Mon oncle Benjamin

Mon oncle Benjamin

de Claude Tillier
CLAUDE TILLIER – L’Homme et l’Œuvre

 

Je me rappelle mon étonnement, un jour que je demandais à mon ami Auguste Reverdin, l’éminent chirurgien aussi apprécié en France qu’à Genève, quel était son livre de chevet et qu’il me répondit, sans hésitation :

– Mon oncle Benjamin.

– Comment, m’écriai-je, vous avez lu le chef-d’œuvre de Claude Tillier ?

– Je l’ai lu et relu. J’ai fait mieux encore : de la propagande. L’oncle Benjamin est mon cadeau de prédilection. Je l’offre aux personnes à qui je veux témoigner mon estime, ma sympathie, ou simplement rendre une politesse. J’en ai toujours quelques exemplaires chez moi à cette intention. Cela vous surprend ?

Je crois bien que cela me surprenait !Tillier, mort en 1844, était, hier encore, à peu près inconnu en France, à telles enseignes qu’un de mes camarades, passant dernièrement par Lyon et cherchant Mon oncle Benjamin à la Bibliothèque, où, par hasard, il le trouvait, en coupait lui-même les feuillets jusque-là respectés.

Le volume eût dû être partout et il n’étaitnulle part ! Il a fallu pour le faire lire par quelquesmilliers de personnes, l’invitation d’une demi-douzaine d’articlesconsacrés au pamphlétaire, à l’écrivain, dont la Républiquedaignait reconnaître enfin le talent et les services, en envoyantun ministre inaugurer à Clamecy, le monument qu’une piété locale ettardive érigeait à la gloire de Tillier[1]. Mais dumoins étions-nous les seuls à l’avoir mise sous le boisseau.L’étranger souriait de notre ignorance. Bien avant la guerre de1870, l’Allemagne savourait Mon oncle Benjamin, grâce àl’excellente traduction de Pfau, et l’année dernière encore, ilcomptait plus de lecteurs en Suisse[2], enBelgique et en Amérique même, qu’il n’en eut jamais en France.

Aussi bien, n’en est-il pas de Tillier commedu comte de Gobineau, pour qui nous nous sommes tout à coupenflammés sur la foi des Allemands et de laGobineau-Vereinigung ?

Mais on ne nous prend jamais au dépourvu et àl’accusation d’ingratitude quelques voix ont répondu que Gobineauétait un grand homme de salons et Claude Tillier un grand homme deprovince.

Grand homme de province, c’est bientôt ditlorsqu’il s’agit d’un auteur français presque classique… enAllemagne !

Qu’a-t-il manqué à Tillier pour le devenir enson pays ?

Uniquement, peut-être, l’édition populaire àbon marché que nous présentons aujourd’hui au public. Aucun éditeurne s’est trouvé pour l’entreprendre en France. Une édition de luxe,pour un petit nombre de bibliophiles, à la bonne heure[3] ! Ceux-ci coupant rarement lesfeuillets des livres, on ne risquait rien ; tandis que l’onrisque toujours quelque chose à propager des idées subversives.

Là, sans doute, est la raison d’un ostracismequ’on ne s’expliquerait guère sans cela, à moins de croire à unepérennité d’infortune qui s’étend, pour certains hommes, de leurdestinée sur la terre à la postérité.

L’existence de Tillier fut triste etbrève[4]. Elle pourrait se résumer en troismots : instituteur, soldat, publiciste. Mais l’homme etl’écrivain, le talent et le caractère que nous rencontrons, valentla peine qu’on glane derrière eux assez d’épis pour faire unegerbe.

Voici donc la nôtre.

Fils d’un maître serrurier de Clamecy, c’estlà que Tillier vient au monde, le 10 avril 1801. Il commence sesétudes au collège de Clamecy, et les termine en 1820 au lycée deBourges, où il est entré comme boursier de sa ville natale.

Bachelier ès-lettres, il se destine àl’enseignement et est nommé maître d’étude au collège de Soissons.Il le quitte bientôt pour aller à Paris faire le même office auprèsd’un chef d’institution découvert à force de battre le pavé etd’essuyer des rebuffades.

« Je me rappelle encore, écrira-t-il plustard, combien je me trouvais à plaindre quand, mon bouquet derhétorique au côté, comme un domestique à la Saint-Jean, j’allaisoffrir mes services aux revendeurs de grec et de latin de lacapitale. Combien j’en voulais à mon père de ne pas m’avoir faitune place à son établi. »

Il n’était pas appointé. L’établissement luidonnait la nourriture, le blanchissage et un lit au dortoir, entreceux des élèves, moyennant qu’il les accompagnât à la promenade,surveillât leurs récréations et leur fît la classe. Sa famille luiallouait cinq francs par mois pour ses menus plaisirs, cinq francs,dit-il encore, « dissipés en brioches et en petits pains queje mangeais dans les rues, quand je sortais, car j’étais toujourstourmenté par la faim. »

Le son de cette cloche nous est familier.Dickens dans David Copperfield, Jules Vallès dansl’Enfant et Alphonse Daudet dans Le Petit Chose,nous l’ont fait entendre. Mais aucun d’entre eux n’a mieux expriméque Tillier en quelques pages, la misère matérielle et morale dupion. Glas de l’adolescence, vous tintez toujours àl’oreille !

Poussé à bout par les cruelles moqueries d’unemarmaille anglaise, Tillier s’emporte un jour à la corriger. On lecongédie. Il passe encore l’hiver à Paris, puis le printemps et unepartie de l’été. Il rôde, il est malheureux. La vie du pauvre n’apas d’histoire, il partage le cabinet meublé d’un camarade, boit del’eau et reste souvent couché pour vérifier la justesse del’adage : qui dort dîne.

Une société prévoyante devrait au moinsassurer le gîte aux indigents. Le vagabondage les expose à ne pasrassasier que leurs yeux des provisions dont les étalagesregorgent. La tentation est trop forte. Il n’y a pas que votre eau,fontaines, qui vienne à la bouche des nécessiteux…

Au mois d’août 1821, Tillier est de retour àClamecy. Au commencement de l’année suivante, il tire au sort lenuméro 1 et ne peut échapper à la conscription, la loi de 1818 surl’instruction publique ne s’appliquant pas à l’instituteur privéqu’il est devenu.

Il rejoint donc à Périgueux le 8eescadron du train d’artillerie dans lequel il est incorporé ;et quelques mois après, il part pour l’Espagne, en conséquence duCongrès de Vérone, où l’intervention de l’armée française avait étédécidée[5].

Libéré du service militaire en 1827, avec legrade de fourrier et après avoir passé cinq ans sous les drapeaux,Tillier rentre dans ses foyers, ouvre une école privée et se marie.Il a quatre enfants. Deux seulement lui survécurent ; les deuxautres moururent en bas âge.

Il faut vivre. Les leçons que donne Tillieraux enfants des autres doivent nourrir les siens. Un moment ilaccepte la direction de l’école d’enseignement mutuel, que luioffre le conseil municipal de Clamecy ; mais les tracasseriesde celui-ci, jointes aux inconvénients d’une méthode que Tillierimprouvait, l’engagent à démissionner et à rouvrir son écoleprivée, d’où l’enseignement mutuel est banni.

Une pareille indépendance d’esprit ne convientpas à la province. Que vient faire un coquelicot dans lesblés ? Tache.

Tillier a, par surcroît, excité sesconcitoyens contre lui en participant à la fondation d’une petitefeuille locale : L’Indépendant[6], danslaquelle il fait ses premières armes. Il y est plutôt turbulent quefrondeur, plutôt vinaigrette que vinaigre. Il se contente de rireau nez de la bourgeoisie confirmée par une seconde révolution,celle de 1830, dans les avantages qu’elle a retirés de la première.Car elle n’a pas attendu le conseil de Guizot pour s’enrichir, niles nasardes de Tillier pour trouver mauvais qu’on le luireproche.

Mais ce n’est qu’un prélude à des jeux deplume moins innocents.

En 1840, Tillier publie dans un journal deNevers, l’Association[7], le premierde ses Pamphlets et révèle une singulière aptitude à élargir lesquestions et à conclure du particulier au général. Un simplefait-divers, un ridicule, un abus, une injustice, élevés à laquatrième puissance de signes du temps, fournissent au polémiste leprétexte d’une critique sociale qui n’a besoin, pour dégonfler lesplus gros ballons, que d’une piqûre.

Aux mains de Tillier, la satire est moins unfouet qu’un fagot d’épines, comme si les gens auxquels il en cuira,député-roi de Clamecy, évêque, juge de paix, édiles, hobereaux,parvenus, ne valaient pas la peine qu’on se mît en nage pour lesfustiger.

Tillier s’est rendu la place intenable. On luipasserait la férule du maître d’école, on ne lui passe pas celle duredresseur de torts. Il pourrait brutaliser à son aise lespetits ; il ne s’en prend pas impunément aux grands. Depuiscinq ou six ans, il végète à Clamecy ; un à un ses élèvesl’ont quitté, les fils de bourgeois, d’abord, les fils decommerçants ensuite, les fils du peuple les derniers, parce que lesort des pauvres, en province surtout, dépend des riches qui lesemploient. Les belles dames de la ville n’ont-elles pas, un jour,jeté l’interdit sur l’école en y plantant le drapeaunoir ?

Heureuse inspiration, au demeurant. Ce drapeaude la misère et de la faim, Tillier eût pu le déployerlui-même : c’était le sien.

Obligé de céder son école, Tillier n’a plusdevant lui que des bouches à nourrir et qui murmurent :Donne-nous notre pain quotidien, père…

C’est alors que paraissent ses Lettres ausystème électoral sur la réforme. Elles le signalent àl’attention d’un autre pamphlétaire, haut placé, Cormenin.

L’heure est décisive. Tillier a quarante ans.Seul, peut-être il n’hésiterait pas à précipiter vers Paris uneambition de plus. Mais encore une fois, il a charge de famille. Ilne se reconnaît pas le droit de lâcher la pâture pour l’ombre, etla pâture, c’est, à Nevers, une collaboration prépondérante aujournal l’Association, qui insère, depuis quelques tempsses articles.

Départ pour Nevers. Sous l’impulsion de sonnouveau rédacteur en chef, le journal, galvanisé, rebondit et sefortifie dans l’opposition. Il y a de beaux jours encore pour lesdéfenseurs de la souveraineté du peuple et pour les républicainscomme Tillier qu’aucun parti n’embrigade. Les années qui luirestent à vivre sont comptées ; on dirait qu’il se hâte dedonner sa mesure avant de disparaître.

Le département de la Nièvre, qui devait, dixans plus tard, se faire noter pour sa vigoureuse résistance au Coupd’État, est entré déjà en effervescence. Qui se ressembles’assemble. Au café de la Barre, la pipe à la bouche, devant unechope, Tillier rencontre deux hommes, deux instituteurs comme lui,avec lesquels il peut échanger des idées et élaborer desréformes.

Ce sont Antony Duvivier, instituteur communalà l’École de la Barre, et Pierre Malardier[8],instituteur primaire à Dun-les-Places et futur représentant dupeuple à l’Assemblée législative.

Avec Duvivier surtout[9], laquestion de l’enseignement ne tarit jamais. Ne sont-ils pasqualifiés, l’un et l’autre, pour déplorer l’insuffisance del’instruction primaire et la contrainte exercée par le curé, lemaire, l’inspecteur et les Comités de canton et d’arrondissement,sur de malheureux maîtres dérisoirement rétribués ?

Tillier préconise une éducation nationaleaffranchie du prêtre et de l’universitaire et se déclare hostile àune liberté d’enseignement embusquée « dans ces petitscloîtres dont les murailles sont si élevées, que le gouvernement nepeut voir par dessus ».

Un autre chef d’instruction nivernais etrépublicain, Pittié, père du général que Grévy mit à la tête de samaison militaire, se joint quelquefois aux réformateurs ; etc’est encore une bonne fortune pour eux que la visite de JulesMiot, pharmacien à Moulins-Engilbert, à la popularité de quicontribue largement un des plus alertes pamphlets de Tillier.

Miot sera bientôt envoyé, lui aussi, àl’Assemblée législative, par le département de la Nièvre…[10]

Et ces élections prochaines m’induisent àprolonger l’existence de Tillier par une ligne idéale.

Quarante-huit a lui comme un phare,qu’éteindront eux-mêmes ses gardiens, pour la plupart traîtres aupeuple qu’ils ont mission de guider.

J’aime à m’imaginer que Tillier suit à Paris,si même il ne les y précède, Malardier, Miot, Gambon, il est de lapetite phalange d’instituteurs socialistes qui se réunissent chezl’ardente Pauline Roland. Il y a là, entre autres, Jeanne Deroin,les époux Bizet père et mère de l’auteur de Carmen, LouisMénard, le philosophe, le Dr Guépin, de Nantes, JulesLeroux, le frère de Pierre, Pecqueur, le communiste, Lefrançais,Jules Viard, Pierre Dupont et sa femme.

Je suppose encore, sans témérité, que Tillieradhère avec Malardier au programme d’éducation rédigé parl’association des instituteurs socialistes, est persécuté avec elleet se souvient qu’il est pamphlétaire, pour la défendre. Son nomest connu et ses satires l’ont entraîné aux escarmouches de labrochure, du placard et de la lettre ouverte, dont les publicistesde 48 harcèlent l’ennemi.

Arrive le Coup d’État. Ou bien, alors, Tillierdésigné aux poursuites, surveillé, traqué, réussit à passer lafrontière avec Gambon, Félix Pyat et tant d’autres ; ou bien,transporté en Algérie, comme Jules Miot et Pauline Roland, il a ledestin de celle-ci, qui succombe à la peine.

Toutes les hypothèses peuvent s’envisagerhormis une : la soumission à l’Empire.

Mais une affection de poitrine contractée sansdoute en Espagne, sous le harnais militaire, n’a point accordé àTillier de sursis.

Ruinée par le cautionnement et l’amende,l’Association lui fait de ses derniers numéros unsuaire ; il est, d’ailleurs, à bout de forces, et cettelassitude il l’a exprimée en une admirable page, un chant de cygne,que je dois recueillir.

« En ce moment je suis là, accoudé sur lafenêtre de mon atelier, contemplant cette belle vallée de la Nièvrequi s’emplit d’ombre et ressemble, avec sa forêt de peupliers, à unchamp garni de gigantesques épis verts ; le soleil se couchederrière moi ; ses derniers rayons allument, comme un brasierles ardoises du moulin ; ils illuminent la cime vacillante despeupliers et bordent de franges roses les petits nuages qui passentà l’horizon. Dans le lointain, les pâles fumées de Pont-Saint-Oursondulent et s’en vont, emportées par le vent, comme une processionde blancs fantômes qui défile. La Nièvre, cette laborieuse naïadeque les tanneurs forcent du matin au soir à laver leurs peaux, afini sa journée ; elle se promène libre et tranquille entreses roseaux et clapote doucement sous les racines des saules. Àcette heure si belle et si douce, je sens à ma vieille lyre depoète une corde qui se réveille : j’aimerais à décrire cesriants tableaux, et peut-être du fond de cette encre immonde,amènerais-je quelque paillette d’or au bec de ma plume ; maishélas ! quand je voudrais peindre et chanter, il faut quej’écrive, que je martèle des phrases agressives contre mesadversaires. Ce faisceau de flèches ébauchées qui est là sur matable, il faut que je le garnisse de pointes. Quand mon âmes’emplit comme ce vallon de paix et de silence, il faut que j’ytienne la colère éveillée ; quand je voudrais pleurerpeut-être, il faut que je rie.

« Derrière cette verdure étrangère etcette traînée bleuâtre de collines que je ne connais pas, sont lespremiers arbres qui m’ont abrité, les premières collines que j’aifoulées ; c’est de ce côté que s’envoient mes pensées,semblables à des pigeons qui, lâchés d’une terre lointaine,s’enfuient à tire-d’aile vers le colombier natal. C’est là que sontma mère, mon frère, mes amis, tous ceux que j’aime et dont je suisaimé. Quelle destinée m’a donc éloigné de ces lieux ? Pourquoine suis-je point là avec ma femme et mes enfants ? Pourquoi mavie ne s’y écoule-t-elle pas doucement et sans bruit, comme l’eauclaire d’un ruisseau ? Hélas ! ce même soleil qui s’estlevé sur mon berceau, il ne se couchera point sur ma tombe !Maudits soient ces imprudents persécuteurs qui m’ont appris quej’avais une arme redoutable, en me forçant à me défendre. Loupféroce, c’est pourtant en léchant leur sang, que cet appétit dusang m’est venu ! Et que m’importe à moi que ce journalprêche, et que cet évêque fasse le journaliste ! Cruelpamphlet, laisse-moi un instant avec mes rêves. Ces oiseaux auxplumes blanches et roses, tu les effarouches des éclats stridentsde la plaisanterie. Laisse-moi passer et repasser la main sur leursailes : peut-être hélas ! ne reviendront-ils plus desitôt ; et d’ailleurs, ces messieurs sont-ils si pressés qu’onles fustige ?

« Ô mes amis, que faites-vous en cemoment ? Tandis que je suis là pensant à vous et entouré devos chères images, vous entretenez-vous de moi sous vostonnelles ? Voici l’heure où ma mère se repose à l’ombre deson petit jardin ; je suis bien sûr qu’elle rêve de moi enarrosant ses fleurs ; peut-être dit-elle mon nom à sapetite-fille. Ô ma mère ! si je vous écris moins souvent,c’est ce dur métier de pamphlétaire qui en est la cause ; maissoyez tranquille, je n’attendrai pas pour vous revoir que l’hiverait mis entre nous ses neiges. Quand ce ciel commencera à blanchir,que ces arbres se teindront de jaune, qu’un plus pâle sourire seravenu aux lèvres de l’automne, j’irai m’asseoir à votre foyer etrajeunir ma poitrine à cet air que vous respirez. Ces beaux cheminsoù j’ai tant rêvé, tant fait de vers, perdus comme le chant desoiseaux dans l’espace, je veux me promener encore entre leursgrandes haies pleines déjà de pourpres et d’or, et toutes brodéesde clochettes blanches, et ce sera pour la dernière foispeut-être.

« Je veux encore écouter les flots amisde ma rivière de Beuvron, et les écouter longtemps. L’eau qui mordpar le pied mon vieux saule de la petite Vaune, l’a-t-ellerenversé ? A-t-il encore à ses racines beaucoup de mousse etde petites fleurs bleues ? Je veux encore passer une heuresous son ombre, contemplant tantôt ces noirs rubans d’hirondellesqui flottent dans les cieux, tantôt ces longues traînées defeuilles jaunes qui s’en vont tristement au courant de l’eau commeun convoi qui passe, et tantôt aussi ces pâles veilleuses, tantredoutées des jeunes filles, et qui sortent de terre semblables àla flamme de la lampe qu’il faudra bientôt allumer. Ces images dedeuil plaisent à mon âme ; elles la remplissent d’unetristesse douce et presque souriante. Je me représente l’annéecomme une femme phtisique qui, sortant d’une fête, dépouillelentement et une à une les parures dont elle était revêtue, et pourse coucher dans son cercueil. Mais, adieu ma mère ; adieu monvieux Clamecy, on m’appelle ; je me suis fait l’exécuteur descolères de la société, et il faut que ma tâches’accomplisse. »

 

Tillier dit bien : où la chèvre estattachée, il faut qu’elle broute. Du moins, donnera-t-elle encorequelques coups de corne autour du piquet. Mais, sa dernière sériede pamphlets, il ne l’achève même pas et meurt, sur le pré, à 43ans, le 18 octobre 1844.

Voilà l’homme, un bourru caustique etsensible, jouant son personnage dans le prologue d’une révolution,qu’il ne verra pas.

Le métier des armes ne l’a point assoupli. Cetancien soldat exhale l’indiscipline. Il pourrait faire sienne laparole de Châteaubriand, qu’il admire littérairement : Je sensen moi l’impossibilité d’obéir !

Et c’est encore le rebelle qu’érigeraBaudelaire, le rebelle que son bon ange prend aux cheveuxen disant : « Tu connaîtras la règle ! » et quirépond obstinément : « Je ne veux pas ! »

Attribuer les vicissitudes de Tillier à sonesprit d’indépendance et d’indocilité est donc chose permise.

Indocile, aussi bien, il le fut aucollège ; il le fut dans ses fonctions d’instituteur ; ille fut à la caserne ; il le fut dans le journalisme ; ille fut en politique. Phénomène plus rare, il concevait laréciprocité.

« J’aime, a-t-il écrit, cette logiqueaventureuse qui s’attaque aux choses accréditées, cetteindépendance quelque peu révolutionnaire de pensée qui n’admetpoint l’infaillibilité des maîtres. Le maître l’a dit estla plus sotte parole qui puisse sortir de la bouche d’un homme.Allez ! celui qui ne sait que ce qu’on lui a appris, est unpauvre hère ! »

Rédacteur en chef d’un organe d’opposition, ilpréfère transformer celui-ci en journal littéraire, c’est-à-diresigner son arrêt de mort, plutôt que de baisser le ton.

Pamphlétaire, on l’a comparé à Paul-LouisCourier. C’est que l’on n’y regarde pas de près. L’auteur d’uneétude sur Tillier, M. Édouard Achard[11], observeavec raison : « Paul-Louis est tiers-état, Tillierpeuple ».

En maints endroits de ses factums, Tillier lerépète : « Nous autres, les Tillier, nous sommes de cebois dur et noueux dont sont faits les pauvres. Mes deuxgrands-pères étaient pauvres, mon père était pauvre, moi je suispauvre : il ne faut pas que mes enfants dérogent.

« Mes parents ne m’ont rien donné, à moi,et je leur en suis reconnaissant ; s’ils m’avaient donnébeaucoup, je n’oserais peut-être pas mettre leur nom au bas de mespamphlets.

« Pouvoir se dire : L’oppresseur mecraint et l’opprimé espère en moi, voilà la plus belle desrichesses, la richesse pour laquelle je donnerais toutes lesautres !

« Je suis né faible et souffreteux dansle camp des pauvres. Et aussitôt que mon cerveau a pu produirequelques pensées, aussitôt que ma plume a su écrire quelqueslignes, j’ai protesté contre la domination triviale du riche.

« C’est la cause du peuple que jedéfends ».

Il y a entre l’homme qui écrit cela et lebourgeois de la Chavonnière, la même différence qu’entre la chemisede batiste que portait celui-ci et la chemise de toile bise queportait l’autre.

C’est sans doute un louable morceau littéraireque Le pamphlet des pamphlets ; mais les variationsde Tillier sur ce thème ont la vigueur d’une eau-forte, au lieu dela finesse des crayons de Courier.

Si profond, d’ailleurs, que soit chez Tillierle sentiment démocratique, il ne lui enlève rien de saclairvoyance. Il entend « être juste envers tous, contretous ». Il ne dispute pas aux tribuns l’encensoir. « Nousne voulons pas plus du despotisme en blouse, dit-il, que dudespotisme en manteau royal. Nous voulons le peuple grand, libre etheureux ; nous ne le voulons pas tyran. »

À ses débuts dans le journalisme, en 1831, ils’est tracé cette ligne de conduite dont il ne dévierapas :

« L’âme d’un citoyen doit être grande etpropre, et il ne suffit plus, pour être honnête homme, de cespetites vertus qui s’exercent au coin du feu ; la vertu de cesiècle, ce doit être le désintéressement, le dévouement à tout cequi est généreux ; c’est la puissance d’être soi-même, derouler dans son propre tourbillon et de ne pas se laisser entraînerpar celui des grosses planètes. »

C’est bien, décidément, en connaissance decause que M. Marius Gérin a vu en Tillier un républicain destemps héroïques, – des temps passés…

Étant donné ce que vous savez maintenant del’homme, du pamphlétaire, s’il prend un jour fantaisie à cet hommede faire œuvre d’imagination d’écrire un roman philosophique, vousn’en aurez, croyez-vous, nulle surprise à attendre.

Si l’on ajoute que Mon oncle Benjaminfut publié en feuilleton, pour la première fois en 1842, dansl’Association[12], vousserez confirmés par ce détail dans vos préventions et disposés àdétourner les yeux d’un crachoir de phtisique, de polémiste aigriet de discoureur d’estaminet.

Vous aurez tort. Ouvrez le livre, il respirela santé, la joie de vivre et le bon sens. Et votre étonnement nesera pas médiocre, de constater que ce livre adopté par l’étranger,tel un pitoyable champi, est un enfant trouvé dans les vignes duMorvan et déraciné lui-même, comme la souche latine la moinsdésignée pour être transplantée au delà du Rhin.

Lorsqu’il écrivit, à bâtons rompus, Mononcle Benjamin, Tillier avait quarante ans. Il était dans laplénitude de son talent.

Il connaissait toutes les ressources de lalangue et savait enchâsser l’idée dans une métaphore originale etsuivie. Il s’était forgé lui-même l’outil indispensable pourbriller dans sa profession : le style. Successivementapprenti-poète, ouvrier-publiciste, il ne lui restait plus, pourparvenir à la maîtrise, qu’à exécuter son chef-d’œuvre. Il le fit.Il le fit dans un bel élan vers cette Terre promise qu’un rideau debrumes lui cachait encore.

Et c’est justement la situation dans laquelleil a placé son héros, à la date de 1780.

L’oncle Benjamin, coq gaulois, chante, eneffet, lui aussi, au crépuscule d’une révolution qu’il ne verra passe lever. Réclamé, à la fois, par ses malades et par ses amis,comme l’Esculape et le bon vivant le plus capable de trouver unremède contre les souffrances des uns et contre l’ennui des autres,Benjamin Rathery n’a certainement pas lu l’Encyclopédie niJacques le Fataliste ; la profession de foi duvicaire savoyard ni Le Contrat social ; leDictionnaire philosophique ni Candide ; mais il parlecomme s’il les avait lus, il les sent dans l’air, il subitl’influence d’un temps orageux.

La plupart de ses critiques sociales, Tilliern’a que la peine de les transposer pour les attribuer à son oncle.Le seigneur et le bailli de l’ancien régime, ce sont, à peu dechose près, le député-roi et le juge de paix de l’ordre nouveau.Les noms ont changé, mais l’esprit reste le même, si bien qu’il estindifférent, au fond, que Benjamin, renversant les rôles, procèdede son neveu. À cet égard, Tillier peut dire ce que Vigny disait deses aïeux :

C’est en vain que d’eux tous le sang m’afait descendre ;

Si j’écris leur histoire, ils descendrontde moi.

L’oncle Benjamin est plutôt un réfractairequ’un révolté de grande envergure. Contrairement au proverbe, ilpeut mâcher amer et cracher doux. Il ne porte pas l’épée pour s’enservir. Il veut être le plus fort simplement en mettant les rieursde son côté. Quand il a le dessous il feint de se rendre, et leseigneur lui fait alors embrasser tout ce que les bienséancesordonnent de couvrir. Mais Benjamin n’a point de cesse ensuitequ’il n’ait infligé la peine du talion à son vainqueur ; etquelles rasades il se verse, quand sa revanche est prise !

Tillier a cru devoir donner l’explicationd’une bonne humeur inattendue sous les dehors broussailleux qu’ilnous a montrés.

« La gaîté du pauvre est une espèced’orgueil, » dit-il. Et ses personnages, ses types, que lecrayon de Daumier ne désavouerait pas, reçoivent ainsi la lumièrecomme d’un feu intérieur et sacré.

On comprend même que Benjamin et sescompagnons, pour entretenir cette flamme et qu’elle pétille, usentet abusent du jus de sarment. Excès sans inconvénients. Ce n’estpoint à la température de l’ébriété que l’énergumène éclôt.

Il appartient bien, en vérité, aux alcooliquesd’aujourd’hui, de reprocher à Benjamin le vin dont il sechauffe ! La race n’a point dégénéré tant qu’elle fut enpointe de vin ; elle conserva les mêmes qualités qu’au tempsde Rabelais. Benjamin n’a pas lu Voltaire, Rousseau, Diderot ;mais il a lu La Fontaine et il fait sa devise des vers dubonhomme :

Mon oracle est Bacchus quand j’ai quelques soucis.

Et ma sibylle est la bouteille.

Un ivrogne, lui ? Allons donc ! Cen’est jamais après boire qu’il verra rouge ; ce serait plutôtà jeun. Autrement, quel sens auraient, dans sa bouche, lesrevendications de la classe opprimée ?

Il ne s’en cache pas, d’ailleurs : lasoif est pour lui un état normal, et il n’a guère que deux besoins,le boire et le manger. Mais cet exemple épicurien, trait de mœursdisparues, est-ce qu’il vous offusque chez l’Ami Fritz et chez lesvertueux émules que lui donnent Erckmann-Chatrian dans leur œuvreadmirable ? Eux aussi enseignent, cependant, que l’esprit, lacordialité, la tolérance, l’aide mutuelle, sont dans la bouteilleet les repas plantureux. Le conteur nivernais et les conteursalsaciens sont d’accord pour conseiller le retour au vin, commed’autres conseillent maintenant le retour à la terre. Et c’estpeut-être la même chose, la race empruntant son caractèredistinctif tout ensemble du sol et de ce qu’il produit.

En réalité, vous n’admettez plus, à présent,que la raison soit au fond du verre, parce que votre verre necontient que trois-six, purée verte et apéritifs vénéneux, au lieudu jus loyal des anciennes vignes de France, fait pour délier lalangue et non pour l’empâter.

Et puis, avouez-le donc : cette véritédite rondement, la fourchette à la main et les coudes sur la table,vous la jugez plus dangereuse que les discours soporifiques desbarbes sentencieuses et des docteurs moroses. Comment seméfierait-on de l’oncle Benjamin, esprit lucide et robusteestomac ? Il persuade en riant ; il dit au lecteur :« À votre santé ? » Et le lecteur ne s’aperçoit pasou s’aperçoit longtemps après, que c’est à sa santé intellectuelleet morale que l’auteur a bu. Celui-ci recrute ainsi des compagnonsqu’il invite, entre deux lampées, à donner leur coup de pioche dansles institutions chancelantes, les abus, les préjugés, les erreurs,tantôt élargissant la brèche et tantôt poussant à la roue dutombereau qui charroie les gravats.

Il en a charroyé pas mal depuis deux foissoixante ans, de 1780 à 1840 et de 1840 à nos jours. Aussi quelquesdissertations de Benjamin, précurseur de Jérôme Coignard, ou deM. Bergeret, semblent-elles enfoncer des portes ouvertes. Maisl’étaient-elles lorsque Tillier donnait son coup d’épaule… et quipeut répondre que ce coup d’épaule est maintenant superflu contredes portes de chêne ou de fer qui résistent encore ?

Reconnaissons, d’autre part, que Tillier dansses romans : Mon oncle Benjamin et BellePlante et Cornélius[13], aussibien que dans ses Pamphlets, ne dépouille pas entièrement le vieilhomme. Il croit au suffrage universel. Il appelle l’Évangile« la grande Charte du monde et la première déclaration desDroits de l’homme ». Il dit que le Christianisme, loin d’avoirfait son temps, le commence à peine. Il a une conception dupatriotisme qui lui rend amère la défaite de Waterloo… Il avale,enfin, quelques-unes de ces arêtes qui restèrent dans le gosier desnaïfs réformateurs de 48 et les étranglèrent.

C’est aux suites d’un accident du même genreque paraissait devoir succomber Claude Tillier. En aucunescirconstances, les hommes comme celui-là ne meurentd’indigestion.

Paris, Octobre, 1905.

Lucien DESCAVES

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