Nouveaux Mystères et aventures

Nouveaux Mystères et aventures

de Sir Arthur Conan Doyle

Partie 1

NOTRE DAME DE LA MORT

Chapitre 1

 

Mon existence a été accidentée et la destinée y a fait entrer maintes aventures peu ordinaires. Mais parmi ces incidents, il en est un d’une étrangeté telle que, quand je passe en revue ma vie, tous les autres deviennent insignifiants.

Celui-là surgit au-dessus des brouillards d’autrefois avec un aspect sonore et fantastique, en jetant son ombre sur les années dépourvues d’événements qui le précédèrent et le suivirent.

Cette histoire-là, je ne l’ai pas souvent racontée.

Bien petit est le nombre de ceux qui l’ont entendue de ma propre bouche et c’étaient des gens qui me connaissaient bien.

De temps à autre ils m’ont demandé de faire ce récit devant une réunion d’amis, mais je m’y suis constamment refusé, car je n’ambitionne pas le moine du monde la réputation d’un Munchausen amateur.

Pourtant, j’ai déféré jusqu’à un certain pointà leur désir en mettant par écrit cet exposé des faits qui serattachent à ma visite à Dunkelthwaite.

Voici la première lettre que m’écrivit JohnThurston.

Elle est datée d’avril 1862.

Je la prends dans mon bureau et la copietextuellement :

« Mon cher Lawrence.

« Si vous saviez à quel point je suisdans la solitude et l’ennui, je suis certain que vous auriez pitiéde moi et que vous viendrez partager mon isolement.

« Souvent vous avez vaguement promis devisiter Dunkelthwaite et de venir jeter un coup d’œil sur leslandes du Yorkshire. Quel moment serait plus favorablequ’aujourd’hui pour votre voyage ?

« Certes, je sais que vous êtes accabléde besogne, mais comme en ce moment vous n’avez pas de cours àsuivre, vous seriez tout aussi à votre aise pour étudier que vousl’êtes dans Bakerstreet.

« Emballez donc vos livres comme un bongarçon que vous êtes et arrivez.

« Nous avons une chambrette bienconfortable pourvue d’un bureau et d’un fauteuil qui sont juste cequ’il vous faut pour travailler.

« Faites-moi savoir quand nous pourronsvous attendre.

« En vous disant que je suis seul, jen’entends point dire par là qu’il n’y ait personne chez moi. Aucontraire, nous formons une maisonnée assez nombreuse.

« Tout d’abord, naturellement, comptonsmon pauvre oncle Jérémie, bavard et maniaque, qui va et vient enchaussons de lisière, et compose, selon son habitude, de mauvaisvers à n’en plus finir.

« Je crois vous avoir fait connaître cedernier trait de son caractère la dernière fois que nous nous noussommes vus.

« Cela en est arrivé à un tel degré qu’ila un secrétaire dont la tâche se réduit à copier et conserver cesépanchements.

« Cet individu, qui se nommeCopperthorne, est devenu aussi indispensable au vieux que samarotte ou son Dictionnaire universel des Rimes.

« Je n’irai point jusqu’à dire que jem’inquiète de lui, mais j’ai toujours partagé le préjugé de Césarcontre les gens maigres, et pourtant, si nous en croyons lesmédailles, le petit Jules faisait évidemment partie de cettecatégorie.

« En outre, nous avons les deux enfantsde notre oncle Samuel, qui ont été adoptés par Jérémie – il y en aeu trois, mais l’un d’eux a suivi la voie de toute chair – et unegouvernante, une brune à l’air distingué, qui a du sang hindou dansles veines.

« Outre ces personnes, il y a troisservantes et le vieux groom.

« Vous voyez par là que nous formons unpetit univers dans notre coin écarté.

« Ce qui n’empêche, mon cher Hugh, que jemeurs d’envie de voir une figure sympathique et d’avoir uncompagnon agréable.

« Comme je donne à fond dans la chimie,je ne vous dérangerai pas dans vos études. Répondez par le retourdu courrier à votre solitaire ami.

« John H. Thurston. »

À l’époque où je reçus cette lettre,j’habitais Londres et je travaillais ferme en vue de l’examen finalqui devait me donner le droit d’exercer la médecine.

Thurston et moi, nous avions été amis intimesà Cambridge, avant que j’eusse commencé l’étude de la médecine etj’avais grand désir de le revoir.

D’autre part, je craignais un peu que, malgréses assertions, mes études n’eussent à souffrir de cedéplacement.

Je me représentais le vieillard retombé enenfance, le secrétaire maigre, la gouvernante distinguée, les deuxenfants, probablement des enfants gâtés et tapageurs, et j’arrivaià conclure que quand tout cela et moi nous serions bloqués ensembledans une maison à la campagne, il resterait bien peu de temps pourétudier tranquillement.

Après deux jours de réflexion, j’avais presquerésolu de décliner l’invitation, lorsque je reçus du Yorkshire uneautre lettre encore plus pressante que la première :

« Nous attendons des nouvelles de vous àchaque courrier, disait mon ami, et chaque fois qu’on frappe jem’attends à recevoir un télégramme qui m’indique votre train.

« Votre chambre est toute prête, etj’espère que vous la trouverez confortable.

« L’oncle Jérémie me prie de vous direcombien il sera heureux de vous voir.

« Il aurait écrit, mais il est absorbépar la composition d’un grand poème épique de cinq mille vers ouenviron.

« Il passe toute la journée à courird’une chambre à l’autre, ayant toujours sur les talonsCopperthorne, qui, pareil au monstre de Frankenstein, le suit à pascomptés, le calepin et le crayon à la main, notant les savantesparoles qui tombent de ses lèvres.

« À propos, je crois vous avoir parlé dela gouvernante brune si pleine de chic.

« Je pourrais me servir d’elle comme d’unappât pour vous attirer, si vous avez gardé votre goût pour lesétudes d’ethnologie.

« Elle est fille d’un chef hindou, quiavait épousé une Anglaise. Il a été tué pendant l’Insurrection encombattant contre nous ; ses domaines ayant été confisqués parle Gouvernement, sa fille, alors âgée de quinze ans, s’est trouvéepresque sans ressource.

« Un charitable négociant allemand deCalcutta l’adopta, paraît-il, et l’amena en Europe avec sa proprefille.

« Celle-ci mourut et alors miss Warrender– nous l’appelons ainsi, du nom de sa mère – répondit à une annonceinsérée par mon oncle, et c’est ainsi que nous l’avons connue.

« Maintenant, mon vieux, n’attendez pasqu’on vous donne l’ordre de venir, venez tout de suite. »

Il y avait dans la seconde lettre d’autrespassages qui m’interdisent de la reproduire intégralement.

Il était impossible de tenir bon pluslongtemps devant l’insistance de mon vieil ami.

Aussi tout en pestant intérieurement, je mehâtai d’emballer mes livres, je télégraphiai le soir même, et lapremière chose que je fis le lendemain matin, ce fut de partir pourle Yorkshire.

Je me rappelle fort bien que ce fut unejournée assommante, et que le voyage me parut interminable,recroquevillé comme je l’étais dans le coin d’un wagon à courantsd’air, où je m’occupais à tourner et retourner mentalement maintesquestions de chirurgie et de médecine.

On m’avait prévenu que la petite gared’Ingleton, à une quinzaine de milles de Tarnforth, était la plusrapprochée de ma destination.

J’y débarquai à l’instant même où JohnThurston arrivait au grand trot d’un haut dog-cart par la route dela campagne.

Il agita triomphalement son fouet enm’apercevant, poussa brusquement son cheval, sauta à bas devoiture, et de là sur le quai.

– Mon cher Hugh, s’écria-t-il, jesuis ravi de vous voir. Comme vous avez été bon de venir !

Et il me donna une poignée de main que jesentis jusqu’à l’épaule.

– Je crains bien que vous ne me trouviezun compagnon désagréable maintenant que me voilà, répondis-je. Jesuis plongé jusque par dessus les yeux dans ma besogne.

– C’est naturel, tout naturel, dit-ilavec sa bonhomie ordinaire. J’en ai tenu compte, mais nous auronsquand même le temps de tirer un ou deux lapins. Nous avons uneassez longue trotte à faire, et vous devez être complètement gelé,aussi nous allons repartir tout de suite pour la maison.

Et l’on se mit à rouler sur la routepoussiéreuse.

Je crois que votre chambre vous plaira,remarqua mon ami. Vous vous trouverez bientôt comme chez vous. Voussavez, il est fort rare que je séjourne à Dunkelthwaite, et jecommence à peine à m’installer et à organiser mon laboratoire.Voici une quinzaine que j’y suis. C’est un secret connu de tout lemonde que je tiens une place prédominante dans le testament duvieil oncle Jérémie. Aussi mon père a-t-il cru que c’était undevoir élémentaire pour moi de venir et de me montrer poli. Étantdonnée la situation, je ne puis guère me dispenser de me fairevaloir un peu de temps en temps.

– Oh ! certes, dis-je.

– En outre, c’est un excellent vieuxbonhomme. Cela vous divertira de voir notre ménage. Une princessecomme gouvernante, cela sonne bien, n’est-ce pas ? Jem’imagine que notre imperturbable secrétaire s’est hasardé quelquepeu de ce côté-là. Relevez le collet de votre pardessus, car ilfait un vent glacial.

La route franchit une série de collinesfaibles, pelées, dépourvues de toute végétation, à l’exception d’unpetit nombre de bouquets de ronces, et d’un mince tapis d’une herbecoriace et fibreuse, où un troupeau épais de moutons décharnés, àl’air affamé, cherchaient leur nourriture.

Nous descendions et montions tour à tour dansun creux, tantôt au sommet d’une hauteur, d’où nous pouvions voirles sinuosités de la route, comme un mince fil blanc passant d’unecolline à une autre plus éloignée.

Çà et là, la monotonie du paysage étaitdiversifiée par des escarpements dentelés, formés par de rudessaillies du granit gris.

On eût dit que le sol avait subi une blessureeffrayante par où les os fracturés avaient percé leurenveloppe.

Au loin se dressait une chaîne de montagnesque dominait un pic isolé surgissant parmi elles, et se drapantcoquettement d’une guirlande de nuages, où se réfléchissait lanuance rouge du couchant.

– C’est Ingleborough, dit mon compagnonen me désignant la montagne avec son fouet, et ici ce sont lesLandes du Yorkshire. Nulle part en Angleterre, vous ne trouverez derégion plus sauvage, plus désolée. Elle produit une bonne raced’hommes. Les milices sans expérience qui battirent la chevalerieécossaise à la Journée de l’Étendard venaient de cette partie dupays. Maintenant, sautez à bas, vieux camarade, et ouvrez laporte.

Nous étions arrivés à un endroit où un longmur couvert de mousse s’étendait parallèlement à la route.

Il était interrompu par une porte cochère enfer, à moitié disloquée, flanquée de deux piliers, au haut desquelsdes sculptures, taillées dans la pierre, paraissaient représenterquelque animal héraldique, bien que le vent et la pluie les eussentréduites à l’état de blocs informes.

Un cottage en ruine qui avait peut-être, il ya longtemps, servi de loge, se dressait, à l’un des côtés.

J’ouvris la porte d’une poussée, et nousparcourûmes une avenue longue et sinueuse, encombrée de hautesherbes, au sol inégal, mais bordée de chênes magnifiques, dont lesbranches, en s’entremêlant au-dessus de nous, formaient une voûtesi épaisse que le crépuscule du soir fit place soudain à uneobscurité complète.

– Je crains que notre avenue ne vousimpressionne pas beaucoup, dit Thurston, en riant. C’est une desidées du vieux bonhomme, de laisser la nature agir en tout à saguise. Enfin, nous voici à Dunkelthwaite.

Comme il parlait, nous contournâmes un détourde l’avenue marqué par un chêne patriarcal qui dominait de beaucouptous les autres, et nous nous trouvâmes devant une grande maisoncarrée, blanchie à la chaux, et précédée d’une pelouse.

Tout le bas de l’édifice était dans l’ombre,mais en haut une rangée de fenêtres, éclairées d’un rouge de sang,scintillaient au soleil couchant.

Au bruit des roues, un vieux serviteur enlivrée vint, tout courant, prendre la bride du cheval dès que nousavançâmes.

– Vous pouvez le rentrer à l’écurie,Élie, dit mon ami, dès que nous eûmes sauté à bas… Hugh,permettez-moi de vous présenter à mon oncle Jérémie.

– Comment allez-vous ? Commentallez-vous ? dit une voix chevrotante et fêlée.

Et, levant les yeux, j’aperçus un petit hommeà figure rouge qui nous attendait debout sous le porche.

Il avait un morceau d’étoffe de coton rouléeautour de la tête, comme dans les portraits de Pope et d’autrespersonnages célèbres du XVIIIe siècle.

Il se distinguait en outre par une paired’immenses pantoufles.

Cela faisait un contraste si étrange avec sesjambes grêles en forme de fuseaux qu’il avait l’air d’être chausséde skis, et la ressemblance était d’autant plus frappante qu’ilétait obligé, pour marcher, de traîner les pieds sur le sol, afinque ces appendices encombrants ne l’abandonnassent pas enroute.

– Vous devez être las, Monsieur, et geléaussi, Monsieur, dit-il d’un ton étrange, saccadé, en me serrant lamain. Nous devons être hospitaliers pour vous, nous le devonscertainement. L’hospitalité est une de ces vertus de l’ancien mondeque nous avons conservées. Voyons, ces vers, quelssont-ils :

Le bras de l’homme du Yorkshire est leste et fort

Mais ô ! comme il est chaud, le cœur de l’homme duYorkshire !

« Voilà qui est clair, précis, Monsieur.C’est pris dans un de mes poèmes. Quel est ce poème,Copperthorne ?

– La Poursuite de Borrodaile,dit une voix derrière lui, en même temps qu’un homme de hautetaille, à la longue figure, venait se placer dans le cercle delumière que projetait la lampe suspendue en haut du porche.

John nous présenta, et je me souviens que lecontact de sa main me parut visqueux et désagréable.

Cette cérémonie accomplie, mon ami meconduisit à ma chambre, en me faisant traverser bien des passageset des corridors reliés entre eux à la façon de l’ancien temps pardes marches inégales.

Chemin faisant, je remarquai l’épaisseur desmurs, l’étrangeté et la variété des pentes du toit, qui faisaitsupposer l’existence d’espaces mystérieux dans les combles.

La chambre qui m’était destinée était, ainsique me l’avait dit John, un charmant petit sanctuaire, où pétillaitun bon feu, et où se trouvait une étagère bien garnie delivres.

Et, en mettant mes pantoufles, je me dis quej’aurais eu tort sans doute de refuser cette invitation à venirdans le Yorkshire.

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