower, je pense, fut la dernière à s’enapercevoir. En tous cas, elle n’eût pas manqué à ses habitudes enarrivant la dernière.

– Mère ! – bégaya Betty, retrouvant enfin la parole pourtraduire l’horrification générale, – mère, elle a unequeue !

À ces mots, les trois femmes de chambre et Mabel Glendower sereprirent à pousser des piaillements aigus.

– Regardez ! – criaient-elles. – Une queue !

– C’est exact, – articula Mme Bunting, et la voix luimanqua.

– Oh ! – soupira miss Glendower en portant la main à soncœur.

Enfin l’une des femmes de chambre donna un nom au phénomène:

– C’est une Sirène !

Tout le monde répéta : « C’est une Sirène ! » excepté laSirène elle-même, qui resta absolument passive, feignant d’avoirperdu connaissance, penchée sur l’épaule de Fred et complètementabandonnée dans ses bras.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer