Mister Flow

Mister Flow

de Gaston Leroux

Chapitre 1

 

Mon audace et mon bonheur dans les jeux les plus redoutables (voir code pénal…) m’ont valu l’admiration universelle. Cependant, mon cas, s’il n’était à s’évanouir d’épouvante, serait tout à fait bouffon, et, parmi toutes les tempêtes qu’il a soulevées, je songe à la tempête de rires qui m’accueillerait si l’on savait toute la vérité.

(Extrait des confessions de L’Homme aux cent visages.)

Ô vous, mes jeunes confrères du barreau, qui fréquentez encore les conférences « Colonne », lirez-vous jamais ces pages où je retrace ma véridique histoire qui est bien la plus inouïe qui se puisse concevoir ? Je le souhaite pour vous, car elle est instructive… Mais vous ne la connaîtrez, je l’espère bien, qu’après ma mort, qui est la moindre catastrophe qui me guette… Hélas ! je sens derrière ma porte l’effroyable aventure prête à me ressaisir dans son ahurissant tourbillon, à m’arracher à cette courte station où je m’essaie à vivre sous mon dernier masque (le cent unième), celui de l’honnête homme… Justes dieux ! ne m’avez-vous accordé qu’une étape dans cette course à l’abîme ?…

(Du même.)

Ici, l’auteur, ou, pour mieux dire, lecompilateur, celui enfin qui a eu la singulière chance de posséderd’une façon toute passagère les papiers secrets de l’Homme aux centun visages (qui n’est pas mort), prend sur lui desupprimer deux ou trois pages de considérations philosophiquesparfaitement inutiles sur la fragilité des destinées humaines etsur le peu d’importance de l’Intention en face del’Événement.

Rentrons vite au palais avec le « chermaître ». Je vous livre son manuscrit…

** *

Renvoi après vacations… Renvoi aprèsvacations.

Une fois de plus, le vieux palais deSaint-Louis se vide… Encore une année écoulée. La troisième depuisque j’ai prêté serment, depuis que je me suis, pour la premièrefois, approché de la barre avec la même dévotion que, plus jeuneencore, je m’étais approché de la Sainte Table et peut-être avecplus de crainte.

Ne me fallait-il pas, une fois de plus,renoncer au Démon, à ses pompes et à ses œuvres ?Résumons : renoncer, pour des années, à l’argent quiest tout, surtout pour un jeune homme qui n’a rien et qui a étéélevé assez mollement dans cette bonne société bourgeoise de laFrance d’il y a vingt ans, la plus aimable de l’univers.

J’avais de l’esprit, des manières, du penchantà l’étude pourvu qu’elle me parût agréable. Tout ceci pouvait memener à bien, si mon père ne se fût ruiné, du jour au lendemain,dans une entreprise dont il conçut tant de chagrin qu’il en mourutau bout de l’an. Ma mère, d’origine anglaise, qui l’avait toujoursbeaucoup aimé, ne lui survécut point et je restai sans un sou avecmon grade de docteur en droit, une répugnance invincible pour lesgrimoires et une éloquence assez naturelle dans les sujets qui nedemandent nul effort. Je ne doutai point que la politique meréussît. Mais, en attendant, comment vivre ?… Un jeune maîtredoit être à son aise, faire un long stage chez l’avoué ou dans uncabinet renommé et surtout ne point « faire d’affaires ».Défense aussi de les chercher. « Soyons dignes. » Cesmessieurs du Conseil ont raison. Le Privilège ne vaut que par lesgaranties qu’il donne aux clients. À moi de choisir une autreprofession. Mais je n’ai que mon bavardage. Qui en veut ?…

Mes besoins m’ont enlevé toute timidité, et maconscience, au régime de la faim, a perdu quelque peu de sa vertuet de sa tendresse. Les Méditations sur les vraies et les faussesidées de la Justice sont d’une belle lecture, et elles nemanqueront point de me servir quand je serai garde des Sceaux. Enattendant, j’ai raclé, avant-hier, cent francs à une marchande desquatre-saisons qui avait eu une explication, assez orageuse, avecun gardien de la paix. Je ne lui ai point volé son argent, car jel’ai à peu près tirée d’affaire. Le malheur pour moi est qu’il m’afallu donner cinquante francs au « gagiste » du palaisqui avait examiné sa feuille au coin d’un couloir et lui avaitdemandé si elle n’avait pas d’avocat. Justement, je passais, commepar hasard. Un signe discret. L’illustre maître écoutait cettefemme en peine. Provision… honoraires à verser d’avance… « Lesrèglements de notre Ordre, madame, nous interdisent d’ester enjustice… Merci pour le fafiot… » Certains« gagistes » sont d’une rapacité !… Et puis,dangereux !… C’est un coup à passer devant le Conseil del’ordre !

J’ai encore quinze francs au fond de ma pocheet mes clefs… Mes pas font un bruit honteux dans les couloirsvides.

Ces vacances sont immenses. On croit qu’ellesn’ont que deux mois : elles en ont quatre. Elles commencentavant les « vacations » et durent longtemps après. Onrenvoie les affaires dès la fin juin. Au mois de juillet, un grandavocat se diminue s’il se montre en robe dans les couloirs. À lafin de ce même mois, on l’y voit en veston. Il montre déjà sa tenuede campagne. Il va partir. Il part. Il ne reste plus que sessecrétaires pour demander quelques remises qu’on ne lui refusejamais. Un avocat qui fait encore son métier à cette époque est uncroquant.

Je suis un croquant. J’ai ma robe. Je ne laquitte pas. On ne voit qu’elle de la galerie de Harlay aux couloirsde la correctionnelle. Peut-être quelqu’un en aura-t-il besoin pourvingt francs, pour dix francs, pour cent sous ! Je fais pitié,même aux gardes du palais qui tournent la tête.

Je pénètre dans les chambres correctionnellesdes vacations. Elles ne sont plus que deux où l’on expédie, en cinqsec, de petits délits de rien du tout, de petites affaires où iln’est besoin ni d’interrogatoire, ni de témoignages, ni deplaidoiries, ni de jugements longuement motivés. Pour ces petitesaffaires, il y a de petits avocats qui se lèvent, soulèvent leurtoque, s’inclinent et disent : « Je demande l’indulgencedu tribunal ! » Ils sont désignés« d’office ».

Moi aussi, je me suis inscrit« d’office » pendant les vacances. Cela me fait penserque j’ai reçu deux ou trois feuilles ce matin.

Allons faire un tour au parquet ; il yfait frais. Je demanderai communication des dossiers. Je bavarderaiavec les employés. Quelquefois, on trouve un bon tuyau par là… Maison est tellement surveillé, dénoncé… Le meilleur encore est degraisser la patte aux gardiens-chefs des prisons quand on veut sefaire valoir auprès d’un criminel, d’un vrai ! Hélas ! lapremière mise me manque, et puis nous ne sommes pas dans lasaison !… Avec les bonnes sœurs à Saint-Lazare, un ostensoirun peu là ne faisait pas mal non plus dans le tableau ! Maistout cela, ça n’a jamais été pour moi. Je suis zéro et il me fauttout.

Quelles pauvres choses on me passe augreffe ! Le dossier le plus important, écoutez cela !C’est celui qui a le plus de chance de mettre en valeur ma hauteéloquence : « Vol et abus de confiance » : undomestique qui a volé une épingle de cravate à son maître. L’hommene nie pas. Il a été pris sur le fait ; un imbécile par-dessusle marché. Il s’appelle Charles Durin.

Et voilà !

Et pourtant, il y a des coups decouteau ! Ils ne sont jamais pour moi ! Des crimesmagnifiques, des escroqueries étourdissantes ! Jamais époquejudiciaire n’a été plus fertile en miracles. Ouvrez un journal. Dela première à la dernière colonne (dernière heure mise à part etpublicité), ça n’est qu’exploits d’apaches du grand monde !Car les autres n’existent plus… Ils ont déserté les bouges etremisé leurs casquettes. Ils ont appris à danser et s’habillentplace Vendôme. Et qu’est-ce qu’on voit comme danse de colliers deperles !… comme nettoyage de bijouteries ! Et dans lesbanques, dans les grandes maisons d’affaires, les lauréats del’École de commerce, ce qu’ils s’offrent comme comptabilité !…Des millions disparus aux courses ! Un employé à dix-huitmille fait la pige au « mutuel » sur le« carnet » des books ! Et les grandes dames quiépousent les gigolos ! Et les gigolos qui étranglent lesgrandes dames entre deux jazz ! La police n’a plus assezd’inspecteurs, les inspecteurs n’ont plus assez de menottes. Maismoi ? Rien… Épingle de cravate !… Charles Durin,domestique, vol et abus de confiance… Ah ! ce n’est pas encorecelui-là dont on verra la photo dans les journaux, au-dessus decelle de son avocat !…

Allons tout de même lui faire une petitevisite. Je vais demander au juge un permis de communiquer…

Eh bien, j’en reviens. Ça n’a pas étélong !… Une tête d’idiot, pas même. La plus parfaiteinsignifiance. Il regrette… Il ne savait pas ce qu’il faisait…« Ça lui a pris comme ça », paraît-il, de vouloir chipercette épingle de cravate. Il m’a demandé s’il n’y avait pas unemaladie pour ces choses-là ?… Il a fallu que je lui dise lenom de la maladie. Il s’est mis à chialer… « Ah ! laguillotine ! La guillotine pour monkleptomane ! »

J’ai entendu des vieux parler avec une émotionattendrissante de leurs années de Quartier latin, lorsque la vies’ouvrait devant eux, riche d’espoirs. Je les ai interrogés ;certains n’étaient guère, à cette époque, plus dignes d’envie quemoi et ne savaient point davantage où diriger leurs pas. Quand ilsparlent de ces heures de basse inquiétude comme s’ils lesregrettaient, je suis persuadé qu’ils mentent.

Je ne connais point de supplice plus cruel quecelui de se sentir capable de tout, sans savoir exactement de quoi,et de ne pouvoir s’accrocher à rien. Journées abominables. Rentréesdu soir écœurantes dans les deux pauvres pièces qui, au coin de larue des Bernardins, constituent le domicile du « chermaître ». Je me jette tout habillé sur mon lit, dégoûté detous et en particulier de moi-même.

Le bruit d’une machine à écrire, dansl’appartement d’à côté. Ce sont deux sœurs qui vivent là :Nathalie et Clotilde. Nathalie est sténo-dactylo, pas très jolie.Elle travaille pour les agences de la rue Henner. Copiesdramatiques. Clotilde suit les cours de l’école de droit. Elles’est déjà fait inscrire au barreau. Il ne nous manquait plus queça : les femmes ! Une confiance prodigieuse en elle-même,dans son travail, dans sa persévérance. Elle vous ditcarrément : j’arriverai. En attendant, pour vivre, elle faitde la copie, elle aussi, pour messieurs les auteurs. Et c’esthonnête ! Quelle époque ! Elles ont un frère que jeconnais, qui est danseur au Cambridge, et qui va épouser unevieille dame. Il y a eu une scène, l’autre jour. Elles l’ont fichuà la porte. Le frère a raison. Surtout s’il tue la vieille dame etme prend pour avocat. Je sens que je le ferai acquitter…

Ce matin, j’ai reçu un mot de mon client. Ildemande à me voir cet après-midi. Encore un qui ne s’en faitpas ! En sortant de ma pension – c’est un vieil oncle qui lapaie – je suis allé faire un tour au jardin du Luxembourg. Pastraîné. Les Reines de France me portent sur les nerfs, et j’aipleuré en regardant les petits bateaux des gosses sur la pièced’eau. Ah ! je voudrais aller aux bains de mer ! Je neconnais pas Deauville. Il me semble que je n’arriverai jamais àsortir du Quartier latin. Ah ! la rueMonsieur-le-Prince !… Comment ont-ils fait, les illustresancêtres ? Je suis allé une fois chez Laveur. On m’a montré laplace où Gambetta commençait à raconter des histoires autour de sonassiette à soupe. Gambetta !… que serait-il resté de cetteoutre d’éloquence s’il n’avait pas eu une occasion :l’Empire !… Maintenant, on veut un dictateur et on ne veutplus de discours… Qu’est-ce que je fais au monde ?…

Depuis deux jours la « Remington »s’est tue, de l’autre côté de mon mur. Ces demoiselles sont partiesen vacances. C’est Mlle Clotilde qui m’a annoncé cette bonnenouvelle. Elles sont extraordinaires : elles s’offrent deuxmois de congé tous les ans dans « leur villa deLion-sur-Mer ». J’ai demandé à mon confrère en bas desoie-imitation de m’inviter. Elle m’a répondu en riant qu’il n’yavait qu’une chambre dans leur villa : « Je coucheraidans le salon ! » Mais il n’y a pas de salon dans leurvilla, ni de salle à manger. Il n’y a que deux pièces. Et elle m’asorti une photo de leur propriété, car cela leur appartient !…Une cabane qu’elles ont construite avec des caisses d’épicerie etdu papier goudronné, dans un repli de la dune, avec un jardinpotager, ma chère !… où il ne pousse que des coquilles demoules. Elles sont parties, folles de joie…

Moi, je suis resté à cirer mes chaussures.Aujourd’hui, je revois mon client. Interrogatoire chez le juge. Ilse remet à chialer. C’est une fontaine, ce bonhomme-là ! Lejuge d’instruction a reçu une lettre du patron volé. C’est unmonsieur très bien, un English, un baronnet qui, du fond del’Écosse où il est retourné nourrir sa neurasthénie, trouve letemps de s’intéresser encore à sa fripouille de valet de chambre.Il supplie le juge d’avoir pitié d’un moment d’égarement, de sapart à lui, le baronnet. Il n’eût jamais dû déposer de plainte.C’est lui, le coupable ! Est-ce qu’il devait exposer sonépingle de cravate à la convoitise de son domestique ? Il veut« sauver son âme ». Ah ! ces presbytériens ! Àsa sortie de prison, il reprendra Durin à son service. S’il n’étaitretenu à Édimbourg par des affaires considérables, il eût déjàretraversé le « channel », mais il sera en France au moisd’octobre. Il demande à Durin de lui pardonner, et il lui envoieune Bible.

Le juge rigole. Durin a rouvert ses écluses.On traînera l’affaire jusqu’au mois d’octobre. Le baronnet viendraréclamer son homme. On le lui rendra avec six mois de prison etsursis (première condamnation). L’avocat n’aura même pas à selever : « Affaire entendue, maître. »… Je f… le campen claquant la porte.

Le lendemain, encore une lettre de Durin. Labarbe ! Je décachette : « Maître, je voudrais vousdire un petit mot pour vos honoraires. »

On ne connaît pas son cœur. J’aime Durin. Jecours. Je voudrais être déjà en sa présence ; je ne peux plusme passer de lui !… Il m’a été envoyé par la Providence dontil est, en ce moment, le plus utile accessoire. Je trouve un autreDurin. Il ne pleure plus. Je ne le reconnais plus. Il a l’airintelligent. Il me prie de m’asseoir. Que dis-je ? ilm’ordonne de prendre place devant lui. Et c’est moi qui ai l’air derecevoir mon avocat dans sa prison. Il met au net ma petiteaffaire : ça n’est pas long. « Monsieur, j’ai eu tort dene pas vous parler d’honoraires tout de suite. Vous seriez venuplus tôt à mon appel. » J’interromps, très intimidé :« Je suis désigné d’office. Il ne saurait être questiond’honoraires.

– Tu blagues, Charles ! Mettons qu’il nesoit question que de ma reconnaissance pour le petit service que jevais vous demander.

– De quoi s’agit-il donc, monsieur ?

– J’ai lu dans vos yeux que vous vous ennuyiezà Paris et que vous ne seriez pas autrement fâché d’aller faire unpetit tour à Deauville ! »

Je sursaute. Il sourit. Il ne sait pas combienil tombe juste. C’en est accablant. Il regarde mes chaussures et ilcesse de sourire. Le voilà attendri de pitié. Connaissant safacilité pour les larmes, je coupe court, rouge jusqu’auxoreilles :

« Monsieur, j’adore Paris,l’été ! » Il hausse les épaules : « Alors, neparlons plus de rien. » Je sue à grosses gouttes. Je sens quej’ai perdu tout droit à sa reconnaissance, je sens aussique si la conversation ne s’arrête pas là, elle va aller très loin, la conversation. Plus loin, beaucoup plus loin que lesrèglements de l’Ordre ne le permettent. Cet homme a un service à medemander, un service que moi, son avocat, je n’ai pas le droit delui rendre. Je n’ai plus qu’à me sauver…

« Mille francs ! » dit l’homme.Je râle : « mille francs, pour quoi faire ? »« Pour aller à Deauville.

– Décidément, vous y tenez !

– Oui ! j’ai là-bas, en ce moment, uneamie… une amie très bien… une femme du monde ! Mon Dieu,monsieur, vous êtes mon avocat, c’est-à-dire mon confesseur, jepeux tout vous dire.

– Tout !

– Cette femme du monde a eu des faiblessespour moi…

– Mes compliments !

– Depuis qu’elle me sait arrêté, elle doitêtre dans les transes.

– Dame ! si elle vous aime.

– Je ne doute pas de son amour, mais ce n’estpas de cela qu’il s’agit. J’ai des lettres d’elle, des lettresassez compromettantes, des photos, quelques-unes assez intimes, carje suis photographe à mes heures et j’ai le sentiment de l’art. Sices documents tombent entre des mains étrangères ou, plussimplement, dans le dossier de l’enquête, cette femme est perdue…Dans ma détresse, je ne pense qu’à elle. Il s’agit de lui reportertout cela, monsieur, dans le plus grand mystère. Levoulez-vous ? »

Je regardais mon homme en dessous.« Savez-vous que vous agissez là comme un vraigentleman ?

– Mon cher maître, si j’avais voulu la faire« chanter », je ne me serais pas adressé àvous !

– Merci. » Nous nous sommes compris.« Quand partez-vous ?

– Quand j’aurai les lettres et les photos.

– Naturellement, je n’ai pas besoin de vousdire que je n’ai pas tout cela dans ma poche… Cette personne etmoi, nous nous rencontrions dans un petit entresol de la rueChalgrin, près de l’avenue du Bois.

– Je connais, quartier chic. Cette damefaisait bien les choses…

– Pour qui me prenez-vous ? répond Durin.Je suis là-bas chez moi. J’en ai seul la clef. Je vais vous ladonner. Entresol porte à droite. On ne parle pas auconcierge. Mais s’il vous questionnait, ce qui m’étonneraitbien de sa part, vous diriez que vous êtes envoyé par M. VanHousen, lequel vous a confié la clef. Vous voyez comme c’estsimple !

– Après ?

– Après, vous raflerez dans l’appartement etdans les tiroirs ce que vous y trouverez, photos et papiers, vousglisserez le tout dans votre serviette et demain vous mel’apporterez ici. J’en ferai le tri et vous donnerai le paquet quevous devrez porter à Deauville.

– C’est tout ?

– Non ! » Et il sortit de ladoublure de son veston deux petites clefs qui tenaient dans lecreux de sa main. « Celle-ci est la clef de l’appartement,celle-là ouvre le divan du petit salon. Comprenez. Vous soulevez lafrange du divan, tâtez jusqu’à ce que vous ayez senti l’emplacementd’une serrure. Ouvrez. À l’intérieur du divan, vous trouverez unsac de voyage assez coquet. C’est un cadeau auquel je tiensbeaucoup.

– Décidément, vous êtes un don Juan, monsieurmon client !

– Vous ne croyez pas si bien dire. Ce sac estplein de souvenirs qu’il serait cruel, pour bien des familles, degaspiller. Heureusement que j’ai le secret de sa fermeture et quej’ai pensé à vous pour me garder le précieux objet jusqu’au jour dema sortie de prison.

– Ah ! par exemple ! Vous avezcompté que je transporterais chez moi… Mais vous ne savez pas ceque vous me demandez là ? Vous voulez donc briser macarrière ? Les règlements de l’Ordre sont formels. »

À ces mots, il éclata de rire.

« Elle est belle votrecarrière ! »

Il avait une figure à gifles et regardait ànouveau mes chaussures.

« Elle vaut la vôtre !m’écriai-je.

– Je ne me plains pas de la mienne !Écoutez, faites ce que je vous dis. Personne ne le saura. Vousaurez rendu service à bien du monde… et vous aurez gagné deux millefrancs… »

Oh ! ce Durin ! il avait encore unefois changé de physionomie… le Durin des deux mille n’était plus leDurin des mille… Il avait quelque chose de plus… commentdirais-je ? enfin de plus irrésistible.

« Cent louis ! ajouta-t-il trèsfroidement, que vous toucherez ce soir. » Il ne regardait plusmes chaussures. Il semblait déjà penser à autre chose. « Ehbien ? fit-il tout à coup, comme s’il se ressouvenait quej’étais là.

– Eh bien, comment les toucherai-je ?

– Vous avez besoin de vous faire faire labarbe, mon cher maître ! Allez donc chez Gloria, au coin de larue Vivienne. Vous demanderez Victor. Vous lui donnerez ce petitpapier et deux francs de pourboire, et lui, il vous donnera deuxmille francs. Et maintenant, à demain, à la même heure, et nepensez plus à vos « règlements » que pour vous dire quesi vous les avez violés, c’est pour l’honneur desdames ! »

Je suis sorti de là avec les clefs et unmorceau de papier où étaient tracées quelques lignes danslesquelles je ne démêlai bien que ces deux mots : « Centlouis. »

Pour le moment, ils me suffisent, je ne veuxpas réfléchir. Joseph de Maistre a dit : « L’un se marie,l’autre donne une bataille, un troisième bâtit, sans penser lemoins du monde qu’il ne verra pas ses enfants, qu’il n’entendra pasle Te Deum et qu’il ne logera jamais chez lui.N’importe ! tout marche et c’est assez ! » Moiaussi, je marche… je marche vers la rue Vivienne.

Magasin de coiffeur à la mode. Victor est trèsdemandé. Je dois attendre. Enfin, voici mon tour. Je lui glisse monpapier. Il le lit :

« Entendu », dit-il, et il me passeun peignoir.

« Nous allons faire tomber toutça !

– Hein ? tout ça, c’est ma barbe.

– Je vous assure que ça ne se porteplus ! » Je veux faire quelques objections ; ilricane et me souffle dans le cou :

« Ordre dupatron ! »

Je laisse faire, anéanti. Il paraît queM. Victor et moi nous avons maintenant le même patron. Je merelève avec une figure neuve. Victor m’a laissé, sous le nez, unepetite brosse à la Charlot. Mes confrères ne me reconnaîtraientplus. Et je ne m’en réjouis pas. J’ai l’air de m’être déguisé pourfaire un coup ! Est-ce que ce n’est pas ainsi que la chose seprésente ? Si ça tourne mal, s’il y a un accroc, je ne puisauprès du Conseil plaider l’inconscience. Ayant consenti à cemasque, je me laisse engager dans la bande. Quellebande ? Ah ! ça, est-ce que je n’ai pas le droit,comme tout le monde, de me faire raser ?

J’ai vidé mes poches et donné les quarantesous de pourboire. Victor sort son portefeuille et me donneostensiblement les deux mille francs.

« Je crois que ça fait le compte. Nem’envoyez pas trop tard les ordres pour Deauville. J’irai au GrandPrix. Vous me trouverez à ma place habituelle. »

Il me reconduit jusqu’à la porte.

« Allez vous nipper ! »

Victor travaille chez les books. Il a uneclientèle très riche, des gens de Bourse. Je lui fais honte, avecmes guenilles.

Deux mille francs ! Deux millefrancs !… Il me semble que je vais pouvoir acheter tout Paris.En attendant, je m’offre une paire de souliers. Et puis, j’entredans un grand magasin des boulevards. J’ai une taille mannequin. Ily a du « tout-fait » là-dedans qui m’ira comme un gant.Deux heures plus tard, je suis devant mon armoire à glace en extasedevant une poupée de vitrine. « Oh ! le charmant petitjeune homme », méconnaissable mais tout à fait ridicule.

Et maintenant, costumé, je vais jouer monrôle ? Voici l’heure. Et voici la rue Chalgrin. Le soir esttombé. Je me glisse sous la voûte de l’immeuble et je passe commeune ombre devant la loge du concierge. Escalier désert. Quelquesmarches. La porte à droite. Ma main tremble sur la clef. Deuxtours. C’est fait. J’entre et je m’enferme. Je halète. Plein noir.Quelques secondes de repos où je n’entends que mon cœur qui bat àgros coups sourds. Je frotte une allumette. Je n’ose pas tourner lecommutateur. Dans la première pièce, sur une petite table-bureau,j’aperçois dans un plumier un bout de bougie à côté d’un bâton decire à cacheter. C’est tout ce qu’il me faut. Et je m’abats sur unfauteuil, les membres ballants.

Pourtant je ne suis ni un voleur ni uncambrioleur. Je suis ici sur la prière du locataire. En touteconscience on n’a rien à me dire. Même devant le bâtonnier, jepourrais encore plastronner : « Entendu, monsieur lebâtonnier, il y a les règlements ; mais à côté de l’avocat, ily a l’homme, l’honnête homme qui est venu ici pour sauver l’honneurd’une mère de famille ! »… Gratuitement, j’accorde àcette femme des enfants. Enfin, elle pourrait en avoir. Mon rôle endevient plus attendrissant, plus héroïque. Au fond, quand on songeà ce que je risque, c’est sublime ce que je fais là ! Alors,redresse-toi, maître Rose (ce nom de fleur m’appartient), et achèveles gestes nécessaires.

Vingt minutes après, j’étais paré. Photos etpapiers dans ma serviette, le sac de voyage à la main (un peu lourdle coquet petit sac de voyage), je refermais la porte et je filais,non certes comme un héros fier du devoir accompli, mais commequelqu’un qui eût donné vingt-cinq louis sur les cinquante qui luirestaient pour n’être aperçu de personne et surtout pour fairetaire cette insupportable voix qui lui sonnait aux oreilles cetaffreux carillon : « Tu en es ! Tu en es !Tu en es ! de la bande de van Housen ! Si, aprèscela, le patron n’est pas content de toi ! »

Mais la Providence veille, la Divine. Et jeréintègre mon taudis de la rue des Bernardins sans que personnepuisse se vanter de m’avoir rencontré ; à bout de forces,hissant à mon quatrième étage le damné petit sac de voyage. Et jeme suis endormi d’un sommeil de plomb.

Le lendemain matin, les petits oiseauxchantaient dans les arbres devant Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Jepoussai ma fenêtre. Un franc soleil éclairait les morceaux de mamascarade. Je me plongeai la tête dans la cuvette et je me mis àréfléchir. Il était temps.

Hier, mon garçon, je crois que tu as faitl’imbécile. À la suite de cette petite histoire tu vas être accablésous des calamités sans nombre ; déchiré par mille ennemis,privé de ta liberté, accusé de rapine et peut-être de complicité dechantage. Pour sortir honorablement de tout ceci, va donc bravementte jeter aux genoux de ton bâtonnier !

On ne devrait jamais réfléchir dans la vie,parce que cela ne sert à rien. Je pense, maintenant, que c’estseulement au moment où j’irai me jeter aux genoux de mon bâtonnierque mes ennuis commenceraient, car, à cette heure, il n’en estpoint question. Je suis habillé de neuf. J’ai encore mille francsdans ma poche qui ne doivent rien à personne, je me conduis engalant homme et je vais faire un petit voyage à Deauville pendantlequel je me promets bien d’oublier toutes les misères du Quartierlatin !

Et je devrais renoncer à tout cela, parcequ’en dépit des règlements j’ai transporté chez moi un sac quepersonne ne verra jamais ! Durin avait raison ; ce n’estpas chez son avocat que l’on ira chercher ses affaires !Allons, habillons-nous !… Redevenons homme du monde.

Et maintenant, je vais enfermer le sac au fondde ma malle, et il n’en sera plus question !

Je le soulève : il me paraît encore pluslourd que la veille du fait que la peur ne m’aide plus.

Tout de même, il doit y avoir là-dedans, autrechose que des objets de toilette et des lettres de femmes ! Jevoudrais bien savoir. Pourquoi ?… Mais pour mon malheur !L’homme n’est décidément satisfait que lorsqu’il se consume detristesse et d’amertume. Le destin, qui n’est pas méchant, maistaquin, lui ouvre une voie joyeuse. Il n’a qu’à la suivre. Mais unepetite boîte se trouve sur son chemin. Et il quittera tout pourouvrir la petite boîte. Nous savons ce qu’il en sort. C’est ainsidepuis Épiméthée. Imaginez que je n’aie pas ouvert le petit sacdéfendu ; il ne me serait peut-être rien arrivé d’autre qu’uneaventure amusante, du moins je me plais à le croire. Une partie deplaisir en marge de mes devoirs d’avocat, tels que les a rédigésmaître Cresson. Tandis que maintenant… oh !maintenant !…

C’est trop bête aussi, pourquoi Durin avait-iloublié de faire jouer la fermeture secrète ? Je n’ai eu qu’àfaire sauter les petites pattes retenant la toile kaki, autour dece lourd sac carré, dont elle garantissait le riche maroquin. Là,j’eus affaire à une fermeture ordinaire. J’appuyai sur le boutoncentral en tirant les charnières de cuivre. Je fus tout étonné devoir que cela s’ouvrait, mais plus stupéfait encore d’apercevoirune admirable trousse de cambrioleur !…

Peste, ma chère ! quel luxe ! Dunickel, de l’argent et un travail ! De vrais objets d’art. Despinces de toutes les grandeurs, des scies, des poinçons, desespèces de tire-bouchons dont je pressentais l’usage dans le foragedes portes, des leviers, des pieds-de-biche, différents mécanismesinconnus, les uns fins comme des ressorts de montre et enfermésdans des vases de cristal. Et puis tout un attirail pharmaceutique,de l’ouate hydrophile, du chloroforme et autres parfumeries.Ah ! l’animal ! Et voilà ce qu’il me faisait garder chezmoi !

Maintenant je riais de son audace, car cetteplaisanterie avait assez duré, et j’allais y mettre fin.

Ayant soulevé un dernier compartiment, jetrouvai un dossier assez épais que je jetai sur mon bureau !Enfin, je vais tout savoir !

Tout ! Tu sais tout ! Lesphotographies que tu as trouvées, là-dedans, ne sont point desimages de femmes, mais sous tous ses profils, dans tous ses rôles,dans ses multiples transformations, tu viens de voir l’homme quifait courir toutes les polices du monde depuis dix ans ! dontles aventures incroyables ont défrayé les chroniques des deuxhémisphères et que l’on a enterré solennellement dans « lesdernières heures » relatant le naufrage du Britannicen face d’Halifax ! C’est l’Homme aux centvisages ! dont le dernier est Durin… Durin arrêté commedomestique pour avoir volé une épingle de cravate à son maître… SirArchibald Skarlett, baronnet ex-gouverneur des provinces du Tibet,Durin, client de maître Rose, avocat à la cour d’appel deParis !…

J’étais foudroyé de joie. Depuis vingt-quatreheures, je passe par des émotions ! D’abord, courons à laConciergerie. Il faut que je voie Durin… Dans tout cela, je ne saispas quel est son vrai nom ! Mais il va me dire, il faut qu’ilme dise tout maintenant ! Il faut que l’on s’explique. Sonaffaire est très grave !… S’il s’imagine, ce garçon, qu’il valongtemps tromper la police, la justice. Déjà le juge d’instructions’est douté de quelque chose en laissant traîner l’affaire !La presse va s’émouvoir, certainement. J’y veillerai, jeconnais le petit Ruskin, du « Réveil desGaules ». Ça n’est pas un enfant… un bout de conversationavec lui et il aura vite flairé dans mon client l’Homme auxcent visages. Il faut tout prévoir ! Ah ! pour uneaffaire, voilà une affaire ! Enfin !…

Je descends mon escalier, avec mon précieuxsac. J’ai le bonheur de ne rencontrer personne. Je hèle un taxi… Jeretrouve mon Durin aussi calme que je suis agité !

« Merci, je sais que c’est fait !Vous m’apportez les photos, les lettres…

– Oui, éclatai-je, et je vais reporter lavalise chez votre ami Van Housen !… »

Il lève la tête. J’aperçois une figure féroce.« Pourquoi ?

– Parce que j’ai vu ce qu’il y a dedans !Une autre fois, vous la refermerez ! » Ils’assied :

« Inutile de reporter la valise !Elle est très bien où elle est. Vous pensez bien que j’ai pris mesprécautions pour qu’on ne la reporte plus là-bas. Elle étaittrop compromettante !

– Hein ?… » Il souriait. Je l’auraisvolontiers étranglé. « Durin, lui jetai-je, il ne faut pasjouer au plus malin avec moi ! Vous n’avez rien à y gagner. Jene vous cacherai pas plus longtemps que, pour tout le monde, votreaffaire est beaucoup moins claire que vous ne pensez ! Je saisqu’il y a un supplément d’enquête. On ne tardera pas à découvrirvotre véritable personnalité. On saura que L’Homme aux centvisages, celui que les Anglais appellent l’illustre MisterFlow, n’est pas mort ! Mais je plaiderai pour vous et jevous sauverai !…

– Non, monsieur, non !… Vous plaiderezpour Durin, domestique. N’imaginez pas une seconde que l’illustreMister Flow choisira, pour le défendre, un petit stagiaire obscur,maître Rose ! Il lui faudra un ancien bâtonnier, comme maîtreHenri Robert, ou un garde des Sceaux, comme maître de Monzie, ou unancien ministre : maître André Hesse, ou un ancien présidentde la République, comme maître Millerand. Je vois, mon petit ami,que cela vous peine beaucoup. Moi aussi. C’est pourquoi il fautsouhaiter, pour l’heureuse continuité de nos relations, quel’illustre Mister Flow ne cesse pas de faire le mort… ce qui vouspermettra de garder ma clientèle et mon sac… et ce charmant petitcomplet qui vous sied à ravir. Tous mes compliments, mon chermaître, je vois que vous n’avez pas perdu votre temps. Sans compterque Victor est un artiste ! On ne vous reconnaît plus. ÀDeauville, je vous prédis quelques succès auprès desdames ! »

Il se gaussait cyniquement de moi. Je levai,décidé à en finir :

« Je ne plaiderai, déclarai-je sur le tonde ma dignité reconquise, ni pour l’illustre Mister Flow, nisurtout pour ce grand niais de Durin qui est incapable de souleverune épingle de cravate à son maître sans se faire pincer comme unécolier. On s’est fait beaucoup d’illusions sur l’Homme auxcent visages. Je ne lui en connais qu’un. Il ne m’a pasébloui. Dans deux heures, monsieur, vous aurez votre argent, quoiqu’il puisse m’arriver ! »

Et je le regarde sans peur. Le sort en estjeté.

Il sourit. Je crois même, ma parole, qu’ils’amuse.

« Ne faites donc pas l’enfant, dit-il.J’avoue que Durin, même pour un stagiaire, n’est pas un clientreluisant. Que voulez-vous ? Les plus grands capitaines ont euleurs défaillances. L’orgueil les perd. La difficulté les tente.Ils se croient tout permis. Ce petit bijou, à la cravate de SirArchibald, n’avait d’autre valeur à mes yeux que le plaisir qu’ilme procurait, dans le moment que je l’en privais, au nez dubaronnet lui-même et de dix de ses amis, qui ne se sont aperçus derien, je vous le jure ! Mais je suis d’un naturel généreux etj’eus le tort de faire cadeau de l’objet à la femme de chambred’une amie de la lady qui avait eu des bontés pour moi. C’était unehonnête fille. Elle m’a dénoncé. Quelle leçon ! On apprend àtout âge… Mais laissons cela qui n’aura que l’intérêt le pluspassager au moment de ma comparution en correctionnelle… Où est lesac aux outils ?

– Votre valise ? Elle m’attend dans untaxi.

– Vous allez la reporter rueChalgrin ?

– Oui !

– Non ! je vous ai dit que j’avais prismes précautions. Vous n’avez pas encore lu les gazettes ?

– Ma foi, je vous avouerai…

– Eh bien, lisez. » Et il me sortit unefeuille du matin même (édition spéciale). Il me signalait unentrefilet, en dernière heure : RÉSURRECTION DU CÉLÈBRE MISTERFLOW. L’Homme aux cent visages n’est pas mort !Jesursautai. « Lisez ! Lisez ! » Je lus. Je luspour mon épouvante :

Que les nombreux admirateurs de l’illustreFlow (l’homme que la police ne peut pas plus saisir, ou retenir,qu’on ne retient une poignée d’eau) se consolent. Il a échappé aunaufrage du Britannic, et il est revenu en Francecontinuer la série de ses exploits. Attendons-nous à quelquenouveau cambriolage sensationnel ou à l’un de ces scandalesmondains qu’il a le génie de susciter pour la grande joie de ceuxqui ne s’y trouvent point mêlés. Les services de la Sûreté avaientété récemment avertis que Mister Flow, plus vivant et plus en formeque jamais, se trouvait à Paris. Hier matin, la police savait qu’ilse faisait appeler Van Housen, venant d’Amsterdam, et qu’on l’avaitvu dans quelques lieux de plaisir. À midi, elle faisait unedescente dans un palace des Champs-Élysées, où, après avoir réglésa note, il avait laissé une malle et où il n’avait pas reparudepuis trois semaines. On ne trouva, dans cette malle, que du lingeet quelques effets.

Tard dans la nuit, la Sûreté était avertiequ’un nommé Van Housen avait loué un petit pied-à-terre dans unemaison meublée de la rue Chalgrin. Au petit jour, elle faisait unedescente dans cet hôtel et se faisait ouvrir par le conciergel’appartement de l’indésirable locataire que l’on n’avait pas revudepuis quinze jours.

« Pour moi, vous ne trouverez rien,déclara le concierge. Un de ses amis que j’ai vuquelquefois avec lui est venu hier soir. Il avait la clefde l’appartement et il en est sorti avec un sac-valise quiparaissait très lourd. »

Van Housen devait se savoir pisté, et ilavait certainement chargé son ami de ramasser dans l’appartementtout ce qu’il pouvait y avoir de compromettant.

« Un fait qui m’a paru bizarre,signala encore le concierge, c’est que cet ami qui portaitjusqu’alors toute sa barbe s’est fait raser, n’ayant conservéqu’une petite moustache à la Charlot. »

Il ne fait point de doute qu’il s’agit làd’un complice. Pour accomplir une besogne qui pouvait n’être pointde tout repos, celui-ci avait jugé bon de modifier saphysionomie. Mais le concierge a déclaré formellementqu’il ne l’en avait pas moins reconnu, et qu’il le reconnaîtrait àl’occasion !

Le journal tomba de mes mains quitremblaient.

« Remettez-vous, me dit Durin, de plus enplus calme. Votre pâleur m’inquiète.

– Je suis perdu ! C’est sur vosinstructions que le concierge a fait une pareilledéclaration ?

– Il n’y a pas de quoi s’évanouir !Je ne vous abandonnerai pas !

– Misérable ! murmurai-je dans ungémissement.

– Quel gosse ! Voyons, soyez un peusérieux, mon cher maître. Au fond, tout cela n’est pas bien grave.Évidemment ce monstre de concierge a menti. Il ne vous a jamais vuavec votre barbe et vous n’êtes venu qu’une fois chez moi pour ensortir avec ce damné sac ! Telle est la vérité !… Mais lemalheur est que personne ne croirait plus à cette vérité-là !Votre transformation vous accuse et votre petite moustache à laCharlot vous accable ! Vous voyez bien que vous ne pouvez plusretourner chez cet abominable Van Housen !

– Ni chez moi ! Ni nulle part !… Onpeut m’arrêter en sortant d’ici !

– Taratata ! quelle imagination ! Leconcierge de la prison vous a-t-il reconnu ?…Legreffier ? pas davantage ! Il timbre les laissez-passersans se préoccuper de la figure des stagiaires. Un stagiairedésigné d’office, cela a si peu d’importance !… Est-ce à moide vous l’apprendre ?…

– Ah ! je voudrais être loin !…

– À Deauville !…

– Bandit !

– Vous en trouverez souvent des bandits quivous donnent deux mille francs, pour vous offrir un petit voyage aubord de la mer, qui vous nippent de pied en cap et qui vousprocurent, par-dessus le marché, l’occasion de sauver l’honneur desdames… Quoi qu’il en soit, je ne vous demande pas unereconnaissance éperdue, mais simplement de tenir vos engagements enéchange de mes bienfaits. J’admets que vous éprouviez quelquerépugnance, à cause de cette maudite petite moustache, à vousmontrer à votre concierge et à vos amis, et même à des indifférentsqui auraient pu lire le petit filet de ce matin. Rassurez-vous. J’yai pensé. Vous allez revoir Victor. Il vous attend, non chezGloria, mais chez lui, cette fois. Vous avez un taxi ?Profitez-en ! 5 bis, rue Notre-Dame-des-Victoires. Autroisième, première porte à droite. Ah ! encore une question.Savez-vous l’anglais…

– Comme ma langue maternelle.

– Parfait ! cela nous facilite bien deschoses. Quand vous sortirez de chez lui, vous ne vous reconnaîtrezplus vous même. Et, en route pour Deauville ! Vous ferez macommission. Puis vous irez villégiaturer trois semaines dans uncoin des environs, le temps de laisser repousser votre barbe… Vousrevenez de vacances, vous plaidez pour moi, je reprends la clef deschamps. Et vous ne me revoyez plus !… Ça vous feraplaisir ? Ingrat !

– Mais votre sac ! m’écriai-je. Quevoulez-vous que je fasse de votre sac ? Tant que je letraînerai avec moi…

– Mon cher, je vais mettre fin à vostourments. Partez avec lui. Je vais vous donner la clef qui leferme. Lady Helena, en remerciement du grand service quenous lui rendons, ne verra aucun inconvénient à le garder pardevers elle, jusqu’à ma libération.

– Je lui dirai qu’il est à vous ?…

– Je n’en doute pas ! et je ne m’y opposepoint.

– Je vous rapporterai la clef ?

– Je l’espère… quand votre barbe aurarepoussé.

– Tout cela peut être terminé ce soir même,soupirai-je. L’adresse de cette dame ?

– Lady Helena est la vertueuse épousede Sir Archibald Skarlett, baronnet. Un beau nom, Lady HelenaSkarlett… « Scarlet », la femmefatale !… comme disent les Américains : la femmevamp !…(vampire)… Cela ne vous fait pasrêver ?

– La femme de votre patron.

– … Vous l’avez dit ! Elle est descendueau Royal.

– Mais quand je voudrai être reçu, quiferai-je annoncer ?

– Mister Prim, s’il vous plaît !(J.A.L. Prim), John, Arthur, Lawrence, pour la servir. Un joli nomaussi, en vérité, et tout à fait honorable. Vous trouverez dans ledossier 25, tout au fond de mon sac, des cartes qui vous ouvrironttoutes les portes. Et maintenant, passez-moi, je vous prie, lespetits papiers que vous avez cambriolés hier chez cet affreux VanHousen ! »

Docile, j’ouvris ma serviette. Je n’avais mêmepas l’idée de lui résister. Et puis le pouvais-je ? Ce Durinme tenait mieux qu’avec des menottes. Je ne pensais qu’à unechose : ce soir même, j’en aurais fini avec cette horribleaventure !

Durin eut vite fait de trier dans le tas dephotos et de lettres. Il en conserva quelques-unes qu’il enfouitdans sa poche, fit un paquet du reste qu’il ficela solidement etqu’il cacheta d’un sceau bizarre, large comme un ancien décime,qu’il dissimulait dans le creux de sa main. Un bout de cire, deuxallumettes ; le tout fut fait avec une décision, une rapiditésurprenantes, après un coup d’œil jeté au judas de la porte, oùl’on ne vient jamais du reste, tant que l’avocat n’appelle pas.

Pendant qu’il procédait à cette ultimeopération, je le regardais. Il me semblait que je le voyais pour lapremière fois. Il ne jouait plus la comédie. Il ne« composait » plus. Le véritable Mister Flow apparaissaitsoudain à mon regard effaré. Où était-il le niais Durin ? Sonfront semblait s’être élargi, ses yeux brûlaient d’intelligence. Unsourire redoutable plissait sa lèvre désabusée et sèche. Unedenture solide, féroce. Avec cela, un ovale du visage allongé,quasi aristocratique, une mâchoire inquiétante qui se terminait parun menton trop fin. Un nez spirituel aux narines fragiles. Rien debestial. C’était pire. Cette figure tenait du drame et de la farce,appartenait à un pitre distingué ou à un assassin rigolo, etpeut-être à un sadique.

Le secret de la vie de cet homme pouvaittenir, tout entier, dans la volupté de se savoir redouté, avecadmiration, et de ne rien négliger pour ajouter à sa gloire, carenfin, depuis longtemps, il devait être riche, et, s’il ne l’étaitpas, quelle admirable confiance en lui-même, sûr qu’il était dutrésor public !

Je le quittai, avec humilité, comme un pauvrehomme qui garde pour lui toute la honte de son impuissantefureur.

En vérité, j’aurais fait pitié à un condamné àmort ! J’avais retrouvé toute ma vertu, pour laregretter !… Je pensais à mon bouge de la rue des Bernardinscomme au paradis perdu, et le taxi au fond duquel je m’étais jeté,me conduisait chez Victor !…

J’avais le damné sac entre les jambes… La vued’un agent qui fit stopper ma voiture au coin de la rue de Rivolime chavira. Enfin, voilà la rue Notre-Dame-des-Victoires. Je règlemon taxi. La rapidité avec laquelle je grimpe les trois étages entraînant mon encombrant fardeau n’a d’égale que celle avec laquellej’ai quitté, la veille, la rue Chalgrin.

Victor m’attend. Cette communication directeentre un détenu et ses amis du dehors n’est point pour m’étonner.La fréquentation des prisons nous en apprend bien d’autres. Envoyant mon petit bagage, Victor me complimente :

« Joli sac, monsieur !

– Vous le connaissez ?

– Nullement. Votre question, monsieur, estoiseuse et peut-être imprudente. Je vois ce sac pour la premièrefois. J’en admire la sobre et solide élégance. Quoi de plusnaturel !… Je ne sors du naturel que pour faire les têtes. Onne saurait le reprocher à un coiffeur… Je joue aussi aux courses…pour les autres… Je n’ai jamais eu d’ennuis parce qu’avec moi toutse passe toujours correctement. Asseyez-vous, monsieur !…Monsieur est venu, je crois, pour le numéro 25 ?

– Il paraît, Victor !… » Je voistomber avec satisfaction ma moustache à la Charlot. Puis Victorm’élargit le front, me dégarnit les tempes, cheveux passés ausiccatif qui en modifie légèrement la teinte. Raie sur le côté.Enfin, j’apprends à faire une cicatrice qui part du cuir chevelupour rejoindre l’arcade sourcilière gauche. « Je me suis battuen duel ?

– Monsieur m’en demande trop long… Monsieuremportera cette petite boîte ; Monsieur fera cela aussi bienque moi. Et maintenant, laissez-moi vous offrir deux jouesenflammées par la haine du régime sec. Parfait ! vous voilàtrès black and white ! Et maintenant, cette joliepaire de lunettes. Ça fait partie de la fourniture qui s’achète“avec la tête”. »

Quand c’est fini, je ne puis m’empêcher derire devant la glace, malgré le tragique de la situation. « Jene vais plus oser boire que du whisky ou du gin !

– Monsieur a tout du jolly goodfellow ! exprime Victor. Non, ne vous occupez pas del’addition. Je mettrai ça sur la note “du patron” ! »

Dans le taxi qui me conduit à la gareSaint-Lazare, je ne ris plus ! Ce Victor m’embête avec« son patron » !… J’ouvre le sac pour cherchermes cartes de visite. Dans le dossier 25, je trouve toutce qu’il me faut, non seulement des cartes de visite, mais encoredes papiers, une notice sur mon pedigree, un aperçu de monexistence passée, de mes voyages, des détails sur une rencontre quej’eus, il y a deux ans à Milan, avec Sir Archibald Skarlett, qui,justement, cherchait un valet de chambre, et à qui jerecommandai Durin, enfin, des passeports avec maphotographie ! C’est moi, tout craché ! J’admire…

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