Monsieur Parent

Monsieur Parent

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Monsieur Parent

1.

Le petit Georges, à quatre pattes dans l’allée, faisait des montagnes de sable. Il le ramassait de ses deux mains, l’élevait en pyramide, puis plantait au sommet une feuille de marronnier.

Son père, assis sur une chaise de fer, le contemplait avec une attention concentrée et amoureuse, ne voyait que lui dans l’étroit jardin public rempli de monde.

Tout le long du chemin rond qui passe devant le bassin et devant l’église de la Trinité pour revenir, après avoir contourné le gazon, d’autres enfants s’occupaient de même, à leurs petits jeux de jeunes animaux, tandis que les bonnes indifférentes regardaient en l’air avec leurs yeux de brutes, ou que les mères causaient entre elles en surveillant la marmaille d’un coup d’œil incessant.

Des nourrices, deux par deux, se promenaient d’un air grave,laissant traîner derrière elles les longs rubans éclatants de leursbonnets, et portant dans leurs bras quelque chose de blancenveloppé de dentelles, tandis que de petites filles, en robecourte et jambes nues, avaient des entretiens sérieux entre deuxcourses au cerceau, et que le gardien du square, en tunique verte,errait au milieu de ce peuple de mioches, faisait sans cesse desdétours pour ne point démolir des ouvrages de terre, pour ne pointécraser des mains, pour ne point déranger le travail de fourmi deces mignonnes larves humaines.

Le soleil allait disparaître derrière les toits de la rueSaint-Lazare et jetait ses grands rayons obliques sur cette foulegamine et parée, Les marronniers s’éclairaient de lueurs jaunes, etles trois cascades, devant le haut portail de l’église, semblaienten argent liquide.

M. Parent regardait son fils accroupi dans la poussière : ilsuivait ses moindres gestes avec amour, semblait envoyer desbaisers du bout des lèvres à tous les mouvements de Georges.

Mais ayant levé les yeux vers l’horloge du clocher, il constataqu’il se trouvait en retard de cinq minutes. Alors il se leva, pritle petit par le bras, secoua sa robe pleine de terre, essuya sesmains et l’entraîna vers la rue Blanche. Il pressait le pas pour nepoint rentrer après sa femme ; et le gamin, qui ne le pouvaitsuivre, trottinait à son côté.

Le père alors le prit en ses bras, et, accélérant encore sonallure, se mit à souffler de peine en montant le trottoir incliné.C’était un homme de quarante ans, déjà gris, un peu gros, portantavec un air inquiet un bon ventre de joyeux garçon que lesévénements ont rendu timide.

Il avait épousé, quelques années plus tôt, une jeune femme aiméetendrement qui le traitait à présent avec une rudesse et uneautorité de despote tout-puissant. Elle le gourmandait sans cessepour tout ce qu’il faisait et pour tout ce qu’il ne faisait pas,lui reprochait aigrement ses moindres actes, ses habitudes, sessimples plaisirs, ses goûts, ses allures, ses gestes, la rondeur desa ceinture et le son placide de sa voix.

Il l’aimait encore cependant, mais il aimait surtout l’enfantqu’il avait d’elle, Georges, âgé maintenant de trois ans, devenu laplus grande joie et la plus grande préoccupation de son cœur.Rentier modeste, il vivait sans emploi avec ses vingt mille francsde revenu ; et sa femme, prise sans dot, s’indignait sanscesse de l’inaction de son mari.

Il atteignit enfin sa maison, posa l’enfant sur la premièremarche de l’escalier, s’essuya le front, et se mit à monter.

Au second étage, il sonna.

Une vieille bonne qui l’avait élevé, une de ces servantesmaîtresses qui sont les tyrans des familles, vint ouvrir ; etil demanda avec angoisse :

– Madame est-elle rentrée ?

La domestique haussa les épaules : – Depuis quand monsieura-t-il vu madame rentrer pour six heures et demie ?

Il répondit d’un ton gêné :

– C’est bon, tant mieux, ça me donne le temps de me changer, carj’ai très chaud.

La servante le regardait avec une pitié irritée et méprisante.Elle grogna : – Oh ! je le vois bien. Monsieur est ennage ; monsieur a couru ; il a porté le petitpeut-être ; et tout ça pour attendre madame jusqu’à septheures et demie. C’est moi qu’on ne prendrait pas maintenant à êtreprête à l’heure. Je fais mon dîner pour huit heures, moi, et quandon l’attend, tant pis, un rôti ne doit pas être brûlé !

M. Parent feignait de ne point écouter. Il murmura : « C’estbon, c’est bon. Il faut laver les mains de Georges qui a fait despâtés de sable. Moi, je vais me changer. Recommande à la femme dechambre de bien nettoyer le petit. »

Et il entra dans son appartement. Dès qu’il y fut, il poussa leverrou pour être seul, bien seul, tout seul. Il était tellementhabitué, maintenant, à se voir malmené et rudoyé qu’il ne sejugeait en sûreté que sous la protection des serrures. Il n’osaitmême plus penser, réfléchir, raisonner avec lui-même, s’il ne sesentait garanti par un tour de clef contre les regards et lessuppositions. S’étant affaissé sur une chaise pour se reposer unpeu avant de mettre du linge propre, il songea que Julie commençaità devenir un danger nouveau dans la maison. Elle haïssait sa femme,c’était visible ; elle haïssait surtout son camarade PaulLimousin resté, chose rare, l’ami intime et familier du ménage,après avoir été l’inséparable compagnon de sa vie de garçon.C’était Limousin qui servait d’huile et de tampon entre Henrietteet lui, qui le défendait, même vivement, même sévèrement, contreles reproches immérités, contre les scènes harcelantes, contretoutes les misères quotidiennes de son existence.

Mais voilà que, depuis bientôt six mois, Julie se permettaitsans cesse sur sa maîtresse des remarques et des appréciationsmalveillantes. Elle la jugeait à tout moment, déclarait vingt foispar jour : « Si j’étais monsieur, c’est moi qui ne me laisseraispas mener comme ça par le nez. Enfin, enfin… Voilà… chacun suivantsa nature. »

Un jour même elle avait été insolente avec Henriette, quis’était contentée de dire, le soir, à son mari : « Tu sais, à lapremière parole vive de cette fille, je la flanque dehors, moi. »Elle semblait cependant, elle qui ne craignait rien, redouter lavieille servante ; et Parent attribuait cette mansuétude à uneconsidération pour la bonne qui l’avait élevé, et qui avait ferméles yeux de sa mère.

Mais c’était fini, les choses ne pourraient traîner pluslongtemps ; et il s’épouvantait à l’idée de ce qui allaitarriver. Que ferait-il ? Renvoyer Julie lui apparaissait commeune résolution si redoutable, qu’il n’osait y arrêter sa pensée.Lui donner raison contre sa femme, était égalementimpossible ; et il ne se passerait pas un mois maintenant,avant que la situation devînt insoutenable entre les deux.

Il restait assis, les bras ballants, cherchant vaguement desmoyens de tout concilier, et ne trouvant rien. Alors il murmura : «Heureusement que j’ai Georges… Sans lui, je serais bien malheureux.»

Puis l’idée lui vint de consulter Limousin ; il s’yrésolut ; mais aussitôt le souvenir de l’inimitié née entre sabonne et son ami lui fit craindre que celui-ci ne conseillâtl’expulsion ; et il demeurait de nouveau perdu dans sesangoisses et ses incertitudes.

La pendule sonna sept heures. Il eut un sursaut. Sept heures, etil n’avait pas encore changé de linge ! Alors, effaré,essoufflé, il se dévêtit, se lava, mit une chemise blanche, et serevêtit avec précipitation, comme si on l’eût attendu dans la piècevoisine pour un événement d’une importance extrême.

Puis il entra dans le salon, heureux de n’avoir plus rien àredouter.

Il jeta un coup d’œil sur le journal, alla regarder dans la rue,revint s’asseoir sur le canapé ; mais une porte s’ouvrit, etson fils entra, nettoyé, peigné, souriant. Parent le saisit dansses bras et le baisa avec passion. Il l’embrassa d’abord dans lescheveux, puis sur les yeux, puis sur les joues, puis sur la bouche,puis sur les mains. Puis il le fit sauter en l’air, l’élevantjusqu’au plafond, au bout de ses poignets. Puis il s’assit, fatiguépar cet effort ; et prenant Georges sur un genou, il lui fitfaire « à dada ».

L’enfant riait enchanté, agitait ses bras, poussait des cris deplaisir, et le père aussi riait et criait de contentement, secouantson gros ventre, s’amusant plus encore que le petit.

Il l’aimait de tout son bon cœur de faible, de résigné, demeurtri. Il l’aimait avec des élans fous, de grandes caressesemportées, avec toute la tendresse honteuse cachée en lui, quin’avait jamais pu sortir, s’épandre, même aux premières heures deson mariage, sa femme s’étant toujours montrée sèche etréservée.

Julie parut sur la porte, le visage pâle, l’œil brillant, etelle annonça d’une voix tremblante d’exaspération :

– Il est sept heures et demie, monsieur.

Parent jeta sur la pendule un regard inquiet et résigné, etmurmura :

– En effet, il est sept heures et demie.

– Voilà, mon dîner est prêt, maintenant.

Voyant l’orage, il s’efforça de l’écarter : – Mais ne m’as-tupas dit, quand je suis rentré, que tu ne le ferais que pour huitheures ?

– Pour huit heures !… Vous n’y pensez pas, bien sûr !Vous n’allez pas vouloir faire manger le petit à huit heuresmaintenant. On dit ça, pardi, c’est une manière de parler. Mais çadétruirait l’estomac du petit de le faire manger à huitheures ! Oh ! s’il n’y avait que sa mère ! Elle s’ensoucie bien de son enfant ! Ah oui ! parlons-en, en voilàune mère ! Si ce n’est pas une pitié de voir des mères commeça !

Parent, tout frémissant d’angoisse, sentit qu’il fallait arrêternet la scène menaçante.

– Julie, dit-il, je ne te permets point de parler ainsi de tamaîtresse. Tu entends, n’est-ce pas ? ne l’oublie plus àl’avenir.

La vieille bonne, suffoquée par l’étonnement, tourna les talonset sortit en tirant la porte avec tant de violence que tous lescristaux du lustre tintèrent. Ce fut, pendant quelques secondes,comme une légère et vague sonnerie de petites clochettes invisiblesqui voltigea dans l’air silencieux du salon.

Georges, surpris d’abord, se mit à battre des mains avecbonheur, et, gonflant ses joues, fit un gros « boum » de toute laforce de ses poumons pour imiter le bruit de la porte.

Alors son père lui conta des histoires ; mais lapréoccupation de son esprit lui faisait perdre à tout moment le filde son récit ; et le petit, ne comprenant plus, ouvrait degrands yeux étonnés.

Parent ne quittait pas la pendule du regard. Il lui semblaitvoir marcher l’aiguille. Il aurait voulu arrêter l’heure, faireimmobile le temps jusqu’à la rentrée de sa femme. Il n’en voulaitpas à Henriette d’être en retard, mais il avait peur, peur d’elleet de Julie, peur de tout ce qui pouvait arriver. Dix minutes deplus suffiraient pour amener une irréparable catastrophe, desexplications et des violences qu’il n’osait même imaginer. La seulepensée de la querelle, des éclats de voix, des injures traversantl’air comme des balles, des deux femmes face à face se regardant aufond des yeux et se jetant à la tête des mots blessants, luifaisait battre le cœur, lui séchait la bouche ainsi qu’une marcheau soleil, le rendait mou comme une loque, si mou qu’il n’avaitplus la force de soulever son enfant et de le faire sauter sur songenou.

Huit heures sonnèrent ; la porte se rouvrit et Juliereparut. Elle n’avait plus son air exaspéré, mais un air derésolution méchante et froide, plus redoutable encore.

– Monsieur, dit-elle, j’ai servi votre maman jusqu’à son dernierjour, je vous ai élevé aussi de votre naissance jusqu’àaujourd’hui ! Je crois qu’on peut dire que je suis dévouée àla famille…

Elle attendit une réponse.

Parent balbutia : « Mais oui, ma bonne Julie. »

Elle reprit : – Vous savez bien que je n’ai jamais rien fait parintérêt d’argent, mais toujours par intérêt pour vous ; que jene vous ai jamais trompé ni menti ; que vous n’avez jamais pum’adresser de reproches…

– Mais oui, ma bonne Julie.

– Eh bien, monsieur, ça ne peut pas durer plus longtemps. C’estpar amitié pour vous que je ne disais rien, que je vous laissaisdans votre ignorance ; mais c’est trop fort, et on rit trop devous dans le quartier. Vous ferez ce que vous voudrez, mais tout lemonde le sait ; il faut que je vous le dise aussi, à la fin,bien que ça ne m’aille guère de rapporter. Si madame rentre commeça à des heures de fantaisie, c’est qu’elle fait des chosesabominables.

Il demeurait effaré, ne comprenant pas. Il ne put que balbutier: « Tais-toi… Tu sais que je t’ai défendu… »

Elle lui coupa la parole avec une résolution irrésistible.

– Non, monsieur, il faut que je vous dise tout, maintenant. Il ya longtemps que madame a fauté avec M. Limousin. Moi, je les ai vusplus de vingt fois s’embrasser derrière les portes. Oh,allez ! si M. Limousin avait été riche, ça n’est pas M. Parentque madame aurait épousé. Si monsieur se rappelait seulementcomment le mariage s’est fait, il comprendrait la chose d’un bout àl’autre…

Parent s’était levé, livide, balbutiant : « Tais-toi… tais-toi…ou… »

Elle continua :

– Non, je vous dirai tout. Madame a épousé monsieur parintérêt ; et elle l’a trompé du premier jour. C’était entenduentre eux, pardi ! Il suffit de réfléchir pour comprendre ça.Alors comme madame n’était pas contente d’avoir épousé monsieurqu’elle n’aimait pas, elle lui a fait la vie dure, si dure que j’enavais le cœur cassé, moi qui voyais ça…

Il fit deux pas, les poings fermés, répétant : « Tais-toi…tais-toi… » car il ne trouvait rien à répondre.

La vieille bonne ne recula point ; elle semblait résolue àtout.

Mais Georges, effaré d’abord, puis effrayé par ces voixgrondantes, se mit à pousser des cris aigus. Il restait deboutderrière son père, et, la face crispée, la bouche ouverte, ilhurlait.

La clameur de son fils exaspéra Parent, l’emplit de courage etde fureur. Il se précipita vers Julie, les deux bras levés, prêt àfrapper des deux mains, et criant : « Ah misérable ! tu vastourner les sens du petit. »

Il la touchait déjà ! Elle lui jeta par la face :

– Monsieur peut me battre s’il veut, moi qui l’ai élevé ;ça n’empêchera pas que sa femme le trompe et que son enfant n’estpas de lui !…

Il s’arrêta tout net, laissa retomber ses bras ; et ilrestait en face d’elle tellement éperdu qu’il ne comprenait plusrien.

Elle ajouta : – Il suffit de regarder le petit pour reconnaîtrele père, pardi ! c’est tout le portrait de M. Limousin. Il n’ya qu’à regarder ses yeux et son front. Un aveugle ne s’y tromperaitpas…

Mais il l’avait saisie par les épaules et il la secouait detoute sa force, bégayant : « Vipère… vipère ! Hors d’ici,vipère !… Va-t’en ou je te tuerais !… Va-t’en !Va-t’en !… »

Et d’un effort désespéré il la lança dans la pièce voisine. Elletomba sur la table servie dont les verres s’abattirent et secassèrent ; puis, s’étant relevée, elle mit la table entreelle et son maître, et, tandis qu’il la poursuivait pour laressaisir, elle lui crachait au visage des paroles terribles :

– Monsieur n’a qu’à sortir… ce soir… après dîner… et qu’àrentrer tout de suite… il verra !… il verra si j’aimenti !… Que monsieur essaye… il verra.

Elle avait gagné la porte de la cuisine et elle s’enfuit. Ilcourut derrière elle, monta l’escalier de service jusqu’à sachambre de bonne où elle s’était enfermée, et heurtant la porte:

– Tu vas quitter la maison à l’instant même.

Elle répondit à travers la planche :

– Monsieur peut y compter. Dans une heure je ne serai plusici.

Alors il redescendit lentement, en se cramponnant à la rampepour ne point tomber ; et il rentra dans son salon où Georgespleurait, assis par terre.

Parent s’affaissa sur un siège et regarda l’enfant d’un œilhébété. Il ne comprenait plus rien ; il ne savait plusrien ; il se sentait étourdi, abruti, fou, comme s’il venaitde choir sur la tête ; à peine se souvenait-il des choseshorribles que lui avait dites sa bonne. Puis, peu à peu, sa raison,comme une eau troublée, se calma et s’éclairait ; etl’abominable révélation commença à travailler son cœur.

Julie avait parlé si net, avec une telle force, une telleassurance, une telle sincérité, qu’il ne douta pas de sa bonne foi,mais il s’obstinait à douter de sa clairvoyance. Elle pouvaits’être trompée, aveuglée par son dévouement pour lui, entraînée parune haine inconsciente contre Henriette. Cependant, à mesure qu’iltâchait de se rassurer et de se convaincre, mille petits faits seréveillaient en son souvenir, des paroles de sa femme, des regardsde Limousin, un tas de riens inobservés, presque inaperçus, dessorties tardives, des absences simultanées, et même des gestespresque insignifiants, mais bizarres qu’il n’avait pas su voir, passu comprendre, et qui, maintenant, prenaient pour lui uneimportance extrême, établissaient une connivence entre eux. Tout cequi s’était passé depuis ses fiançailles surgissait brusquement ensa mémoire surexcitée par l’angoisse. Il retrouvait tout, desintonations singulières, des attitudes suspectes ; et sonpauvre esprit d’homme calme et bon, harcelé par le doute, luimontrait maintenant, comme des certitudes, ce qui aurait pu n’êtreencore que des soupçons.

Il fouillait avec une obstination acharnée dans ces cinq annéesde mariage, cherchant à retrouver tout, mois par mois, jour parjour ; et chaque chose inquiétante qu’il découvrait le piquaitau cœur comme un aiguillon de guêpe.

Il ne pensait plus à Georges, qui se taisait maintenant, lederrière sur le tapis. Mais, voyant qu’on ne s’occupait pas de lui,le gamin se remit à pleurer.

Son père s’élança, le saisit dans ses bras, et lui couvrit latête de baisers. Son enfant lui demeurait au moins !Qu’importait le reste ? Il le tenait, le serrait, la bouchedans ses cheveux blonds, soulagé, consolé, balbutiant : « Georges…mon petit Georges, mon cher petit Georges… » Mais il se rappelabrusquement ce qu’avait dit Julie !… Oui, elle avait dit queson enfant était à Limousin… Oh ! cela n’était pas possible,par exemple ! non, il ne pouvait le croire, il n’en pouvaitmême douter une seconde. C’était là une de ces odieuses infamiesqui germent dans les âmes ignobles des servantes ! Il répétait: « Georges… mon cher Georges. » Le gamin, caressé, s’était tu denouveau.

Parent sentait la chaleur de la petite poitrine pénétrer dans lasienne à travers les étoffes. Elle l’emplissait d’amour, decourage, de joie ; cette chaleur douce d’enfant le caressait,le fortifiait, le sauvait.

Alors il écarta un peu de lui la tête mignonne et frisée pour laregarder avec passion. Il la contemplait avidement, éperdument, segrisant à la voir, et répétant toujours : « Oh ! mon petit…mon petit Georges !… »

Il pensa soudain : « S’il ressemblait à Limousin…pourtant ! »

Ce fut en lui quelque chose d’étrange, d’atroce, une poignanteet violente sensation de froid dans tout son corps, dans tous sesmembres, comme si ses os, tout à coup, fussent devenus de glace.Oh ! s’il ressemblait à Limousin !… et il continuait àregarder Georges qui riait maintenant. Il le regardait avec desyeux éperdus, troubles, hagards. Et il cherchait dans le front,dans le nez, dans la bouche, dans les joues, s’il ne retrouvait pasquelque chose du front, du nez, de la bouche ou des joues deLimousin.

Sa pensée s’égarait comme lorsqu’on devient fou ; et levisage de son enfant se transformait sous son regard, prenait desaspects bizarres, des ressemblances invraisemblables.

Julie avait dit : « Un aveugle ne s’y tromperait pas. » Il yavait donc quelque chose de frappant, quelque chosed’indéniable ! Mais quoi ? Le front ? Oui,peut-être ? Cependant Limousin avait le front plusétroit ! Alors la bouche ? Mais Limousin portait toute sabarbe ! Comment constater les rapports entre ce gras mentond’enfant et le menton poilu de cet homme ?

Parent pensait : « Je n’y vois pas, moi, je n’y vois plus ;je suis trop troublé ; je ne pourrais rien reconnaîtremaintenant… Il faut attendre ; il faudra que je le regardebien demain matin, en me levant. »

Puis il songea : « Mais s’il me ressemblait, à moi, je seraissauvé ! sauvé ! »

Et il traversa le salon en deux enjambées pour aller examinerdans la glace la face de son enfant à côté de la sienne.

Il tenait Georges assis sur son bras, afin que leurs visagesfussent tout proches, et il parlait haut, tant son égarement étaitgrand. « Oui… nous avons le même nez… le même nez… peut-être… cen’est pas sûr… et le même regard… Mais non, il a les yeux bleus…Alors… oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !…je deviens fou !… Je ne veux plus voir… je deviens fou !…»

Il se sauva loin de la glace, à l’autre bout du salon, tomba surun fauteuil, posa le petit sur un autre, et il se mit à pleurer. Ilpleurait par grands sanglots désespérés. Georges, effaré d’entendregémir son père, commença aussitôt à hurler.

Le timbre d’entrée sonna. Parent fit un bond, comme si une ballel’eût traversé. Il dit : « La voilà… qu’est-ce que je vaisfaire ?… » Et il courut s’enfermer dans sa chambre pour avoirle temps, au moins, de s’essuyer les yeux. Mais, après quelquessecondes, un nouveau coup de timbre le fit encoretressaillir ; puis il se rappela que Julie était partie sansque la femme de chambre fût prévenue. Donc personne n’iraitouvrir ? Que faire ? Il y alla.

Voici que tout d’un coup il se sentait brave, résolu, prêt pourla dissimulation et la lutte. L’effroyable secousse l’avait mûri enquelques instants. Et puis il voulait savoir ; il le voulaitavec une fureur de timide et une ténacité de débonnaireexaspéré.

Il tremblait cependant ! Était-ce de peur ? Oui…Peut-être avait-il encore peur d’elle ? sait-on combienl’audace contient parfois de lâcheté fouettée ?

Derrière la porte qu’il avait atteinte à pas furtifs, ils’arrêta pour écouter. Son cœur battait à coups furieux ; iln’entendait que ce bruit-là : ces grands coups sourds dans sapoitrine et la voix aiguë de Georges qui criait toujours, dans lesalon.

Soudain, le son du timbre éclatant sur sa tête, le secoua commeune explosion ; alors il saisit la serrure, et, haletant,défaillant, il fit tourner la clef et tira le battant.

Sa femme et Limousin se tenaient debout en face de lui, surl’escalier.

Elle dit, avec un air d’étonnement où apparaissait un peud’irritation :

– C’est toi qui ouvres, maintenant ? Où est doncJulie ?

Il avait la gorge serrée, la respiration précipitée ; et ils’efforçait de répondre, sans pouvoir prononcer un mot.

Elle reprit : – Es-tu devenu muet ? Je te demande où estJulie.

Alors il balbutia : – Elle… elle… est… partie…

Sa femme commençait à se fâcher :

– Comment, partie ? Où ça ? Pourquoi ?

Il reprenait son aplomb peu à peu et sentait naître en lui unehaine mordante contre cette femme insolente, debout devant lui.

– Oui, partie pour tout à fait… je l’ai renvoyée…

– Tu l’as renvoyée ?… Julie ?… Mais tu es fou…

– Oui, je l’ai renvoyée parce qu’elle avait été insolente… etqu’elle… qu’elle a maltraité l’enfant.

– Julie ?

– Oui… Julie.

– À propos de quoi a-t-elle été insolente ?

– À propos de toi.

– À propos de moi ?

– Oui… parce que son dîner était brûlé et que tu ne rentraispas.

– Elle a dit… ?

– Elle a dit… des choses désobligeantes pour toi… et que je nedevais pas… que je ne pouvais pas entendre…

– Quelles choses ?

– Il est inutile de les répéter.

– Je désire les connaître.

– Elle a dit qu’il était très malheureux pour un homme commemoi, d’épouser une femme comme toi, inexacte, sans ordre, sanssoins, mauvaise maîtresse de maison, mauvaise mère, et mauvaiseépouse…

La jeune femme était entrée dans l’antichambre, suivie parLimousin qui ne disait mot devant cette situation inattendue. Elleferma brusquement la porte, jeta son manteau sur une chaise etmarcha sur son mari en bégayant, exaspérée :

– Tu dis ?… Tu dis ?… que je suis… ?

Il était très pâle, très calme. Il répondit :

– Je ne dis rien, ma chère amie ; je te répète seulementles propos de Julie, que tu as voulu connaître ; et je teferai remarquer que je l’ai mise à la porte justement à cause deces propos.

Elle frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe etles joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dansl’allure, elle sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rienrépondre ; et elle cherchait à reprendre l’offensive parquelque mot direct et blessant.

– Tu as dîné ? dit-elle.

– Non, j’ai attendu.

Elle haussa les épaules avec impatience.

– C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu auraisdû comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires,des courses.

Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi deson temps, et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines,qu’ayant eu des objets de mobilier à choisir très loin, très loin,rue de Rennes, elle avait rencontré Limousin à sept heures passées,boulevard Saint-Germain, en revenant, et qu’alors elle lui avaitdemandé son bras pour entrer manger un morceau dans un restaurantoù elle n’osait pénétrer seule, bien qu’elle se sentît défaillir defaim. Voilà comment elle avait dîné, avec Limousin, si on pouvaitappeler cela dîner ; car ils n’avaient pris qu’un bouillon etun demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir.

Parent répondit simplement : – Mais tu as bien fait. Je net’adresse pas de reproches.

Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrièreHenriette, s’approcha et tendit sa main en murmurant :

– Tu vas bien ?

Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement : –Oui, très bien.

Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrasede son mari.

– Des reproches… pourquoi parles-tu de reproches ?… Ondirait que tu as une intention.

Il s’excusa : – Non, pas du tout. Je voulais simplement terépondre que je ne m’étais pas inquiété de ton retard et que je net’en faisais point un crime.

Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle : – Demon retard ?… On dirait vraiment qu’il est une heure du matinet que je passe la nuit dehors.

– Mais non, ma chère amie. J’ai dit « retard » parce que je n’aipas d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, turentres à huit heures et demie. C’est un retard, ça ! Je lecomprends très bien ; je ne… ne… ne m’en étonne même pas…Mais… mais… il m’est difficile d’employer un autre mot.

– C’est que tu le prononces comme si j’avais découché…

– Mais non… mais non…

Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sachambre, quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elledemanda, avec un visage ému :

– Qu’a donc le petit ?

– Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité.

– Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse ?

– Oh ! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé.

Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger,puis s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, decarafes et de verres brisés, et de salières renversées.

– Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là ?

– C’est Julie qui…

Mais elle lui coupa la parole avec fureur :

– C’est trop fort, à la fin ! Julie me traite dedévergondée, bat mon enfant, casse ma vaisselle, bouleverse mamaison, et il semble que tu trouves cela tout naturel.

– Mais non… puisque je l’ai renvoyée.

– Vraiment !… Tu l’as renvoyée !… Mais il fallait lafaire arrêter. C’est le commissaire de police qu’on appelle dansces cas-là !

Il balbutia : – Mais… ma chère amie… je ne pouvais pourtant pas…il n’y avait point de raison… Vraiment, il était biendifficile…

Elle haussa les épaules avec un infini dédain.

– Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, unpauvre homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah !elle a dû t’en dire de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidéà la mettre dehors. J’aurais voulu être là une minute, rien qu’uneminute.

Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, lereleva, le serra dans ses bras en l’embrassant : « Georget,qu’est-ce que tu as, mon chat, mon mignon, mon poulet ? »

Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta :

– Qu’est-ce que tu as ?

Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé:

– C’est Zulie qu’a battu papa.

Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puisune folle envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme unfrisson sur ses joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailesde ses narines, et enfin jaillit de sa bouche en une claire fuséede joie, en une cascade de gaieté, sonore et vive comme une rouladed’oiseau. Elle répétait, avec de petits cris méchants qui passaiententre ses dents blanches et déchiraient Parent ainsi que desmorsures : « Ah !… ah !… ah !… ah !… elle t’aba… ba… battu… Ah !… ah !… ah !… que c’est drôle…que c’est drôle… Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu… battu…Julie a battu mon mari… Ah !… ah !… ah !… que c’estdrôle !… »

Parent balbutiait :

– Mais non… mais non… ce n’est pas vrai… ce n’est pas vrai…C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, sifort qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moiqui l’ai battue !

Henriette disait à son fils : – Répète, mon poulet. C’est Juliequi a battu papa !

Il répondit : – Oui, c’est Zulie.

Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit : – Mais iln’a pas dîné, cet enfant-là ? Tu n’as rien mangé, monchéri ?

– Non, maman.

Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari : – Tu es doncfou, archi-fou ! Il est huit heures et demie et Georges n’apas dîné !

Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication,écrasé sous cet écroulement de sa vie.

– Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pasdîner sans toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, jepensais que tu allais revenir d’un moment à l’autre.

Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur satête, et, la voix nerveuse :

– Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui necomprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien fairepar eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfantn’aurait rien mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pucomprendre, après sept heures et demie passées, que j’avais eu unempêchement, un retard, une entrave !…

Parent tremblait, sentant la colère le gagner ; maisLimousin s’interposa et, se tournant vers la jeune femme :

– Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent nepouvait pas deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vousarrive jamais ; et puis, comment vouliez-vous qu’il se tirâtd’affaire tout seul, après avoir renvoyé Julie ?

Mais Henriette, exaspérée, répondit : – Il faudra pourtant bienqu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai pas. Qu’il sedébrouille !

Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que sonfils n’avait point mangé.

Alors Limousin, tout à coup, se multiplia pour aider son ami. Ilramassa et enleva les verres brisés qui couvraient la table, remitle couvert et assit l’enfant sur son petit fauteuil à grands pieds,pendant que Parent allait chercher la femme de chambre pour sefaire servir par elle.

Elle arriva étonnée, n’ayant rien entendu dans la chambre deGeorges où elle travaillait.

Elle apporta la soupe, un gigot brûlé, puis des pommes de terreen purée.

Parent s’était assis à côté de son enfant, l’esprit en détresse,la raison emportée dans cette catastrophe. Il faisait manger lepetit, essayait de manger lui-même, coupait la viande, la mâchaitet l’avalait avec effort, comme si sa gorge eût été paralysée.

Alors, peu à peu, s’éveilla dans son âme un désir affolé deregarder Limousin assis en face de lui et qui roulait des boulettesde pain. Il voulait voir s’il ressemblait à Georges. Mais iln’osait pas lever les yeux. Il s’y décida pourtant, et considérabrusquement cette figure qu’il connaissait bien, quoiqu’il luisemblât ne l’avoir jamais examinée, tant elle lui parut différentede ce qu’il pensait. De seconde en seconde, il jetait un coup d’œilrapide sur ce visage, cherchant à en reconnaître les moindreslignes, les moindres traits, les moindres sens ; puis,aussitôt, il regardait son fils, en ayant l’air de le fairemanger.

Deux mots ronflaient dans son oreille : « Son père ! sonpère ! son père ! » Ils bourdonnaient à ses tempes avecchaque battement de son cœur. Oui, cet homme, cet homme tranquille,assis de l’autre côté de cette table, était peut-être le père deson fils, de Georges, de son petit Georges. Parent cessa de manger,il ne pouvait plus. Une douleur atroce, une de ces douleurs quifont hurler, se rouler par terre, mordre les meubles, lui déchiraittout le dedans du corps. Il eut envie de prendre son couteau et dese l’enfoncer dans le ventre. Cela le soulagerait, lesauverait ; ce serait fini.

Car pourrait-il vivre maintenant ? Pourrait-il vivre, selever le matin, manger aux repas, sortir par les rues, se coucherle soir et dormir la nuit avec cette pensée vrillée en lui : «Limousin, le père de Georges !… » Non, il n’aurait plus laforce de faire un pas, de s’habiller, de penser à rien, de parler àpersonne ! Chaque jour, à toute heure, à toute seconde, il sedemanderait cela, il chercherait à savoir, à deviner, à surprendrecet horrible secret ? Et le petit, son cher petit, il nepourrait plus le voir sans endurer l’épouvantable souffrance de cedoute, sans se sentir déchiré jusqu’aux entrailles, sans êtretorturé jusqu’aux moelles de ses os. Il lui faudrait vivre ici,rester dans cette maison, à côté de cet enfant qu’il aimerait ethaïrait ! Oui, il finirait par le haïr assurément. Quelsupplice ! Oh ! s’il était certain que Limousin fût lepère, peut-être arriverait-il à se calmer, à s’endormir dans sonmalheur, dans sa douleur ? Mais ne pas savoir étaitintolérable !

Ne pas savoir, chercher toujours, souffrir toujours, etembrasser cet enfant à tout moment, l’enfant d’un autre, lepromener dans la ville, le porter dans ses bras, sentir la caressede ses fins cheveux sous les lèvres, l’adorer et penser sans cesse: « Il n’est pas à moi, peut-être ? » Ne vaudrait-il pas mieuxne plus le voir, l’abandonner, le perdre dans les rues, ou sesauver soi-même très loin, si loin, qu’il n’entendrait plus jamaisparler de rien, jamais !

Il eut un sursaut en entendant ouvrir la porte. Sa femmerentrait.

– J’ai faim, dit-elle ; et vous, Limousin ?

Limousin répondit, en hésitant : – Ma foi, moi aussi.

Et elle fit rapporter le gigot.

Parent se demandait : « Ont-ils dîné ? ou bien se sont-ilsmis en retard à un rendez-vous d’amour ? »

Ils mangeaient maintenant de grand appétit, tous les deux.Henriette, tranquille, riait et plaisantait. Son mari l’épiaitaussi, par regards brusques, vite détournés. Elle avait une robe dechambre rose garnie de dentelles blanches ; et sa tête blonde,son cou frais, ses mains grasses sortaient de ce joli vêtementcoquet et parfumé, comme d’une coquille bordée d’écume.Qu’avait-elle fait tout le jour avec cet homme ? Parent lesvoyait embrassés, balbutiant des paroles ardentes ! Comment nepouvait-il rien savoir, ne pouvait-il pas deviner en les regardantainsi côte à côte, en face de lui ?

Comme ils devaient se moquer de lui, s’il avait été leur dupedepuis le premier jour ? Était-il possible qu’on se jouâtainsi d’un homme, d’un brave homme, parce que son père lui avaitlaissé un peu d’argent ! Comment ne pouvait-on voir ceschoses-là dans les âmes, comment se pouvait-il que rien ne révélâtaux cœurs droits les fraudes des cœurs infâmes, que la voix fût lamême pour mentir que pour adorer, et le regard fourbe qui trompe,pareil au regard sincère ?

Il les épiait, attendant un geste, un mot, une intonation.Soudain il pensa : « Je vais les surprendre ce soir. » Et il dit:

– Ma chère amie, comme je viens de renvoyer Julie, il faut queje m’occupe, dès aujourd’hui, de trouver une autre bonne. Je sorstout de suite, afin de me procurer quelqu’un pour demain matin. Jerentrerai peut-être un peu tard.

Elle répondit : – Va ; je ne bougerai pas d’ici. Limousinme tiendra compagnie. Nous t’attendrons.

Puis, se tournant vers la femme de chambre : – Vous allezcoucher Georges, ensuite vous pourrez desservir et monter chezvous.

Parent s’était levé. Il oscillait sur ses jambes, étourdi,trébuchant. Il murmura : « À tout à l’heure », et gagna la sortieen s’appuyant au mur, car le parquet remuait comme une barque.

Georges était parti aux bras de sa bonne. Henriette et Limousinpassèrent au salon. Dès que la porte fut refermée : – Ah, çà !tu es donc folle, dit-il, de harceler ainsi ton mari ?

Elle se retourna : – Ah ! tu sais, je commence à trouverviolente cette habitude que tu prends depuis quelque temps de poserParent en martyr.

Limousin se jeta dans un fauteuil, et, croisant ses jambes : –Je ne le pose pas en martyr le moins du monde, mais je trouve, moi,qu’il est ridicule, dans notre situation, de braver cet homme dumatin au soir.

Elle prit une cigarette sur la cheminée, l’alluma, et répondit :– Mais je ne le brave pas, bien au contraire ; seulement ilm’irrite par sa stupidité… et je le traite comme il le mérite.

Limousin reprit, d’une voix impatiente :

– C’est inepte, ce que tu fais ! Du reste, toutes lesfemmes sont pareilles. Comment ? voilà un excellent garçon,trop bon, stupide de confiance et de bonté, qui ne nous gêne enrien, qui ne nous soupçonne pas une seconde, qui nous laisselibres, tranquilles autant que nous voulons ; et tu fais toutce que tu peux pour le rendre enragé et pour gâter notre vie.

Elle se tourna vers lui : – Tiens, tu m’embêtes ! Toi, tues lâche, comme tous les hommes ! Tu as peur de cecrétin !

Il se leva vivement, et, furieux : – Ah ! çà, je voudraisbien savoir ce qu’il t’a fait, et de quoi tu peux lui envouloir ? Te rend-il malheureuse ? Te bat-il ? Tetrompe-t-il ? Non, c’est trop fort à la fin de faire souffrirce garçon uniquement parce qu’il est trop bon, et de lui en vouloiruniquement parce que tu le trompes.

Elle s’approcha de Limousin, et, le regardant au fond des yeux:

– C’est toi qui me reproches de le tromper, toi ?toi ? toi ? Faut-il que tu aies un sale cœur ?

Il se défendit, un peu honteux : – Mais je ne te reproche rien,ma chère amie, je te demande seulement de ménager un peu ton mari,parce que nous avons besoin l’un et l’autre de sa confiance. Il mesemble que tu devrais comprendre cela.

Ils étaient tout près l’un de l’autre, lui grand, brun, avec desfavoris tombants, l’allure un peu vulgaire d’un beau garçon contentde lui ; elle mignonne, rose et blonde, une petite Parisiennemi-cocotte et mi-bourgeoise, née dans une arrière-boutique, élevéesur le seuil du magasin à cueillir les passants d’un coup d’œil, etmariée, au hasard de cette cueillette, avec le promeneur naïf quis’est épris d’elle pour l’avoir vue, chaque jour, devant cetteporte, en sortant le matin et en rentrant le soir.

Elle disait : – Mais tu ne comprends donc pas, grand niais, queje l’exècre justement parce qu’il m’a épousée, parce qu’il m’aachetée enfin, parce que tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait,tout ce qu’il pense me porte sur les nerfs. Il m’exaspère à touteseconde par sa sottise que tu appelles de la bonté, par sa lourdeurque tu appelles de la confiance, et puis, surtout, parce qu’il estmon mari, lui, au lieu de toi ! Je le sens entre nous deux,quoiqu’il ne nous gêne guère. Et puis ?… et puis ?… Non,il est trop idiot à la fin de ne se douter de rien ! Jevoudrais qu’il fût un peu jaloux au moins. Il y a des moments oùj’ai envie de lui crier : « Mais tu ne vois donc rien, grosse bête,tu ne comprends donc pas que Paul est mon amant. »

Limousin se mit à rire : – En attendant, tu feras bien de tetaire et de ne pas troubler notre existence.

– Oh ! je ne la troublerai pas, va ! Avec cetimbécile-là, il n’y a rien à craindre. Non, mais c’est incroyableque tu ne comprennes pas combien il m’est odieux, combien ilm’énerve. Toi, tu as toujours l’air de le chérir, de lui serrer lamain avec franchise. Les hommes sont surprenants parfois.

– Il faut bien savoir dissimuler, ma chère.

– Il ne s’agit pas de dissimulation, mon cher, mais desentiments. Vous autres, quand vous trompez un homme, on dirait quevous l’aimez tout de suite davantage ; nous autres, nous lehaïssons à partir du moment où nous l’avons trompé.

– Je ne vois pas du tout pourquoi on haïrait un brave garçondont on prend la femme.

– Tu ne vois pas ?… tu ne vois pas ?… C’est un tactqui vous manque à tous, cela ! Que veux-tu ? ce sont deschoses qu’on sent et qu’on ne peut pas dire. Et puis d’abord on nedoit pas ?… Non, tu ne comprendrais point, c’estinutile ! Vous autres, vous n’avez pas de finesse.

Et souriant, avec un doux mépris de rouée, elle posa les deuxmains sur ses épaules en tendant vers lui ses lèvres ; ilpencha la tête vers elle en l’enfermant dans une étreinte, et leursbouches se rencontrèrent. Et comme ils étaient debout devant laglace de la cheminée, un autre couple tout pareil à euxs’embrassait derrière la pendule.

Ils n’avaient rien entendu, ni le bruit de la clef ni legrincement de la porte ; mais Henriette, brusquement, poussantun cri aigu, rejeta Limousin de ses deux bras ; et ilsaperçurent Parent qui les regardait, livide, les poings fermés,déchaussé, et son chapeau sur le front.

Il les regardait, l’un après l’autre, d’un rapide mouvement del’œil, sans remuer la tête. Il semblait fou ; puis, sans direun mot, il se rua sur Limousin, le prit à pleins bras comme pourl’étouffer, le culbuta jusque dans l’angle du salon d’un élan siimpétueux, que l’autre, perdant pied, battant l’air de ses mains,alla heurter brutalement son crâne contre la muraille.

Mais Henriette, quand elle comprit que son mari allait assommerson amant, se jeta sur Parent, le saisit par le cou, et enfonçantdans la chair ses dix doigts fins et roses, elle serra si fort,avec ses nerfs de femme éperdue, que le sang jaillit sous sesongles. Et elle lui mordait l’épaule comme si elle eût voulu ledéchirer avec ses dents. Parent, étranglé, suffoquant, lâchaLimousin, pour secouer sa femme accrochée à son col ; etl’ayant empoignée par la taille, il la jeta, d’une seule poussée, àl’autre bout du salon.

Puis, comme il avait la colère courte des débonnaires, et laviolence poussive des faibles, il demeura debout entre les deux,haletant, épuisé, ne sachant plus ce qu’il devait faire. Sa fureurbrutale s’était répandue dans cet effort, comme la mousse d’un vindébouché ; et son énergie insolite finissait enessoufflement.

Dès qu’il put parler, il balbutia :

– Allez-vous-en… tous les deux… tout de suite…allez-vous-en !…

Limousin restait immobile dans son angle, collé contre le mur,trop effaré pour rien comprendre encore, trop effrayé pour remuerun doigt. Henriette, les poings appuyés sur le guéridon, la tête enavant, décoiffée, le corsage ouvert, la poitrine nue, attendait,pareille à une bête qui va sauter.

Parent reprit d’une voix plus forte :

– Allez-vous-en, tout de suite… Allez-vous-en !

Voyant calmée sa première exaspération, sa femme s’enhardit, seredressa, fit deux pas vers lui, et presque insolente déjà :

– Tu as donc perdu la tête ?… Qu’est-ce qui t’apris ?… Pourquoi cette agression inqualifiable ?…

Il se retourna vers elle, en levant le poing pour l’assommer, etbégayant :

– Oh !… oh !… c’est trop fort !… tropfort !… j’ai… j’ai… j’ai… tout entendu !… tout !…tout !… tu comprends… tout !… misérable !…misérable !… Vous êtes deux misérables !…Allez-vous-en !… tous les deux !… tout de suite !…Je vous tuerais !… Allez-vous-en !…

Elle comprit que c’était fini, qu’il savait, qu’elle ne sepourrait point innocenter et qu’il fallait céder. Mais toute sonimpudence lui était revenue et sa haine contre cet homme, exaspéréeà présent, la poussait à l’audace, mettait en elle un besoin dedéfi, un besoin de bravade.

Elle dit d’une voix claire :

– Venez, Limousin. Puisqu’on me chasse, je vais chez vous.

Mais Limousin ne remuait pas. Parent, qu’une colère nouvellesaisissait, se mit à crier :

– Allez-vous-en donc !… allez-vous-en !…misérables !… ou bien !… ou bien !…

Il saisit une chaise qu’il fit tournoyer sur sa tête.

Alors Henriette traversa le salon d’un pas rapide, prit sonamant par le bras, l’arracha du mur où il semblait scellé, etl’entraîna vers la porte en répétant : « Mais venez donc, mon ami,venez donc… Vous voyez bien que cet homme est fou… Venezdonc !… »

Au moment de sortir, elle se retourna vers son mari, cherchantce qu’elle pourrait faire, ce qu’elle pourrait inventer pour leblesser au cœur, en quittant cette maison. Et une idée lui traversal’esprit, une de ces idées venimeuses, mortelles, où fermente toutela perfidie des femmes.

Elle dit, résolue : – Je veux emporter mon enfant.

Parent, stupéfait, balbutia : – Ton… ton… enfant ?… Tu osesparler de ton enfant ?… tu oses… tu oses demander ton enfant…après… après… Oh ! oh ! oh ! c’est trop fort !…Tu oses ?… Mais va-t’en donc, gueuse !…Va-t’en !…

Elle revint vers lui, presque souriante, presque vengée déjà, etle bravant, tout près, face à face :

– Je veux mon enfant… et tu n’as pas le droit de le garder,parce qu’il n’est pas à toi… tu entends, tu entends bien… Il n’estpas à toi… Il est à Limousin.

Parent, éperdu, cria : – Tu mens… tu mens… misérable !

Mais elle reprit : – Imbécile ! Tout le monde le sait,excepté toi. Je te dis que voilà son père. Mais il suffit deregarder pour le voir…

Parent reculait devant elle, chancelant. Puis brusquement, il seretourna, saisit une bougie, et s’élança dans la chambrevoisine.

Il revint presque aussitôt, portant sur son bras le petitGeorges enveloppé dans les couvertures de son lit. L’enfant,réveillé en sursaut, épouvanté, pleurait. Parent le jeta dans lesmains de sa femme, puis, sans ajouter une parole, il la poussarudement dehors, vers l’escalier, où Limousin attendait parprudence.

Puis il referma la porte, donna deux tours de clef et poussa lesverrous. À peine rentré dans le salon, il tomba de toute sa hauteursur le parquet.

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