Moulins d’autrefois

Moulins d’autrefois

de François Fabié
Partie 1

Chapitre 1

 

Jean Garric, dit « Jeantou », et Aline Terral, appelée familièrement « Line, Linette », ou« Linou du Moulin », naquirent le même jour, le jour de la Saint-Jean, mais à deux années de distance, sur la paroisse de La Capelle-des-Bois, une grande mais pauvre paroisse du haut Ségala, de cette agreste et fraîche partie du Rouergue qui s’étend à l’est et au sud-est de Rodez, et, par plateaux successifs où alternent landes, bois, prairies et cultures, court, entre deux sommets culminants, le Lévezou et le Lagast, puis descend enterrasses plus étroites et profondément sillonnées par le Rance, le Giffou, la Durenque, le Céor et une foule d’autres ruisseaux, versles gorges encaissées du Tarn et la plaine fertile de l’Albigeois.

Les parents de Jeantou étaient de très chétifs terriens, cultivant un maigre champ, élevant quelques brebis sur un petit pré et une pauvre pâture plantée de cinq ou six gros châtaigniers, mangeant du pain de seigle dans les bonnes années, du pain d’avoine, des pommes de terre et des châtaignes, dans les mauvaises.

Le père Garric, vaguement menuisier,fabriquait quelques meubles pour les maisons les plus pauvres de La Capelle, et plus souvent des clôtures pour les champs et les prés des paysans aisés de la région. Il élaguait aussi les arbres et tressait des corbeilles et des paniers.

Aline était la plus jeune fille du meunier deLa Capelle, un meunier relativement cossu, ayant toujours enactivité deux couples de meules, une scierie renommée dans tout lepays, plus un bon bout de bien bordant le ruisseau et encadrantl’étang dont l’eau faisait gaiement tourner ses roues.

Le pré de Garric et sa pâture dévalaient enpente rapide au-dessous de sa maisonnette du Vignal jusqu’aux préset à la châtaigneraie du meunier. Et c’est pourquoi quand Jeantou,sur ses sept ans, ayant troqué ses jupes contre un pantalon deserge et une veste taillée dans une vieille cotte de sa mère,commença à garder les ouailles du père Garric, il aperçut souventLinon Terral qui, toute frêle et toute mignonne, vive comme uneabeille, douce à voir avec ses yeux noisette sous ses fins cheveuxblonds, accompagnait souvent sa sœur aînée ou ses deux frères à lagarde des bœufs et des vaches du meunier.

Une forte haie de noisetiers, d’églantiers etd’aubépines, jalonnée de chênes, séparait la pâture de Garric després de Terral ; et longtemps le petit pâtre se contentad’épier à travers les branches les jeux, les luttes ou les dînettesdes enfants du voisin. Il n’osait ni pénétrer chez eux, ni leurparler, ni même répondre à leurs chants par d’autres chants, commefont souvent chez nous les bergers, d’une colline à l’autre.Jeantou était né timide et doux, un peu pataud ; et à satimidité naturelle s’ajoutait le sentiment de la pauvreté dessiens, comparée à l’aisance et au train de la famille Terral.

Mais les jours coulèrent avec le ruisseau quifaisait grincer la scie et jacasser les trémies du meunier. Jean etAline atteignirent, lui, treize ans, elle, onze. La sœur aînée deLinou cessa de mener paître les bœufs, et resta à la maison pouraider sa mère, la meunière Rose, de santé délicate, souventsouffrante. Des deux garçons, l’un partit pour le chef-lieu où lepère Terral, vaniteux de nature et conseillé par l’instituteur deLa Capelle, le fit entrer au collège ; l’autre, Frédéric,Fric, ou plus communément « Cadet », commença sonapprentissage du métier paternel, surveillant la scierie ou lemoulin, limant les lames dentelées, « piquant » lesmeules, levant même déjà la hache sur les troncs à équarrir.

Et Aline alla seule au pré de l’étang, etJeantou sentit grandir son admiration pour l’avenante voisine, sansparvenir, cependant, à vaincre la sotte timidité qui le tenait àl’écart.

La fillette, elle non plus, ne détestait pasce bon gros garçon aux joues rouges comme les pommes qu’ellegaulait et croquait dans son pré, aux yeux noirs comme lesprunelles de la haie qui les séparait. Elle l’eût bien appelé àelle, mais dame ! elle sentait vaguement que ce n’est pas auxfilles à faire le premier pas ; et la futée se contentaitd’observer son voisin du coin de l’œil – non sans un souriremalicieux parfois, non sans un couplet de chanson ou de cantique,qui pouvait passer pour une invite, mais auquel le petit pâtre nerépondait jamais.

Puis, Linette fut malade des jours, dessemaines, plus d’un mois. Et Jeantou, fut triste, triste ; ilpleura, le visage dans la glèbe du pré, ou derrière les noisetiers,Linou malade, là-bas, dans cette maison dont il apercevaitseulement la toiture par-dessus la chaussée de l’étang !… Sielle n’allait plus venir jamais ! Si elle allait mourir,ainsi, tout à coup ! S’il allait entendre les cloches de LaCapelle-des-Bois sonner soudain pour sa « finie » et samort !… À cette idée, le cœur du pauvre petit se gonflait àéclater ; une désolation sans bornes le promenait, errant etdésemparé ; il contait sa peine aux vieux châtaigniers, auruisseau qui semblait sangloter comme lui, aux nuages qu’avrilchassait sous son souffle de renouveau.

Ah ! s’il avait osé demander à sa mèred’aller prendre des nouvelles ; s’il avait osé, quand son pèrerevenait du moulin portant sur l’épaule leur petite provision defarine, – de quoi pétrir trois ou quatre grosses miches, noires etrugueuses comme l’écorce des chênes, – lui dire :

– Papa, avez-vous vu Linou ? Linou n’estpas morte, au moins ?

Mais le pauvre Jean n’osait pas ; et ilcontinuait à pleurer en cachette et à ajouter à sa prière un Paterpour hâter la guérison de son amie.

Or, les Pater de Jean Garric, et aussi, sansdoute, les onze ans de la fillette et la remontée de la sève auprintemps, guérirent enfin Linou… Et elle revint au pré, un peuplus pâle d’abord, un peu moins vive, mais encore plus jolie. Queljour de fête pour le petit berger ! Comme il eût voulu crierson bonheur, ainsi qu’il avait gémi sa peine ! Mais non, carLinette l’eût entendu, et il serait mort de honte.

Cependant, vers les premiers jours de mai, ilprit une grande détermination.

Le printemps avait tout refleuri etreverdi : les saules, les peupliers qui bordaient l’étang,là-bas, les poiriers et les pommiers épars sur les coteaux, lesaulnes luisants dont la ligne sinueuse dessinait la fuite duruisseau. Les chênes et les châtaigniers eux-mêmes, quoique plusparesseux, se décidaient, ceux-ci à laisser éclater leurs grosbourgeons vernissés, ceux-là à revêtir leur parure de feuillesmenues encore, transparentes, d’un vert tendre et doré. Et que dechants d’oiseaux : appels lointains et moelleux du coucou dansle bois de Roupeyrac qui barrait l’horizon, – délicieusescacophonies montant des jardins en fleurs chéris des chardonneretset des pinsons, des haies, où rossignols et fauvettess’égosillaient, des gros arbres moussus où sacraient et miaulaientles geais, où riait le pivert, où la mésange serrurier limait sansrelâche, – tandis que, par-dessus tout cela, là-haut, dans un azurdoux et fraîchement lavé, l’alouette s’élevait, tirelirant,répétant mille fois au laboureur, au printemps, à la vie :

– Arrive ! Arrive !Arrive !

Jeantou était un grand dénicheur. Son humeurpaisible et un peu taciturne avait fait de lui un observateur, etson observation s’était exercée sur les mœurs des oiseaux. Nul nesavait comme lui, à La Capelle, l’époque précise et le lieu oùchaque espèce fait son nid ; – depuis le troglodyte, quidissimule le sien sous les racines pendantes des talus plantés dehoux, jusqu’au grimpereau, qui s’empare des trous abandonnés dupivert, et, par une maçonnerie adroite, en rétrécit l’ouverture àsa taille. Il avait la patience de guetter pendant des heures lesmanœuvres savantes auxquelles se livrent certains couples pouraller inaperçus jusqu’à leurs nids. Il interprétait les cris decertains autres, de façon à mesurer, sur leur accent et leurintensité, la distance qui le séparait de leur couvée, et à s’yacheminer avec une précision merveilleuse. Ajoutez qu’il grimpaitaux arbres comme un chat, et qu’en le voyant rôder au pied deshauts châtaigniers où elle bâtit son château fort bastionné deronces, la pie elle-même poussait des jacassements désespérés.

Or, notre dénicheur – dont la réputation étaitsi bien établie que les polissons du village, parlant de nids,disaient couramment : « Jeantou de la Garrigate lessait tous » – avait découvert un superbe nid depinson, sur un des vieux chênes jalonnant la haie qui le séparaitde Linou ; et il se promettait, dès que les petits seraientdrus, de les cueillir et de les lancer dans le tablier de savoisine, quand elle viendrait tricoter sous le chêne ou feuilleterle livre d’images qu’elle tenait des religieuses de La Capelle, sesinstitutrices. Quel admirable moyen, n’est-ce pas, de faireconnaissance avec la fille du meunier, et de lui dire :

– Tu vois, Linette, on n’est pas courageux nibavard, non ; mais on pense à toi, et on voudrait bien sauterla haie et devenir ton ami…

Qu’est-ce qu’elle répondrait à cela ?

Le jour arriva, marqué par l’ingénumachiavélisme de Jean Garric. Il attend que la petite gardeuse sesoit assise sur une pierre plate, au-dessous du vieux tronc moussuqui l’abrite, et qu’elle soit bien occupée à la contemplation deses images. Il grimpe à l’arbre, le cœur battant, retenant sonsouffle, s’appliquant à ne pas faire craquer la moindre brindillesèche. Le nid est loin du tronc, dans l’enfourchure d’une branchehorizontale où il est dangereux de se risquer. Notre dénicheur s’yavance avec précaution ; il touche presque au but… Mais lepinson et la pinsonne l’ont aperçu ; ils sonnent l’alarme, ilsaccourent poussant des cris éperdus, tournent de près autour duravisseur… Linou lève la tête, voit Jean, penché sur le nid.

– Veux-tu laisser ces oiseaux, scélérat ?crie-t-elle avec indignation…

La branche cassant sous son poids n’eût pasproduit un tel effet sur Jeantou… Il s’arrête, interloqué, confus,vacille, perd l’aplomb, tombe et s’étale sur le pré aux pieds deLinou, épouvantée. Heureusement, la terre est molle, l’herbe déjàhaute à cet endroit ; le dénicheur n’a pas de mal. Seule, saculotte a rencontré une branche basse noueuse, et, de cetterencontre, est résultée une brèche par où le genou brun du gaillardfait risette effrontément. Penaud, il se lève, s’aperçoit dudésastre, et de grosses larmes roulent dans ses yeux.

– Te voilà puni, méchant, fait Linou, unsourire narquois au coin des lèvres… Pourquoi fais-tu de la peineaux oiseaux de Notre Seigneur ?

Il voudrait répondre :

– C’est pour toi, Linou, que je cueillais cenid, pour t’en faire présent…

Mais les mots s’arrêtent dans son gosier, et,pour toute défense, il sanglote éperdument.

– Allons, ne pleure pas, gros maladroit.Entends… Les pinsons se calment… Ils te pardonnent sans doute…Approche…, assieds-toi là… J’ai une aiguille et du fil…

Et, retroussant le pantalon du coupablejusqu’au-dessus de la déchirure, la petite fée, toujours souriante,un regard furtif et malicieux de temps en temps coulé vers lepatient, dont quelques sanglots attardés gonflent encore lapoitrine, pratique une reprise savante qui, une fois la culotterabattue, pourra défier l’œil peu exercé de la mère Garric.

Jean, calmé enfin, et rassuré sur lesconséquences de sa mésaventure, un peu honteux encore et la mainsur les yeux, mais, au fond, infiniment heureux d’être si près decette Linou qu’il avait un si grand désir de connaître, – et qu’ilsentait, maintenant, si supérieure à lui, – fût resté làéternellement, sans bouger, sans parler, engourdi dans labéatitude ; mais tout à coup une voix aiguë de femme le héladu haut de la pâture :

– Hé ! Jeantou, où es-tu, polisson ?Veux-tu venir ?… Jeantou !…

Et, vite, le gars bondit, voulut traverser lahaie…

– Pas par là, dit Linou, tu te déchireraisencore… Par le ruisseau…, en te retroussant et te retenant auxbranches… Adieu…, et ne fais plus de mal aux oiseaux,surtout !…

Sans trouver même un mot de remerciement, Jeancourut, sauta dans l’eau, barbota un peu, mais reparut, gravissantla colline en poussant devant lui sa douzaine de brebis, et sedécidant enfin à répondre à la voix de plus en plus colère quil’appelait : « Plaît-il ?… Je suis ici, je viensclore[1], maman… », tout en jetant un longregard de tendresse à Linette qui, de son côté, ramenait ses vachesvers la chaussée du moulin.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer